INTRODUCTION
« On peut se demander si les juristes ne se sont pas abusés en prétendant établir la théorie de la voie de fait. Notion de droit privé, n’est-ce pas un jeu d’esprit que de vouloir lui faire une place en droit administratif ? »1. La voie de fait a toujours suscité les passions, de par son existence mais aussi en raison des contestations de sa pertinence comme régime dérogatoire aux règles de compétences. « La Folle du Logis, présente là où on l’attend le moins, perturbatrice au-delà de l’acceptable »2 ainsi que l’énonçait René Chapus, a élevé le débat de ses propres fondements. En effet, la voie de fait est une exception au principe fondamental de séparation des autorités administratives et judiciaires puisque, c’est le juge de droit privé qui est compétent pour en connaître.
Les armes des juges en matière de protection des libertés fondamentales ont nettement évolué depuis ces quarante dernières années. Cette évolution a marqué de nombreux changements dans la frontière de la répartition des compétences des deux autorités juridictionnelles.
Cette répartition des compétences est irriguée par le principe de séparation des autorités judiciaires et administratives3, sorte de Traité de paix qui octroie à chacune des parties ses positions et ses compétences. Depuis sa création on a vu toute sorte de dérogations à ce Traité qui ont pu susciter des comportements étranges de la part des juges. Tel est le cas de la notion de voie de fait.
Cette notion prétorienne dont la définition traditionnelle a été posée par l’arrêt Action Française en 1935 du Tribunal des conflits, s’entend de deux hypothèses : soit l’administration a procédé à une exécution forcée irrégulière, d’une décision même régulière portant une atteinte grave à une liberté fondamentale ou au droit de propriété ; soit elle a pris une mesure ayant l’un ou l’autre de ces effets tout en étant insusceptible de se rattacher à un pouvoir lui appartenant4. L’administration commet un acte d’une telle gravité, en sortant des pouvoirs qui lui sont rattachables, qu’elle va perdre le privilège de son juge.
La doctrine a tenté de justifier cette dérogation par la théorie de la dénaturation : cette théorie veut que la mesure qui est prise par l’administration soit si ouvertement en dehors de la loi qu’elle est déchue de sa dignité d’acte administratif et du privilège de la juridiction qui s’y attache, son caractère dégradant, lui vaut en quelque sorte d’être dégradée5. Vient s’ajouter ce que certains appelleront le « symbolisme de la sanction », la voie de fait serait une sorte de sanction morale pour l’administration : « La seule circonstance que l’acte a été par une juridiction, qualifié de voie de fait, n’est pas en soi sans intérêt. Il s’attache en effet à ce terme un sens péjoratif, de sorte que son emploi dans un jugement est déjà une sanction morale »6.
Cependant ces théories n’emportent pas de conviction absolue, et sont loin d’être des fondements juridiques suffisants. C’est avant tout une explication finaliste : à l’époque, il est impératif que ce soit le juge judiciaire qui ait la main mise sur ce contentieux puisqu’il est le seul à disposer des pouvoirs suffisants pour traiter les situations de voie de fait, particulièrement dans les cas d’urgence.
Aujourd’hui ces explications sont devenues obsolètes, le juge judiciaire n’est plus le seul à être suffisamment armé. Et c’est d’ailleurs pour cette raison qu’en 2013, le juge administratif et le Tribunal des conflits sont venus, de concert, changer drastiquement la notion de voie de fait et en faire évoluer le contentieux.
I. – LA PRISE D’ARME DU JUGE ADMINISTRATIF
A. Une guerre de tranchées
Le Conseil d’État est lui-même l’auteur de la notion de voie de fait7, il a accepté de renoncer à un contentieux qui lui revenait normalement de droit ; mais ce transfert n’a pas été cédé sans condition : c’est le Conseil d’État qui seul devait être compétent pour constater et qualifier une voie de fait, avant de la renvoyer devant le juge judiciaire. Mais en pratique, le juge judiciaire s’est approprié le pouvoir de constat de façon quasi-exclusive. Ce n’est qu’en 19668 que le Tribunal des conflits intervient pour établir une compétence partagée en la matière.
