Le sujet qu’il m’a été demandé de traiter concerne les armes du juge administratif dans la protection des droits libertés fondamentaux et, cela, dans la perspective du comblement d’un retard initial par rapport au juge judiciaire.
Cela invite ou même impose d’envisager la question du rôle du juge administratif dans la protection des libertés fondamentales sous un angle technique, celui des recours dont le juge administratif peut être saisi en vue d’assurer cette protection et, corrélativement, des pouvoirs dont il dispose à cet effet.
Il faut toutefois souligner que les questions techniques, en la matière, sont des questions secondes (ce qui ne signifie pas secondaires : elles sont tout à fait importantes). Elles sont secondes dans la mesure la question du rôle du juge administratif (ou judiciaire, d’ailleurs) en matière de protection des libertés est d’abord une question politique, les choix techniques faits par le droit positif dépendant des réponses qui sont données aux questions politiques. La question est politique à deux égards. En premier lieu, parce qu’elle dépend de la conception que l’on se fait de la fonction du juge et ceci pour une raison très simple : le juge, comme toute autorité publique (c’est une logique générale du droit public), dispose normalement des armes (recours, pouvoirs) qui lui sont nécessaires pour remplir la fonction qui lui est reconnue ; en d’autres termes, la fonction commande les armes comme les armes attribuées sont révélatrices de la fonction. En second lieu, la question est politique, en ce qu’elle est également liée au rapport que le juge entretient avec le pouvoir politique et notamment, s’agissant du juge administratif, avec le gouvernement et l’administration qui en dépend puisque c’est d’abord et principalement à leur égard que le juge administratif est amené à protéger les libertés ; d’un point de vue non seulement juridique mais aussi sociologique et psychologique, ce rapport n’est pas le même que celui du juge judiciaire et c’est là un facteur décisif de différenciation de leur rôle en matière de protection des libertés fondamentales.
C’est dans cette perspective, en essayant de ne pas séparer les données techniques de leur signification politique, que la question des armes du juge administratif sera examinée.
Les réponses classiques aux questions politiques précédemment indiquées ont fondé le modèle français de justice administrative tel qu’il a existé jusqu’à la fin du XXème siècle. A ce modèle, est liée l’organisation technique d’un système de recours qui, en dépit de ses mérites, a révélé des insuffisances sérieuses du point de vue l’efficacité de la protection des libertés, en tout cas au regard des exigences contemporaines et comparativement au juge judiciaire. A partir de la fin du XXème siècle, les pouvoirs publics et le Conseil d’Etat ont voulu remédier à ces insuffisances en attribuant au juge administratif des armes nouvelles. Les réformes techniques qui ont alors eu lieu sont inséparables d’une nouvelle conception de la fonction du juge et peut-être de son rapport au pouvoir politique et administratif qui traduisent la mise en place d’un nouveau modèle de justice administrative (mais le degré de cette nouveauté, la profondeur de la mutation prête à discussion).
I. – L’INSUFFISANCE DES ARMES CLASSIQUES
Cette insuffisance (B), découle de la conception même de ces armes (A).
A. La conception des armes
Suivant la logique précédemment exposée, la conception technique des armes dépend des données politiques qui ont fondé le modèle français classique de justice administrative
Ces données concernent le rapport au pouvoir politique et à l’administration et la fonction du juge (les deux étant intimement liés).
Sur le premier point, le juge administratif entretient avec le gouvernement et l’administration un rapport ambigu qui fait toute sa spécificité : distinct et indépendant de lui, il lui est pourtant lié. De ce point de vue, le Conseil d’Etat n’est pas, pour reprendre une expression de l’un de ses membres1 un contre-pouvoir mais un rouage du pouvoir, qui vient limiter ce dernier de l’intérieur.
Sur le second point, la fonction du juge administratif n’est pas prioritairement de protéger les libertés mais de réguler l’action de l’administration dans son intérêt même, c’est-à-dire dans l’intérêt public. Ce second point est lié au premier par cette idée que seul un juge spécifique par son lien avec l’administration peut assurer correctement cette régulation. S’il doit sans doute en résulter une limitation de la puissance administrative et, par là, une protection des libertés, ce n’est pas l’objectif prioritaire.
