Dans Comment on écrit l’histoire, Paul Veyne déclare que « L’étude de n’importe quelle civilisation enrichit la connaissance que nous avons d’une autre et [qu’] il est [par conséquent] impossible de lire Voyage dans l’Empire chinois de Huc ou Voyage en Syrie de Volney sans apprendre du nouveau sur l’Empire romain ». Il poursuit en décrétant que « les mots d’étude comparée devraient être au moins aussi consacrés que ceux de bibliographie exhaustive » (éd. Du Seuil, coll. « Points histoire », 1971, p. 1). Si Paul Veyne avait été juriste et s’il s’était occupé d’expliquer Comment on écrit le droit, sans doute aurait-il énoncé des propositions semblables. En effet, en droit comme en histoire on ne peut se passer de comparer.
Cet exercice intellectuel débute à l’aube du travail de recherche, lorsque le périmètre de son objet est défini. Qu’on range alors ce dernier dans une catégorie plus générale ou qu’on le distingue d’objets similaires, on ne peut procéder autrement que par comparaison. Ainsi, la plupart des articles de doctrine évoquent-ils, ne serait-ce qu’en préambule, le droit étranger, l’histoire du droit ou les autres branches du droit pour situer leur objet.
Ce que Paul Veyne appelle « étude comparée » – et que les juristes désignent par l’expression « droit comparé » – renvoie cependant à une démarche de recherche spécifique. C’est une démarche d’investigation dans laquelle la comparaison permet de confronter des objets situés dans des espaces géographiquement distincts, immergés dans des cultures nationales différentes et qui, surtout, accorde à cette confrontation une place prépondérante. La comparaison ne sert alors pas seulement à introduire le sujet et à délimiter l’objet, mais à acquérir des connaissances sur ce dernier. Le droit comparé constitue, en d’autres termes, la démarche ou l’une des principales démarches de recherche mises en œuvre. C’est dans ce cas qu’il appartient au chercheur d’expliquer et de justifier son approche car, fatalement, celle-ci tend à en exclure d’autres. Lorsque, par exemple, une auteure fait le pari que, pour comprendre une décision du Conseil constitutionnel, il lui sera plus fructueux de s’intéresser à des décisions rendues par des cours étrangères dans des situations similaires que de s’attacher à la jurisprudence passée du juge constitutionnel français, il convient qu’elle énonce les considérations qui justifient ce parti-pris.
Si tous les comparatistes sont soumis à la même injonction d’expliquer leur objectif et la méthode qui en découle, on ne saurait s’attendre à ce que, s’exécutant, ils déploient un même discours. Il existe en effet différentes raisons de comparer et, partant, une grande diversité de méthodes parmi lesquelles les comparatistes peuvent puiser.
D’un côté du spectre figurent celles qui tendent strictement à la connaissance. De l’autre côté on retrouve les approchent qui voient dans le droit comparé le moyen de fonder des propositions ouvertement prescriptives.
À l’image de Guillaume Tusseau par exemple, certains auteurs entendent « offrir une vision d’ensemble d’un phénomène, tel qu’il se présente en différents lieux » (« Sur le métalangage du comparatiste. De la prétention à la neutralité à l’engagement pragmatiste », Revus, 2013, vol. 21, § 15). Cette démarche « consiste à présenter (…) une grille conceptuelle abstraite et générale, couvrant de manière exhaustive toutes les possibilités théoriques susceptibles de se présenter dans le droit positif » (op. cit., § 16). Les catégories élaborées par le comparatiste ont alors une utilité « strictement descriptive et scientifique ». C’est-à-dire qu’ « elles n’ont pas vocation à servir en tant que telles de prémisses à des raisonnements d’où pourraient être tirées des conséquences normatives ». Il s’agit uniquement de « mettre de l’ordre » en établissant une sorte de cartographie du phénomène étudié tel qu’il existe dans différents ordres juridiques, voire dans tous et même tel qu’il pourrait théoriquement exister dans des ordres juridiques imaginaires.
À l’inverse, certaines démarches sont justifiées par « la poursuite d’un but pratique : comparer pour trouver “ la meilleure solution juridique ” et aider ainsi à la rédaction et à l’amélioration des codes et des lois » (Marie-Claire Ponthoreau, « Le droit comparé en question(s) entre pragmatisme et outil épistémologique », RIDC, 2005-1, pp. 8-9. L’auteure, qui se limite ici à rappeler le rôle initialement assigné au droit comparé, soutient une thèse différente).
D’autres comparatistes restent au milieu du gué. Ce sont ceux qui postulent une visée descriptive dissimulant mal une vocation nettement prescriptive. Ainsi l’école d’Aix-en-Provence a-t-elle longtemps recouru au droit comparé pour tenter de démontrer la légitimité des compétences, de la jurisprudence ou des techniques décisionnelles du Conseil constitutionnel. Thierry Di Manno, par exemple, s’est brillamment attaché à démontrer que les réserves d’interprétation, parfois décriées en France, répondraient à une forme de nécessité dictée par la mission même du juge constitutionnel et illustrée, à ce titre, par la pratique interprétative d’autres cours constitutionnelles (Le juge constitutionnel et la technique des « décisions interprétatives » en France et en Italie, Économica-PUAM, 1997, 617 p.). Dans le même ordre d’idée, mais en prenant cette fois le droit étranger comme repoussoir, Louis Favoreu a efficacement vanté les mérites du contrôle a priori de la constitutionnalité des lois à la française en soulignant les écueils du contrôle a posteriori dans divers États européens (« L’effet dissuasif du recours préventif en inconstitutionnalité : étude de cas », in Mélanges en l’honneur de Dmitri Georges Lavroff, Paris, Dalloz, 2005, p. 151 et s. ; « L’exception d’inconstitutionnalité est-elle indispensable en France ? », AIJC, 1992-VIII, 1994, pp. 11-22).
