L’acte de ce colloque porte sur la guerre des juges administratif et judiciaire dans la protection des libertés fondamentales et on le sait, les juges ordinaires ont toujours tous deux diligenté des jurisprudences protectrices des libertés fondamentales.
En effet, depuis la décision du TC 27 mars 1952 dame de La Murette, la jurisprudence considère « qu’il appartient à l’autorité judiciaire gardienne de la liberté individuelle de statuer sur les conséquences de tous ordres des atteintes arbitraires à cette liberté ». C’est manifestement sur le fondement de l’article 66 de la Constitution de 19581 que cette règle trouve à s’appliquer.
Quant au juge administratif, par la voie du recours pour excès de pouvoir mais aussi des procédures d’urgence, les procédures de référés (loi du 30 juin 2000) notamment le référé liberté2, il s’érige en gardien des libertés fondamentales.
Cependant, l’objet de notre analyse n’est pas de démontrer que l’un des juges serait susceptible de sortir victorieux de cette guerre mais que bien au contraire les juridictions travaillent de « concert »3 afin d’établir des décisions respectant les principes de bonne administration de la justice, de célérité des procédures et enfin de sécurité juridique. A cet égard, les récentes évolutions jurisprudentielles dont le Tribunal des conflits est l’initiateur ont permis de mettre en place certains tempéraments au mécanisme de renvoi préjudiciel entre les juges administratif et judiciaire sur les assises des principes précités.
Il convient donc de revenir sur le mécanisme de renvoi préjudiciel pour en comprendre les tempéraments. Le point de départ est la loi des 16 et 24 août 1790 qui pose le principe selon lequel « les fonctions judiciaires sont distinctes et demeureront toujours séparées des fonctions administratives. Les juges ne pourront, à peine de forfaiture, troubler de quelque manière que ce soit les opérations des corps administratifs »4. Ce principe soumet le juge administratif et le juge judiciaire au principe du dualisme de juridiction impliquant dès lors des compétences exclusives pour chacun des deux ordres. En revanche, force est de constater que l’existence des ces pouvoirs propres n’exclut pas pour autant les empiétements du juge judiciaire sur le domaine d’exclusivité du juge administratif et vice versa.
Le bon fonctionnement de ce dualisme de juridiction est garanti entre autres par le mécanisme des questions préjudicielles. La question préjudicielle est celle qui oblige le juge saisi au principal à surseoir à statuer lorsque lui est soumis une question dont la compétence relève de la juridiction d’un autre ordre et dont la réponse solutionne l’issue du procès. Le mécanisme est surtout connu entre le juge national et le juge européen, mais trouve également à s’appliquer entre les juges de l’ordre administratif et judiciaire.
Très récemment, le renvoi préjudiciel entre les deux ordres de juridictions en droit interne a connu un certain assouplissement et se traduit par l’absence de renvoi automatique entre les juges judiciaire et administratif au regard de l’interprétation et de l’appréciation des actes administratifs (I) néanmoins, il convient de mettre en exergue qu’il existe toujours en cas de conflits de compétences ou d’incertitudes entre les deux ordres de juridictions, une certaine nécessité de recourir à l’usage du mécanisme de renvoi préjudiciel, dont la procédure a été récemment modernisée et l’efficacité renforcée, et ce afin de répondre aux exigences de bonne administration de la justice et de célérité des procédures (II).
I. – L’absence de renvoi préjudiciel automatique au regard de l’interprétation et de l’appréciation de la légalité des actes administratifs
Manifestement cette absence de renvoi automatique entre les juges administratif et judiciaire marque une rupture avec la position antérieure du Tribunal des conflits (A), position nouvellement admise dans le prolongement des exigences de célérité des procédures et de bonne administration de la justice pesant sur l’Etat français (B).
A. Une décision novatrice marquant un revirement de jurisprudence
C’est le Tribunal des Conflits, juridiction paritaire (composé de membres du Conseil d’Etat et de la Cour de la Cassation) qui est compétent pour régler les conflits de compétence entre le juge judiciaire et le juge administratif. C’est d’ailleurs le Tribunal des conflits qui, dans une décision du 17 octobre 2011 SCEA du Chéneau5, apporte quelques clarifications concernant le renvoi préjudiciel.
