La thèse (Les rapports entre cours suprêmes et législateurs dans les systèmes constitutionnels de common law – Recherches comparées sur la troisième voie du constitutionnalisme et la protection renouvelée des droits et libertés (États-Unis, Canada, Royaume-Uni) LGDJ, « Bibliothèque de droit constitutionnel et de science politique », tome 150, 2019, 570 p.) analyse comment les rapports entre les pouvoirs législatif et juridictionnel sont transformés, lorsque certains droits sont consacrés dans un catalogue opposable au législateur par le juge et qu’ils deviennent des normes de référence du contrôle juridictionnel de la loi.
Cette étude a été réalisée en comparant les expériences américaine, canadienne et britannique. Ces États disposent tous, aujourd’hui, d’un contrôle juridictionnel de la loi sur le fondement de certains droits et libertés. Toutefois, ce contrôle présente des spécificités dans chacun d’entre eux. Il s’agissait donc de vérifier si ces particularités avaient des conséquences sur les rapports entre juge et législateur ou si, en dépit de leur existence, on retrouvait le même type de relation entre les deux institutions. La comparaison a permis de conclure que, malgré ces différences, des ressemblances pouvaient être mises en lumière. Ainsi il a été possible d’affirmer que la mise en place d’un contrôle juridictionnel de la loi, quelles que soient ses particularités, produit une certaine forme de relation entre le juge et le législateur, cette relation pouvant être qualifiée de collaboration des deux institutions.
À travers l’analyse et la mise en perspective de ces trois ordres juridiques, la thèse est pleinement une thèse de droit comparé. Si son sujet a conditionné le choix d’une telle méthode (I), ses apports pour le droit comparé ne sont pas négligeables (II).
I. Le droit comparé comme méthode nécessaire au sujet de thèse choisi
Le sujet de la thèse a conditionné le choix d’une méthode comparative. Les interrogations qui en sont à l’origine découlent des réflexions suscitées par une théorie doctrinale anglo-saxonne datant du début des années 2000. Cette dernière concerne l’existence d’une nouvelle voie du constitutionnalisme, au regard de plusieurs expériences nationales contemporaines, s’inscrivant ainsi pleinement dans le champ du droit comparé (A). Prolongeant ce questionnement, la thèse ne pouvait être qu’une thèse de droit comparé (B)
A. Un contexte doctrinal de droit comparé
Les travaux relatifs à l’existence d’une nouvelle voie du constitutionnalisme sont l’œuvre de plusieurs auteurs, tels que Janet Hiebert (Charter Conflicts : What is Parliament’ s Role ?, McGill-Queen’s Univ. Press, Montréal, 2002, 285 p. ; « Is it Too Late to Rehabilitate Canada’s Notwithstanding Clause », S.C.L.R. (2d), 2004, vol. 23, p. 169-189 ; « New Constitutional Ideas : Can New Parliamentary Models Resist Judicial Dominance when Interpreting Rights ? », Tex. L. Rev., 2004, vol. 82, p. 1963-1988 ; « Parliamentary Bills of Rights : An Alternative Model ? », MLR, 2006, vol. 69, p. 7-28 ; « Constitutional Experimentation : Rethinking How a Bill of Rights Functions» in T. Ginsburg et R. Dixon (dir.), Comparative Constitutional Law, Edward Elgar, Cheltenham, 2011, p. 299–319.), Mark Tushnet (« Alternative Forms of Judicial Review », Mich. L. Rev., 2003, vol. 101, p. 2781-2802 ; « New Forms of Judicial Review and the Persistence of Rights- and Democracy-Based Concerns », Wake Forest L. Rev., 2003, vol. 38, 813-838 ; « Weak-Form Judicial Review : Its Implications for Legislatures », New Zealand Journal of Public and International Law, 2004, vol. 2, p. 7-24 ; Weak Courts, Strong Rights : Judicial Review and Social Welfare Rights in Comparative Constitutional Law, Princeton Univ. Press, Princeton, 2008, 272 p. ; « The Relation Between Political Constitutionalism and Weak-Form Judicial Review », German L. J., 2013, vol. 14, p. 2249-2264), Kent Roach (The Supreme Court