L’ensemble des présentes publications ont fait l’objet d’un colloque organisé à l’initiative de l’Association des étudiants de droit public de la Faculté de droit et de science-politique de Rennes. Je tiens à remercier tous les intervenants de cette journée pour la richesse de leurs interventions, ainsi que tous ceux qui nous ont fait l’honneur de prendre leur plume le temps de cette publication.
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L’Homme est par nature un animal politique1. Il est sociable et crée, pour survivre, des liens avec ses semblables ; des liens qui, parfois, de manière accidentelle, peuvent se transformer en conflits. Au sein des Cités a émergé une fonction particulière, une spécialisation sociale qui se dégage des relations ordinaires, en ce que des citoyens auront la tâche d’arbitrer ces conflits, de les résoudre sur le fondement de la loi, et au nom du peuple. Il s’agit de la fonction de juger qui sera exercée par un tiers « impartial et désintéressé »2. Elle participe d’une dynamique pacificatrice et il serait paradoxal d’y retrouver, en son sein même, une forme d’affrontement. Quelle désillusion alors de découvrir qu’entre le juge administratif et le juge judiciaire se dresse un Tribunal des Conflits. Un tribunal qui ne vise, certes, qu’à définir la compétence matérielle de chaque ordre et ainsi exclure tout déni de justice mais peu importe, le terme est lâché : il peut exister des conflits entre les juges. Cela serait-il révélateur d’une guerre dont le champ de bataille couvrirait des étendues plus larges que celles de la simple compétence matérielle ?
Si tenté que l’on retienne l’expression de guerre il est nécessaire, tout d’abord d’écarter une ambiguïté qui pourrait s’avérer fâcheuse. Il ne s’agit pas de traiter d’une guerre physique entre magistrats. Non ! Notre « guerre » se situerait davantage sur le terrain idéologique et juridique. Il s’agit d’une concurrence de légitimité entre deux ordres à la cohabitation tumultueuse. La professeure Agathe Van Lang citant la thèse de Grégoire Bigot relève que « la répartition des compétences au XIXe siècle est « l’histoire d’un affrontement » entre la justice administrative et les tribunaux ordinaires, animé par l’ambition de la Cour de cassation de « s’imposer comme juridiction unique, naturelle » »3. De cette rivalité, initiale, reste la volonté de chacune des Cours suprêmes de légitimer leur domaine d’action en perfectionnant toujours plus leur jurisprudence, et en se dotant des armes opérationnelles à même de réaliser leurs ambitions. Je ne trahirai aucun secret en révélant que dans cette course, le juge judiciaire a servi d’ « aiguillon » pour le Conseil d’Etat qui a, sur sa base, construit un droit à même d’épouser les spécificités de l’action publique. Parfois en retard mais jamais dépassé, le Conseil d’Etat, et avec lui la juridiction administrative, a su s’affirmer. Les deux ordres juridictionnels coexistent et œuvre à un même objectif la justice. Une justice que le Conseil d’Etat prend le luxe de rappeler, dans son arrêt Mme Popin de 2004, qu’elle est « rendue de façon indivisible au nom de l’Etat ». Cette phrase aurait pu servir de conclusion à cette publication et pourtant elle l’introduit. Et cela pour une raison simple : un tel constat ne peut être dressé que lorsque l’on se situe sur le terrain des grands principes. Dès que l’on s’attarde sur un terrain particulier, sur un domaine particulier du droit, l’Histoire reprend le dessus. La France, comme l’a rappelé le Professeur Truchet, se constitue de deux juges et de deux droits4.
Quel beau terrain, alors, que celui des libertés fondamentales pour mettre à l’épreuve cette vérité historique. Quel beau terrain car il s’agit là de l’héritage d’un toute autre type de guerre, celle de la guerre des hommes, celle de la folie. Comme un rempart à l’horreur, les démocraties européennes ont voulu réaffirmer l’importance accordée aux droits et libertés des hommes et des femmes. Les lois se firent plus protectrices des minorités, du droit d’expression, d’opinion, mais surtout les constitutions se parèrent de déclarations de droits, et les peuples s’unirent dans des déclarations internationales. Ces nouvelles normes enrichirent ou renouvelèrent l’action des juges internes. Il n’y avait plus deux droits se faisant face mais deux droits côte à côte sous l’égide de normes supra-législatives qui proclamaient des droits universels, naturels et imprescriptibles rattachés à la qualité d’être humain.