Par l’arrêt SCEA du Chéneau, le Tribunal des conflits revient sur sa très célèbre décision Septfonds6, par laquelle il reconnaît la compétence du juge judiciaire pour l’interprétation des actes réglementaires uniquement excluant par là même l’interprétation des actes administratifs individuels mais également l’appréciation de leur légalité, seul le juge pénal pouvait à travers l’article 111-5 du code pénal exercer un contrôle de la légalité des actes dont dépendait la légalité du procès. Toutefois, une exception demeure à l’arrêt Septfonds, il s’agit de l’interprétation des actes administratifs servant de base légale à l’imposition ((TC, 7 décembre 1998, District Urbain de l’agglomération rennaise, n° 03123, publié au RL.)).
Désormais, la décision SCEA du Chéneau 17 octobre 2011 met fin à la position qu’avait le TC dans l’arrêt Septfonds. En effet, en commençant par affirmer qu’en vertu du principe de séparation des autorités administratives et judiciaires posé par l’article 13 de la loi des 16-24 août 1790 et par le décret du 16 fructidor an III, sous réserve des matières réservées par nature à l’autorité judiciaire et sauf dispositions législatives contraires, il n’appartient qu’à la juridiction administrative de connaître des recours tendant à l’annulation ou à la réformation des décisions prises par l’administration dans l’exercice de ses prérogatives de puissance publique ; que de même, le juge administratif est en principe seul compétent pour statuer, le cas échéant par voie de question préjudicielle, sur toutes contestations de la légalité de telles décisions, soulevée à l’occasion d’un litige relevant à titre principal de l’autorité judiciaire.7 Il s’agit la très clairement d’une reprise de la décision rendue par le Conseil Constitutionnel le 23 janvier 1987. Le rapporteur Claire Landais affirme ainsi qu’en se fondant sur un principe fondamental reconnu par les lois de la République, tiré de la loi de 1790 et du décret de fructidor an III, le Conseil constitutionnel a refusé de considérer que le principe de la séparation des autorités administratives et judiciaires, posé par les textes révolutionnaires, aurait, dans sa généralité, une valeur constitutionnelle, mais il a consacré un noyau dur de compétence du juge administratif pour annuler ou réformer une décision ou un acte administratif, seul ce noyau dur ayant valeur constitutionnelle, étant cependant exceptées les matières réservées par nature à l’autorité judiciaire (liberté individuelle, la privation définitive de la propriété, l’état et la capacité des personnes) ((C. Landais, « Parallélisme avec l’arrêt du Tribunal des conflits du 17 octobre 2011, SCEA du Chéneau : la compétence du juge administratif pour apprécier la validité d’une convention collective », conclusion sur le Conseil d’Etat, section 23 mars 2012, Fédération Sud Santé Sociaux, n° 331805, RFDA, 2012, p 431.)).
C’est après avoir rappelé la décision des Sages, que le Tribunal des conflits marque une rupture avec la position antérieurement admise, dans la mesure où la juridiction paritaire reconnaît que le juge judiciaire sans avoir besoin de surseoir à statuer puisse, lorsqu’il est saisi au principal, déclarer un acte administratif illégal. Or, on le sait pertinemment, il était strictement interdit au juge judiciaire d’apprécier la légalité d’un acte administratif auparavant. Nonobstant, il est à souligner que cette compétence nouvellement admise doit être nécessairement conciliée avec la jurisprudence du juge administratif. Et pour cause, le juge judiciaire ne pourra interpréter le sens de l’acte, apprécier sa légalité, uniquement à l’aune de la jurisprudence précédemment établie par le juge administratif. Cette idée renvoie à la théorie de l’acte clair qui a été développée suite à l’attitude du Conseil d’Etat au regard de l’obligation de renvoi préjudiciel à la Cour de Luxembourg prévue à l’article 267 TFUE. Et pour cause, le juge du Palais Royal estimait que dès lors qu’aucune difficulté sérieuse d’interprétation n’était soulevée par l’acte à appliquer, il pouvait, en vertu de la théorie de l’acte clair, statuer sans avoir besoin de renvoyer pour interprétation à la Cour de Justice8.
En outre, cette décision du Tribunal des Conflits apporte un second tempérament au principe de séparation des autorités administratives et judiciaires impactant sur le renvoi préjudiciel, et pour cause en se fondant sur le principe d’effectivité du droit de l’Union Européenne eu égard à l’article 55 de la constitution qui reconnaît la supériorité des traités sur la loi et donc la primauté du droit de l’Union Européenne, le juge judiciaire peut désormais directement saisir la CJUE pour l’interprétation d’un acte administratif en conformité avec le droit de l’UE sans avoir au préalable besoin de saisir le juge administratif de la question.