on Trial : Judicial Activism or Democratic Dialogue, Irwin Law, Toronto, 2001, 352 p.), Francesca Klug (« The Human Rights Act – A “Third Way” or a “Third Wave” Bill of Rights », EHRLR, 2001, p. 361-372), Jeffrey Goldsworthy (« Homogenizing Constitutions », OJLS, 2003, vol. 23, p. 483-505), Mark Elliott (« Interpretative Bills of Rights and the Mystery of the Unwritten Constitution », NZLR, 2011, p. 591-624) ou encore Rivka Weill (« Hybrid Constitutionalism : The Israeli Case for Judicial Review and Why We Should Care », Berkeley Journal of International Law, 2012, vol. 30, p. 349-411 ; « The New Commonwealth Model of Constitutionalism Notwithstanding : On Judicial Review and Constitution-Making », Am. J. Comp. L., 2014, vol. 62, p. 127-170). Tous marchaient alors sur les pas du Professeur Stephen Gardbaum, le premier à s’être intéressé à cette question. Il est d’ailleurs celui qui propose la théorisation la plus complète de cette nouvelle voie du constitutionnalisme, à travers plusieurs travaux (« The New Commonwealth Model of Constitutionalism », Am. J. Comp. L., 2001, vol. 49, p. 707-760 ; « Reassessing the New Commonwealth Model of Constitutionalism », I.CON, 2010, vol. 8, p. 167-206; « The Case for the New Commonwealth Model of Constitutionalism », German L. J., 2013, vol. 14, p. 2229-2248 ; « What’s So Weak about Weak-Form Review : A Reply to Aileen Kavanagh », I.CON, 2015, vol. 13, p. 1040-1048) et notamment à travers son ouvrage, intitulé The New Commonwealth Model of Constitutionalism : Theory and Practice (Cambridge University Press, 2013, 276 p.). Selon le professeur Gardbaum, une nouvelle forme de constitutionnalisme aurait ainsi émergé au Canada, en Nouvelle-Zélande, au Royaume-Uni et dans deux entités fédérées australiennes : une troisième voie entre les deux catégories, traditionnelles pour la doctrine anglo-saxonne, des constitutionnalismes juridique et politique.
Le constitutionnalisme juridique est classiquement associé aux ordres juridiques qui disposent d’une constitution formelle et rigide, garantissant des droits individuels et associée à un contrôle juridictionnel de la loi sur ce fondement. Ce contrôle se traduit par la capacité du juge d’écarter l’application de la législation contraire et par l’incapacité du législateur de faire échec à cette inapplication par la voie législative ordinaire. La décision du juge s’impose au législateur. Si les États-Unis en constituent l’illustration principale, tous les systèmes qui disposent d’une justice constitutionnelle peuvent être considérés comme relevant de cette catégorie du constitutionnalisme juridique. À l’inverse, le constitutionnalisme politique est associé à la souveraineté parlementaire et au fonctionnement traditionnel du système britannique. La reconnaissance d’un Parlement souverain conduit à refuser toute compétence juridictionnelle de contrôle et de censure de la législation. La décision du législateur s’impose ainsi au juge. L’opposition entre ces deux formes de constitutionnalisme se cristallise sur des rapports différents entre les deux institutions : le constitutionnalisme juridique donne un avantage au juge ; le constitutionnalisme politique, au législateur.
Les inconvénients respectifs de ces deux modèles sont connus. En préservant le pouvoir du législateur, la garantie des droits serait moins efficace. En favorisant le pouvoir du juge, le caractère démocratique du système serait remis en cause. Pour les défenseurs du constitutionnalisme juridique, seul le juge, en tant que tiers impartial et indépendant, serait en mesure de protéger adéquatement certaines minorités peu ou pas représentées politiquement. Pour les défenseurs du constitutionnalisme politique, seules la délibération et la décision à la majorité simple, telle que pratiquée dans l’enceinte législative, à défaut de démocratie directe, permettraient de garantir que le peuple est réellement maître de son destin.
