La première difficulté liée à la démarche comparative consistait à surmonter l’obstacle linguistique. Puisque lire une décision espagnole nécessitait au départ parfois plusieurs heures de travail, il paraissait nécessaire de trouver au préalable la solution pour parvenir à lire aussi facilement les décisions françaises et espagnoles. A défaut, le risque aurait été de ne traiter le sujet que sous un angle français agrémenté de considérations de droit espagnol. Cela s’éloignait de la démarche comparative que l’on se proposait d’avoir. Aussi, un déplacement en Espagne de plusieurs mois au Tribunal constitutionnel s’est avéré élémentaire en vue de poursuivre l’expérience doctorale dans de bonnes conditions.
La deuxième préoccupation était alors de définir avec rigueur le cadre théorique dans lequel s’inscrirait la démarche comparative. En début de doctorat, la lecture des décisions rendues par les juridictions française et espagnole paraissait déroutante. Leur analyse ne pouvait prendre sens qu’après une définition approfondie de la grille de lecture avec laquelle ces décisions allaient être étudiées. Pour autant, ce travail théorique a demandé un certain temps pour mûrir, ce qui a renforcé la difficulté du travail doctoral. Tout en ayant pour but d’éclairer la lecture des décisions rendues au quotidien par les juges, la réflexion théorique s’est enrichie elle-même de cette lecture empirique. Il a donc fallu comprendre que la difficulté ne se résoudrait pas dans l’immédiat, mais serait au contraire surmontée au fil des ans, notamment à mesure que serait mieux maîtrisé l’espagnol juridique.
La définition du cadre théorique répondait elle-même à plusieurs exigences. La première découlait du choix du thème abordé. L’interprétation était un sujet maintes fois traité, et il paraissait difficile de s’aventurer dans cette voie en ayant quelque chose à rajouter. Il fallait donc trouver un angle de réflexion quelque peu original, afin de pouvoir orienter la réflexion différemment de ce qui avait déjà été écrit sur le sujet. Cette orientation s’est faite en trois temps.
Premièrement, la distinction formelle entre interprétation constitutionnelle et interprétation législative paraissait difficile à défendre. La Constitution espagnole fait du Tribunal constitutionnel l’interprète suprême de la Constitution. Quant à la Loi organique relative au Tribunal suprême, elle considère que l’interprétation de la loi relève en dernier chef du Tribunal suprême. La répartition des compétences paraît ainsi des plus claires. L’interprétation législative revient à la juridiction ordinaire suprême, tandis que l’interprétation constitutionnelle est entre les mains de la juridiction constitutionnelle. Cette présentation repose sur une approche formelle des interprétations législative et constitutionnelle. A ce titre, elle rassure l’observateur.
Pour autant, la pratique a de quoi l’inquiéter. Le recours d’amparo constitutionnel permet en effet au Tribunal constitutionnel, dans certaines conditions, de connaître des décisions rendues par le Tribunal suprême. A cette occasion, le Tribunal constitutionnel peut censurer les décisions rendues par la juridiction ordinaire suprême dans lesquelles l’interprétation constitutionnelle ne serait pas satisfaisante. Dès lors, il lui arrive régulièrement de corriger l’interprétation législative rendue par le Tribunal suprême, en prétextant corriger l’interprétation constitutionnelle rendue par ce dernier. Ce point d’achoppement est le cœur des conflits existant entre les deux juridictions. Ce constat s’explique par le fait que, dans la pratique, il paraît bien difficile de faire le départ entre l’interprétation de la loi et celle de la Constitution.
Ainsi, lorsque la Constitution est interprétée, c’est la plupart du temps à l’occasion de l’interprétation d’un texte infra-constitutionnel, une loi par exemple. Et lorsqu’une loi est interprétée, c’est toujours en gardant à l’esprit que cette interprétation de la loi devra être conforme à la Constitution. De fait, s’il faut bien différencier les textes législatif et constitutionnel, l’interprétation qu’en donnent les juges, quels qu’ils soient, paraît avant toute chose une interprétation normative, avant d’être une interprétation législative ou constitutionnelle. En définitive, il faut même considérer que chaque interprétation d’une disposition législative est un acte d’interprétation constitutionnelle. Lorsqu’une loi est interprétée à la lumière d’un droit ou d’une liberté constitutionnellement garanti, l’interprète livre toujours des enseignements quant au champ d’application à retenir du droit ou de la liberté concerné. Vouloir répartir les compétences à la manière des rédacteurs des textes espagnols peut être ainsi une intention séduisante qui se heurte toutefois à de cruelles réalités pratiques.