Non content d’être le gardien d’un domaine de compétence ne lui appartenant pas par nature, le juge judiciaire a entrepris de son propre chef d’étendre abusivement les frontières du domaine de la voie de fait sans aucun fondement. A partir de 19849, il opère une offensive dans le territoire du juge administratif en créant une nouvelle variété de voie de fait par « manque de motifs adéquats ». En d’autres termes une simple illégalité pouvait être qualifiée de voie de fait, et le critère du non rattachement aux pouvoirs de l’administration, qui justifiait alors la notion et la dérogation de compétence, est purement et simplement effacé. En prenant une telle décision, la Cour de cassation a envoyé un message désastreux à ses soldats du fond : certains juges du fond, téméraires, ont rendu des décisions dénuées de sens en qualifiant de voie de fait des actes illégaux qui ne portaient même pas atteinte à une liberté fondamentale ni au droit de propriété10.
Cette guerre de tranchées ne sera arbitrée par le Tribunal des conflits que tardivement, après treize ans de lutte. Ce n’est qu’en 199711 qu’il revient aux fondements de la voie de fait : en rappelant il ne peut y avoir voie de fait sans atteinte à une liberté fondamentale ou au droit de propriété, mais il faut, en outre, que l’acte ne soit pas susceptible d’être rattaché à un pouvoir de l’administration.
Les territoires des juridictions ayant retrouvé leur statut d’origine, le juge administratif qui avait humblement accepté de transférer ce contentieux a compris qu’il devait réagir et récupérer ce qui lui revenait de droit.
B. L’assaut décisif du juge administratif grâce aux procédures de référé
Dans les années 1980-2000, le juge administratif a enfin été doté de pouvoirs de contraintes et de procédures d’urgence qui lui faisaient cruellement défaut. La nature du référé-liberté aurait pu laisser supposer que le juge administratif pourrait désormais être compétent pour prévenir ou faire cesser une voie de fait. Mais c’était sans compter sur le législateur et le Tribunal des conflits qui, bien au contraire, l’un au soutien de l’autre, sont venus réitérer l’étanchéité entre voie de fait et compétence du juge administratif12.
Le juge administratif n’a pas accepté de s’avouer vaincu pour autant. Il a saisi l’opportunité des référés et s’est permis de connaître des situations « à fort parfum de voie de fait »13, puisque les règles régissant la répartition des compétences en matière de référés s’apprécient plus souplement, en exigeant simplement que « la compétence n’échappe pas manifestement » à la juridiction saisie14.
C’est par la voie du référé-conservatoire que le juge administratif a commencé son offensive. Via ce référé il ne s’est pas contenté de traiter implicitement des situations de voie de fait, mais il s’est déclaré officiellement compétent pour en faire cesser les atteintes dans son arrêt Alberigo en 201015.
Mais c’est en janvier 2013 que le coup le plus fatal va être porté par le Conseil d’État, dans son ordonnance Commune de Chirongui16. Cette ordonnance est, en matière de voie de fait, le résultat des décisions jurisprudentielles précédentes du juge de l’urgence marquant des étapes progressives vers l’extension de ses prérogatives.
En l’espèce ladite commune avait entrepris des travaux sur une parcelle de terrain dont la propriété avait été reconnue à un particulier. Le Conseil d’État est alors saisi d’appel en référé-liberté par la commune qui avait reçu l’ordre, par le tribunal administratif de Mamoudzou, de faire cesser les travaux entrepris sur ladite propriété. Il s’agit bien d’une atteinte au droit de propriété constitutive de voie de fait, puisque l’acte de la commune n’est pas rattachable à l’un de ses pouvoirs. Le Conseil d’État va rejeter la requête et confirmer la décision de première instance dont l’injonction se fonde sur L.521-2, malgré une situation qui d’ordinaire est de compétence judiciaire. À la différence de ses décisions précédentes, le Conseil d’État va, enfin, énoncer explicitement sa compétence en matière de voie de fait : « 6. Considérant que, sous réserve que la condition d’urgence soit remplie, il appartient au juge administratif des référés, saisi sur le fondement de l’article L.521-2 du code de justice administrative, d’enjoindre à l’administration de faire cesser une atteinte grave et manifestement illégale au droit de propriété, lequel a le caractère d’une liberté fondamentale, quand bien même cette atteinte aurait le caractère d’une voie de fait ». Le point de rupture avec le régime strict de la voie de fait est clairement exprimé : désormais, le juge du référé-liberté (et du référé mesures-utiles comme vu précédemment) est compétent pour traiter d’une situation de voie de fait.