L’arme technique principale au service de cette fonction c’est évidemment le recours pour excès de pouvoir. Dans une formule célèbre, Gaston Jèze a présenté ce dernier comme « l’arme la plus efficace, la plus économique et la plus pratique qui existe au monde pour défendre les libertés individuelles »2 Cet enthousiasme trahit pourtant une erreur de perspective. Dans sa conception classique, qui se met en place au début du XXème siècle, à l’époque de l’enracinement de la IIIe République, le recours pour excès de pouvoir n’est pas une institution libérale prioritairement destinée à défendre les libertés des individus mais constitue une voie de droit d’esprit républicain, mis à la disposition des citoyens pour la défense de la légalité. Ce n’est qu’indirectement et parce qu’à partir de la IIIème République surtout la loi a consacré les libertés que le recours pour excès de pouvoir procure une protection de celles-ci. Mais du fait même qu’il n’est pas d’abord conçu pour cela, il présente à cet égard, de notables insuffisances.
B. Les insuffisances des armes classiques
Le recours pour excès de pouvoir permet certes d’annuler les décisions administratives qui on méconnu les libertés légalement consacrées. Mais il n’est pas, en principe, suspensif et, compte tenu des délais de jugement, l’annulation peut intervenir alors que des atteintes irréversibles aux libertés ont été portées, que la rétroactivité de l’annulation ne permettra pas d’effacer. Les arrêtés par lesquels le maire de Nevers avait interdit les conférences de René Benjamin ont certes été annulés par le juge de l’excès de pouvoir comme portant à la liberté de réunion une atteinte non justifiée par les nécessités de l’ordre public mais trois ans après leur édiction3. Cela n’est pas un inconvénient du point de vue de la régulation de l’action administrative : l’important à cet égard est que, désormais, les maires sauront comment ils doivent user de leur pouvoir de police. Du point de vue de la protection des libertés, le résultat est plus discutable : certes, l’annulation peut dissuader de commettre de nouvelles atteintes aux libertés mais le fait demeure que les réunions interdites n’ont pas eu lieu et ce fait ne peut être que compensé et non effacé sur le terrain du plein contentieux de la responsabilité. Ce n’est qu’à titre exceptionnel et pour éviter un résultat autrement tragique que le juge de l’excès de pouvoir a pu statuer très vite ; ainsi, c’est la veille de la date à laquelle André Canal devait être exécuté que le Conseil d’Etat a annulé l’ordonnance créant la Cour de justice militaire qui l’avait condamné à mort4 : Par ailleurs, les procédures d’urgence qui auraient pu permettre de protéger les libertés en attendant que le juge ne statue au fond étaient largement inefficaces, qu’il s’agisse du sursis à exécution ou du référé conservatoire, les pouvoirs publics et le juge étant surtout animés par le souci de ne pas d’affaiblir les prérogatives administratives. L’efficacité de la procédure de référé devant le juge judiciaire conduisait d’ailleurs à un développement du contentieux judiciaire de l’administration grâce à un usage abusif de la voie de fait. Les tentatives législatives de confier au juge judiciaire le contentieux de certaines décisions administratives mettant en cause les droits et libertés (mesures de reconduite à la frontière5, évacuation des gens du voyage6 allaient dans le même sens (même si on peut les rattacher aussi à une tradition parlementaire d’hostilité à la compétence administrative).
La préoccupation de ne pas affaiblir les prérogatives de l’administration contribuait à expliquer une deuxième insuffisance du recours pour excès de pouvoir, celle qui tenait au refus du juge de se reconnaître un pouvoir d’injonction en vue d’assurer l’exécution des annulations prononcées. Là encore, ce refus était cohérent avec la fonction, prioritairement assignée au recours pour excès de pouvoir, de défense de la légalité objective puisque, pour rétablir celle-ci, il est normalement suffisant d’anéantir ce qui a été illégalement fait. Mais du point de vue de la protection des droits et libertés, il peut être fort utile de prescrire positivement les mesures impliquées par l’annulation, lorsque précisément ces mesures sont nécessaires à la réalisation desdits droits et libertés.
C’est ce à quoi tendent, notamment, les armes nouvelles.
II. – L’ATTRIBUTION D’ARMES NOUVELLES
Le modèle classique précédemment décrit a connu une profonde mutation à partir de la fin du XXe siècle.