Deuxièmement, il convenait de s’interroger sur la nature de l’interprétation juridique. Le débat doctrinal oscille entre deux positions. En substance, l’interprétation peut être perçue comme un acte déductif, au sens où l’interprète ne ferait que découvrir un sens qui serait contenu dans le texte à interpréter. D’un autre côté, l’interprétation peut être vue comme un acte volitif, c’est-à-dire un acte de volonté de l’interprète qui aurait le choix entre plusieurs interprétations possibles d’un même texte. Il semble que les deux bords se rapprochent, au point que l’interprétation peut être considérée comme étant à la fois un acte déductif et un acte volitif. L’interprète reste en effet limité dans son action par le texte à interpréter tout en étant libre d’en définir le sens qu’il choisirait parmi la pluralité des interprétations envisageables de ce texte.
Or, il apparaît que cette approche en deux dimensions occulte une réalité pourtant bien prégnante. L’interprète n’est pas seulement limité dans son action par la manière dont est rédigée la disposition à interpréter. Il l’est tout autant par le travail interprétatif déjà réalisé ou qui sera réalisé par les autres interprètes. Puisque la juridiction constitutionnelle n’est pas la seule à intervenir en matière d’interprétation constitutionnelle, elle se doit de tenir compte de l’intervention passée ou à venir des autres interprètes.
La doctrine allemande est sur ce point d’une aide importante. Peter Habërle utilise ainsi la notion de « cercle des interprètes » pour mettre en exergue le fait que l’interprétation juridique est un acte démocratique auquel contribue une pluralité d’interprètes (P. HÄBERLE, L’Etat constitutionnel, P.U.A.M., Economica, 2004). L’interprétation serait alors un acte collaboratif entre une pluralité d’interprètes. Dès lors, l’interprète serait limité aussi par l’action passée et à venir des autres interprètes intervenant au sein du cercle des interprètes. L’interprétation serait donc un acte déductif, volitif et persuasif, puisque l’interprète doit ainsi convaincre au sein du cercle des interprètes que l’interprétation qu’il a lui-même dégagée mérite d’être reprise à leur compte par les autres interprètes.
Toute la thèse repose sur cette idée principale. La comparaison franco-espagnole permet alors de l’étudier dans le détail. Il y a en effet deux manières d’organiser cette collaboration. Tantôt, celle-ci va être absolue. C’est le cas notamment en France, où le Conseil constitutionnel n’a pas les moyens d’agir directement, sans leur consentement, sur le travail interprétatif de la Cour de cassation ou du Conseil d’Etat. Certes, les dispositions de l’article 62 al. 3 de la Constitution prévoient bien que ses décisions s’appliquent aux autorités administratives et juridictionnelles, et le Conseil constitutionnel lui-même considère que ses propres décisions s’imposent dans leur motif et dans leur dispositif. Cela étant, il faut bien admettre qu’il n’existe aucun moyen pour la juridiction constitutionnelle d’agir directement sur les décisions des juridictions ordinaires suprêmes en vue de corriger l’interprétation constitutionnelle qu’elles auront utilisée.
En parallèle, le système espagnol est davantage organisé à la manière d’une collaboration relative des interprètes. Si la nature collaborative de l’interprétation constitutionnelle n’est nullement remise en cause, l’existence du recours d’amparo constitutionnel permet à la juridiction constitutionnelle d’agir directement, dans certaines conditions, sur les décisions du Tribunal suprême, et donc de corriger l’interprétation qu’il retient.
A partir de ce constat, il s’agissait de faire dialoguer les systèmes constitutionnels français et espagnol. Le but n’était pas de conclure en la supériorité d’un système sur un autre, mais de voir comment chacune des deux organisations de la collaboration des interprètes (absolue ou relative) pouvait être améliorée en s’inspirant des enseignements du travail comparatif élaboré.
Troisièmement, il fallait définir un cap à suivre, au nom duquel la comparaison allait être menée. A cet égard, l’interprétation constitutionnelle semble inhérente au contrôle de constitutionnalité de la loi. Contrôler la constitutionnalité de la loi revient sans exception à s’interroger sur les interprétations possibles de la disposition législative contrôlée. S’il existe une interprétation constitutionnellement conforme de la loi, alors la juridiction constitutionnelle aura tendance à la sauver de la censure. Dès lors, il paraissait intéressant de procéder à un travail de modélisation du contrôle de constitutionnalité des lois à partir d’un nouveau critère, celui de l’interprétation conforme des lois à la Constitution, envisagé en tant que système collaboratif de l’interprétation d’une loi dans un sens conforme à la Constitution, et non simplement comme une technique particulière mise à la disposition du juge.