La théorie de la nouvelle voie du constitutionnalisme est alors la suivante : certains ordres juridiques auraient réussi à allier le meilleur de ces formes traditionnelles en évitant leurs inconvénients respectifs. Le Canada, la Nouvelle Zélande, le Royaume-Uni, le Territoire de la Capitale Australienne et l’État du Victoria seraient parvenus à mettre en place un contrôle juridictionnel de la loi, renforçant la protection des droits, sans priver le législateur de son pouvoir normatif souverain, préservant la dimension démocratique du système. Un équilibre réellement égalitaire serait ainsi mis en place entre le juge et le législateur. Celui-ci serait atteint grâce à trois caractéristiques. La première est l’existence d’un catalogue de droits et libertés. Il peut disposer d’une valeur constitutionnelle ou législative. Il sera mis en œuvre par le juge et opposable au législateur. En effet, le deuxième critère est la présence d’un contrôle juridictionnel de l’action étatique, et notamment législative. Les juges sont autorisés à confronter les textes adoptés par les représentants avec les droits consacrés et à mettre en lumière toute contrariété. Toutefois, le législateur reste compétent pour déterminer en dernier ressort les règles juridiques devant être appliquées. Le contrôle juridictionnel est ainsi qualifié de faible (weak-form judicial review). L’intérêt de ce mécanisme se trouve révélé par la troisième condition, l’exigence d’un contrôle politique du respect des droits garantis pour tout projet de loi, antérieur à son adoption (pre-enactment political rights review). Les contrôles, juridictionnel comme politique, ne sont envisagés que comme des moyens d’accroître les délibérations en matière de droits et libertés. Loin de bloquer le processus politique, en lui interdisant certaines actions ou omissions, les décisions des juges sont perçues comme devant favoriser la discussion de ces questions.
Ainsi, il existerait aujourd’hui trois modèles de constitutionnalisme : un constitutionnalisme politique, refusant tout contrôle juridictionnel de la loi ; un constitutionnalisme juridique, acceptant un tel contrôle et renforçant, par là-même, exagérément le pouvoir du juge en raison de la disparition de la souveraineté parlementaire ; un nouveau modèle, acceptant un tel contrôle mais limitant celui-ci pour préserver le pouvoir du législateur. C’est cette hypothèse qui a façonné la problématique de l’étude.
B. Une thèse prolongeant ces questionnements
Puisque le constitutionnalisme juridique est parfois considéré comme renforçant exagérément le pouvoir du juge et que la nouvelle voie propose d’éviter cet inconvénient, la thèse avait pour objet de s’interroger sur les différentes conséquences de la mise en place d’un contrôle juridictionnel de la loi en fonction de ses particularités. Il s’agissait de se demander quelles pouvaient être les diverses implications concrètes de la consécration de certains droits dans un instrument, opposable par le juge au législateur, en termes de rapports entre les deux institutions. Il fallait ainsi examiner comment la protection juridictionnelle des droits et libertés transforme les relations entre juge et législateur et jusqu’où vont ces transformations, dans deux modèles de constitutionnalisme organisant différemment une telle protection. Cette analyse devait ainsi permettre de vérifier si une réelle distinction avait été mise en œuvre, comme le soutiennent les défenseurs de la troisième voie, avec les avantages que cela implique pour les systèmes considérés comme y adhérant, ou si, au contraire, une telle différence ne pouvait pas être mise en évidence. Dans cette dernière hypothèse, la découverte de similitudes devait conduire soit à étendre la critique traditionnelle d’un renforcement excessif des pouvoirs du juge au détriment du législateur, soit à réévaluer cette objection démocratique.
Il s’agissait donc de comparer concrètement l’équilibre mis en place entre le juge et le législateur dans des États aux caractéristiques institutionnelles distinctes. La thèse ne pouvait ainsi être qu’une étude de droit comparé. Elle devait opérer une mise en perspective de plusieurs ordres juridiques, ou, à tout le moins, de certains éléments de ces ordres juridiques. Il fallait en effet comparer des États considérés comme adhérant à la nouvelle voie du constitutionnalisme et d’autres relevant du constitutionnalisme juridique. Pour mener à bien cette analyse dans le cadre d’un travail doctoral de cinq ans et en raison des spécificités des ordres juridiques envisagés, le choix a été fait de se concentrer, d’une part, sur le Canada et le Royaume-Uni et, d’autre part, sur les États-Unis.
Le Canada, la Nouvelle-Zélande, le Royaume-Uni, le Territoire de la Capitale Australienne et l’État du Victoria présentent, tous, les caractéristiques qui permettent, selon certains auteurs, de distinguer leurs systèmes de protection des droits de ceux existant dans les versions plus traditionnelles du constitutionnalisme. Ils ont consacré certains droits dans un catalogue écrit. Le juge est compétent pour contrôler la loi et le législateur conserve le pouvoir de déterminer en dernier ressort les règles juridiques applicables. Il existe un contrôle politique, a priori et obligatoire, des lois. De ce point de vue, tous auraient cherché à mettre en place un équilibre particulier, plus égalitaire, entre le législateur et le juge. Toutefois, les mécanismes prévus à cette fin ne sont pas identiques dans chacun d’entre eux.
