Si Michel Foucault préconisait de faire « l’économie d’une théorie de l’État », il ne s’agissait en vérité que de faire « l’économie d’une certaine théorie de l’État, d’une théorie essentialiste » (LASCOUMES Pierre, « La Gouvernementalité : de la critique de l’État aux technologies du pouvoir », Le Portique, 2004 n° 13-14, §3). De fait, la théorie foucaldienne vise à analyser les différents mécanismes par lesquels l’institution étatique exerce le pouvoir, l’État n’étant « rien d’autre que l’effet mobile d’un régime de gouvernementalité multiple » (Ibid). Il s’agit donc bien d’une théorie de l’État, mais d’une théorie manifestement pluraliste, construite en opposition avec la théorie classique faisant de l’État une « Institution » fondée sur la puissance dont elle dispose à l’égard de ceux qui l’instituent. En ce sens, la portée de la théorie défendue par Michel Foucault est de rejeter la conception fondant l’autorité de l’État dans le simple fait qu’il est Etat, conception découlant directement de la théorie bodinienne de la souveraineté. C’est pourtant bien par la reconnaissance de la puissance absolue et perpétuelle de l’Etat qu’a pu se constituer l’Etat moderne, suite à la conclusion en 1648 des Traités de Westphalie. Ce modèle étatique, que Raymond Carré de Malberg définira bien plus tard comme la réunion d’une population, d’un territoire et « d’une puissance publique s’exerçant supérieurement sur tous les individus qui font partie du groupe national ou qui résident seulement sur le territoire » (CARRE DE MALBERG Raymond, Contribution à la théorie générale de l’État, Paris, Dalloz, 2003, Tome I, p. 7), fut par la suite largement mobilisé pour définir, du point de vue du droit international public, ce qui peut constituer un État ou non. En ce sens, le professeur Antony Anghie considère que « bon nombre de doctrines fondamentales du droit international – dont la plus importante, la doctrine de la souveraineté – ont été forgées afin de créer un système juridique qui pourrait justifier les rapports entre les mondes européen et non européen dans la confrontation coloniale » (ANGHIE Antony, Imperialism, Sovereignty and the making of International law, Cambridge, New York, Cambridge university press, 2005, p. 3). Cet « élitisme » dans la définition de l’État fut ainsi directement mobilisé pour dénier cette qualité à des groupes susceptibles de bousculer l’ordre établi s’ils devaient être admis comme tels dans la communauté internationale. En ce sens, la requête formulée en 1923 par le chef iroquois Deskaheh, afin que son peuple soit admis comme État devant la Société des Nations, ne fut même pas discutée, l’historienne Emmanuelle Sibeud ayant relevé que « le monde nouveau, incarné par la SDN est un monde d’empires, triomphants et inquiets » (SIBEUD Emmanuelle, « Entre geste impériale et cause internationale : défendre les indigènes à Genève dans les années 1920 », Monde(s), 2014/2 n° 6, p. 40).
Une telle analyse semble, au regard des écrits de Michel Foucault, devoir être relativisée aujourd’hui, la « théorie générale de l’État » étant plus que jamais discutée. En effet, dans la continuité de Michel Foucault, le professeur Bertrand Badie a largement remis en cause le mythe de l’État souverain, compte tenu des effets de la mondialisation et des nouveaux enjeux qui l’accompagnent tels que « l’émergence des biens communs de l’humanité transcendant les frontières, l’interdépendance entre les communautés politiques et entre les économies » ou encore la « multiplicité des espaces d’intégration » (BADIE Bertrand, « De la souveraineté à la capacité de l’État », in SMOUTS Marie-Claude (dir.), Les nouvelles relations internationales, Paris, Presses de Sciences Po, 1998, p. 54). Il ne faut cependant pas en conclure à la nécessaire « économie de la théorie de l’État » puisque, malgré la contestation de la théorie classique de la souveraineté, l’État reste à ce jour, la seule autorité légitime à se prévaloir de la souveraineté territoriale. Dès lors, la théorie de l’État contribue à identifier la source du pouvoir et du Droit et peut contribuer à en établir la validité. En ce sens, Georg Jellinek, dans son « Introduction à la doctrine de l’Etat », relevait que « les actes des organes supérieurs de l’Etat sont couverts par une présomption générale de validité et de légalité » (JELLINEK Georg, L’État moderne et son droit, Paris, Albert Fontemoing, 1904, Vol. 1, p. 24). Reste cependant à identifier ce que recouvrent « les actes des organes supérieurs de l’État » pour que puisse pleinement jouer cette présomption. En cela, la Cour internationale de justice, dans son avis consultatif sur le Sahara Occidental, eut précisément à déterminer laquelle des entités étatiques ou quasi étatiques (Marocaine, Mauritanienne ou Sahraoui) pouvait se prévaloir de ce territoire. Interroger la théorie de l’Etat n’apparaît donc pas si insignifiant que cela pour répondre à ce type de question, la Cour ayant d’ailleurs pu relever dans cette décision qu’« aucune règle de droit international n’exige que l’État ait une structure déterminée, comme le prouve la diversité[Champ] des structures étatiques qui existent actuellement dans le monde » (C.I.J., Sahara Occidental, avis consultatif du 16 octobre 1975, C.I.J. Recueil 1975, p.43 §94).