On peut ici soulever que le TC adopte une position plus souple dans cette décision SCEA du Chéneau que celle qu’il avait antérieurement ((Tribunal des conflits, 19 janvier 1998 union française de l’expresse et autres contre la poste et autres, n° 03084, publié au RL.)) qui condamnait la position même de la Cour de Cassation9, la chambre commerciale de la Cour de cassation se reconnaissait compétente pour apprécier la compatibilité des actes réglementaires avec les normes internationales et européennes.
En revanche, le TC estimait que le visa de l’article 55 de la constitution ne suffisait pas à remettre en cause le principe de séparation des autorités administratives et judiciaires et que le juge judiciaire était tenu de renvoyer la question préjudicielle en cas de contestation sérieuse de l’acte réglementaire. Pour autant, la spécificité du droit de l’Union est tout à la fois ce qui autorise et limite l’extension des compétences du juge non répressif. En effet, « les dispositions de l’article 55 de la Constitution […] ne prescrivent ni n’impliquent aucune dérogation aux principes […] régissant la répartition des compétences entre [les] juridictions [administratives et judiciaires], lorsqu’est en cause la légalité d’une disposition réglementaire, alors même que la contestation porterait sur la compatibilité d’une telle disposition avec les engagements internationaux ».
Force est de constater que le Tribunal des conflits impose par cette décision du 11 octobre 2013, que le juge judiciaire demeure incompétent pour apprécier la compatibilité d’un acte administratif avec les normes de droit international, en dehors de celles de l’Union européenne.
Bien que l’on puisse opposer certaines critiques à l’égard de la décision SCEA du Chéneau, notamment le renvoi à des notions floues comme celles de jurisprudences établies ou encore d’illégalité manifeste qui demeurent imprécises et approximatives laissant peut-être ouverte la voie des conflits de compétences, une justification semble s’imposer d’emblée, celle du respect des exigences de la bonne administration de la justice, de célérité des procédures mais surtout de garantie de la sécurité juridique du justiciable.
B. Une position fondée sur l’exigence du respect des principes de bonne administration de la justice et de célérité des procédures et de sécurité juridique du justiciable
Il est à noter que le Tribunal des conflits dans sa décision SCEA du chéneau ne mentionne pas le principe de primauté du droit de l’Union européenne, mais retient seulement le principe d’effectivité. La Cour de Luxembourg, par son arrêt Simmenthal10 du 9 mars 1978 a affirmé que : « le juge national a l’obligation d’assurer le plein effet [des] normes [communautaires] en laissant au besoin inappliqué, de sa propre autorité, toute disposition contraire de la législation nationale, même postérieure, sans qu’il ait à demander ou à attendre l’élimination préalable de celle-ci par voie législative ou par tout autre procédé constitutionnel ».
C’est d’ailleurs à ce principe d’effectivité et d’efficacité que renvoie la décision en date du 22 juin 2010, Melki et Abdeli de la CJUE11. En réalité, cette exception du droit communautaire fondée sur le principe d’efficacité rejoint les préoccupations qui ont fondé l’assouplissement précédemment évoqué, à savoir la bonne administration de la justice érigée par le conseil constitutionnel comme étant un objectif à valeur constitutionnel depuis 200612 et le droit à un délai raisonnable de jugement13. L’idée véhiculée est celle de restreindre les renvois préjudiciels systématiques, devant le Conseil d’Etat, mais aussi éventuellement les renvois au « carré » ((Guyomart M. et Domino X, « Renvois préjudiciels et bonne administration de la justice, Chronique générale de jurisprudence administrative française », AJDA, 2012, p32.)) devant la CJUE.
Par ailleurs, la décision SCEA du Chéneau fait également appelle à la décision rendue par la Cour de Justice des Communautés Européennes SARL CILFIT14 par laquelle la Cour de Luxembourg établit des limites à l’obligation de renvoi préjudiciel dès lors que le juge de l’Union Européenne aura déjà solutionné une question similaire ou bien que la norme européenne trouve à s’appliquer sans interprétation préalable alors le renvoi est inutile. Cette solution marque une similarité avec la notion de « jurisprudence établie » dégagée par la décision du Tribunal des conflits du 17 octobre 2011. On constate donc qu’il existe sur la base de ses fondements une certaine « harmonie »15 entre les arrêts rendus par le Tribunal des conflits et la Cour de Luxembourg.