Leurs spécificités respectives ont conduit plusieurs auteurs, tels que Mark Tushnet, Janet Hiebert (voir références supra) et Aileen Kavanagh (« What’s So Weak About Weak-Form Judicial Review : The Case of the UK Human Rights Act 1998 », I.CON, 2015, vol. 13, p. 1008-1039) à s’interroger sur la réalité de l’hypothèse d’une troisième voie du constitutionnalisme. Si certains soutiennent encore l’existence de traits réellement distinctifs, permettant d’isoler ce nouveau modèle par rapport aux constitutionnalismes traditionnels, d’autres n’ont pas hésité à souligner la possibilité de leur « dégénérescence », c’est-à-dire de leur conversion inéluctable vers les formes classiques du constitutionnalisme, politique ou juridique. Ils considèrent ainsi que la Nouvelle-Zélande et les deux entités fédérées australiennes sont susceptibles d’avoir maintenu en vigueur la version politique du constitutionnalisme en raison de la faiblesse du contrôle de la loi exercé par les juridictions. Si cette éventualité devait être avérée, leur inclusion dans l’étude aurait pu compromettre la pertinence de la comparaison. En effet, l’ineffectivité pratique du contrôle aurait empêché d’évaluer les conséquences concrètes de sa mise en œuvre. Par ailleurs, l’hypothèse d’un basculement, ou du moins d’un rapprochement, du Canada et du Royaume-Uni vers le constitutionnalisme juridique, proposée par ces auteurs, pouvait être appréciée lors de la comparaison envisagée. Il allait être possible d’évaluer si un contrôle juridictionnel de la loi effectif avait, en pratique, pu être mis en place tout en préservant la souveraineté du législateur dans ces deux États. Ce diagnostic devait permettre de répondre à la problématique retenue dans l’étude et relative aux conséquences de la consécration de certains droits dans un catalogue opposable par le juge au législateur.
Le choix du Royaume-Uni et du Canada arrêté, celui des États-Unis comme point de comparaison a paru évident. Exemple topique du constitutionnalisme juridique, le système américain constitue également la référence par rapport à laquelle la doctrine sur la troisième voie s’est construite. En outre, le juge américain est perçu comme particulièrement puissant et les critiques quant à la légitimité du contrôle juridictionnel de la loi l’ont spécifiquement pris pour cible (pour une analyse détaillée de cette critique, voir notamment I. Fassassi, La légitimité du contrôle juridictionnel de la constitutionnalité des lois aux États-Unis : Étude critique de l’argument contre-majoritaire, Thèse droit, Aix-Marseille Université, 2015, Dalloz, Paris, 2017, 778 p). En ce sens, l’analyse des effets du contrôle juridictionnel dans cet État et sa comparaison avec des systèmes supposés avoir mieux préservé le pouvoir du législateur devait permettre d’évaluer plus précisément la force et les limites du pouvoir du juge américain. Il devenait alors possible de s’interroger sur l’appréhension traditionnelle de sa place et de son rôle au sein des institutions.
Ainsi, l’adoption d’une méthode comparative n’a pas résulté d’un choix parmi plusieurs options possibles pour traiter le sujet retenu, elle est intrinsèquement liée à ce dernier. Si le droit comparé était donc une nécessité pour cette thèse, il bénéficie de plusieurs de ses apports.
II. Les apports de la thèse pour le droit comparé
Les résultats de la recherche doctorale présentent plusieurs apports pour le droit comparé. La thèse fournit d’abord de nombreuses données brutes, réutilisables dans de futures recherches sur les trois systèmes étudiés (A). Elle permet ensuite une appréhension renouvelée des ordres juridiques examinés, améliorant ainsi leur connaissance et favorisant la poursuite de leur étude (B). Elle propose enfin une nouvelle grille de lecture des rapports institutionnels et des processus décisionnels, ouvrant la voie à d’autres analyses potentielles (C). Si ces trois apports encouragent ainsi de futures recherches de droit comparé, les deux derniers témoignent aussi de l’intérêt d’une méthode comparative pour la science juridique.
A. La mise à disposition de nombreuses données brutes sur les systèmes étudiés
Le premier apport de la thèse est d’offrir une importante base de données pour de futures recherches sur ces trois systèmes. L’analyse des conséquences concrètes de la consécration de certains droits, opposables par le juge au législateur, revenait à étudier les effets du contrôle juridictionnel de la loi sur les interactions entre ces deux institutions. Cette analyse a été réalisée à partir d’une large étude empirique, qui devait recenser les ressemblances ou dissemblances de ces effets, tels qu’ils se déploient dans les ordres juridiques comparés.
