Les rapports juridiques entre l’ordre juridique français et l’ordre communautaire sont emprunts d’une complexité parfois byzantine. Le litige soumis à l’Assemblée du contentieux du Conseil d’État aurait pu être procéduralement simple : il ne l’a été que jusqu’en cassation.
M. Jacob a procédé en 1996 à un échange d’actions dont il était propriétaire ce qui a induit une importante plus-value qui a été placée en report d’imposition comme l’autorise l’article 160 I ter 4° du code général des impôts. Ce mécanisme permet, en pratique, de reporter l’imposition de la plus value à la date de cession des titres obtenus en échange ce qui octroie, le cas échéant, le bénéfice d’abattements majorés du fait de la durée de détention (Cet abattement est actuellement, au maximum, fixé à 65 % du montant de la plus value (Article 150‑0 D du code général des impôts). Il pouvait atteindre à l’époque des faits, 100 % de ce montant (article 150‑0 D bis et 150‑0 D ter dans leurs rédactions applicables au 21 décembre 2007) ). Lesdits titres ont finalement été cédés le 21 décembre 2007 après que M. Jacob ait pris la précaution de transférer son domicile fiscal en Belgique en 2004. L’administration fiscale a alors estimé que cette plus value était néanmoins taxable en France et a mis à la charge du contribuable une cotisation supplémentaire à l’impôt sur le revenu à hauteur de 1 342 384 euros assortis d’une majoration de 10 % et des intérêts de retard.
Saisi en première instance, le Tribunal administratif de Montreuil a prononcé la décharge des impositions litigieuses par un jugement du 8 juin 2012 (TA Montreuil, 8 juin 2012, Jacob, n° 11‑04077). Saisie sur recours du ministre des finances et des comptes publics, la Cour administrative d’appel de Versailles a annulé ce jugement et remis les impositions en litige à la charge du contribuable (CAA Versailles, 28 mai 2015, Ministre des finances et des comptes publics, n° 12VE03160).
C’est alors que M. Jacob se pourvoira en cassation devant le Conseil d’État. Cependant, il prendra le soin de présenter par un mémoire distinct une question prioritaire de constitutionnalité (QPC) dirigée contre les dispositions des articles 160 I ter 4° et 92 B II du code général des impôts.
Toutefois, ladite question n’est pas nouvelle et son absence de caractère sérieux ne présentait nulle difficulté à être tranchée sur le seul plan du droit interne par la Haute juridiction. Mais, M. Jacob soutenait également le fait que s’il s’était trouvé dans une situation intégralement transnationale, dans laquelle l’une des sociétés concernées aurait eu son siège dans un autre État membre de l’Union européenne et de ce fait régie par une directive européenne (Directive n° 90/434/CEE du Conseil du 23 juillet 1990 concernant le régime fiscal commun applicable aux fusions, scissions, apports d’actifs et échanges d’actions intéressant des sociétés d’États membres différents JOCE(L) 225 p. 1), la loi interne aurait dû être écartée par le juge de l’impôt (CC, 15 janvier 1975, « Interruption volontaire de grossesse », n° 74‑54 DC ; CE Ass., 20 octobre 1989, Nicolo, concl. P. Frydman Rec. p. 190 ; CE Ass., 28 février 1992, Société anonyme Rothmans international France et Société Philipp Morris France, Rec. p. 78) et, qu’en conséquence, nulle imposition n’aurait été due. Ce point justifiait le renvoi de cette question à la formation la plus solennelle du Conseil d’État.
Il résulte de cette situation, selon le contribuable, une inégalité devant l’impôt qui serait contraire à la Constitution et justifierait ainsi le sérieux de sa QPC. Cette hypothèse procédurale n’est pas totalement inédite. Mais s’il n’est normalement pas possible d’invoquer une directive pour écarter une loi dans une situation purement interne, du moins lorsqu’elle ne le prévoit pas (CE, 17 janvier 2007, Banque fédérative du Crédit mutuel, n° 262.967), l’absence de précision de la directive européenne ici en cause impliquait de procéder à un renvoi préjudiciel (Article 267 TFUE) incident auprès de la Cour de Justice de l’Union européenne. Autrement dit, le caractère « sérieux » d’une QPC dépend ici, de fait, de la teneur d’un renvoi préjudiciel à une juridiction internationale.
Si le Conseil d’État a refusé la transmission de la QPC, en l’état, il a cependant transmis la question préjudicielle au juge de Luxembourg ce qui pourrait, in fine, permettre de soulever de nouveau la même QPC comme cela est mentionné expressément dans les motifs de sa décision reconnaissant ainsi qu’il s’agirait alors d’un changement de circonstances de droit et que le caractère sérieux de la QPC qui n’était pas établi aurait évolué en cours d’instance.