La diversité des approches adoptées par les auteurs s’expliquant par l’hétérogénéité de leurs objectifs de recherche, il est surprenant de voir émerger de temps à autre des débats sur la bonne méthode en droit comparé (cf. Marie-Claire Ponthoreau, « Le droit comparé en question(s) entre pragmatisme et outil épistémologique », op. cit., pp. 9-10). Chaque méthode ne saurait en effet être justifiée indépendamment des objectifs de recherche et, en définitive, de la conception de la science du droit retenus par les chercheurs. Le débat fondamental est donc celui du rôle assigné à la recherche en droit tandis que les considérations avancées au sujet de la méthode du droit comparé ne devraient jamais être désolidarisées des réponses apportées à cette question initiale.
C’est pourquoi dans ma thèse, intitulée Le pouvoir des cours constitutionnelles. Analyse stratégique des cas espagnol, français et italien, je n’ai pas éprouvé le besoin de m’intéresser de près aux controverses des comparatistes. Pour l’essentiel, ma façon de comparer était dictée par mon objet de recherche, mes conceptions du droit et de la science du droit. Ils impliquaient que je compare les systèmes espagnol, français et italien dans le but de comprendre le comportement stratégique des cours (I).
Chemin faisant, des difficultés spécifiques au travail de comparaison entre différents ordres juridiques sont toutefois apparues. Et je me suis rendu compte que j’avais une façon personnelle de surmonter ces difficultés, que j’employais une approche qui n’était pas entièrement tributaire des façons de procéder de l’école de pensée à laquelle j’appartiens, mais qui tenait également à mon propre rapport au monde et à l’altérité. Sur le moment, je n’ai pas théorisé cette approche et je demeure incapable de le faire rigoureusement. Mais j’ai pris conscience que s’il m’était utile de comparer pour comprendre, il m’était également indispensable de comprendre les comportements pour pouvoir les comparer (II).
I. Comparer pour comprendre
Mon objet de recherche était le pouvoir des cours constitutionnelles, entendu – à la façon des sciences sociales – comme la capacité de ces organes à orienter la conduite du législateur et des juges ordinaires. Et comme j’adhère aux conceptions du droit et de la science du droit de l’école réaliste de Michel Troper, j’ai cherché plus spécifiquement à déterminer si les plans d’action différents adoptés par les cours pour établir, maintenir ou accroître leur influence sur les autres organes pouvaient être compris à la lumière de contraintes juridiques. Enfin, pour tenter de mettre à jour ces dernières, j’ai choisi d’appliquer une analyse stratégique (A). Partant, il m’est apparu que mon travail de comparaison devait porter sur les structures d’interaction variables qui sont sécrétées par l’allocation des moyens d’action réciproques que les cours constitutionnelles et les autres organes peuvent mobiliser dans les systèmes espagnol, français et italiens (B).
A. Comprendre les stratégies adoptées par les cours constitutionnelles
La théorie réaliste de l’interprétation défendue par Michel Troper comporte deux propositions fondamentales. D’abord, la science du droit doit être conçue sur « un modèle dérivé des sciences empiriques » (« Une théorie réaliste de l’interprétation », in Pour une théorie juridique de l’État, Paris, PUF, coll. « Léviathan », 2001, p. 70). Cette science doit donc se donner « un objet véritablement empirique » et, par conséquent, envisager les normes non pas comme des entités idéelles distinctes des faits (c’est-à-dire distinctes des représentations que les agents ont des normes), mais comme « des comportements humains ou des expressions linguistiques » (ibid.). En d’autres termes, parce qu’elle tend à la connaissance, la science du droit doit prendre pour objet des faits susceptibles d’être connus (d’être constatés objectivement). Ensuite l’interprétation des énoncés juridiques « est une fonction de la volonté et non de la connaissance » (op. cit., p. 71). En effet, tout énoncé juridique étant susceptible de se voir assigner une multitude de significations différentes, l’interprète ne peut faire autrement que de choisir une signification parmi d’autres possibles, pour des raisons qui ne tiennent pas seulement ou pas du tout au contenu de l’énoncé interprété. Eu égard à cette liberté, « l’interprétation doit être comprise comme l’exercice d’un pouvoir considérable » (op. cit., p. 79). Opérant la synthèse de ces deux propositions fondamentales, Michel Troper estime que l’objet de la science droit doit résider dans l’analyse dudit pouvoir, qu’elle doit tendre à « [en] déterminer [le] fondement, [le] siège, les normes qu’il permet de produire et les limites dans lesquelles il s’exerce » (ibid.).
L’une des tâches de la science du droit ainsi comprise consiste à identifier les causes susceptibles d’expliquer le comportement des agents et des organes qui bénéficient de la liberté que leur confère l’interprétation des énoncés juridiques. Si les décisions qu’ils prennent ne peuvent être expliquées par les énoncés juridiques qu’ils mettent en œuvre, il convient – pour comprendre les limites de leur pouvoir et rendre compte de la manière dont ils l’exercent – de retrouver les contraintes qui déterminent leurs actions. Certaines de ces contraintes résident dans des phénomènes étrangers au droit, tels que la personnalité des agents, leurs valeurs, leurs intérêts personnels ou les circonstances économiques, sociales et politiques dans lesquelles ils se trouvent. D’autres contraintes peuvent être qualifiées de juridiques en ce qu’elles sont sécrétées par le droit. Elles tiennent, d’une part, à l’agencement institutionnel (Michel Troper, « Le problème de l’interprétation et la théorie de la supralégalité constitutionnelle », in Pour une théorie juridique de l’État, op. cit., pp. 311 et s.). Elles découlent, d’autre part, d’une forme de logique propre à la justification du pouvoir exercé en la forme juridique (il s’agit notamment de concepts [la souveraineté, la représentation, la séparation des pouvoirs etc.] produits par le système juridique et nécessaires à son fonctionnement ; cf. Michel Troper, « Préface. Sur la théorie juridique de l’État », in Pour une théorie juridique de l’État, op. cit., p. 22]). C’est l’incidence de ces contraintes juridiques, sur le comportement des agents et organes que la science du droit réaliste entreprend de mettre à jour.