Si les travaux de la doctrine, en droit comme en science politique, nombreux sur ces thématiques, ont été largement mobilisés, il a été choisi de procéder à une analyse systématique des décisions rendues par les juridictions suprêmes de ces trois États et de leurs effets, tant immédiats, sur l’application de la législation, que plus diffus, en termes d’influence sur la production législative. A ainsi été recensée et étudiée l’intégralité des décisions dans lesquelles les juridictions suprêmes américaine, canadienne et britannique ont confronté une disposition législative nationale avec un droit protégé par les catalogues que constituent les dix premiers Amendements américains, la Charte canadienne des droits et libertés et le Human Rights Act britannique, et ce, sur une période allant de janvier 2001 à décembre 2015. Sur la même période, ont été recherchées, de la manière la plus exhaustive possible, toutes les lois faisant suite à une décision juridictionnelle fondée sur les droits garantis. Les travaux préparatoires les concernant ont été analysés, tout comme ceux invoquant la jurisprudence en matière de droits et libertés.
Cette large recherche empirique a permis de dresser plus de soixante pages d’annexes recensant toutes les décisions juridictionnelles dans lesquelles une disposition législative a été confrontée à un droit garanti. Elles classent ces dernières en fonction des effets des décisions des juges sur les dispositions législatives, des fondements des censures prononcées ou encore des réactions législatives qu’elles ont provoquées. Ces annexes rendent ainsi accessibles des données significatives qui pourront être réutilisées pour d’autres travaux sur les États étudiés, favorisant notamment les possibilités d’analyse de droit comparé. Il en va de même du second apport de la thèse, relative au renouvellement de la manière d’appréhender les institutions américaines, canadiennes et britanniques.
B. La proposition d’une nouvelle appréhension des institutions américaines, canadiennes et britanniques
Les résultats de la thèse permettent une connaissance plus approfondie des trois systèmes comparés, grâce à la mise en lumière de plusieurs points de convergence entre eux (1) et à leur évaluation (2).
1. La mise en lumière de trois points de convergence
L’analyse empirique réalisée a permis de mettre en lumière trois points de convergences et de rapprocher les rapports se déployant, aux États-Unis, au Canada et au Royaume-Uni, entre juge et législateur.
Premièrement, les juges sont compétents pour priver d’effet les dispositions législatives qu’ils estiment contraires aux droits consacrés et la capacité du législateur pour faire échec à cette privation d’effet est limitée, si ce n’est inexistante. Ainsi, les juges suprêmes des trois États exercent efficacement ce qui peut être qualifié d’action correctrice des juridictions, malgré les différences relatives aux compétences qui leur sont officiellement dévolues. La portée des dispositions législatives est modifiée de manière fréquente, profonde et durable par les décisions juridictionnelles. Aux États-Unis et au Canada, les juges peuvent refuser l’application d’une disposition qu’ils estiment contraire aux droits garantis ; dans les trois systèmes, ils peuvent choisir d’interpréter la loi pour éviter une telle contrariété, conduisant dès lors à son inapplication partielle. Entre 2001 et 2015, 29 dispositions américaines, 46 dispositions canadiennes et 25 dispositions britanniques ont ainsi été privées d’effet en tout ou en partie. Face à ces décisions, le législateur choisit le plus souvent de respecter la position juridictionnelle. Même lorsqu’il en a la compétence, il ne remet pas en vigueur les règles considérées par le juge comme contraires aux droits garantis. En outre, alors qu’au Royaume-Uni, certaines décisions ne présentent aucun effet juridique, le juge se contentant de constater la contrariété de la loi sans pouvoir la purger par l’interprétation, ces décisions sont relativement rares. Le juge considère le plus souvent qu’il est en mesure d’interpréter la loi pour supprimer son incompatibilité. Les 25 dispositions britanniques interprétées pour assurer leur compatibilité représentent en effet 80 % des décisions dans lesquelles le juge a constaté un problème de respect des droits garantis. Il n’a constaté son incapacité à user de son pouvoir d’interprétation qu’à l’égard de 7 dispositions, soit à peine un peu plus de 20 % des dispositions présentant une incompatibilité. En outre, lorsqu’il effectue un tel constat d’incompétence, le législateur prend généralement le relais : il modifie la loi de manière à lever les contrariétés soulignées par le juge. Ainsi, en dépit des différences relatives aux compétences octroyées aux juges américains, canadiens et britanniques, tous exercent une action correctrice très efficace.