La confrontation des droits français et espagnol a suivi elle aussi plusieurs directives que l’on s’était fixées. Tout d’abord, l’objectif était bel et bien de procéder autant que possible à une comparaison effective sur chacun des points abordés dans la thèse, afin de ne jamais traiter isolément le droit constitutionnel français ou le droit constitutionnel espagnol. Ensuite, la comparaison devait aboutir à un résultat concret. La comparaison pour la comparaison paraît difficile à justifier tout au long d’un travail doctoral sans avoir au préalable une idée bien précise du résultat auquel on souhaite arriver, et donc du cap que l’on se fixe. Comme souvent, il s’agissait ici de construire une modélisation, c’est-à-dire de définir deux manières idéales d’organiser l’interprétation constitutionnelle. Le risque était alors de tomber dans les travers souvent rencontrés qui consistent à prendre pour « modèles » les catégories de ce qui existe déjà. La confrontation entre les modèles définis et la réalité mène alors systématiquement à la déception. Car les modèles définis ne sont pas les catégories dans lesquelles on peut classer les réalités existantes. Au contraire, les modèles sont des idéaux à atteindre, qui ne se retrouvent pas en l’état dans la réalité. C’était tout le sens de ce travail doctoral. Construire pas à pas chaque composante des deux modèles présentés en conclusion dans le but de générer une réflexion quant à une amélioration possible de la manière d’organiser l’interprétation constitutionnelle.
Dès lors, on se proposait de présenter, en fin de démonstration, deux manières idéales de penser le contrôle de constitutionnalité des lois. Le lien entre celui-ci et l’interprétation constitutionnelle paraissait trop étroit pour ne pas être exploité. A chaque fois qu’une juridiction procède au contrôle de constitutionnalité des lois, le juge se pose la question de savoir s’il existe ou non une interprétation constitutionnellement conforme de la loi contrôlée. Si cette interprétation conforme existe, alors il sera tenté de la maintenir en vigueur (dans le cadre du contrôle a posteriori) ou de la laisser entrer en vigueur (dans le cadre du contrôle a priori), le cas échéant en édictant une réserve interprétative pour adresser au juge non-spécialisé en droit constitutionnel l’interprétation à retenir. A défaut d’une telle interprétation respectueuse de la Constitution, la loi peut être déclarée non-conforme à la Constitution. L’interprétation constitutionnelle est donc bien inhérente au contrôle de constitutionnalité des lois.
De même, le contrôle de constitutionnalité des lois est inhérent à l’interprétation constitutionnelle. D’une part, parce que c’est le plus souvent à l’occasion de l’interprétation d’une loi que l’on procède à l’interprétation constitutionnelle. Il est, en effet, rare qu’on livre une interprétation constitutionnelle en étant déconnecté de toute disposition infra-constitutionnelle. D’autre part, parce que dire si oui ou non la loi respecte bien la Constitution revient à vérifier si la disposition législative adoptée peut donner lieu à une interprétation non-conforme à la Constitution.
A partir de ce constat, le choix a été de faire de la manière dont s’organisent entre eux les interprètes pour définir l’interprétation constitutionnelle le critère de la modélisation du contrôle de constitutionnalité des lois. Il y avait donc, d’une part, une organisation basée sur une collaboration absolue des interprètes, comme en France, et d’autre part, un schéma fondé sur une collaboration plutôt relative, comme en Espagne. Un panorama des organisations existantes dans le monde a pu montrer que, en définitive, tous les systèmes existants pouvaient rentrer dans chacune des deux catégories présentées. Dès lors, si le travail de modélisation s’appuyait sur les expériences française et espagnole, il devait conduire à avoir une réflexion plus globale sur la manière d’organiser les systèmes d’interprétation constitutionnelle. Partant, l’interprétation conforme des lois à la Constitution n’a pas été envisagée sous l’angle restreint avec lequel la doctrine semble l’utiliser dans ses différentes études. Le choix s’est porté plutôt vers une définition beaucoup plus systémique, en tant que système d’organisation des interprètes constitutionnels.