L’analyse stratégique est l’une des démarches qui peuvent être adoptées pour identifier les contraintes juridiques qui contribuent à déterminer la conduite des agents et organes juridiques. Elle consiste à présupposer que ces agents et organes œuvrent rationnellement pour atteindre les objectifs qu’ils se donnent. Cela implique d’abord qu’ils parviennent à identifier les ressources que l’ordre juridique met à leur disposition et celles que les autres agents et organes peuvent mobiliser de leur côté. Cela implique ensuite qu’ils puissent anticiper la manière dont les autres agents et organes réagiront à leur propre comportement. Cela implique enfin qu’ils choisissent d’engager les plans d’action leur offrant les meilleures chances de succès. Présupposant que les agents et organes possèdent globalement ces facultés et qu’ils tendent à se déterminer ainsi, l’analyse stratégique entreprend de reconstituer les raisonnements susceptibles d’expliquer leur comportement. Elle ne permet pas d’affirmer que les raisonnements reconstitués ont réellement déterminé les conduites observées (puisqu’il est acquis que ces conduites répondent également à des contraintes non juridiques dont l’incidence est laissée de côté et qu’en tout état de cause l’état mental des agents ne peut être sondé par la science du droit). Plus modestement, l’analyse stratégique offre une grille de lecture qui confère une intelligibilité aux comportements pris pour objet.
Dans ma thèse, j’ai proposé une semblable analyse du comportement des cours constitutionnelles espagnole, française et italienne afin de mettre à jour les contraintes juridiques qui expliquent la façon dont ce type d’organe acquiert et exerce son pouvoir.
Selon le constitutionnaliste italien Vezio Crisaffuli, lorsqu’elle est apparue sur la scène institutionnelle, la Cour constitutionnelle italienne a été perçue comme il terzo incomodo, la cinquième roue du carrosse. Elle se trouvait en effet inconfortablement placée entre un législateur, soudain privé de sa souveraineté, et le juge ordinaire qui s’était vu refuser le droit d’exercer durablement le contrôle de la constitutionnalité des lois (« La Corte costituzionale a vent’anni », La Corte costituzionale tra norma giuridica e realtà sociale. Bilanciodi vent’anni di attività, N. Occhiocupo (dir.), Padova, Cedam, 1984, p. 74). C’est dans un environnement institutionnel par conséquent plutôt hostile que la Cour italienne a dû définir son rôle, faire sa place au sein des institutions et accroître progressivement son influence sur la conduite des autres organes. Toutes les cours constitutionnelles surgissent ainsi parmi des institutions anciennes, légitimées par la tradition et, le cas échéant, par la désignation démocratique ou l’expertise technique de leurs membres. Pour exister, il leur faut pourtant acquérir un pouvoir qu’elles ôtent à ces organes.
Confrontées à un défi similaire, les cours constitutionnelles ne l’abordent pas de la même manière. Pendant une trentaine d’années, la Cour italienne a soigneusement évité d’engager un rapport de force avec le législateur alors qu’un conflit avec la Cour de cassation – appelé « guerre des deux cours » – a rapidement éclaté. Dans les années 90, alors que ces deux cours avaient finalement pu nouer un rapport collaboratif régulé par le « pacte du droit vivant », la Cour constitutionnelle s’est donné les moyens de contraindre les majorités politiques au pouvoir, occasionnant un face-à-face particulièrement violent avec les majorités politiques de centre-droit. Contrairement à la Cour italienne, le Tribunal constitutionnel espagnol est constamment demeuré déférent à l’égard du pouvoir politique national et, en revanche, implacable avec les juges ordinaires. Les différences qu’il est possible d’observer ne se limitent pas à l’attitude adoptée par les cours, à l’égard du législateur et des juges ordinaires respectivement, pour accroître leur pouvoir. Elles concernent également leurs comportements destinés à légitimer l’influence qu’elles s’efforcent d’exercer sur ces organes. Par exemple, tandis que la Cour italienne se décrit elle-même comme un organe hybride, mi-juridictionnel, mi-politique, et qu’elle tend à assumer une liberté interprétative lui permettant d’incorporer au droit constitutionnel des valeurs qu’elle affirme puiser dans le corps social, le Conseil constitutionnel français voudrait apparaître comme une authentique juridiction, simple « bouche de la Constitution ».
Sans doute ces différences, comme certaines similitudes, ont-elles des explications politiques. Le fait, par exemple, que l’Italie dans les années 70 et l’Espagne au début des années 80 aient été des démocraties fragiles, en proie à des tentatives de coups d’État, n’est peut-être pas étranger à la modestie judiciaire dont la Cour italienne et le Tribunal espagnol ont fait preuve à l’égard du pouvoir politique dans les premiers temps. Dans ces moments cruciaux pour l’avenir des deux pays, il s’agissait de ne pas affaiblir les forces politiques démocratiques. La composition de ces cours, les attaches partisanes de leurs membres et les représentations de ces derniers au sujet, notamment, de la démocratie ont pu également déterminer partiellement la conduite des organes. D’autres types de facteurs, économiques par exemple, sont également avancés de façon convaincante pour expliquer l’activisme variable des cours constitutionnelles (cf. Massimo Luciani, Le decisioni processuali e la logica del giudizio costituzionale incidentale, Padova, Cedam, 1984, 296 p.).
Sans réfuter absolument la pertinence de semblables explications, j’ai émis l’hypothèse que les facteurs décisifs – ceux qui sont le mieux susceptibles d’expliquer l’attitude générale des cours – sont d’ordre juridique. Plus précisément, j’ai supposé que les cours sont contraintes par les ressources allouées par la configuration institutionnelle, de choisir des plans d’action déterminés, c’est-à-dire d’engager des rapports de force avec le législateur ou les juges ordinaires en fonction des moyens qu’elles peuvent mobiliser pour influencer leur conduite. Les cours, en effet, sont inégalement dotées : elles ne disposent pas des mêmes compétences, elles ne les exercent pas au même moment, avec les mêmes effets et au terme des mêmes procédures. Elles ne sont pas non plus également vulnérables aux répliques des autres organes qui contrôlent plus ou moins facilement leur composition et les normes constitutionnelles et législatives qui règlent leurs compétences, leurs procédures, leur budget etc.