Partant de ces exigences, si le Tribunal des conflits admet que le juge judiciaire puisse intervenir dans la sphère du juge administratif, il a également été reconnu les intrusions du juge administratif dans la sphère du juge judiciaire.
La règle imposée par la « loi salique »16 des 16 et 24 août 1790 est la suivante : le juge administratif est en principe incompétent pour interpréter les actes de droit privé et s’il arrive qu’au cours d’une instance, se trouve posée une question qui d’une part relève de la compétence du juge judiciaire puis d’autre part dont la réponse conditionne l’issue du procès, le juge administratif doit surseoir à statuer et saisir le juge judiciaire. C’est essentiellement le cas pour les questions portant sur l’état ou la nationalité d’une personne17ou encore sur l’appréciation et l’interprétation d’un acte de droit privé (contrat privé et convention collective). C’est d’ailleurs à l’égard de ce dernier aspect que le Conseil d’Etat est intervenu afin d’assouplir sa position jurisprudentielle tout en tirant les conséquences de l’arrêt SCEA du Chéneau.
La décision du Conseil d’Etat, Fédération Sud Santé sociaux18 rendue récemment en est une illustration. Cet arrêt dans le prolongement de la décision SCEA du Chéneau constitue une exception au principe de séparation des autorités administratives et judiciaires. En effet, il apparaît à la lecture de cet arrêt rendu par la section du Conseil d’état que le juge administratif tire les conséquences de la décision rendue par le tribunal des conflits quelques mois auparavant en jugeant qu’il peut apprécier les actes de droit privé par voie d’exception, en effet, cet assouplissement permet, au juge administratif de se prononcer à titre incident sur la validité d’une convention collective ou d’un accord de branche à l’occasion d’un recours dirigé contre un arrêté du ministre du travail l’agréant19. Ainsi, le juge administratif pourra en appréciant l’acte de droit privé le déclarer illégal. Enfin si l’acte est déclaré illégal sur le fondement de la méconnaissance de dispositions issues du droit de l’Union Européenne, le juge administratif pourra si la question induit une difficulté sérieuse d’interprétation saisir directement la cour de Luxembourg sans saisir au préalable par voie de question préjudicielle le juge judiciaire. Toutefois, dans l’hypothèse où aucunes difficultés sérieuses d’interprétation ne sont soulevées, le juge administratif pourra trancher directement sur la question. On constate donc une parfaite application de la décision SCEA du Chéneau.
Pour autant, cette compétence est conditionnée au respect de la jurisprudence établie par le juge judiciaire. L’interprétation du juge administratif doit se faire à la lumière de la jurisprudence établie par le juge judiciaire.
Par conséquent, deux conditions sont nécessaires à la compétence d’interprétation des actes par le juge de l’exception : d’une part l’existence d’une illégalité manifeste et d’autre part une interprétation de l’acte à l’aune d’une jurisprudence établie par le juge dont relève la compétence de principe. Cette dernière exigence a été reprise par le Tribunal des conflits dans une décision du 12 décembre 2011 Société Green Yellow et autres contre Electricité de France20.
Toujours est-il que le but principal reste évidemment de réduire le nombre de questions incidentes permettant ainsi une meilleure garantie de la sécurité juridique du justiciable, exigence d’abord reconnue en droit de l’Union européenne dans une décision rendue par le juge de Luxembourg, ACNA c/ Commission21 en date du 14 juillet 1972, puis intégrée en droit interne par la décision de l’assemblée contentieuse du Conseil d’Etat, 24 mars 2006, l’arrêt KPMG22.
Désormais, force est de constater que les questions préjudicielles seront sans doute « égrenées », en effet, le but sera donc celui de réduire considérablement le nombre de questions incidentes lors du procès.
En dépit de ces récentes évolutions tempérant le renvoi préjudiciel, il existe des cas dans lesquels l’identification de la juridiction compétente demeure difficile, il est donc nécessaire de recourir au mécanisme de renvoi préjudiciel qui a connu très récemment des modifications instaurant une question préjudicielle entre juges.