1°) Le législateur organique (Article 23‑5 de l’ordonnance organique n° 58‑1067 du 7 novembre 1958 sur le Conseil constitutionnel créé par la loi organique n° 2009‑1523 du 10 décembre 2009 relative à l’application de l’article 61‑1 de la Constitution) avait souhaité prioriser le contrôle de constitutionnalité au détriment du contrôle de conventionnalité afin de mettre un terme au « malaise dans la Constitution » (D. de Bechillon, « De quelques incidences du contrôle de la conventionnalité internationale des lois par le juge ordinaire (malaise dans la Constitution) », RFDA 1998 p. 225). En procédant ainsi, il entendait faire prévaloir la supériorité de la norme fondamentale sur le plan formel et procédural sur toute autre norme internationale (CE Ass., 30 octobre 1998, Sarran, Levacher et autres) y compris le droit de l’Union européenne. Ce choix n’est pas sans incidence sur l’office du juge et sur les moyens que peuvent invoquer les requérants.
M. Jacob s’estimait en effet victime d’une « discrimination à rebours » (CJUE, 16 juin 1994, Steen II, n° C‑132/93 ; CJUE, 5 décembre 2000, Guimont, n° C‑448/98 ; CJUE, 5 mars 2002, Reisch, n° C‑515/99) dans la mesure où il se serait retrouvé dans une situation moins favorable que s’il avait vu son opération capitalistique soumise au seul droit de l’Union (Au cas présent : article 1er de la directive n° 90/434/CEE « fusion »).
La jurisprudence publiciste avait déjà eu l’occasion de préciser certaines des articulations entre la question prioritaire de constitutionnalité et le droit communautaire, au delà de la seule question de la priorité, lorsque l’application de la loi interne aux seuls cas régis par le droit national impliquait nécessairement une discrimination ou une inégalité entre les sujets de droit.
Par une première décision Société Technicolor (CE, 15 décembre 2014, Société technicolor, n° 380.942), le Conseil d’État avait ainsi opéré une « interprétation neutralisante » de la loi, non au regard des règles constitutionnelles (A. Viala, Les réserves d’interprétation dans la jurisprudence du Conseil constitutionnel, LGDJ, 1999, 336 p.), mais au regard des objectifs poursuivis par une directive. Cette solution audacieuse permettait de neutraliser un éventuel conflit entre contrôle de constitutionnalité et contrôle de conventionnalité. Toutefois, une telle issue contentieuse ne peut s’envisager que lorsque certaines conditions particulières sont réunies : absence d’incompatibilité frontale entre les textes, « clarté » de la directive, etc.
C’est par une seconde décision, Société Métro holding France (CE, 12 novembre 2014, Société Métro holding France, n° 367256), que la Haute juridiction administrative va pousser cette logique à l’extrême puisqu’il va alors juger que lorsque le droit interne (législatif ou réglementaire) serait contraire au droit de l’Union, et donc qu’il se doit normalement d’être écarté (CE Ass., 20 octobre 1989, Nicolo ; CE Ass., 28 février 1992, Société Rothmans international France et Société Philip Morris France), il pourrait en résulter une situation inégalitaire propre à justifier le renvoi d’une question prioritaire de constitutionnalité au Conseil constitutionnel.
Et c’est ainsi que, par une troisième décision, le Conseil constitutionnel va achever de tirer les conséquences de cette double logique procédurale en jugeant qu’une telle situation serait contraire au principe constitutionnel d’égalité et va, par la suite, abroger la loi litigieuse (CC, 3 février 2016, Société Metro Holding France SA venant aux droits de la société CRFP Cash, n° 2015‑520 QPC).
C’est dans ce prolongement que s’inscrit directement la décision Jacob qui va appliquer à cette logique, l’incidente question de l’interprétation du droit communautaire. Il est vrai que la directive « fusion » (Directive n° 90/434/CEE précitée) est particulièrement délicate à interpréter eu égard à sa rédaction.
2°) Mais les options offertes au Conseil d’État étaient en réalité multiples.
La solution procédurale la plus rigoureuse, selon nous, aurait consisté à surseoir à statuer sur la question prioritaire de constitutionnalité jusqu’à ce que la Cour de Luxembourg se soit prononcée ce qui permettait de mettre en exergue l’articulation entre les deux procédures incidentes. Cela neutralisait partiellement le caractère prioritaire de la QPC mais ce dernier ne résulte que du législateur, et non d’une exigence constitutionnelle, or la bonne transposition et application du droit communautaire bénéficie d’une telle exigence (CC, 10 juin 2004, Loi pour la confiance dans l’économie numérique, n° 2004‑496 DC). De plus la priorité n’est prévue que pour la confrontation d’un texte législatif aux normes protégeant les droits fondamentaux, or ici tel n’était pas le cas puisque cela ne concernait que l’interprétation du droit dérivé communautaire. On relèvera d’ailleurs que tant la Cour de cassation (Cass. Ass. plén., 16 avril 2010, Aziz Melki, n° 10‑40.001) que le Conseil d’État (CE, 14 mai 2010, Rujovic) ont déjà relativisé cette priorité ce qui avait été avalisé par la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE, 22 juin 2010, Melki et Abdeli, n° C‑188‑189/10).