À supposer que les cours constitutionnelles agissent rationnellement et qu’elles parviennent à anticiper à peu près la réaction des autres organes, elles devraient faire au mieux avec leurs forces et leurs vulnérabilités. Leurs plans d’actions devraient ainsi être élaborés en fonction des moyens qu’elles peuvent mobiliser et des risques de réplique auxquelles elles s’exposent.
L’analyse stratégique ne procède pas différemment de l’analyse sociologique telle qu’elle est caractérisée par Raymond Boudon. Selon cet auteur, l’ambition fondamentale de la sociologie est d’« analyser les relations complexes entre la structure des systèmes d’interaction définis par les institutions sociales et les attentes, sentiments et actions [des] agents » (La logique du social, Paris, Hachette Littérature, coll. « Pluriel », 1997, p. 45). En effet, selon Raymond Boudon, « les actions des individus ne peuvent être comprises que par référence au contexte social à l’intérieur duquel ils se placent, ou, plus exactement, que par référence à la structure du système d’interaction auquel ils participent » (op. cit., p. 49). Pour illustrer ce postulat, l’auteur avance notamment l’exemple suivant : « Si je suis exposé à un système de compétition où les gagnants sont peu nombreux, je limiterai avec prudence les investissements économiques, psychologiques et sociaux que les institutions sociales me proposent d’effectuer pour confirmer ma participation au jeu [par exemple une loterie ou une compétition électorale]. Si les chances de gain ou de mobilité augmentent, je peux, comme d’autres, être attiré par le jeu. Dans un cas comme dans l’autre, on ne peut comprendre le comportement des acteurs que si on se donne préalablement le système d’interaction auquel ils appartiennent » (op. cit., p. 50). Par conséquent, pour Raymond Boudon, même quand il étudie des phénomènes singuliers (par exemple le racisme anti-noirs des ouvriers américains dans les années qui suivent la première guerre mondiale), « le sociologue est souvent conduit à découvrir ou à retrouver des structures générales sous-jacentes » à ces phénomènes singuliers. L’analyse sociologique aboutit même à la modélisation de structures d’interaction lorsqu’elle en donne une description dépouillée des éléments non structurels des phénomènes singuliers étudiés. Il en va ainsi quand une situation est regardée comme ayant, par exemple, la structure du « dilemme du prisonnier » de la théorie des jeux. Eu égard aux propriétés de la structure d’interaction – le nombre de joueurs, leurs possibilités d’actions, la possibilité ou l’impossibilité pour eux de se concerter – des stratégies dominantes (agressives ou coopératives par exemple) peuvent s’imposer. Expliquer consiste alors à montrer que le comportement des agents correspond à leur stratégie dominante dans la structure d’interaction identifiée.
De la même manière, l’analyse stratégique s’attache d’abord à souligner les structures d’interaction engendrées par le nombre des joueurs présents et l’allocation des ressources, puis à identifier les stratégies dominantes et leurs conséquences sur le long terme. Elle tend ensuite à élaborer des récits susceptibles de rendre compte de l’incidence en chaine de ces facteurs (les structures d’interaction, les stratégies dominantes et les effets de celles-ci). Ces récits ne prouvent pas à proprement parler l’efficacité explicative des thèses avancées. En revanche, leur plausibilité peut être appréciée. Elle le sera en fonction de la capacité de ces récits à rendre intelligibles les comportements analysés. Il convient en effet que ces récits permettent d’expliquer le fait que certaines cours engagent un rapport de force avec le législateur et nouent des relations collaboratives avec les juges ordinaires tandis que d’autres font le choix inverse. Mais, il importe également que les récits proposés puissent expliquer la façon dont les cours déterminent les conditions de recevabilité des recours dans les différents contentieux dont elles ont la charge, la hiérarchie qu’elles établissent entre ces contentieux (quand, aux prises avec un flux de recours excessif, elles tendent à en traiter certains en priorité), les techniques décisionnelles qu’elles mettent en œuvre, l’autorité qu’elles prêtent à leurs décisions, les discours qu’elles déploient au sujet de leur nature institutionnelle, les conceptions de l’interprétation qu’elles professent, la façon dont elle procèdent à la sémantisation de leur locaux, les règles de procédure interne dont elles se dotent, la manière particulière qu’elles ont de communiquer et les relations qu’elles s’efforcent d’établir avec les médias et la doctrine universitaire.
L’analyse comparée permet d’étoffer ce protocole de vérification de la plausibilité des récits. La manière spécifique dont elle est conduite découle des choix épistémologiques évoqués plus haut.
B. Comparer les structures d’interaction qui déterminent les stratégies
Selon la théorie des contraintes juridiques, le comportement des agents et des organes est déterminé pour une part significative par la configuration institutionnelle. Ce comportement serait, en d’autres termes, causé en partie par un facteur structurel – l’agencement des ressources – plutôt que par des facteurs que, par opposition, on pourrait appeler matériels – la formulation exacte des énoncés juridiques, la culture nationale, les circonstances politiques, sociales et économiques etc.
Le droit comparé, qui donne accès à des configurations institutionnelles tantôt similaires tantôt différentes, offre la possibilité d’apprécier la pertinence des thèses avancées par les tenants de la théorie des contraintes juridiques. En effet, s’il est soutenu qu’une configuration institutionnelle produit un comportement donné, celui-ci devrait pouvoir être observé là où les institutions sont ainsi configurées. Et ledit comportement ne devrait pas se manifester dans les endroits où, au contraire, la configuration institutionnelle est différente.