II. – la recente refonte du mécanisme de renoi préjudiciel : l’histoire d’un aller et d’un retour
On l’a vu précédemment, les réserves tendant à l’absence de renvoi préjudiciel ne sont possibles qu’en présence d’une jurisprudence établie par l’ordre de juridiction dont relève la compétence naturelle. Pour autant, cette règle n’est évidement pas le principe, elle demeure l’exception. Et pour cause, dès lors que se pose une difficulté sérieuse d’identification de la juridiction compétente, le mécanisme de renvoi préjudiciel retrouve tout son sens. Il revient alors au juge des conflits, organe départiteur, de résoudre les conflits de compétences entre les juridictions administrative et judiciaire, cette juridiction à fait l’objet de récentes modifications. Le groupe de travail présidé par Jean-Louis Gallet est à l’origine de la réforme du Tribunal des conflits intervenue en 2015, modernisant l’institution napoléonienne, mais prévoyant également la mise en place d’un renouvellement du mécanisme des questions préjudicielles se traduisant par la création d’un renvoi entre les juges administratif et judiciaire (A). Le constat est simple, au regard des récentes évolutions législatives et jurisprudentielles, il est possible d’entrevoir le passage d’une « guerre des juges » à une véritable « coopération » des juges (B).
A. La réunion de conditions cumulatives justifiant le recours à la question préjudicielle entre les juges administratif et judiciaire
Le dualisme de juridiction en droit français implique au côté de l’existence de blocs de compétences pour chacun des deux ordres, des conflits de compétences dont le règlement incombe au Tribunal des conflits. Il est ainsi compétent pour résoudre les conflits : positif23), négatif24), également des conflits en prévention de conflits négatifs25) et les conflits de décision26). Relève désormais également de sa compétence l’indemnisation due à une durée excessive des procédures27).
Le décret du 25 juillet 1960 modifié par la loi 2015-177 du 16 février 2015 relative à la modernisation et à la simplification du droit et des procédures dans les domaines de la justice et des affaires intérieures a quelque peu modifié la composition du Tribunal des conflits qui désormais n’est plus présidé par le Garde des Sceaux mais par un Vice- Président élu par les membres de la juridiction paritaire.
Certains conflits se sont vus fraîchement actualisés par la loi de 2015 précédemment citée, cependant, notre analyse portera sur la nouvelle procédure de question préjudicielle instaurée entre les deux ordres de juridiction28. Alors qu’il appartenait aux parties au litige de saisir le juge compétent lorsqu’ils se trouvaient devant la juridiction incompétente, cette nouvelle procédure permet aux juridictions saisies d’un litige qui soulève une question relevant de la compétence de l’autre ordre de saisir elles-mêmes les juridictions de cet ordre.
Il en résulte désormais, que le juge pourra directement adresser au juge compétent de l’autre ordre une question préjudicielle dont dépend l’issue du procès dès lors que la réunion de deux conditions cumulatives est remplie.
Premièrement, il est nécessaire que la réponse à la question posée au juge saisi de l’affaire ne dépende que du juge de l’autre ordre de juridiction. C’est pourquoi la chambre sociale de la Cour de Cassation a jugé que le juge judiciaire ne peut se voir sollicité par la voie du renvoi préjudiciel que dans la mesure où « il porte sur une question dont la solution est nécessaire au règlement du litige au fond »29. Il s’agit là de la traditionnelle exigence dégagée par le dualisme de juridiction auquel renvoient les lois des 16 et 24 août 1790 ((Article 13 de la loi des 16 et 24 août 1790 préc.)) et le décret du 16 fructidor an III fondement même de la décision du Conseil Constitutionnel de 1987, Conseil de la Concurrence.
Secondement, et c’est là très clairement la position du juge des conflits dans la décision SCEA du Chéneau qui constitue un « véritable mode d’emploi »30, la question doit soulever une « difficulté sérieuse » c’est ce qu’affirme le juge des conflits « si, en cas de contestation sérieuse portant sur la légalité d’un acte administratif, les tribunaux de l’ordre judiciaire statuant en matière civile doivent surseoir à statuer jusqu’à ce que la question préjudicielle de la légalité de cet acte soit tranchée par la juridiction administrative, il en va autrement lorsqu’il apparaît clairement, au vu notamment d’une jurisprudence établie, que la contestation peut être accueillie par le juge saisi au principal »31. La contestation sérieuse, doit se comprendre de la manière suivante : la solution qui est rendue sur la question est nécessaire pour trancher le litige.
Ainsi, le code de la justice administrative et le code de procédure civile ont tous deux été modifiés pour prendre en considération la nouvelle question préjudicielle entre les juges de l’ordre administratif et de l’ordre judiciaire.