On observe que pour s’assurer que sa compétence, en tant que juge du référé-liberté, recouvre bien l’intégralité de l’objet de la voie de fait, le juge précise que la propriété privée s’entend comme liberté fondamentale.
Quelles conséquences tirer de cette ordonnance ? C’est donc un double recours qui s’ouvre pour les justiciables : ils peuvent saisir l’un ou l’autre des juges de l’urgence, et quel gain de temps ! Les situations de voie de fait sont dans 90% des cas des situations d’urgence, or une erreur de saisine de la juridiction compétente peut engendrer des conséquences dramatiques. Ce double recours n’empêche pas pour autant le Conseil d’Etat de renvoyer l’affaire au juge judiciaire s’il le souhaite, mais désormais il n’y est plus obligé.
La seconde conséquence est qu’en matière de référés, le critère du « non rattachement aux pouvoirs de l’administration » qui fondait la dérogation au principe de séparation des autorités administratives et judiciaires, n’existe plus. Les atteintes ayant été commises par l’administration dans le cadre de ses pouvoirs et celles étant insusceptibles d’y être rattachées ne se distinguent plus devant le juge du référé-liberté ; ici réside tout l’intérêt de l’arrêt. Alors que la première catégorie permet la saisine du juge des référés selon la lettre de la loi, l’autre en exclut la compétence au profit du juge judiciaire. Cette distinction va être mise à mal au profit de l’élargissement des pouvoirs du juge des référés. L’ordonnance va opérer une « harmonisation » de la distinction. En effet, dans son considérant numéro six, le Conseil d’État met un terme à la distinction : « quand bien même cette atteinte aurait le caractère d’une voie de fait ». En rassemblant en une seule et même catégorie les différentes atteintes, le juge du référé-liberté ne fait pas disparaître la voie de fait, il élargit sa compétence et ne recherche plus la nature de l’atteinte. En d’autres termes, il fait œuvre de simplification contentieuse, simplification réclamée depuis longtemps par la doctrine, en harmonisant son contrôle à toutes les atteintes manifestement illégales portées par l’administration. Cela veut-il dire que la voie de fait a disparu ? Hélas non. D’abord parce que nous sommes uniquement dans le cas des référés, et que cela n’engage aucune harmonisation avec le contentieux de fond. Ensuite car il n’est question ici que de prévenir ou faire cesser une voie de fait ; le juge judiciaire demeure toujours compétent pour la réparation du préjudice, comme en matière d’expropriation.
Le juge administratif qui a gagné la bataille sur le champs des référés en matière de voie de fait a-t-il pour autant gagné la guerre ?
II. – LE TEMPS DE LA COCILIATION APRES LA BATAILLE : LA SIMPLIFICATION CONTENTIEUSE
A. La simplification contentieuse en matière de voie de fait
Six mois après l’ordonnance du Conseil d’État, le Tribunal des conflits a saisi l’occasion dans son arrêt Bergoend17 pour opérer une « mise au régime sec »18 de la notion de voie de fait et en a amputé considérablement l’objet. Cette intervention du juge-arbitre s’est faite en réponse aux appels réitérés de la doctrine pour le déclin de la notion et aux besoins des justiciables face à une notion anachronique dont la désuétude ne répond plus aux nouvelles réalités juridictionnelles et encore moins aux nécessités d’un règlement rapide des litiges.
Désormais une voie fait sera constituée dans « la mesure où l’administration soit a procédé à une exécution forcée irrégulière, d’une décision, même régulière, portant atteinte à la liberté individuelle ou aboutissant à l’extinction d’un droit de propriété, soit a pris une décision qui a les mêmes effets et qui est manifestement insusceptible d’être rattachée à un pouvoir appartenant à l’autorité administrative ».
Quels changements opère cette décision ? Ce choix n’est pas anodin, il permet – enfin – de fonder juridiquement la voie de fait pour l’atteinte aux libertés individuelles. Jusqu’à présent les fondements qui semblaient justifiés la dérogation juridictionnelle ne trouvaient pas d’écho dans les visas des décisions juridiques ni en droit positif. Dans sa décision du 17 juin 2013, le Tribunal des conflits fonde la notion en visant l’article 66 de la Constitution ; ce visa ramène l’office du juge judiciaire à son cœur de compétence en tant que « gardien des libertés individuelles », au sens des sûretés. Pour ce qui est du droit de propriété, c’est par extrapolation seulement que le juge fonde la compétence du juge judiciaire : en visant le Préambule, il vise en fait les Principes fondamentaux des lois de la République par lesquels le Conseil constitutionnel avait, dans une décision de 1989, rattaché l’office du juge judiciaire à la protection du droit de propriété. Cependant, avec cette nouvelle définition qui exclue la quasi-totalité des atteintes au droit de propriété que l’on peut rencontrer dans les situations de voie de fait, y-a-t-il vraiment besoin de fonder des cas si rarissimes qu’ils en sont quasi-inexistants ?