Deuxièmement, les juges exercent leur contrôle de la compatibilité de la législation avec les droits garantis de manière comparable. Bien que l’efficacité de l’action correctrice ait pu être mise en lumière, cette situation ne doit pas occulter le fait que les juges constatent la compatibilité de la loi avec les droits garantis dans plus de 60 % des cas, et ce, dans les trois pays. Dans ces situations, ils exercent ce qu’il est possible de désigner comme l’action légitimante des juridictions suprêmes. Grâce à plusieurs techniques qui leur sont communes, les juges s’efforcent de préserver le pouvoir du législateur et ils confirment la légitimité des dispositions législatives qu’ils contrôlent. Partout, le contrôle peut s’exercer en trois temps et selon deux modalités principales. Le juge pourra constater que la garantie n’est pas applicable à l’espèce, qu’aucune atteinte ne lui est portée ou encore qu’une restriction existe mais qu’elle peut néanmoins être justifiée. Ces évaluations sont opérées grâce des standards de contrôle catégoriels ou de mise en balance. Par ailleurs, il n’est pas rare que des doutes apparaissent quant à la portée exacte d’un droit ou quant à l’existence d’une atteinte dans une espèce donnée. Le juge va alors fréquemment admettre la légitimité de l’action législative, en dépit de la persistance de ces doutes. Il lui arrive ainsi de refuser d’étendre le champ d’application des droits protégés, de formuler un standard de contrôle aisément satisfait ou encore de présumer que certaines conditions du respect des droits garantis sont remplies dans l’espèce qui lui est soumise. Les juges des trois États exercent donc leur action légitimante de manière comparable.
Troisièmement, la présence d’un contrôle juridictionnel de la loi sur le fondement des droits consacrés facilite la prise en compte de ces droits lors de l’élaboration de la loi, en incitant les représentants du peuple à s’intéresser à cette question et en les aidant à articuler leurs discours en la matière. Quelle que soit l’autorité reconnue aux décisions juridictionnelles, les lignes jurisprudentielles fermement établies, telle que les interprétations de la liberté d’expression aux États-Unis ou le contrôle de proportionnalité au Canada et au Royaume-Uni, sont fréquemment mobilisées par les acteurs de la procédure législative pour soutenir leur position en faveur ou contre l’adoption d’un texte. Ces lignes jurisprudentielles facilitent ainsi la structuration du discours politique et renforcent, selon les parlementaires eux-mêmes, leur force de conviction. En outre, en amont de l’introduction des projets de loi devant les chambres, les équipes qui travaillent à leur élaboration technique analysent toujours le risque contentieux qu’ils encourent, à partir de la jurisprudence établie. L’influence du travail juridictionnel sur l’activité législative est donc indéniable. Elle ne doit toutefois pas être assimilée à une suppression de toute marge de manœuvre dans les choix politiques pouvant être faits. La latitude politique reste inépuisable. Les juges suprêmes exercent donc ce qui peut être identifié comme une action pédagogique effective, mais non hégémonique.
Ces points de convergences peuvent être évalués dans une double dimension.
2. L’évaluation des points de convergence
D’un point de vue négatif, ces points de convergence permettent de souligner que le Canada et le Royaume-Uni ne connaissent pas des rapports originaux entre juge et législateur, tels que l’envisagent certains défenseurs de la troisième voie du constitutionnalisme et qui seraient profondément différents de ceux existant aux États-Unis. Les résultats de l’analyse effectuée empêchent de conclure que les critères, considérés comme devant faire toute la spécificité du nouveau modèle, sont satisfaits pour le Canada et le Royaume-Uni, sans l’être pour les États-Unis.
L’une des caractéristiques supposées du nouveau modèle est la présence d’un contrôle juridictionnel faible. Au sein de la troisième voie, bien qu’une compétence des juridictions pour contrôler la loi par rapport aux droits garantis soit reconnue, il est admis que le pouvoir de dernier mot du législateur est préservé, grâce au maintien d’une capacité des représentants élus du peuple pour faire échec aux décisions juridictionnelles. Toutefois, lorsqu’on s’intéresse à la totalité des décisions dans lesquelles l’action correctrice est mise en œuvre dans les trois États, les similitudes en termes de fréquence d’exercice, d’importance des modifications opérées par les juges et d’acceptation par le législateur de ces modifications, sont remarquables. Elles empêchent de conclure que le contrôle juridictionnel de la loi est faible au Canada et au Royaume-Uni quand il serait fort aux États-Unis. Les différences méritent d’être appréciées en termes de degré et non de nature. Comme dans le système américain, le pouvoir de dernier mot du législateur dans la détermination des règles législatives applicables n’a pas été réellement préservé. Le critère d’un contrôle juridictionnel faible n’est donc pas satisfait au Canada et au Royaume-Uni.