Désormais l’article R. 771-2 du code de la justice administrative prévoit que « lorsque la solution d’un litige dépend d’une question soulevant une difficulté sérieuse et relevant de la compétence de la juridiction judiciaire, la juridiction administrative initialement saisie la transmet à la juridiction judiciaire compétente ».
Enfin, au terme de l’article 49 du code de procédure civile « toute juridiction saisie d’une demande de sa compétence connaît, même s’ils exigent l’interprétation d’un contrat, de tous les moyens de défense à l’exception de ceux qui soulèvent une question relevant de la compétence exclusive d’une autre juridiction ». Le décret d’application de la loi du 16 février 2015 a ajouté un second alinéa « lorsque la solution d’un litige dépend d’une question soulevant une difficulté sérieuse et relevant de la compétence de la juridiction administrative, la juridiction judiciaire initialement saisie la transmet à la juridiction administrative compétente».
Les bases sont posées : un nouveau mécanisme de renvoi préjudiciel entre les juges administratif et judiciaire se traduisant par un véritable renvoi de juges à juges à l’image du renvoi préjudiciel traditionnel entre le juge national et le juge de l’Union Européenne ou encore du renvoi relatif à la question prioritaire de constitutionnalité32. Cette nouvelle procédure répond manifestement d’une part aux exigences de bonne administration de la justice et de célérité des procédures, puis, d’autre part à la nouvelle position du juge des conflits33.
Et si l’on passait d’une « guerre des juges » à un véritable « dialogue des juges » ?
B. « Guerre des juges » ou « coopération » des juges ?
On pourrait estimer à l’aune de ce colloque portant sur la guerre des juges « Le juge administratif vs le juge judiciaire dans la protection des libertés fondamentales » que notre étude sur le nouvel équilibre des questions préjudicielles dissimule en réalité un concept tout à fait à la mode « le dialogue des juges ». Ce concept fait référence initialement à la collaboration existant entre le juge national et le juge communautaire.
C’est Nicole QUESTIAUX, maître des requêtes au Conseil d’Etat qui au regard de l’interprétation de l’ancien article 177 du Traité de Rome, considère que le mécanisme de renvoi préjudiciel repose sur « une collaboration entre juridictions nationales et celles de Luxembourg » plus précisément, l’auteur estime que le juge de Luxembourg doit agir « comme s’il devait organiser un dialogue de techniciens de la justice »34.
On peut donc considérer que le dialogue des juges se manifeste par la collaboration des juges dans la recherche du sens exacte de la loi, du texte à appliquer au litige qui leurs sont soumis.
Dans le prolongement de cette analyse selon F.SUDRE « le dialogue des juges renvoie à l’idée de discussion et de concertation »35. Cette expression du « dialogue des juges » fut également exprimée par le Président Lecourt36 mais c’est dans les très célèbres conclusions de l’affaire Ministre de l’Intérieur c/ Cohn Bendit, relative à l’interprétation des directives communautaires en droit interne que le président Bruno GENEVOIS fut reconnu comme le « paternel » du concept de « dialogue des juges » en affirmant «qu’ à l’échelon de la Communauté européenne, il ne doit y avoir ni gouvernement des juges, ni guerre de juges. Il doit y avoir place pour le dialogue des juges » ((Conclusions B. GENEVOIS, Conseil d’Etat, 22 décembre 1978, ministre de l’intérieur c/Cohn-Bendit, in Les grands arrêts de la jurisprudence administrative, Dalloz, France, 2007, 16E édition, p. 644.)).
Ce dialogue ainsi institué permettrait de mettre fin aux divergences jurisprudentielles alors existantes entre le juge national et le juge de Luxembourg.
Mais pour l’heure, au regard des décisions étudiées précédemment, on observe qu’il s’agit là d’un véritable « système constructif »37 se traduisant par l’application voire l’intégration des jurisprudences d’un ordre dans l’autre ordre et non d’une guerre ou d’une rivalité entre les juges. Cette image semble parfaire ses contours avec la décision rendue par la 1ere Chambre Civile le 24 avril 201338. Le juge judiciaire en se fondant sur la jurisprudence établie en matière de contrat administratif, l’arrêt Commune de Béziers du Conseil d’Etat39, se prononce sur sa régularité.
On peut également citer la décision rendue par la chambre sociale de la Cour de cassation40 en date du 30 septembre 2013 par laquelle la Haute Cour fait une parfaite application de la décision rendue par le TC et précitée SCEA du chéneau mais seulement en l’application de l’assouplissement prévu en droit de l’Union Européenne.