Dans ma thèse, je soutiens par exemple que la procédure de saisine dans le contentieux de la constitutionnalité des lois (par voie d’action ou par voie incidente) et le moment du contrôle (précoce ou tardif) déterminent l’efficacité de la ressource que ce contentieux permet aux cours constitutionnelles de mobiliser pour tenter de contraindre le législateur. J’en déduis que cet aspect de la configuration institutionnelle tend à déterminer la stratégie que les cours étudiées adoptent à l’égard du législateur.
Les choses sont toutefois plus compliquées pour deux raisons. D’abord, la théorie des contraintes juridiques admet l’incidence de facteurs étrangers au droit sur le comportement des agents et des organes. Si elle ne prend pas l’analyse de ces facteurs pour objet, elle concède qu’ils sont susceptibles de court-circuiter l’incidence des contraintes juridiques. Ensuite, les configurations institutionnelles ne sont jamais strictement identiques et rarement totalement différentes. Elles sont semblables à certains égards seulement, si bien que l’incidence des similitudes peut varier, d’un pays à l’autre, en fonction des différences existant par ailleurs. Pour ces deux raisons, des comportements dissemblables peuvent se manifester malgré des configurations institutionnelles partiellement similaires tandis que des comportements identiques peuvent apparaître alors que les configurations institutionnelles sont différentes.
Face à cette difficulté, deux approches différentes peuvent être adoptées. La première consiste à élargir suffisamment l’échantillon des États analysés pour que des tendances significatives puissent se dégager. En effet, si la configuration institutionnelle identifiée n’est pas le facteur explicatif exclusif du comportement des cours, mais le facteur prédominant, il doit permettre d’expliquer la majorité des cas étudiés. C’est l’approche souvent retenue par les néo-institutionnalistes qui raisonnent en termes de choix rationnel des institutions. Après avoir émis l’hypothèse que le comportement des institutions analysées s’explique par un facteur structurel donné, ils s’efforcent de vérifier statistiquement cette hypothèse par un travail de recherche portant sur un nombre d’États suffisant. Plusieurs dizaines de cas sont alors parfois analysés et des données quantitatives viennent confirmer, invalider ou nuancer l’hypothèse de départ (cf. en part. les travaux situés dans le champ de la théorie des veto players de George Tsebelis).
Pour ma part, j’ai choisi la seconde approche qui consiste, en se focalisant sur un nombre de cas restreint – qui peuvent donc être analysés plus en détail –, à complexifier les propositions énoncées au sujet de l’incidence des facteurs structurels jugés pertinents pour expliquer les comportements étudiés. Des précisions peuvent alors être apportées, d’une part, à la lumière de la configuration institutionnelle plus générale, d’autre part en tenant compte de l’incidence en chaîne des choix stratégiques opérés par les cours constitutionnelles.
Plus haut, j’ai indiqué avoir soutenu dans ma thèse que la procédure de saisine et le moment du contrôle tendent à déterminer la capacité des cours à contraindre le législateur. Plus précisément, j’ai essayé de montrer que le contrôle par voie d’action confère aux cours constitutionnelles qui peuvent l’exercer précocement une sorte de veto sur la politique législative des majorités au pouvoir qui leur permet d’imposer à ces dernières la prise en compte de certaines de leurs préférences. Cependant, l’analyse du cas espagnol m’a conduit à nuancer cette proposition initialement élaborée à partir des données du droit constitutionnel français. J’ai pu préciser que la mise en œuvre du veto est parfois entravée par d’autres aspects de la configuration institutionnelle. Elle l’est, en particulier, par l’attribution de contentieux chronophages et complexes qui tendent à accaparer l’attention de la cour constitutionnelle et à la placer dans la dépendance du législateur organique ou du constituant dont elle attend une réforme salvatrice. Il se peut également qu’une cour renonce à engager une ressource parce qu’elle a fait le choix d’en privilégier une autre. En Espagne, par exemple, le Tribunal a misé sur le contrôle d’amparo, auquel, par suite du choix qu’il a fait d’étendre le champ de ce contentieux, il dédit l’essentiel de son temps. Il n’est donc pas en mesure de statuer précocement sur les recours par voie d’action dont il est saisi. Ce choix stratégique ayant engendré tout à la fois le désintérêt des autorités de saisine du contentieux par voie d’action, un afflux des recours d’amparo ingérable et un rapport de force exacerbé avec le juge ordinaire, le Tribunal constitutionnel a, par la suite, été empêché d’en dévier. Il avait, en quelques sortes, ruiné d’emblée l’efficacité du contrôle par voie d’action (non seulement en statuant tardivement, mais également en acceptant que le contrôle a priori des lois organiques et des statuts d’autonomie lui soit retiré en 1985) et largement amoindri l’intérêt du contrôle incident (en statuant également tardivement). Par ailleurs, les difficultés engendrées par le nombre des recours, la fronde du Tribunal incident et plus tard de la Catalogne l’ont contraint à rechercher le soutien du législateur national à l’égard duquel il n’a donc cessé de se montrer déférent.
Le choix que j’ai fait d’aborder ainsi l’incidence des contraintes juridiques m’a conduit à envisager des explications transversales – tenant compte de la configuration institutionnelle générale – et historiques – relevant les conséquences en chaîne des choix stratégiques initiaux. Il comportait cependant le risque d’amener trois récits juxtaposés, consacrés successivement aux États étudiés. Or, comme cela est souvent souligné par les spécialistes de la matière, l’analyse comparée implique que les droits étrangers soient confrontés.
Dans ma thèse, j’ai consacré des développements substantiels – jusqu’à un chapitre entier – dédiés à l’analyse d’un cas national. Cependant ce constat ne me semble pas suffisant pour conclure qu’il ne s’agit pas d’un travail de droit comparé.