Enfin, la démarche comparative impliquait de réfléchir à la manière dont on allait l’organiser. A cet égard, deux réflexions ont dû être menées. D’une part, la question s’est posée de savoir de quelle manière allait s’articuler la réflexion par laquelle allait être pensée et menée la comparaison. Au moment de la rédaction, et pour aborder les points éclairés par la comparaison, le choix a été fait de ne retenir que les décisions les plus récentes, sur une période suffisamment longue pour être caractéristique des tendances observées dans les deux systèmes étudiés (généralement les deux ou trois dernières années). D’autre part, il a fallu s’interroger sur la manière de rendre compte du travail comparatif. Plusieurs options ont été retenues. La première a consisté à insérer dans le corps de la rédaction une vingtaine de tableaux intermédiaires, dont le rôle a été souvent de dresser un bilan d’étape du travail de modélisation mené. Il apparaît que le tableau peut être plus facilement compréhensible qu’une retranscription par écrit des idées qu’il contient. Deuxièmement, le choix a été fait de limiter la longueur de la thèse (environ 450 pages de rédaction). Pour ce faire, les notes de bas de page ont été allégées, grâce à un important travail d’annexes. Près de 80 pages d’annexes servent en effet la démonstration. On y retrouve là aussi un certain nombre de tableaux, mais qui n’ont quant à eux pas une finalité pédagogique. Ils ont plutôt pour vocation de fournir au lecteur des éléments statistiques ou les données d’analyse pouvant être exhaustives sur certains points abordés. A titre d’exemple, l’une des annexes retrace deux ans de décisions de conformité prises par le Conseil constitutionnel dans le cadre de la question prioritaire de constitutionnalité. Pour chaque décision, les commentaires doctrinaux ont été étudiés, afin de voir si la décision de conformité était attendue ou non. Ce travail a pu enfin être synthétisé dans un autre tableau résumant l’ensemble des arguments retenus par la doctrine vis-à-vis de ces décisions. Il n’aurait pas été possible de placer toutes ces précisions dans le corps de la thèse. Cela étant, il est fait référence à ces données au cours de la rédaction.
Comme le point de départ théorique de cette comparaison résidait dans la notion de « cercle des interprètes », c’est à travers cette aune qu’a été façonné le plan de la démonstration menée. D’abord, on a pu constater que l’interprétation conforme des lois à la Constitution s’était construite sous l’influence des droits étrangers, en France comme en Espagne. Il y aurait donc eu comme un élargissement du cercle, en incluant dans la réflexion de l’interprétation constitutionnelle des intervenants extérieurs (I). Ensuite, le même constat s’est imposé s’agissant des droits européens. Cette fois-ci, l’exigence constitutionnelle a dû s’adapter au phénomène d’européanisation du droit (II). Enfin, la démonstration consistait à s’interroger sur les évolutions à attendre de cette exigence constitutionnelle (III).
Première partie. La construction continue de l’interprétation conforme des lois à la Constitution sous l’influence des droits étrangers en France et en Espagne
Le droit comparé s’est situé dans cette partie à un double niveau. Il a d’abord constitué le cœur de la démarche menée, par laquelle étaient confrontés les systèmes français et espagnol. Il a ensuite été un objet d’étude à part entière, puisqu’il s’agissait ici d’étudier de quelle manière les juges avaient eux-mêmes recours au droit comparé. Ce deuxième niveau a lui-même fait l’objet d’une double attention. L’influence des droits étrangers a été évaluée concernant l’utilisation des techniques juridictionnelles par les juges constitutionnels étrangers, reprises à leur compte par les juges constitutionnels espagnols et français. On s’est intéressé ici à la manière de façonner l’interprétation constitutionnelle (Titre 1). Puis, c’est l’inspiration étrangère du contenu des décisions prises qui a ensuite été abordée. On s’est préoccupé alors du contenu de l’interprétation constitutionnelle (Titre 2).
Titre 1. L’organisation de l’interprétation conforme par l’appropriation des techniques juridictionnelles étrangères
La comparaison a consisté à étudier comment les juridictions constitutionnelles française et espagnole se sont faites leur place dans le système d’interprétation conforme des lois à la Constitution. C’est bien souvent en agissant à la manière de leurs homologues étrangères qu’elles ont procédé. L’utilisation des techniques juridictionnelles (modulation dans le temps de l’effet des décisions, réserves interprétatives, prise en compte du droit vivant, etc.) traduit également une volonté de limiter leur action afin de mieux faire accepter leur travail au sein du « cercle des interprètes ». Dès lors, ce constat a donné lieu à la présentation d’une méthode d’interprétation originale, que l’on a baptisée « méthode cercliste d’interprétation ». Il semblait en effet que chaque membre du « cercle des interprètes » prenait en compte le travail interprétatif déjà effectué, tout en anticipant la réaction au sein du « cercle des interprètes » de son propre travail interprétatif.