La seconde spécificité supposée de la troisième voie est relative à la présence d’un contrôle politique a priori. Elle traduirait l’idée que la responsabilité de la garantie des droits relève de l’intégralité des acteurs publics et non seulement du juge. Le travail juridictionnel est alors conçu comme devant simplement jouer un rôle d’alerte et d’incitation pour les autorités politiques dans leurs activités de production normative. Deux éléments permettent toutefois de nuancer la distinction entre le fonctionnement supposé de la nouvelle voie au Canada et au Royaume-Uni et celui du constitutionnalisme juridique traditionnel aux États-Unis. D’une part, l’analyse des mécanismes de contrôle politique au Canada et au Royaume-Uni témoigne de leur efficacité limitée. De ce point de vue, il n’est pas possible de dire qu’il existe une véritable différence entre le fonctionnement de ces deux systèmes et celui des États-Unis. D’autre part, quant à l’influence des décisions juridictionnelles sur les délibérations et la production législatives, ce phénomène existe effectivement au Canada et au Royaume-Uni mais il est aussi présent aux États-Unis. L’analyse et la comparaison de l’action pédagogique des trois juridictions suprêmes démontrent qu’il ne s’agit pas d’une spécificité du nouveau modèle. Dans les trois États, l’influence du travail juridictionnel sur la production législative peut être mise en lumière.
L’efficacité de l’action correctrice et la présence d’une action pédagogique dans les trois systèmes conduisent donc à conclure à l’absence d’ancrage au Canada et au Royaume-Uni d’une troisième voie du constitutionnalisme telle qu’elle est définie par le Professeur Gardbaum. Une partie des points de convergence mis en relief conduit à affirmer que l’équilibre s’établissant entre le juge et le législateur est bel et bien comparable au Canada, au Royaume-Uni et aux États-Unis.
D’un point de vue positif, il devient possible d’évaluer cet équilibre en prenant en compte la totalité des lignes de rapprochement mises en lumière. Plus que le rejet de l’idée d’une troisième voie du constitutionnalisme, c’est la nature des rapports entre juge et législateur, en présence d’un catalogue opposable par le premier au second, qui se trouve révélée. Les actions correctrice, légitimante et pédagogique témoignent de la possibilité d’une véritable collaboration des pouvoirs législatif et juridictionnel.
Dans les trois États, les juges et le législateur jouent chacun un rôle primordial en matière de protection des droits et libertés. L’efficacité de l’action correctrice et la présence d’une action pédagogique témoigne de l’importance du pouvoir juridictionnel. Le juge peut modifier la portée des dispositions législatives de manière fréquente, profonde et durable. Il peut influencer, parfois largement, la production de la loi. Cela vaut certes aux États-Unis, mais aussi au Canada et au Royaume-Uni. Toutefois, ce constat est incomplet si on ne le replace pas dans un contexte plus large. L’examen de l’action légitimante et des limites de l’action pédagogique vient alors compléter l’analyse des rapports entre le juge et le législateur. Le pouvoir du juge n’est pas synonyme d’une dépossession du politique. Ce dernier conserve une véritable marge de manœuvre et ses positions sont fréquemment légitimées par le juge, même outre-Atlantique. Dans les trois États, le juge comme le législateur ont un véritable rôle à jouer dans la protection des droits et libertés. Dès lors, la thèse permet une appréhension renouvelée des trois systèmes étudiés. Elle enrichit leur connaissance et autorise à dépasser la perception traditionnelle des rôles respectifs du juge et du législateurs aux États-Unis, au Canada et au Royaume-Uni. Ce renouvellement n’a été possible que grâce à la méthode comparative. Seule la mise en perspective des trois systèmes a conduit à repenser la place réelle du juge et du législateur dans chacun d’entre eux. Ici, l’intérêt du droit comparé apparaît pleinement grâce aux résultats de la thèse, ce qui ne peut qu’encourager à poursuivre cette forme d’analyse. Un constat comparable peut être fait en ce qui concerne le troisième apport du travail doctoral, relatif à la formulation d’une nouvelle grille d’analyse des rapports institutionnels et des processus décisionnels.