En effet, la comparaison intervient au stade de l’identification des structures d’interaction, en amont des récits contextualités permettant de vérifier la plausibilité des explications avancées. Dans ma thèse, cette tâche prend place au sein de longs développements introductifs dans lesquels les structures d’interaction dans les trois États étudiés sont modélisées. Cette démarche peut être illustrée par une thèse bien connue du constitutionnaliste espagnol Francisco Rubio Llorente (« Divide et obtempera ? Una reflexión desde España sobre el modelo europeo de convergencia de jurisdicciones en la protección de los Derechos », Revista Española de Derecho Constitucional, n° 67, 2003, p. 58 et s.). Cet auteur veut expliquer le degré variable de conflictualité que l’on observe dans les relations entre cours constitutionnelles et juges ordinaires, respectivement, au sein du contentieux incident de la constitutionnalité des lois et du contentieux sur recours en garantie des droits fondamentaux (amparo et Verfassungsbeschwerde). Pour ce faire, Francisco Rubio Llorente modélise les structures d’interaction engendrées par ces procédures. Le contrôle incident produit une relation horizontale car la cour constitutionnelle et les juges ordinaires disposent de moyens d’action réciproques. En effet, si la première possède seule la compétence pour annuler les lois inconstitutionnelles, elle est saisie par les juges ordinaires qui, par ailleurs, sont chargés de mettre en œuvre ses décisions (décisions d’annulation sèche, avec leurs effets dans le temps, ou décisions interprétatives). La procédure du recours direct en garantie des droits fondamentaux, en revanche, produit une relation verticale. Ceci, car la cour constitutionnelle n’est pas saisie par les juges ordinaires mais par les justiciables directement, parce qu’elle est ainsi susceptible de contrôler la constitutionnalité des décisions de justice et parce qu’il n’est pas toujours nécessaire que ses propres décisions soient mises en œuvre par les juges ordinaires (elle peut, par exemple, allouer des dommages et intérêts et conférer un caractère définitif à la décision d’un juge du fond). Dans une relation de type horizontal, poursuit l’auteur, les organes ont intérêt à nouer des rapports collaboratifs. Ceux-ci leur permettront, en particulier, d’exclure le législateur du jeu en imposant l’interprétation du texte litigieux sur laquelle ils seront parvenus à s’entendre. Dans une relation de type vertical, le déséquilibre du rapport de force conduit la cour constitutionnelle à négliger les préférences des juges ordinaires qui, dénués des moyens institutionnels nécessaires pour les imposer, devront recourir à des procédés peu orthodoxes pour accroître le coût de la domination exercée par la cour constitutionnelle. Autrement dit, dans une structure d’interaction horizontale, la stratégie dominante est collaborative tandis qu’avec une structure d’interaction verticale les organes sont portés à l’agressivité.
J’ai repris et développé cette démonstration de Francisco Rubio Llorente. En opérant un détour par la théorie des jeux, j’ai essayé de fonder un peu mieux la thèse selon laquelle le recours incident engendre la collaboration du juge constitutionnel et des juges ordinaires. J’ai également tenté d’expliquer en quoi les modalités du contrôle d’amparo sur les décisions de justice contribuaient à produire des situations humiliantes pour le Tribunal suprême. Cet aspect du travail, focalisé sur les propriétés des structures d’interaction, implique une intense comparaison entre les systèmes nationaux étudiés. L’exemple des analyses consacrées au contrôle incident permet de l’illustrer. Si la cour constitutionnelle et les juges ordinaires sont portés à collaborer en Italie comme en France, les procédures différentes retenues dans ces deux pays ne génèrent pas exactement les mêmes attitudes. En Italie, la Cour constitutionnelle peut être saisie directement par n’importe quelle juridiction. En outre, rien ne s’oppose à ce qu’elle connaisse à nouveaux de dispositions précédemment jugées conformes à la Constitution. Par conséquent, ni en amont ni en aval du contrôle, elle ne dépend autant que le Conseil constitutionnel des cours suprêmes. De leur côté, les juges ordinaires ne craignent pas que la Cour ne coupe court au processus interprétatif au moyen de déclarations d’inconstitutionnalité sèches car celles-ci sont notoirement exceptionnelles en Italie. La Cour constitutionnelle comme les juges ordinaires peuvent donc faire valoir leurs préférences respectives dans un processus interprétatif qui tolère les conflits. Ceux-ci ne mettront pas en péril le fonctionnement globalement collaboratif de ce processus interprétatif. La question prioritaire de constitutionnalité induit une forme de collaboration plus fragile. D’une part, le Conseil constitutionnel dépend des cours suprêmes qui filtrent les recours et il est censé ne pas pouvoir se prononcer à nouveau sur des dispositions déjà déclarées conformes à la Constitution. D’autre part, eu égard à la fréquence des déclarations d’inconstitutionnalité sèches prononcées par le Conseil, les cours suprêmes ont de bonnes raisons de craindre qu’il s’abstienne de jouer le jeu de l’interprétation. Ainsi, la structure d’interaction laisse-t-elle peu de place à des conflits qui pourraient mettre en péril une relation collaborative précaire. Les propriétés des structures d’interaction ainsi mises en évidence permettent d’expliquer le contraste entre les épisodes parfois très conflictuels qui se sont produits en Italie et les tensions plutôt feutrées qui ont opposées le Conseil constitutionnel à la Cour de cassation. C’est donc bien un intense travail de comparaison qui permet de forger les thèses explicatives soutenues.
II. Comprendre pour comparer
Il ressort de ce qui précède que pour identifier les contraintes juridiques susceptibles d’expliquer le comportement des agents et des organes, il est nécessaire d’exclure de l’analyse les contraintes étrangères au droit. Fort de ce constat, je ne me suis pas penché dans un premier temps sur les difficultés propres à l’analyse comparée souvent débattues par les spécialistes de cette démarche. Je pensais initialement que je pourrais me limiter à identifier les structures d’interaction dans les autres systèmes juridiques pour échapper à l’étude approfondie des cultures étrangères préconisée par les « contextualistes ». J’étais sans doute victime d’une illusion produite par ma compréhension intuitive de l’incidence des contraintes extra-juridiques en France. Bien qu’intuitive, cette compréhension permet d’éviter les contre-sens et de saisir la signification du comportement des organes. Aussi, me suis-je peu à peu rendu compte que si la théorie des contraintes juridiques doit exclure des contraintes étrangères au droit au stade de l’explication, elle ne peut se passer de les considérer au cours du travail de recherche. Cela permet de mieux appréhender les contraintes spécifiquement juridiques (A) et de saisir la signification du comportement des organes (B).