→ La démarche comparative a consisté ici à construire la présentation de cette méthode interprétative, et à en vérifier l’efficience. Cette construction s’est avérée décisive pour façonner l’appareil de réflexion menée, puisque le travail de modélisation a reposé ensuite sur l’utilisation de la méthode cercliste d’interprétation. Il faut surtout noter qu’il existe dans la doctrine un nombre important de présentations de méthodes différentes d’interprétation. Aussi, il semble qu’il n’y a pas sur ce point de consensus. La mise en place de la méthode cercliste d’interprétation a donc été le signe d’une réelle prise de position. Sa vérification dans la pratique de deux systèmes différents (français et espagnol) devait alors renforcer les observations réalisées. La comparaison a servi la démonstration menée, puisque sans elle il y aurait eu le doute d’avoir mené une réflexion franco-française. L’ouverture du champ d’étude à un autre système constitutionnel, qui présente en outre des caractéristiques différentes du système français, avait pour finalité de renforcer l’argumentation qui soutenait la présentation de cette méthode interprétative.
Titre 2. Le renforcement de l’interprétation conforme par l’invocation des décisions de justice étrangères
L’argument de droit comparé est un sujet d’étude particulièrement développé en Espagne, où les juges citent explicitement les décisions rendues par les juridictions étrangères pour motiver leurs propres décisions, et donc justifier leurs interprétations. Une étude approfondie de l’utilisation des décisions étrangères par le Tribunal constitutionnel a été menée. Chaque décision dans laquelle il citait des éléments de droit étranger a été analysée et chacune a été retranscrite et répertoriée dans l’un des tableaux figurant en annexe. L’objectif était de présenter un appareil scientifique que pourrait le cas échéant utiliser tout chercheur désireux d’étudier la question, en se fondant directement sur cette retranscription plutôt que d’avoir à relire chacune des décisions concernées. Il a alors été dégagé une gradation de l’utilisation du droit comparé par les juges, en fonction de la manière dont celui-ci avait été utilisé dans chaque décision étudiée. La comparaison franco-espagnole a conduit à s’interroger au cas français et à rechercher si le juge constitutionnel français avait lui-même recours au droit comparé, par exemple en analysant les saisines du Conseil constitutionnel dans le cadre du contrôle a priori, ou les délibérations disponibles sur le site de l’institution. La diversification des sources a donc été ici importante puisque la comparaison se heurtait à des différences culturelles évidentes entre les deux systèmes. Enfin, la démonstration a conduit à évaluer les vices et les vertus de procéder à la manière du juge espagnol, en vue de s’interroger sur l’opportunité pour le juge français de procéder lui aussi de cette manière.
→ La démarche comparative a pris une tournure particulière ici, dans la mesure où il s’agissait de comparer une manière de faire totalement différente entre les deux systèmes étudiés. C’est sur la base des modalités espagnoles consistant pour les juges à citer explicitement les décisions étrangères dans les décisions de justice que s’est construite la démonstration. La question qui se posait en toile de fond était celle de la place que peuvent avoir les interprètes extérieurs à un système constitutionnel pour influencer l’interprétation en devenir au sein d’un cercle des interprètes où ils ne sont a priori pas intégrés. Il a semblé alors que cette différence entre les systèmes français et espagnol n’était pas liée aux caractéristiques dissemblables qui avaient fondé la cohérence initiale de ce travail comparatif. Ainsi, il a été possible d’imaginer comment la pratique espagnole pourrait avoir des incidences positives sur le système de collaboration absolue des interprètes français, quand bien même elle serait une caractéristique secondaire du système de collaboration relative des interprètes espagnols.
Deuxième partie. L’adaptation nécessaire de l’interprétation conforme des lois à la Constitution au développement des droits européens en France et en Espagne
L’étude comparative des systèmes français et espagnol devait passer par le prisme des droits européens, puisque le cercle des interprètes s’est élargi sous leur influence en France comme en Espagne. A cet égard, la comparaison a permis de dégager une tendance générale à l’élargissement du cercle des interprètes (Titre 1), faisant du juge non-spécialisé en droit constitutionnel l’acteur central du nouveau système mis en place pour concilier les différentes exigences d’interprétation conforme des lois (Titre 2).