Cette possibilité aurait combiné l’office du Conseil d’État en ses triples qualités de juge de droit commun du droit de l’union (CE Ass., 30 octobre 2009, Perreux), de juge suprême chargé de veiller au renvoi des questions préjudicielles (Article 267 b) III TFUE) et de cour suprême d’ordre chargée de filtrer les QPC (Article 61‑1 de la Constitution ). De plus, cette solution aurait évité de juger « en l’état » (Une telle solution est pratiquée pour les référés administratifs mais semble incongrue à l’encontre d’une question prioritaire de constitutionnalité) une question prioritaire de constitutionnalité comme étant « non sérieuse » alors que concomitamment il juge la même question comme étant de nature à justifier un renvoi préjudiciel. La théorie des apparences d’une bonne justice est ici particulièrement mise à mal.
Une autre option aurait pu consister à renvoyer la question prioritaire de constitutionnalité « en l’état de l’instruction » au Conseil constitutionnel afin que ce dernier puisse lui-même apprécier l’opportunité d’un éventuel renvoi préjudiciel à Luxembourg (CC, 4 avril 2013, Jérémy F., n° 2013‑314P QPC). Cette solution, pour originale qu’elle soit au regard de l’office du juge suprême quant au renvoi des QPC, aurait eu le mérite de laisser le Conseil constitutionnel intégralement maître du traitement procédural de la question préjudicielle, de sa formulation et donc du filtrage même de la QPC dans ce cas très particulier. On relèvera à cet égard qu’en matière électorale, le Conseil constitutionnel accepte bien de statuer sur une QPC directement déposé devant lui dans le silence de la Constitution (CC, 12 janvier 2012, Sénat (Loiret), n° 2011‑4538 SEN) ; il n’y avait donc là nul obstacle insurmontable.
Mais cela aurait été contraire à la logique qui est celle du filtrage actif opéré par le Conseil d’État sur les questions prioritaires de constitutionnalité (D. Botteghi, S.‑J. Lieber et V. Daumas, « La question prioritaire de constitutionnalité vue du Conseil d’État », Cahiers du Conseil constitutionnel n° 30‑2010). Or cette opération implique parfois une bienveillance du Conseil d’État sur sa propre jurisprudence (CE, 9 novembre 2011, Giraud, n° 351.890) ou sur la sélection des textes renvoyés ce qui est parfois regretté par le Conseil constitutionnel qui se trouve être limité aux seules dispositions renvoyées et non à l’intégralité des normes législatives applicables au litige (CC, 1er juillet 2016, M. Stéphane R. et autre, n° 2016‑550 QPC et son commentaire officiel).
La logique procédurale est toutefois sauvegardée par le choix du Conseil d’État du non renvoi de la QPC en l’état mais au prix d’un artifice procédural qui consiste à juger en réalité deux fois le sérieux de la même QPC alors même qu’en réalité tout dépend du résultat de la question préjudicielle qui s’insère entre les deux examens du renvoi au Conseil constitutionnel. L’intelligibilité et la clarté du droit procédural apparaît donc comme fortement réduite (mais ce n’est ici et au mieux qu’un simple objectif de valeur constitutionnel) (CC, 16 décembre 1999, « Codification », n° 99‑421 DC).
Au cas présent, le Conseil d’État a voulu maintenir la priorité constitutionnelle formelle au détriment de l’impératif européen ce qui induit une solution complexe en trois temps : d’abord refuser le renvoi de la QPC au Conseil constitutionnel car celle-ci n’est pas sérieuse, ensuite saisir la Cour de justice de l’Union européenne de l’interprétation du droit communautaire dérivé, enfin, et à la vue de l’interprétation donnée, pouvoir être saisi de nouveau de la même question prioritaire de constitutionnalité qui pourrait être, entre-temps, devenue sérieuse.
On connaît les limites et appréhensions au renvoi préjudiciel du Conseil d’État auprès des juridictions communautaires (Cl. Vocanson, Le Conseil d’État français et le renvoi préjudiciel devant la Cour de justice de l’Union européenne, Dalloz, 2014, 694 p.) et s’il est heureux qu’en l’espèce le renvoi préjudiciel ait bien été ordonné, cela ne fait pas obstacle au caractère artificiellement complexe de la procédure suivie.