In fine, ces mécanismes de dialogue s’avèrent être féconds et permettent de mettre en exergue, comme l’a affirmé le vice président du Conseil d’Etat Jean-Marc Sauvé, que nous sommes passés du principe de coexistence des deux ordres de juridictions à une véritable coopération renforcée des deux ordres41.
- L’article 66 de la Constitution de 1958 dispose que nul ne peut être arbitrairement détenu. L’autorité judiciaire, gardienne de la liberté individuelle, assure le respect de ce principe dans les conditions prévues par la loi. [↩]
- Le référé liberté est défini à l’article L521-2 du code de la justice administrative : saisi d’une demande en ce sens justifiée par l’urgence, le juge des référés peut ordonner toutes mesures nécessaires à la sauvegarde d’une liberté fondamentale à laquelle une personne morale de droit public ou un organisme de droit privé chargé de la gestion d’un service public aurait porté, dans l’exercice d’un de ses pouvoirs, une atteinte grave et manifestement illégale. Le juge des référés se prononce dans un délai de quarante-huit heures. [↩]
- Expression utilisée par le Vice-président du Conseil d’Etat Jean-Marc Sauvé, « Des blocs et des frontières : les juges de la légalité administrative », Bulletin d’information de la Cour de Cassation n° 810, 1er novembre 2014, p 33. [↩]
- Article 13 de la loi sur l’organisation judiciaire des 16 et 24 août 1790. [↩]
- TC, 17 octobre 2011, Préfet de la Région Bretagne, Préfet d’Ille-et-Vilaine, SCEA du Chéneau c/INAPORC, M. Cherel et autres c/CNIEL,n° C3828-3829, publié au RL. [↩]
- TC, 16 juin 1923, Septfonds, n° 00732, publié au RL. [↩]
- Conseil constitutionnel, décision no 86-224 DC du 23 janvier 1987, Loi transférant à la juridiction judiciaire le contentieux des décisions du Conseil de la concurrence. [↩]
- CE, Ass, 19 juin 1964, Société des pétroles Shell Berre, Rec. 344, publié au RL. [↩]
- Cour de Cassation, Ch. Com, 6 mai 1996 France Telecom n° 94.13-347, publié au bulletin. [↩]
- CJCE, 9 mars 1978, Simmenthal, Aff. 106/77. [↩]
- CJUE, 22 juin 2010, Melki et Abdeli, C-188/10. [↩]
- Cons. const. Décision n° 2006-545 DC du 28 décembre 2006, cons. 24 – Décision n° 2009-595 DC du 3 décembre 2009, cons. 4 – Décision n° 2013-356 QPC d u 29 novembre 2 013. [↩]
- L’exigence du respect de délai raisonnable trouve son fondement au sein de l’article 6 § 1 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales. [↩]
- CJCE, 6 octobre 1982, Cilfit, Aff. 283/81. [↩]
- Colloque organisé par la Cour de Cassation, 27 juin 2012, intervention de Jean-Louis Gallet, « L’appréciation de la légalité de l’acte administratif après la décision SCEA du Chéneau », Bulletin d’information de la Cour de Cassation n°810, 1er novembre 2014, p 29. [↩]
- L’expression est du Doyen Vedel, reprise par le vice–président J-M Sauvé lors du colloque précité, G. Vedel, « La loi des 16-24 août 1790 : Texte ? Prétexte ? Contexte ? », RFDA, 1990, p. 698. [↩]
- CE, 11 mars 2010, M. Niombo, n° 336326. [↩]
- CE, sect., 23 mars 2012, Fédération Sud Santé sociaux, n° 331805. [↩]
- Colloque organisé par la Cour de Cassation, Intervention du vice-président J-M Sauvé, « L’acte administratif sous le regard du juge judiciaire, Des blocs et des frontières : les juges de la légalité administrative », Bulletin d’information de la cour de cassation n° 810, 1er novembre 2014, p 38. [↩]
- TC, 12 décembre 2011, Société Green Yellow et autres c/ Electricité de France, n° C3841 publié au RL. Par cet arrêt, le Tribunal des conflits a fait une application de ce principe, en affirmant que la jurisprudence relative au principe de non-rétroactivité des actes administratifs étant établie, la contestation peut être appréciée par le juge de l’ordre judiciaire. [↩]
- CJCE, 14 juillet 1972, Azienda Colori Nazionali Acna c/ commission Aff 57-59. [↩]
- CE, Ass., 24 mars 2006, Sté KPMG et autres, n° 288460, publié au RL. [↩]