Titre 1. L’élargissement indéniable du cercle des interprètes par l’européanisation de l’interprétation conforme des lois à la Constitution
Le constat a d’abord été général, dans la mesure où l’influence entre les exigences européennes et constitutionnelles s’est faite de manière concomitante et réciproque. La démarche comparative a consisté ici surtout à dresser le constat selon lequel les juges français et espagnols se sont emparés du phénomène d’européanisation du droit. Toutefois, le recours aux droits européens par les juges spécialisés en droit constitutionnel trouve des limites certaines en France comme en Espagne. Dans le même temps, le rapprochement entre les exigences européennes et constitutionnelles ne peut être entier, compte tenu des spécificités propres à chacune. La comparaison a surtout donné lieu à une analyse des conséquences que l’européanisation des droits pouvait avoir sur la protection des droits et libertés fondamentaux dans les deux systèmes étudiés. Le choix s’est donc porté sur un certain nombre d’entre eux qui présentaient un intérêt certain au regard de la comparaison menée. Certains droits constitutionnels présentent ainsi une spécificité persistante eu égard aux particularités de la matière constitutionnelle. Il en va d’ailleurs de même des droits reconnus et appréhendés au niveau européen. D’autres sont davantage imprégnés de la culture juridique dans laquelle ont été dessinés leurs contours. Au-delà des différences qui peuvent exister entre les systèmes espagnol et français, il est surtout intéressant de relever la complémentarité des niveaux constitutionnels et européens pour la défense des droits et libertés fondamentaux.
→ La démarche comparative consistait plutôt ici à expliquer les divergences entre les régimes français et espagnol de protection des droits et libertés fondamentaux. Il s’agissait, surtout, de relativiser ces divergences pour constater combien la tendance à un renforcement des régimes protecteurs est la même. La comparaison consistait donc à mettre en exergue les spécificités de chaque système, tout en les dépassant par l’analyse générale et systémique menée. En toile de fond, on pouvait ainsi relativiser les différences existantes dans les procédures constitutionnelles en vigueur dans les deux systèmes. Dès lors, peu importe, en fin de compte, les modalités d’organisation de l’interprétation constitutionnelle, puisque la tendance est similaire, quelles que soient celles qui sont retenues.
Titre 2. L’émancipation imparfaite du juge ordinaire par l’européanisation de l’interprétation conforme des lois à la Constitution
Il revient aux juges non-spécialisés en droit constitutionnel de bénéficier d’une liberté certaine pour concilier les différentes exigences de conformité. C’est en effet le juge ordinaire qui semble au cœur du système d’interprétation conforme. La comparaison a permis d’aborder certains points essentiels de chaque système, notamment la dualité juridictionnelle française. Elle a surtout permis de s’interroger sur la pertinence d’inscrire dans le texte constitutionnelle une directive interprétative explicite, dirigeant les interprètes constitutionnels à interpréter le texte suprême à la lumière des traités internationaux relatifs aux droits de l’homme. C’est à travers l’exemple espagnol qu’a pu être interrogé le droit français qui, quant à lui, ne connaît pas de disposition constitutionnelle de cette nature. Enfin, la comparaison était surtout ici l’occasion d’un constat. La conciliation des différentes exigences d’interprétation conforme (européennes, constitutionnelle) permet au juge ordinaire de s’émanciper au sein du cercle des interprètes. L’intervention de la juridiction constitutionnelle se fait alors à des degrés divers en France et en Espagne.
→ La démarche comparative permet ici d’interroger le droit français à l’aune d’un droit étranger, ce qui encourage à avoir une démarche critique sur des éléments qui n’auraient jamais été interrogés sinon. Il en va par exemple de la pertinence d’inscrire une directive interprétative dans la Constitution, puisque le droit constitutionnel français ignore une telle directive au contraire du droit constitutionnel espagnol. Le constat établi est en tout cas général et englobe les deux systèmes. Il sert alors de pivot à la démonstration.
Troisième partie. L’optimisation possible de l’interprétation conforme des lois à la Constitution sous l’influence de la comparaison franco-espagnole
Il s’agissait ici de tirer les enseignements de la réflexion comparative menée jusqu’alors, en formulant des propositions visant à améliorer le fonctionnement des systèmes d’interprétation conforme étudiés. Puisque le juge ordinaire est l’acteur central de la conciliation des exigences d’interprétation conforme des lois, il pourrait s’investir encore davantage dans le travail interprétatif. Cette troisième partie doit alors être replacée dans le contexte qui est le sien. La démarche étant de construire une modélisation, et donc de parvenir à une présentation idéalisée des deux systèmes étudiés, ces propositions ne sauraient être appréhendées de manière isolée de la réflexion qui est menée ici. Cette précision établie, il reste à préciser que la formulation prend la forme d’une alternative, puisqu’elle est composée de deux pistes de réflexion distinctes. D’abord, il a été présenté une manière pour chaque interprète d’investir au maximum le champ de leur responsabilité interprétative, en allant jusqu’au bout de la logique de la dimension collaborative et persuasive de l’interprétation (Titre 1). Ensuite, une deuxième manière de penser a été élaborée, en repoussant encore plus les limites de la logique collaborative, c’est-à-dire en imaginant de quelle manière celle-ci pourrait être institutionnalisée. Une proposition de création de juridiction spécialisée dans la répartition des responsabilités interprétatives a été présentée (Titre 2).