Par ailleurs, il faut de souligner que le juge des conflits n’a pas fait disparaître le critère du non-rattachement aux pouvoirs de l’administration contrairement au référé-liberté, où l’on ne posait plus la distinction.
Que pouvons-nous tirer comme conséquences de la conjugaison de ces deux arrêts ? Les conséquences ne sont pas les mêmes selon que l’on soit sur le plan des référés ou sur un recours au fond.
D’abord sur la condition des référés. Le Tribunal des conflits ne cite pas expressément des référés dans sa décision. Il apparaît que le juge des référés puisse garder les fruits de sa conquête. Il semble que par un silence intelligent, le Tribunal des conflits garde à l’esprit que les situations d’urgence des justiciables ne peuvent obéir à des règles de compétences trop strictes et préjudiciables, car la voie de fait est une atteinte d’une nature si grave qu’il serait scandaleux de perdre du temps pour y mettre un terme.
C’est au fond que le Tribunal des conflits a entendu éclaircir et imposer de nouvelles frontières. Contrairement au référé-liberté, ici on renforce une étanchéité et une exclusivité des compétences : en cas d’atteinte à une liberté individuelle ou d’une extinction du droit de propriété par l’administration agissant en dehors de ses pouvoirs, seul le juge judiciaire est compétent tant pour la faire cesser que pour la réparer. Si la situation se présente devant le juge administratif, ce dernier aura l’obligation de renvoyer à l’autorité judiciaire.
On remarque donc que la plupart des comportements de l’administration sortent désormais de l’orbite de la voie de fait. Le contentieux de l’indemnisation qui avait toujours été la chasse gardée du juge judiciaire a cédé au bénéfice du juge administratif pour les cas nouvellement exclus du champs de la voie de fait. Le Tribunal des conflits fait donc une double légitimation : il consacre de nouveau le juge judiciaire comme gardien par nature des libertés individuelles, et il consacre le juge administratif en tant que gardien des libertés fondamentales.
Peut-on parler de victoire ? Les fondements pratiques qui ont construit le remède de la voie de fait, censé être temporaire, n’existent plus ; l’efficacité du juge administratif est suffisamment éprouvée pour que l’on puisse affirmer qu’il est aussi efficace face à de telles situations que le serait le juge judiciaire.
B. Dacosta, commissaire du gouvernement, rappelle d’ailleurs dans ses conclusions du 3 février 201419 que « la voie de fait a été inventée pour que les comportements de l’administration gravement attentatoires à une liberté ou au droit de propriété puissent être sanctionnés, en urgence, par un juge qui ne pouvait alors être que le juge judiciaire, le juge administratif ne disposant pas des outils nécessaires. Cette exception au principe de séparation des autorités administratives et judiciaires ne se justifie plus par un souci d’efficacité ». La victoire est donc partielle, car malheureusement la voie de fait n’a pas complètement disparu, et elle a même trouvé un fondement constitutionnel qu’il semble difficile pour le juge administratif de dépasser par lui-même. Mais si cette victoire n’est pas complète pour le juge administratif, elle l’est pour le justiciable qui ne se perdra plus dans les dérogations frontalières proies de conflits incessants.
B. Le réaménagement de la théorie de l’emprise irrégulière
L’emprise irrégulière s’entend d’une atteinte à la propriété immobilière, c’est une dépossession, une mainmise directe de la puissance publique sur la propriété ; son irrégularité recouvre les dépossessions pratiquées sur la base d’un titre annulé ou encore celles résultant d’un dépassement du titre qui consacrait un accord d’occupation temporaire20.
Par dérogation au principe de séparation des autorités administrative et judiciaire, lorsque l’emprise était régulière le juge administratif était compétent, alors qu’en cas d’emprise irrégulière c’est le juge judiciaire, en tant que gardien de la propriété, qui voyait ce contentieux lui revenir.