C. La formulation d’une nouvelle grille d’analyse des rapports institutionnels et des processus décisionnels
Le dernier apport de la thèse est plus théorique, ce qui est souvent le cas en droit comparé. Elle offre en effet une nouvelle grille d’analyse des systèmes dans lesquels un contrôle juridictionnel de la loi existe.
La thèse met en lumière une ressemblance entre trois systèmes, initialement supposés très différents. Dans chacun d’entre eux, le juge comme le législateur sont des acteurs essentiels de la protection des droits et libertés. À partir de ce constat, il a été possible de conclure au rapprochement du Canada et du Royaume-Uni vers le constitutionnalisme juridique, symbolisé par les États-Unis, à condition d’éviter la caricature de la suprématie juridictionnelle et d’admettre l’existence de rapports entre le juge et le législateur plus équilibrés que ce qui est traditionnellement mis en avant lorsqu’on parle de constitutionnalisme juridique.
Cette évaluation se justifie par le fait qu’une autre lecture, posant un rapprochement contemporain des constitutionnalismes juridique et politique, ne paraît pas totalement satisfaisante. Ce rapprochement pourrait prendre trois formes : un rapprochement du constitutionnalisme politique vers le constitutionnalisme juridique ; un rapprochement du constitutionnalisme juridique vers le constitutionnalisme politique ; une combinaison de ces deux mouvements. Or, aucune de ces hypothèses ne paraît plus pertinente que l’hypothèse retenue qui est celle du rapprochement du Canada et du Royaume-Uni vers un constitutionnalisme juridique pleinement compris, distingué d’un modèle de suprématie juridictionnelle. Le rapprochement du constitutionnalisme politique vers le constitutionnalisme juridique n’expliquerait pas la préservation du pouvoir du législateur dans le constitutionnalisme juridique qui est pourtant révélée par l’étude, à travers l’analyse de l’expérience américaine. Le rapprochement du constitutionnalisme juridique vers le constitutionnalisme politique impliquerait qu’il y a une évolution des caractéristiques du constitutionnalisme juridique. Or, ce ne sont pas ses caractéristiques qui se transforment ; c’est plus simplement la conception du constitutionnalisme juridique qu’il semble nécessaire de faire évoluer, pour en prendre la pleine mesure, en reconnaissant le rôle du législateur en son sein. Pour ces raisons, l’hypothèse retenue est celle d’un rapprochement du Canada et du Royaume-Uni vers le constitutionnalisme juridique, à condition de penser les caractéristiques de ce modèle pour en saisir la totalité des implications en termes d’équilibre des pouvoirs. Les actions correctrice, légitimante et pédagogique autorisent à envisager une véritable collaboration des pouvoirs législatif et juridictionnel au sein du constitutionnalisme juridique. Bien que l’étude se concentre sur trois ordres juridiques gravitant dans l’univers de common law, elle est ainsi porteuse d’enseignements plus larges, relatifs aux rôles respectifs du juge et du législateur dans la protection des droits. Elle permet d’appréhender de manière plus précise certaines critiques adressées fréquemment au contrôle juridictionnel de la loi, notamment celles contestant sa légitimité dans une société démocratique. Ces dernières ne sont certes pas sans fondement, même dans les États où le pouvoir du juge est généralement perçu comme limité, tels que le Royaume-Uni. Il convient néanmoins de ne pas la surestimer, même dans les ordres juridiques où le juge est considéré particulièrement puissant, comme aux États-Unis.
Dès lors, d’autres études, portant sur la France ou sur d’autres systèmes, pourraient permettre de venir affiner ce constat, en mettant en lumière les spécificités propres à chacun, au sein de cette situation commune d’équilibre des pouvoirs législatif et juridictionnel. En outre, d’autres pistes de réflexion se dessinent, tout particulièrement en ce qui concerne la place et les pouvoirs du législateur. Il semble en effet pertinent d’envisager un examen de son rôle spécifique sur les questions de droits et libertés et de dévoiler toutes les potentialités de l’institutionnalisation d’un véritable contrôle mené par les parlementaires en matière de droits garantis. Deux dimensions du droit constitutionnel, souvent considérées comme distinctes, le droit constitutionnel institutionnel et le droit constitutionnel substantiel, se rejoignent ainsi, permettant d’envisager de nouvelles voies pour renforcer la place du Parlement, tout en améliorant le respect des droits de chacun au sein des démocraties attachées à l’État de droit. Dans cette perspective, le droit comparé joue pleinement son rôle de révélateur. Il permet d’élargir l’horizon des chercheurs, et ce n’est pas le moindre de ses mérites.