Titre 1. Vers une meilleure efficacité de l’interprétation conforme des lois à la Constitution par une collaboration renforcée des interprètes
La première piste de réflexion vise à imaginer comment les acteurs de l’interprétation conforme pourraient, de leur propre initiative et en toute liberté, rendre optimal le système de collaboration interprétative dans lequel ils évoluent. La démarche consistait donc à définir comment les deux systèmes d’interprétation conforme des lois à la Constitution pourraient être optimisés si les acteurs de l’interprétation conforme venaient par eux-mêmes à assumer l’entière part qui leur revient en matière d’interprétation constitutionnelle. L’étude des ordonnances de rejet des questions d’inconstitutionnalité par le Tribunal constitutionnel s’est révélée décisive. On constate en effet que la juridiction constitutionnelle en rejette plus d’une centaine chaque année, précisément parce que le juge ordinaire n’est pas allé jusqu’où on aurait pu s’attendre à le voir s’investir en matière d’interprétation constitutionnelle. Une fois ce constat établi, il paraissait nécessaire de s’interroger sur le cas français, alors même que l’idée ne naît pas forcément dans les esprits en lisant de manière isolée les décisions françaises. Si le Conseil constitutionnel ne procède pas de même, il est apparu que l’étude des décisions de conformité qu’il rend dans le cadre de la question prioritaire de constitutionnalité pouvait tout de même livrer un enseignement similaire. Cela est d’autant plus vrai lorsque la décision de conformité était attendue par la doctrine. Le Conseil constitutionnel s’apprêtait alors à utiliser un raisonnement maintes fois répété jusque-là, pour lequel l’issue du contrôle ne faisait guère l’ombre d’un doute. Dès lors, des similitudes pouvaient bien exister entre les systèmes français et espagnol. Le juge ordinaire pourrait s’investir de manière plus importante encore en assumant davantage la responsabilité qui lui incombe de participer à l’interprétation constitutionnelle. C’est d’ailleurs la sévérité qui a gagné en la matière la juridiction constitutionnelle italienne qui a été source d’inspiration. Celle-ci considère en effet que le juge ordinaire ne peut la solliciter que s’il ne parvient pas à dégager une interprétation constitutionnellement conforme de la loi. Il y a bien une tendance générale à voir de manière progressive le juge ordinaire s’investir toujours plus dans l’entreprise interprétative. La première branche de l’alternative consistait donc à faire le bilan critique du rôle du juge ordinaire, tout en faisant aussi celui de la juridiction constitutionnelle qui pourrait faire davantage montre de considération à l’endroit de l’interprétation jurisprudentielle constante des lois.
→ L’enseignement de la démarche comparative est ici double. D’une part, s’intéresser à un autre système que le système français permet de faire naître un point de vue critique qui se serait plus difficilement imposé sans cet appui extérieur. D’autre part, l’étude de plusieurs systèmes juridiques permet de dégager une tendance globale tout en définissant une réflexion générale plus aboutie s’agissant de l’objet étudié.
Toutefois, le travail de modélisation n’aurait pas été complet s’il s’était limité à cette seule hypothèse, voyant les juges ordinaires français et espagnols prendre conscience du rôle qui est le leur en matière d’interprétation constitutionnelle. Il fallait également réfléchir à une autre hypothèse, celle dans laquelle ces mêmes juges ne changeaient pas leurs habitudes, et dans laquelle on chercherait à les obliger à s’investir davantage pour faire correspondre la pratique avec le cadre théorique défini. Dès lors, le travail de modélisation devait aller jusqu’au bout de la logique proposée.
Titre 2. Pour une logique approfondie de l’interprétation conforme par la création d’une juridiction de répartition des responsabilités interprétatives
La difficulté était grande ici. La question se posait du format à retenir. Il était envisageable de ne formuler cette proposition qu’en guise de conclusion. Cela étant, le choix a été fait d’approfondir autant qu’il était possible de le faire cette proposition pour en présenter les atouts, et éviter ainsi toute critique portant sur le caractère irréfléchie d’une telle proposition. Il paraît élémentaire de rappeler que, en l’état actuel des systèmes constitutionnels étudiés, il n’est pas question d’imaginer la création d’une telle juridiction. De nombreux obstacles pratiques existent en effet. C’est par exemple le cas de la composition du Conseil constitutionnel qui constitue à elle toute seule un obstacle à la mise en place d’une juridiction de répartition des responsabilités interprétatives. La finalité première d’un travail de modélisation réside dans l’encouragement qu’il permet d’avoir pour mener une réflexion sur les forces et les faiblesses des systèmes étudiés.