A. Saisir les contraintes étrangères au droit pour appréhender les contraintes juridiques
Selon une thèse répandue, le développement de la technique des décisions interprétatives en Italie serait dû au phénomène de « l’inertie législative ». La Cour constitutionnelle aurait été contrainte d’imaginer divers procédés permettant d’éviter que l’inaction du législateur ne laisse subsister des « trous » ou des « vides » dans l’ordre juridique à la suite de ses déclarations d’inconstitutionnalité. C’est l’horreur du vide – et de ses conséquences plus graves encore que les inconstitutionnalités censurées – qui aurait conduit la Cour à se substituer à un législateur dont le procès en irresponsabilité est volontiers mené à charge par les constitutionnalistes italiens et français. Cette thèse permet de donner le beau rôle à la Cour dont l’ingénierie décisionnelle est ainsi excusée. Il ne s’agirait pas d’activisme de la part du gardien des droits fondamentaux mais d’un effort héroïque pour combler les défaillances d’un organe législatif gangréné par le jeu sournois des acteurs politiques. Le manichéisme de ce récit me le rendant suspect, j’ai d’abord eu tendance à croire que si le législateur tenait peu compte des déclarations d’inconstitutionnalité de la Cour c’était uniquement parce que celle-ci lui en laissait le luxe. D’une part, dans la mesure où elle censure très peu de textes, le pire qu’il puisse craindre est une décision interprétative. D’autre part, la Cour s’étant prononcée tardivement jusqu’à la fin des années 80, le législateur a longtemps eu l’assurance que les dispositions inconstitutionnelles produiraient leurs effets pendant de nombreuses années avant une éventuelle déclaration d’inconstitutionnalité. J’en ai conclu que la tardiveté du contrôle exercé par la Cour – phénomène lui-même engendré partiellement par la procédure incidente et le contentieux de la responsabilité pénale des ministres dont les juges constitutionnels étaient chargés jusqu’à la fin des années 80 – et la nécessité de donner satisfaction aux juges a quibus qui ont rapidement saisi l’intérêt des décisions interprétatives étaient responsables de l’inertie législative.
Mais, une telle explication méconnaissait les causes de ce phénomène qui sont inhérentes au fonctionnement « partitocratique » du système politique italien. Giuliano Amato compare la genèse d’une loi italienne au destin d’une bouteille jetée à la mer. Filant la métaphore, le politiste Gianfranco Pasquino précise : « Dans le système constitutionnel en vigueur, le gouvernement italien est comme un naufragé. Ses projets de loi sont des messages déposés dans des bouteilles lancées à la mer du parlementarisme bicaméral. Il est probable que, tôt ou tard, mais généralement au terme d’un voyage d’environ neuf mois, la bouteille échouera sur la plage d’une approbation définitive du projet de loi. L’état de ce projet de loi, comme la lisibilité du message d’un naufragé, ne peut être anticipé. L’eau iodée des débats au sien des commissions et chambres parlementaires pourrait l’avoir rendu incompréhensible et, en tout état de cause, peu semblable aux désirs initiaux du gouvernement. L’issue se traduit donc souvent par des réformettes qui arrivent tardivement et mal et qu’il faudra certainement modifier à l’avenir » (Il sistema politico italiano. Autorità, istituzioni, società, Bologna, Bononia University Press, 2002, p. 29. L’exclusion du Parti communiste italien des coalitions de gouvernement a longtemps empêché toute véritable alternance et créé les conditions de la permanence au pouvoir des mêmes partis et des mêmes acteurs pendant plusieurs décennies. Cette atypique stabilité – caractérisée par une instabilité gouvernementale chronique couplée avec une permanence spectaculaire des coalitions gouvernementales et/ou parlementaires – a généré un contexte particulièrement favorable à l’immixtion de nombreux et puissants groupes d’intérêt dans les interstices d’un processus législatif rendu ainsi plus tortueux et opaque. Dit plus simplement, ce contexte est favorable à la « vente » des politiques publiques à des acteurs privés (ibid, p. 40 et s. Cette « vente » s’entend au sens de la théorie des groupes d’intérêt dans sa version économique tel qu’en rendent compte William M. Landes et Richard A. Posner dans leur article « The independent judiciary in an interest-group perspective » The Journal of Law & Economics, 1975, vol. 18, n° 3, pp. 875-901). En 1985, le juriste Nicola Assini faisait observer que, dans ces conditions, l’expression « inertie du législateur » traduisait mal ce qui s’apparentait plutôt à une activité bouillonnante mais désordonnée (« Il seguito (legislativo) delle sentenze della Corte costituzionale in Parlamento », in Scritti in onore di Vezio Crisafulli, t. I, Padova, CEDAM, 1985, pp. 30-33). Les forces politiques travaillaient, négociaient et parvenaient parfois à s’entendre. Pendant ces tractations, la jurisprudence de la Cour était évoquée et beaucoup convenaient de la nécessité de mettre en œuvre les principes qui s’en dégageaient. Mais la multitude d’acteurs impliqués, l’importance et la diversité des enjeux, la profondeur des désaccords et la complexité des compromis aboutissaient à ce que les décisions de la Cour soient nécessairement triturées, instrumentalisées, et souvent occultées. À mesure qu’avançaient de laborieux marchandages, les préférences des juges constitutionnels, lorsqu’elles pouvaient être appréhendées, tendaient à passer par pertes et profits. Ce constat suggère que pour que pour parvenir à exercer une influence efficace sur le processus législatif, une cour constitutionnelle doit être confrontée à un législateur dominé par une majorité large et cohérente.