- Le conflit positif est caractérisé lorsque l’Administration, en la personne du préfet de département ou de police de Paris, conteste la compétence de la juridiction judiciaire pour juger d’une affaire dont ce dernier a été saisi. Le Tribunal des conflits dispose d’un délai de trois mois pour déterminer la juridiction qui sera alors compétente, si la juridiction judiciaire est compétente alors l’action se poursuit, dans le cas contraire, les parties devront saisir la juridiction administrative. (Site du TC [↩]
- Il s’agit du cas dans lequel les juridictions administrative et judiciaire se sont toutes deux déclarées successivement incompétentes pour juger d’un même litige plus précisément d’une affaire impliquant les mêmes parties, la même cause et enfin le même objet. Dès lors, il appartiendra aux parties de saisir le Tribunal des conflits pour qu’il puisse désigner la juridiction de l’ordre compétent. (Site du TC [↩]
- Il s’agit du cas où une juridiction administrative ou judiciaire, a jugé, par une décision qui n’est plus susceptible de recours, qu’elle n’était pas compétente, tout tribunal de l’autre ordre de juridiction saisi du même litige, qui estime que celui-ci relève du premier ordre saisi, doit surseoir à statuer et renvoyer au Tribunal des conflits le soin de décider sur la question de compétence. (Site du TC [↩]
- Il s’agit du cas dans lequel les juridictions appartenant à chacun des deux ordres ont, sans décliner leur compétence, rendu dans un même litige des décisions contraires qui conduisent à un déni de justice. Les parties doivent alors dans un délai de deux mois saisir le Tribunal des conflits afin qu’il désigne la juridiction compétente. (Site du TC [↩]
- A été créée pour sanctionner la durée excessive des procédures une action en indemnisation devant le Tribunal des conflits, dès lors que cette durée excessive trouve son fondement dans un conflit de compétence entre les deux ordres de juridiction. (Site du TC [↩]
- Décret d’application de la loi du 16 février 2015, 2015-233 du 27 février 2015, article 47 et 48. [↩]
- Chambre Soc., 26 mars 2014, n°12-25.455, publié au bulletin. [↩]
- Expression utilisée par Donnat F., « Abandon de la jurisprudence Septfonds : le droit de l’Union en demandait-il tant ? », Recueil Dalloz 2011, p 3051. [↩]
- TC, 17 octobre 2011 SCEA du Chéneau ; Bulletin officiel du ministère de la justice n°2015-04 du 30 avril 2015, p 4. [↩]
- J. Arrighi de Casanova et J-H. Sthal, « Tribunal des conflits : l’âge de la maturité », AJDA n°10/2015, p578. [↩]
- Le point de départ du raisonnement est la décision SCEA du Chéneau du 17 octobre 2011, décision précisée par l’arrêt Green Yellow du 12 décembre 2012, mais également appliquée par les juges du Palais-Royal dans l’arrêt Fédération Sud Santé sociaux du 23 mars 2012. [↩]
- N. QUESTIAUX, La collaboration du juge administratif avec un juge international (Quelques remarques sur l’application par le Conseil d’Etat français de l’article 177 du traité de Rome), in Mélanges en l’honneur du Professeur Michel Stassinopoulos, L.G.D.J., 1974, p.385. [↩]
- F. SUDRE, Avant propos « le dialogue des juges », Cahier de l’Institut de droit européen des droits de l’homme n°11, 2007, p 8. [↩]
- R. LECOURT, L’Europe des juges, Bruxelles, Bruylant, collection Droit de l’Union européenne, Grands écrits, 2008, (réédition de l’ouvrage publié en 1976), p.266. [↩]
- L’expression a été utilisée par Jean Louis Gallet lors du colloque de la cour de cassation précité. [↩]
- Cour de Cassation, 1ere Ch. Civ, 24 avril 2013, pourvoi n° 12-18.180, publié au bulletin. [↩]
- CE, 28 décembre 2009, Commune de Beziers I, n° 304802, publié au RL. [↩]
- Cour de Cassation, Ch. Soc, 30 septembre 2013, pourvois n°12-14.752 et n°12-14.964, publié au bulletin. [↩]
- Intervention de J-M Sauvé, préc, p 39. [↩]
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