A la suite de son arrêt Bergoend, le Tribunal des conflits, le 9 décembre 2013, par son arrêt Commune de Saint Palais sur Mer, est revenu sur cette dérogation. Avec la conjugaison de ces deux arrêts, il est venu mettre fin à la théorie de l’emprise irrégulière, puisque désormais que ce soit en cas d’emprise régulière ou irrégulière le juge administratif sera compétent pour faire cesser et réparer. Seule sera de la compétence du juge judiciaire les cas où l’atteinte ira jusqu’à entraîner l’extinction du droit de propriété, qui sont donc uniquement les cas constitutifs de voie de fait.
CONCLUSION
À l’issue de cette étude, il apparaît pertinent de souligner que la décision du Tribunal des conflits de maintenir la voie de fait tout en restreignant le champ de ses hypothèses n’empêche pas d’en envisager l’abandon. En effet, la mouvance des fondements de la voie de fait tout au long de son existence montre que la dernière tentative du Tribunal des conflits de la faire survivre, témoigne plus du comportement d’un juge qui a du mal à se séparer d’une théorie prétorienne que d’une réelle considération d’opportunité. Le seul motif justifiant l’existence de la notion étant la garantie offerte aux justiciables de la protection de leurs droits, que seule l’autorité judiciaire pouvait promettre à une époque, n’existe plus. On peut donc penser, qu’à plus ou moins court terme, la voie de fait finira par disparaître, n’ayant plus aucune utilité pour les justiciables, mis à part la satisfaction de voir symboliquement l’administration déchue de son privilège de juridiction.
Mais c’est peut-être à l’aune du principe de séparation des autorités administratives et judiciaires que doit être comprise l’évolution récente de la notion de voie de fait. Ce principe nécessite d’articuler les compétences des deux ordres de juridiction afin d’atteindre trois objectifs, parfois antagonistes, qu’il convient de mettre en balance : la garantie des droits des justiciables ; la spécialisation du juge dans la pratique du droit applicable21 ; la bonne administration de la justice. Le premier objectif est désormais, comme on l’a montré, aussi bien assuré par le juge administratif que par le juge judiciaire. Le juge des conflits tend aujourd’hui à concilier le second et le dernier, sans toutefois totalement occulter le premier. La solution Bergoend s’inscrit donc dans un mouvement global de simplification, initié par le Tribunal des conflits en 201122 permettant d’assouplir la procédure des questions préjudicielles. Par souci de bonne administration de la justice, on permet à l’une et l’autre des juridictions de connaître des matières qui par nature relèveraient de l’autre juridiction. Pour le régime des questions préjudicielles, le juge judiciaire peut désormais faire l’économie d’un renvoi lorsqu’il peut appliquer une « jurisprudence établie »23, dans un objectif de « bonne administration de la justice »24 ; tandis que pour le régime inhérent à la voie de fait le juge administratif ne doit décliner sa compétence qu’en cas d’atteinte à une liberté individuelle ou d’extinction du droit de propriété. Ainsi dans le premier cas la spécialisation de la juridiction administrative est maintenue pour toute question nouvelle ou non clairement tranchée, mais la bonne administration de la justice l’emporte le reste du temps. Dans le second cas, la spécialisation du juge judiciaire est précisée et resserrée autour de son noyau dur de compétences25, afin d’éviter une complexité inutile et préjudiciable. Les décisions récentes du juge des conflits s’emploient donc à fixer les modalités de la mise en œuvre du principe de séparation dans des conditions qui ne léseraient pas ou peu le justiciable, tout en assurant son respect. Bien que les objets nouveaux de la voie de fait soient certes de nature civile, sa justification pratique a disparu. Alors, si le souci de bonne administration de la justice doit guider les nouvelles constructions juridiques, la voie de fait ne devrait-elle pas définitivement mourir ?