Les raisons en sont bien connues : une demande sociale de protection accrue des droits individuels, relayée par les droits européens et surtout par le droit de la ConvEDH (l’exigence du droit à un recours effectif posée par les articles 6 et 13 de la ConvEDH est ici centrale) et ensuite par la jurisprudence du Conseil constitutionnel ; la concurrence du juge judiciaire et, en réaction, la volonté du Conseil d’Etat de ne pas permettre un développement du contentieux judiciaire de l’administration et d’assurer la pérennité de la compétence voire de l’existence de la juridiction administrative, en lui donnant les moyens de satisfaire à ce qui peut apparaitre comme un nouveau critère de la légitimité du juge, c’est-à-dire sa capacité à assurer la protection des libertés fondamentales.
Le contenu technique de la mutation est également bien connu. Il s’agit pour l’essentiel de la loi du 8 février 1995 attribuant au juge administratif un pouvoir d’injonction en vue d’assurer l’exécution de la chose jugée et, surtout, de la réforme des référés du 30 juin 2000 (avec lesquels coexistent de multiples procédures d’urgence spéciales). Ce sont ces armes légales qu’il faut évoquer d’abord (A).
S’agissant de leur signification politique, ces réformes traduisent assurément une mutation de la conception de l’office du juge : d’une « justice objective », uniquement préoccupée de l’assujettissement à la légalité, on tend à passer à une « justice subjective », qui vise à assurer une protection effective des droits et libertés fondamentaux. Ce nouveau juge administratif exerce une emprise beaucoup plus directe et forte sur l’action administrative.
Cette analyse trouve une confirmation dans le fait que la préoccupation de l’efficacité dans la protection des droits et libertés entraîne le juge à dépasser les limites des armes légales qui lui ont été attribuées. (B).
A. Les armes légales
Ces armes répondent, terme à terme pour ainsi dire, aux insuffisances classiques. On commencera par évoquer, assez rapidement, le pouvoir d’injonction avant de traiter plus longuement les procédures d’urgence.
1) Le pouvoir d’injonction
Le pouvoir d’injonction institué par la loi du 8 février 1995 n’est pas spécifiquement conçu pour protéger les droits et libertés mais pour assurer l’efficacité des décisions juridictionnelles. Il entretient néanmoins avec cette protection un double rapport. D’une part, ce pouvoir est lui-même la mise en œuvre d’un droit, le droit à l’exécution des décisions de justice, qui est un aspect du droit à un recours effectif, aussi bien sur le fondement de l’article 6 ConvEDH7 que sur le fondement la garantie des droits exigée par l’article 16 de la Déclaration de 17898. D’autre part, l’exécution du jugement et la protection des droits et libertés se rejoignent quand les mesures impliquées par la chose jugée sont en même temps des mesures qui permettent de rétablir ou de réaliser un droit ou une liberté. Ainsi, par exemple, l’annulation du permis de construire un ouvrage public illégalement délivré peut entrainer l’injonction de détruire l’ouvrage et permettre par là un plein rétablissement du droit de propriété. De la même façon, l’annulation du refus de prendre les mesures positives nécessaires à la réalisation de droits créances pourra déboucher sur l’injonction de prendre ces mesures. Un degré supplémentaire est franchi quand la défense d’un droit fondamental peut faire l’objet d’un recours de plein contentieux : le juge alors ne se contente plus de prescrire certaines mesures, il les prend lui-même (ainsi dans le contentieux de la qualité de réfugié en vertu de la jurisprudence Aldana Barrena9.