Le fonctionnement d’un système politique n’est pas une contrainte juridique à proprement parler. De plus, il n’est que partiellement le résultat de normes juridiques (relatives au mode de scrutin par exemple). Sa conséquence – l’inertie ou l’efficacité de l’organe législatif – est en revanche un facteur institutionnel qui relève de cette catégorie (sous l’angle des moyens d’actions d’un organe juridique). Cet exemple permet d’illustrer la nécessité de passer par des chemins de traverse pour identifier les contraintes juridiques et leur incidence sur les comportements analysés. Des détours de ce type par la science politique, l’histoire ou l’économie s’avèrent souvent indispensables pour doter le comparatiste d’une compréhension des contextes dans lesquels les contraintes juridiques se déploient.
B. S’attacher aux représentations des agents pour saisir les comportements des organes
S’il est parfois nécessaire de s’aventurer hors du droit pour saisir les contraintes juridiques, un semblable exercice est également indispensable pour comprendre les comportements que ces contraintes permettent d’expliquer. À titre d’exemple, le caractère collaboratif ou antagoniste des agissements d’un organe ne se laisse pas appréhender à la seule lecture de ses décisions. La proportion des déclarations d’inconstitutionnalité n’atteste pas non plus à elle seule ni de la déférence ni de l’activisme d’une cour constitutionnelle à l’égard du législateur. Il importe en effet de s’attacher à l’importance des textes censurés et à la temporalité du contrôle. Or, pour connaître l’importance d’un texte, il est indispensable de connaître les conditions dans lesquelles il a été conçu : s’il concrétise une promesse électorale de premier plan, s’il a été précédé d’une consultation particulière, s’il a fait l’objet d’un vaste consensus politique etc. Dans certains cas, une connaissance précise du contexte permet d’éviter des contresens. Pour reprendre l’exemple à peine évoqué, l’attitude collaborative de la Cour constitutionnelle italienne dans les années 50 et au début des années 60 a pu se traduire, paradoxalement, par la censure de dispositions législatives pré-démocratiques. Il est parfois soutenu que le pouvoir politique aurait « congelé » les droits fondamentaux en s’abstenant de réformer les nombreuses dispositions liberticides héritées en particulier du régime fasciste. En réalité, les forces au pouvoir parvenaient mal à s’accorder sur les réformes à effectuer. Dans ces conditions, les modifications effectuées par la Cour ont limité le coût de transaction de la réforme. Seule la connaissance des dissensions au sein des forces politiques au pouvoir et de l’influence de l’Église catholique permet de comprendre que les majorités de l’époque se félicitaient globalement de l’œuvre de la Cour malgré quelques protestations à l’endroit de certaines décisions marquantes.
Dans le même ordre d’idée, il est utile de s’attacher aux représentations des agents – rapportées par la presse – pour comprendre le ressentiment des juges du Tribunal suprême à la suite de certaines décisions du Tribunal constitutionnel espagnol. Tandis que l’expression « guerre des juges » est employée à tort et à travers dans les trois états étudiés, l’analyse de discours extra-judiciaires permet de faire la différence entre la violence du conflit qui a longtemps opposé les juges constitutionnels espagnols au Tribunal suprême et les désaccords qui se sont manifestés à certaines époques en Italie et en France. De la même manière, pour saisir les dégâts occasionnés par ce qui est appelé la « politisation » de la désignation des juges constitutionnels, il est indispensable de consulter la presse espagnole. Cela permet en effet de constater l’attention que les journalistes politiques accordent aux manigances des forces politiques pour placer leurs candidats et les conséquences qu’ils en tirent sur la jurisprudence à venir des cours.
Autrement dit, avant même de pouvoir s’attacher à identifier les contraintes juridiques qui expliquent les comportements, il convient de consulter des sources susceptibles de renseigner sur la signification de ces derniers. Ni la théorie réaliste de l’interprétation, ni la théorie des contraintes juridique, ni l’analyse stratégique ne permettent de conseiller une méthode particulière pour acquérir la connaissance de ce type d’éléments extra-juridiques. Sauf erreur, les travaux des comparatistes eux-mêmes ne fournissent pas mieux que des recommandations très générales. Mais, c’est peut-être à travers cette démarche un peu erratique que se manifeste la fibre du comparatiste. Car il s’agit finalement d’avoir du goût pour la chose, d’aimer voyager, dans les pays comme dans les livres et d’accepter de se perdre dans une entreprise de recherche qui s’éloigne de l’objet analysé pour mieux y revenir.
Conclusion
En répondant à la question Comment j’ai pratiqué le droit comparé dans ma thèse, j’ai avancé deux thèses. Avec la première, qui me semble être plus forte des deux, j’ai soutenu qu’il est vain de rechercher la bonne méthode en droit comparé. En effet la méthode adoptée pour confronter des objets juridiques étrangers dépend de choix épistémologiques et ontologiques qui dépassent et précèdent le problème de la comparaison. Si les différentes méthodes envisageables sont solidaires d’une conception de la science du droit et du droit lui-même, il importerait de rattacher les controverses méthodologiques aux débats épistémologiques et ontologiques des théoriciens du droit. Il ne s’agit pas de prétendre qu’il est inutile de s’interroger sur les méthodes de comparaison, mais simplement de suggérer qu’il serait plus utile de le faire en tenant systématiquement compte des soubassements métathéoriques de ces questionnements. Pour ma part, je me suis efforcé ci-dessus d’articuler ma méthode de comparaison à la théorie réaliste du droit, à la théorie des contraintes juridiques et à l’analyse stratégique. La seconde thèse est plus modeste. D’une grande banalité pour les comparatistes, elle sert cependant à souligner un paradoxe auquel les adeptes de la théorie des contraintes juridiques sont confrontés. Alors que nous nous efforçons d’évacuer les contraintes étrangères au droit de nos démonstrations, pour nous focaliser sur l’incidence des seules contraintes juridiques, il nous est indispensable d’avoir acquis préalablement une compréhension au moins rudimentaire des premières.
Table des matières