L’acte essentiel de la guerre est la destruction5. Or, la guerre des juges se définit surtout comme une guerre de construction. L’emploi de cet oxymore ne saurait rester énigmatique, aussi faut-il l’expliquer. Chacun des ordres juridictionnels se fonde sur des conceptions qui lui sont propres et qu’ils mettent en œuvre dans leurs jugements respectifs. Mais un tel hermétisme tend à céder dans le domaine des libertés fondamentales. Il s’agit là d’une branche du droit qui dépasse les contingences liées aux ordres juridiques. Se faisant l’unité et la cohérence du droit amènent les juges, qu’ils soient administratif ou judiciaire, à dépasser leur différence pour se rallier à des solutions communes. Mais l’œcuménisme des deux ordres juridictionnels dans la protection des libertés fondamentales ne doit pas être associé à la fin du dualisme juridictionnel. Si le but est identique, chaque ordre dispose de ses propres armes et les champs de discordes, voire de combats restent nombreux.
I. – LES ARMES DES JUGES ADMINISTRATIF ET JUDICIAIRE POUR LA PROTECTION DES LIBERTES FONDAMENTALES
Peut-on parler d’un combat des juges se fait à armes égales ? Le juge judiciaire dispose d’une assise historique dans la protection des libertés fondamentales. Il a, pendant longtemps, été le seul juge efficace pour assurer une telle protection, à défaut de justice administrative pleinement indépendante6. Cette assise historique s’est doublée d’une assise constitutionnelle avec l’article 66 de la Constitution du 4 Octobre 1958 qui consacre l’autorité judiciaire comme seule gardienne de la liberté individuelle. Pour approfondir cette question il sera nécessaire de s’attarder sur la place actuelle du juge judiciaire dans l’éventail des juges protégeant les libertés fondamentales, ainsi que des outils à sa disposition. Un éclairage sera offert par Monsieur le Professeur Richard Desgorces qui traitera du point de vue de la doctrine, ainsi que par Monsieur le Conseiller à la Cour d’Appel de Rennes Marc Janin qui nous révélera la vision qu’il a, du front, de cette guerre des juges.
Le juge administratif n’a pas été conçu, initialement, pour traiter de la question spécifique des libertés fondamentales. Et pourtant ! Les atteintes les plus graves aux libertés fondamentales résultent, en majorité, de décision directement prise par la puissance publique. D’un droit de privilège de l’Etat, qui disposait de sa propre juridiction, l’ordre administratif et le droit public se sont transformés en un outil de soumission de l’Etat au droit7. Le conseil constitutionnel, dans sa décision du 23 Janvier 1987, Conseil de la Concurrence, a comblé le retard constitutionnel initial du juge administratif en lui consacrant un bloc de compétences à valeur constitutionnel. Ce retard a également été comblé à l’égard des armes dont dispose la juridiction administrative pour protéger les libertés fondamentales. Monsieur le Professeur Jacques Petit dessinera, grâce à son intervention, les contours de l’office du juge administratif dans la protection des libertés fondamentales.
Mais l’analyse du sujet de la protection de libertés fondamentales serait incomplète si nous ne parlions pas de l’action conjointe de deux autres juges. Comment ne pas aborder l’œuvre du conseil constitutionnel en matière de protection des libertés fondamentales. Son action est colossale que cela soit, en amont, pour consacrer les droits et libertés fondamentaux eux-mêmes, ou bien en aval, pour encadrer le législateur. Mais il serait erronée de se lancer dans l’étude du Conseil constitutionnel sans prendre en compte l’environnement juridictionnel dans lequel il se situe. C’est ainsi que l’autorité des décisions des sages est mise à l’épreuve par les juges internes et européens. Nous aurons le plaisir de bénéficier, à ce propos, de l’intervention de Madame le Professeur Anne-Marie Le Pourhiet.
II. – LA POSSIBILITE DE CHAMPS DE BATAILLES ENTRE LE JUGE ADMINISTRATIF ET LE JUGE JUDICIAIRE
La précision de l’office des juges administratif et judiciaire ne relève pas d’un exercice gratuit. Il a vocation à poser les bases d’une autre réflexion toute aussi importante : celle des champs de batailles. C’est, sans doute, en évoquant ce second temps du raisonnement que le terme de guerre peut prendre un sens plus véritable. Il s’agit, cependant, d’une simple possibilité dont la réalisation suppose l’existence d’une lutte réelle entre juges. L’examen de la jurisprudence amènera à nuancer l’importance des batailles qui occupent les juges administratif et judiciaire dans le champ des libertés fondamentales. Les hypothèses d’une opposition frontale des deux juridictions sont réduites aux questions de compétence laissant la place à une coexistence, voire à une coaction, pour la protection des libertés fondamentales.