2) Les procédures d’urgence
L’institution centrale est évidemment le référé-liberté (art. L. 521-2 CJA). Avec celui-ci, le juge administratif a enfin été doté d’une procédure efficace de protection dans l’urgence des libertés fondamentales. La deuxième affaire Dieudonné manifeste le chemin parcouru par rapport à l’époque de l’arrêt Benjamin : interdit par arrêté du maire de Cournon d’auvergne le 2 février 2015, le spectacle de l’humoriste a pu se tenir à la date prévue (le 6 février 2015) grâce à l’intervention du juge du référé-liberté (injonction prononcée le 5 février en premier ressort et confirmée en appel le lendemain10. Comme il est logique, la nature des pouvoirs dont dispose le juge du référé-liberté explique les conditions qui sont mises à son intervention (et leur interprétation jurisprudentielle). Les mesures susceptibles d’être prises dans le cadre de cette procédure présentent plusieurs caractéristiques. D’abord, ce sont des mesures d’extrême urgence, puisque le juge doit en principe statuer dans un délai de 48 heures (aussi bien en première instance qu’en appel), même si ce délai n’est qu’indicatif. Ensuite, du point de vue du contenu des mesures, deux aspects peuvent être distingués. D’un côté, les pouvoirs sont larges puisque le juge peut prendre toutes les mesures nécessaires à la sauvegarde des libertés atteintes ou menacées et telles que, notamment, suspension ou injonction. Il faut souligner à cet égard que les injonctions prononcées sont parfois d’une extrême précision et, partant, étroitement contraignantes pour l’administration (v. p. ex. CE ord. 22 décembre 2012, injonctions relatives à la dératisation et à la désinfection de la prison des Baumettes à Marseille, qui, notamment, prédéterminent la teneur du nouveau contrat à passer avec un prestataire de services). D’un autre côté, la nature de la procédure de référé impose en principe certaines limites: ne pas préjudicier au principal (pas d’annulation de décision) ; ne prononcer que des mesures provisoires. Quant aux conditions mises à l’action du juge du référé-liberté, elles présentent une certaine ambivalence. D’une part, elles correspondent à une situation exceptionnelle qui justifie précisément l’exercice des pouvoirs qui viennent d’être décrits : il faut une atteinte grave et manifestement illégale et une urgence particulière. D’autre part, elles font apparaître la généralité de la procédure : celle-ci s’applique à toute atteinte (décision agissement, action positive ou abstention) portée à une liberté fondamentale et si cette notion est entendue de manière propre au référé-liberté son champ apparait large : seuls certains droits créances en ont été exclus (p. ex. droit à la santé, droit d’occuper un emploi).
Le référé-liberté est d’ailleurs très loin d’être la seule procédure permettant une protection dans l’urgence des droits et libertés. On peut même dire que ces procédures foisonnent et que l’on est passé d’un juge relativement désarmé à un juge doté d’un arsenal pléthorique. Il y a, à cela, deux raisons. D’abord, les autres référés généraux institués ou réformés par la loi du 30 juin 2000 (référé-suspension et référé mesures utiles) n’ont certes pas pour objet de protéger les libertés mais peuvent néanmoins servir à cela. Ensuite, de nombreuses procédures d’urgence spécifiques ont été instituées. On peut s’interroger sur la légitimité du maintien ou de l’institution de telles procédures compte tenu de l’existence de la procédure générale du référé-liberté. Mais elles ont des raisons d’être qui les justifient. D’abord, certaines sont ouvertes à des autorités publiques alors que le référé-liberté est ouvert à a victime de l’atteinte (ou à certains tiers, de manière exceptionnelle, comme dans l’affaire Lambert) : il s’agit bien sûr du régime spécial de suspension qui s’applique en matière de déféré préfectoral quand l’acte d’une collectivité locale met en cause des libertés publiques ou individuelles; il s’agit aussi de référés ouverts à certaines autorités administratives indépendantes investies de missions de garantie des droits (CSA, CNIL, Défenseur des droits), qui n’ont d’ailleurs pas de réelle spécificité (c’est le régime du référé-liberté ou celui du référé mesures utiles qui s’applique) mais font apparaitre le juge administratif comme un auxiliaire de ces autorités. Ensuite, il existe des procédures d’urgence qui consistent en recours au fond propres à certains droits et libertés, comme en matière de droit des étrangers. Leur institution procède parfois d’exigences européennes ou constitutionnelles (p. ex. recours suspensif en annulation contre les décisions de refus d’entrée en France au titre de l’asile imposé par la jurisprudence de la CourEDH11.
B. Le dépassement jurisprudentiel des armes légales
Ce dépassement existe en matière d’injonction. C’est ce que la doctrine a parfois appelé l’injonction jurisprudentielle, qui existe à côté de l’injonction légale12. Sans forcément le dire ouvertement, le juge administratif admet parfois, en effet, de prononcer des injonctions d’exécution de la chose jugée alors même qu’il n’est pas saisi de conclusions en ce sens sur le fondement de la loi de 1995. Certes, c’est plus le souci de l’efficacité des décisions rendues que celui de la protection des droits et libertés qui joue ici mais les deux, on l’a vu, peuvent se rejoindre. Le phénomène existe, sur une échelle limitée, dans le contentieux de l’excès de pouvoir13. Il existe aussi dans le référé-suspension : pour donner toute son efficacité à la suspension, le juge, quand il suspend une décision de rejet, s’est reconnu le pouvoir d’assortir sa décision de l’indication des obligations en découlant pour l’administration, et cela de sa propre initiative, ce qui revient à prononcer une injonction d’office14.