- E. Desgranges, Essai sur la notion de voie de fait en droit administratif français, Société française d’imprimerie et de librairie, 1937, p. 1. [↩]
- R. Chapus, Droit administratif général, Tome1, Montchrestien, Coll. Domat Droit public, 15ème éd., 2001, p. 533. [↩]
- Loi des 16-24 aout 1790 et décret 16 fructidor an III, DC 20 juillet 1980 et DC 23 janvier 1987 Conseil de la concurrence. [↩]
- Cela correspond aux hypothèses où l’édiction d’un acte juridique manifestement dépourvue de base légale. Il s’agit de l’arbitraire administratif le plus flagrant. [↩]
- G. Lebreton, Droit administratif général, Dalloz, Coll. Cours, 7ème éd., 2013, p. 365. [↩]
- M. Waline, note sous CE, sect., 19 octobre 1969, consorts Muselier, in notes d’arrêt de Marcel Waline, vol.1, arrêt n°89, Dalloz, 2004, p. 475. [↩]
- CE, 21 sept. 1827, Rousseau, Lebon, p. 504. [↩]
- TC, 27 juin 1966, Guigon c. Armées, n° 1889, Lebon p. 830 ; JCP 1967.II.15135, concl. R. Lindon ; AJDA 1966. 547, note A. de Laubadère ; D. 1968. 7, note J.-C. Douence. [↩]
- Cass. civ. 1re, 28 novembre 1984, [3 arrêts], Bonnet, Buisson, Lisztman : Bull. civ. 1984, I, n° 321 ; R.F.D. adm. 1985, p. 761, concl. P.-A. SADON et p. 145, note B. PACTEAU. [↩]
- CA Aix-en-Provence, 1er décembre 1987, Piselli, AJDA 1988, p. 550. [↩]
- TC, 12 mai 1997, Préfet de police de Paris c/ TGI de Paris, RFDA 1997, p. 522. [↩]
- Le référé-liberté n’est pas applicable à la voie de fait car il suppose un acte rattachable à un pouvoir par nature de l’administration. V. TC, 23 octobre 2000, Boussadar ; D. 2001, p. 2334. [↩]
- O. Le Bot, « Maintenir la voie de fait ou la supprimer ? Considérations juridiques et d’opportunité », RDLF, 2012, chron. n°2, p. 8. [↩]
- CE, 29 oct. 2001, Raust, req. n°237132, Lebon, p. 1090. [↩]
- T. confl., 12 mai 2010, Alberigo, T., p. 694-904. [↩]
- CE, ord., 23 janv. 2013, Commune de Chirongui ; AJDA, 2013, p. 788, chron. A. Bretonneau et X. Domino ; D.A, 2013, n°24, note S.Gilbert ; JCP Adm., 2013, p. 2047, note H. Pauliat, p. 2048 note O. Le Bot ; RFDA, 2013, p. 299, note P. Delvolvé. [↩]
- TC, 17 juin 2013, Bergoend c/ Société ERDF Annecy Leman ; AJDA, 2013, p. 1568, chron. X. Domino & A. Bretonneau ; JCP Adm., 2013, p. 2301, note C.-A. Dubreuil ; RJEP, oct. 2013, p. 38, note B. Seiller. [↩]
- X. Domino & A. Bretonneau, « la voie de fait mise au régime sec », AJDA, 2013, p. 1568. [↩]
- T. confl., 3 février 2014, n°3943. Recours formé contre l’arrêté du Préfet de Police qui a prononcé la fermeture d’un studio au motif que ce local était mis à la disposition de personnes se livrant à la prostitution et aurait fait apposer sur la porte de ce studio une affiche indiquant la fermeture administrative du lieu. [↩]
- CE, 10 mai 1974, Dame veuve Andry, Lebon, p. 278 ; cité par A.-M. Batut dans concl. sur TC, 9 déc. 2013, M. et Mme. P. C/ Commune de Saint Palais sur Mer ; AJDA, 2014, p. 213. [↩]
- La spécialisation est ici entendue largement, non comme une simple spécialisation technique, mais comme le fait que le juge administratif est un véritable « juge administrateur : ayant l’esprit de l’administrateur, connaissant de façon personnelle les problèmes, besoins et réalités de l’action administrative » (R. Chapus, Droit administratif général, Tome 1, op. cit., p. 771). [↩]
- TC, 17 oct. 2011, SCEA du Chéneau et autre, Lebon, p. 698 ; AJDA, 2012, p. 27, chron. M. Guyomar et X. Domino ; RFDA, 2011, p. 1122, concl. J.-D. Sarcelet. [↩]
- TC, 17 oct. 2011, SCEA du Chéneau et autre, préc. [↩]
- TC, 17 oct. 2011, SCEA du Chéneau et autre, préc. [↩]
- L’article 66 de la Constitution est d’ailleurs expressément mentionné dans les visas de la décision Bergoend. [↩]
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