En substance, telle qu’elle est imaginée, cette nouvelle juridiction pourrait avoir plusieurs vertus. Premièrement, elle permettrait de garantir une meilleure effectivité des décisions rendues par la juridiction constitutionnelle. Affirmer que cette dernière arrête l’interprétation constitutionnelle ne suffit pas dans la pratique. L’exemple espagnol, où près de 10 000 recours d’amparo constitutionnel sont engagés chaque année, montre que l’interprétation dégagée par le Tribunal constitutionnel n’est pas toujours respectée par les juges espagnols. Et la considération selon laquelle seule une infime minorité de ces recours finissent par être analysés sur le fond par la juridiction constitutionnelle ne doit pas tromper. Ce ne sont que les difficultés les plus importantes qui conduisent à l’intervention du Tribunal constitutionnel. Si un tel recours individuel était institué en France, qui pourrait affirmer qu’il ne mettrait pas en évidence une mauvaise prise en compte par les juges ordinaires français de l’interprétation dégagée par le Conseil constitutionnel ? Deuxièmement, cette réflexion est l’occasion d’interroger le système de la Q.P.C. Est-il normal de ne pas donner au requérant une seconde chance lorsque la Q.P.C. est posée directement devant la Cour de cassation ou le Conseil d’Etat et que l’une ou l’autre des juridictions ordinaires suprêmes décide alors de ne pas transmettre la Q.P.C. au Conseil constitutionnel ? Bien d’autres éléments sont ici mis en exergue dans ce dernier titre, mais il n’est pas possible de tous les présenter ici. L’idée principale est qu’à travers cette proposition, ce sont en définitive les caractéristiques des systèmes actuels qui sont interrogés.
→ L’enseignement de la démarche comparative est ici particulier. Le choix de procéder à une modélisation a l’avantage de faciliter la confrontation des systèmes étudiés. Il encourage à cet égard à adopter une démarche critique. Cela étant, il incite à aller au bout de la logique suivie, et donc à poursuivre son raisonnement jusqu’à formuler les propositions pour remédier aux lacunes identifiées. Le risque est toutefois que cette proposition focalise l’attention, et ne fasse occulter le contexte dans lequel elle a été élaborée. Ce temps du raisonnement nécessite alors que l’on y apporte une attention plus particulière encore, afin d’éviter que l’interlocuteur ou le lecteur ne transpose cette proposition de manière abrupte dans la réalité pratique où il l’imagine se concrétiser. Ce glissement vient souvent d’une confusion entre les notions de « modèles » (au sens d’idéaux, qui n’existent donc pas dans la réalité) et « catégories » (dans lesquelles on range la réalité existante).
En conclusion, la présentation des deux modèles de contrôle de constitutionnalité des lois à partir du critère de l’interprétation conforme des lois à la Constitution a été effectuée. Les caractéristiques de ces deux modèles reprennent l’ensemble des enseignements livrés dans chacune des trois parties de cette thèse.
Les éléments constitutifs du critère de l’interprétation conforme sont au nombre de trois. On trouve, tout d’abord, l’ordre suivi dans la résolution des problèmes de conventionnalité et de constitutionnalité. Puis, la prise en compte par la juridiction constitutionnelle de l’interprétation législative du juge ordinaire pour contrôler la constitutionalité de la loi. Enfin, est précisée la manière dont peut s’appréhender l’élargissement externe du cercle de interprètes. Si ces trois composantes sont toutes détaillées avec précision, on peut retenir une idée générale pour expliquer les différences entre les modèles de collaboration absolue et de collaboration relative.
S’agissant du modèle de collaboration absolue des interprètes, il semble que la priorité soit donnée à la hiérarchie des normes. Par exemple, les questions de constitutionnalité sont étudiées avant celles de conventionalité. S’agissant du modèle de collaboration relative des interprètes, la priorité paraît plutôt celle de la hiérarchie des organes. Les considérations constitutionnelles peuvent régler le problème de conventionalité en amont. Quant au Tribunal constitutionnel, il attend du juge ordinaire qu’il s’intéresse au préalable aux questions de conventionalité avant de solliciter son intervention par l’intermédiaire d’une question de constitutionnalité. Ce n’est que lorsque les considérations conventionelles n’ont pas permis de résoudre la difficulté constitutionnelle que le Tribunal constitutionnel espagnol accepte de rendre sa décision.
Un tableau récapitulatif des différentes composantes de l’interprétation conforme servant de critère à la modélisation du contrôle de constitutionnalité des lois clôt la conclusion de cette thèse.
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