Ce dépassement se constate aussi et surtout en matière de référé-liberté. Ici, c’est bien l’exigence d’efficacité dans la sauvegarde des libertés fondamentales qui justifie le dépassement des limites légales mises à l’action du juge. En d’autres termes, l’idée qui préside à certaines solutions jurisprudentielles importantes est que l’office du juge du référé-liberté se définit avant tout par le devoir qui lui est fait de prononcer toute mesure nécessaire à la sauvegarde d’une liberté fondamentale dans l’urgence et que l’accomplissement de ce devoir justifie que, le cas échéant, il s’affranchisse des autres conditions légales mises à son intervention.
Diverses solutions jurisprudentielles peuvent être citées à cet égard.
Le juge du référé-liberté peut s’affranchir du principe selon lequel il statue par des mesures provisoires quand aucune mesure de cette nature n’est susceptible de sauvegarder l’exercice effectif de la liberté fondamentale en cause15.
Contrairement à la lettre de l’article L. 521-2 et à la volonté certaine du législateur, la jurisprudence Commune de Chirongui16 admet que le juge du référé-liberté est compétent pour enjoindre à l’administration de faire cesser une atteinte grave et manifestement illégale au droit de propriété quand bien même cette atteinte aurait le caractère d’une voie de fait.
La solution la plus significative est celle qui a été adoptée dans l’affaire Lambert17. Ici, la nature particulière de la décision litigieuse (arrêt de traitement de nature à entrainer la mort mettant en cause le droit à la vie d’un côté et, de l’autre, le droit à ne pas subir un traitement qui serait le résultat d’une obstination déraisonnable) a conduit le Conseil d’Etat, comme il le dit lui-même, à adapter l’office du juge du référé ; on peut toutefois avoir le sentiment que parler d’adaptation est un euphémisme et estimer, avec Paul Cassia, que le Conseil d’Etat a créé une voie de droit spécifique qui n’a qu’un rapport assez lointain avec le référé-liberté18. En premier lieu, le juge du référé-liberté se voit reconnaître le pouvoir de suspendre l’exécution de la décision attaquée à titre conservatoire, avant de statuer sur le référé, ce qui revient à donner un effet suspensif à sa saisine. Selon un « commentaire autorisé »19, la solution pourrait être étendue à tous les cas où la mesure litigieuse risque d’être exécutée avant que le juge des référés puisse statuer, ce qui aurait pour effet d’empêcher son intervention et d’entraîner le prononcé d’un non-lieu. En second lieu, le juge du référé-liberté a en l’occurrence exercé un plein contrôle de légalité sur la décision d’arrêt de traitement alors que normalement seule une illégalité manifeste l’autorise à agir : il aurait été difficile, en effet, d’admettre l’interruption du traitement au motif qu’elle n’était pas manifestement illégale, d’autant qu’une telle décision aurait nécessairement eu un effet définitif et n’aurait pas pu être remise en cause par un juge du fond. Enfin, et cela est naturellement lié à ce qui précède, le juge du référé-liberté prescrit des mesures d’instruction qui l’ont conduit à très largement dépasser le délai de 48 heures (qui est, certes, indicatif).
Ces solutions suscitent un sentiment ambivalent. On est porté à les approuver au nom de la protection des droits et libertés. Mais il faut bien constater que le souci de l’efficacité conduit le juge à s’affranchir lui-même de la légalité qu’il est chargé d’imposer à l’administration. De ce point de vue, on peut dire que la subjectivisation du contentieux administratif ne conduit pas seulement à assouplir le principe de légalité à l’égard de l’administration (le fait est connu) mais aussi à l’égard du juge.