La compétence du juge administratif s’est construite par la conquête de champs relevant, originairement, de la compétence du juge judiciaire. La notion de service public a légitimé l’action du juge administratif et a servi d’étendard à ses revendications8. Néanmoins, persiste une zone grise où les litiges liés à l’action de l’administration continuent de relever du juge judiciaire de par l’atteinte grave à une liberté individuelle ou au droit de propriété. Notre lecteur aura reconnu la théorie de la voie de fait.
Créer comme une solution temporaire au début de la construction de l’ordre juridictionnel administratif, cette théorie a connu un vif succès auprès des justiciables. Par à coup, et au fil du perfectionnement des jurisprudences, la théorie de la voie de fait a évolué. Le juge des référés et le Tribunal des conflits ont dessiné de nouveaux contours à cette notion complexe. Mademoiselle Thaïs Augustin abordera la théorie de la voie de fait dans son passé, son présent et son futur, et nous précisera en quoi, on peut, sur ce point, parler de victoire du juge administratif. La répartition des compétences entre les deux ordres juridictionnels ne s’est pas construite que par le conflit, il s’agit, avant tout, d’un dialogue entre les juges. L’unité du droit peut amener un juge à traiter de questions ne relevant, a priori, pas de son domaine. Une réponse efficace a été apportée au risque de déstabilisation et d’incohérence des jurisprudences à travers le mécanisme des questions préjudicielles. Mademoiselle Hada Messoudi, doctorante à l’IDPSP, précisera le nouvel équilibre des questions préjudicielles, entre indépendance des législations et souci de bonne administration de la justice.
Notre examen ne pourrait pas être complet sans des nouvelles du front. Il s’agira de se livrer à une analyse concrète des domaines où coexistent les juges administratif et judiciaire. Deux domaines ont été retenus et permettront de dresser les traits principaux de la cohabitation juridictionnelle. Tout d’abord, la présente étude se penchera, avec Mademoiselle Aude Gay-Heuzey, doctorante à l’IDPSP, sur le droit des étrangers qui relève d’une grande importance quantitative et qualitative dans la société et devant les deux ordres juridictionnels. Enfin, notre étude s’arrêtera sur un domaine non moins important qui est celui des aides sociales. Son actualité politique n’est plus à démontrer. C’est, cependant, sous l’angle du droit que ce thème sera abordé. Et Quentin Barnabé, doctorant à l’IDPSP, partagera ses connaissances en matière d’aide sociale à l’enfance.
Cette recherche sur le thème de la guerre a paradoxalement un objet pacifiste. En effet, tous les champs de batailles sur lesquels les juges judiciaire et administratif s’affrontent sont en réalité autant de domaines juridiques où la protection des libertés fondamentales est assurée, et on pourrait même affirmer perfectionnée. Mais la notion de libertés fondamentales tend à englober également des zones d’ombres9. Des domaines où, alors même que l’existence de droits et libertés fondamentales n’est plus à démontrer, les deux ordres juridictionnels sont absents laissant, ainsi, inachevée leur guerre de construction.
- Aristote, Les Politiques, I, 2, 1252 a, trad. P. Pellegrin, Paris, Garnier-Flammarion, 1990, p. 90. [↩]
- Pour une vision de la justice comme phénomène juridique inhérent à toute société, V. A. Kojève, Esquisse d’une phénoménologie du droit, Paris, Gallimard, 1981, p. 25. [↩]
- Agathe Van Lang, « Le dualisme juridictionnel en France : une question toujours d’actualité », AJDA 2005, p. 1760. [↩]
- Didier Truchet, « Plaidoyer pour une cause perdue : la fin du dualisme juridictionnel », AJDA 2005, p. 1767. [↩]
- G. Orwell (E. Blair), 1984, Folio, 1972, p. 254. [↩]
- L’indépendance des autorités administratives disposant de la fonction de juger n’a été acquise que par le mouvement croisé de la fin de la justice retenue (loi du 24 mai 1872) et de la fin de la théorie du ministre-juge (CE, 13 déc. 1889, Cadot). [↩]
- Il s’agit, d’ailleurs, de la définition matérielle de l’ « État de droit ». Celle-ci cohabite avec d’autres définitions, formelle et substantielle. Pour des développements, V. J. Chevallier, L’État de droit, Broché, 2010, p. 13. [↩]
- Même s’il faut reconnaître que l’initiateur du mouvement d’accroissement de la compétence juridictionnelle administrative est bien le Tribunal des conflits par sa jurisprudence Blanco. V. TC, 8 févr. 1873, Blanco ; D. 1873.3.20, concl. David. [↩]
- Les mesures d’ordre intérieur en matière pénitentiaire constituent, à cet égard, un exemple topique et ancien. Pour des développements plus larges V. J. Rivero, Les mesures d’ordre intérieur administratives. Essai sur les caractères juridiques de la vie intérieure des services publics, thèse Paris, 1934. [↩]