Le juge administratif a longtemps cultivé sa différence parce qu’il y trouvait le principe de sa légitimité. Le contexte actuel qui tend à faire de l’efficacité du juge dans la protection des droits et libertés fondamentaux une exigence cardinale de son office a entraîné un rapprochement du juge administratif et du juge judiciaire, le premier ayant été doté de pouvoirs équivalents à ceux du second. Un tel rapprochement, destiné, dans l’esprit du Conseil d’Etat, à assurer la pérennité de la juridiction administrative pourrait, au contraire, conduire à s’interroger sur le maintien du dualisme juridictionnel sous sa forme actuelle : si le juge administratif est de plus en plus un juge comme les autres, doté à l’égard de l’administration de pouvoirs analogues à ceux que le juge judiciaire exerce à l’égard des personnes privées, ne faut-il pas se diriger vers l’affirmation de l’appartenance de ces deux juges à un même pouvoir juridictionnel sur le modèle allemand ou italien ? Pour les tribunaux administratifs et les cours administratives d’appel, cela ne changerait peut-être pas grand-chose. Pour le Conseil d’Etat, cela supposerait une rupture du lien avec le gouvernement, l’abandon de la fonction consultative : ce serait une révolution.
Mais on peut douter qu’il en soit vraiment ainsi. Si le juge administratif est assurément devenu pleinement juge, il n’est pas devenu un juge comme les autres et, notamment, il est douteux qu’il ait la même attitude que le juge judiciaire à l’égard des atteintes administratives à des droits et libertés fondamentaux. Si la promotion (sous contrainte européenne) de l’indépendance et de l’impartialité a quelque peu distendu, d’un point de vue juridique, le lien avec le gouvernement et l’administration, ce lien demeure en réalité, singulièrement dans ses dimensions sociologique et psychologique. L’étroitesse de l’emprise des juridictions administratives sur l’action de l’administration fait apparaître un juge de plus en plus administrateur : cela serait-il admis de tribunaux qui ne feraient pas « partie de la maison », d’un juge « in house » si l’on ose dire ? L’idée classique de maintenir un équilibre entre les intérêts publics et les droits individuels est loin d’avoir disparue, comme le montre l’omniprésence de la balance des intérêts dans la mise en œuvre des pouvoirs qui ont été étudiés (appréciation de la condition d’urgence, injonction de certaines mesures d’exécution, possibilité de refuser la suspension en référé d’une décision au nom de l’intérêt général) et le poids de l’intérêt public peut être important dans certains cas (par exemple dans le contentieux de la destruction d’ouvrages publics illégalement implantés).
- A. Plantey, Conseil constitutionnel et Conseil d’Etat, Domat-Montchrestien, 1988, p. 450. [↩]
- « Les libertés individuelles », Rapport à l’institut international de droit public, Annuaire 1929, p. 180. [↩]
- CE 19 mai 1933, Benjamin. [↩]
- CE, ass. 19 oct. 1962, Canal, Robin et Godot. [↩]
- La disposition législative confiant au président du TGI le jugement des recours en annulation des arrêtés de reconduite à la frontière a été censurée par le Conseil constitutionnel (déc. 28 juil. 1989). [↩]
- Loi du 5 juillet 2000 abrogée par celle du 5 mars 2007 qui donne compétence en la matière au juge administratif. [↩]
- CourEDH, 19 mars 1997, Hornsby c/ Grèce, RTDciv. 1997. 1009, obs. Marguénaud. [↩]
- CC n° 2014-455 QPC, 6 mars 2015. [↩]
- CE sect. 8 janvier 1982, Rec. 9, concl. Genevois. [↩]
- CE, ord. réf., 6 févr. 2015, n° 387726. [↩]
- CourEDH 26 avr. 2007, Gebremedhin c/ France. [↩]
- C. Broyelle, « De l’injonction légale à l’injonction prétorienne : le retour du juge administrateur », dr. adm. 2004, chron. n° 6. [↩]
- P. ex. CE, ass. 29 juin 2001, Vassilikiotis, Rec. 303, concl. Lamy. [↩]
- V. p. ex. CE 27 juillet 2001, Vedel, Rec. 416. [↩]
- CE 31 mai 2007, Syndicat CFDT Interco 28, Rec. 222. [↩]
- CE ord. 23 janv. 2013. [↩]
- CE, ass. 14 févr. 2014, Mme Lambert, AJDA 2014. Chron. Bretonneau et Lessi et CE, ass. 14 juin 2014, AJDA 2014. 1669, note Truchet. [↩]
- P. Cassia, « « Arrêt de traitement médical : un bien étrange référé-liberté », AJDA 2014. 1225. [↩]
- Chron. Bretonneau et Lessi, préc. [↩]
Table des matières