Dès lors, prétendre identifier une « théorie générale de l’Etat » semble être peine perdue compte tenu des diverses interprétations susceptibles d’être faites des principes qui la constituent, comme le relèvent les professeurs Francis Hamon et Michel Troper (HAMON Francis, TROPER Michel, Droit constitutionnel, 36e édition, Paris, L.G.D.J, 2015, §30). En revanche, s’intéresser aux prescriptions que sous-tend la théorie de l’État peut contribuer à arbitrer les conflits de légitimité susceptibles d’opposer diverses autorités se prévalant de la souveraineté territoriale. Il en est notamment ainsi dans le contexte spécifique de la colonisation, puisque celle-ci implique par définition une confrontation entre plusieurs systèmes juridiques dont la rationalisation ne peut s’opérer que par le Droit. En cela, au-delà des stricts rapports de force ayant conduit à la conquête, les puissances coloniales européennes ont pu, dès la fin du XVe siècle, chercher à légitimer leurs empires par le Droit. Cela se fit en premier lieu par le droit canonique, l’autorité papale ayant justifié, dans la bulle pontificale Inter Caetera délivrée en 1493, la conquête du Nouveau Monde afin d’assurer « la propagation et le développement, en tous lieux, de la Foi Catholique ». De manière plus générale, cela se fit par le développement progressif du droit naturel, la doctrine de la guerre juste et la défense du jus communicationis par les théologiens de l’École de Salamanque ayant pu justifier l’envoi de colons dans le Nouveau Monde et de soldats pour les protéger. Ce faisant, les fondements de la colonisation semblaient se « laïciser » et préfigurer le développement du droit des gens (ROULAND Norbert, PIERRE-CAPS Stéphane, POUMAREDE Jacques, Droit des minorités et des peuples autochtones, Paris, PUF, 1996, p. 115.). Bien que comportant de sérieuses réserves face à ce qui sera désigné par la suite comme étant la « doctrine de la découverte » – Franciso de Vitoria considérait en ce sens « que la découverte ne pouvait conférer à l’Espagne un titre au territoire des Indiens “pas plus que si c’était eux qui avaient découvert” l’Espagne », la domination coloniale des Européens a acquis ainsi une source de légitimité du point de vue des jusnaturalistes. Aussi, Emer de Vattel admettait le droit qu’a une Nation de prendre possession d’un territoire à partir du moment où les habitants dudit territoire le parcourent plutôt qu’ils ne l’habitent (DE VATTEL, Le droit des gens ou principes de la loi naturelle, Londres, 1758, Vol. 1, §81). Ce faisant, il légitime les colonisations britannique et française de l’Amérique du Nord tout en condamnant en revanche les colonisations hispaniques de l’Amérique du Sud, compte tenu du fait qu’elles remirent en cause des « royaumes policés ».
La principale force de la théorie vattélienne réside dans le fait qu’elle opère une rupture avec les postulats de droit canonique ayant fondé jusqu’alors les principes naissants du droit international public, la rationalité juridique se substituant à la volonté divine (pour le commentaire de l’œuvre de Vattel, voir JOUANNET Emmanuelle, Emer de Vattel et l’émergence doctrinale du droit international classique, Paris, Pédone, 1998, 490 p.). En conséquence, les différentes institutions coloniales et post-coloniales ont pu se fonder sur les principes identifiés par le Suisse pour déterminer les conséquences de la colonisation sur les éventuels droits existants. En ce sens, le professeur Thibaut Fleury-Graff relève, dans sa thèse de doctorat relative à la « Question du territoire aux États-Unis », l’influence déterminante du droit des gens théorisé par Emer de Vattel sur la manière dont la Cour suprême des États-Unis a pu résoudre, dans les débuts de l’Union, les conflits territoriaux impliquant les nations indiennes (FLEURY-GRAFF Thibaut, La question du territoire aux États-Unis de 1789 à 1914 : apport pour la construction du droit international, Thèse, Université Panthéon-Assas, 2011, p.30). Ce processus d’objectivation des principes fondateurs de la théorie classique de l’État a cependant conduit à remettre en question le droit au titre duquel les puissances européennes ont étendu leurs empires sur le Nouveau Monde. De fait, la différenciation progressive des colonies des métropoles européennes par leur prétention à l’étatisation, a contribué à ce que la question de l’origine de leur titre territorial soit relancée. En effet, contrairement à l’idée selon laquelle la colonie serait vide de toute occupation effective, il est apparu que les populations précoloniales ont finalement survécu à l’invasion, qu’elles ont perpétué leurs relations particulières à leurs territoires ancestraux et surtout, qu’elles se sont, de manière continue, jugées distinctes de la société qui domine à présent leurs territoires. La persistance de ces populations, qu’il convient de désigner comme « autochtones », démontre en elle-même les failles que comportent les différentes justifications juridiques ayant permis de légitimer le titre territorial acquis par la puissance coloniale et transmis par la suite aux autorités post-coloniales. Sachant cette difficulté, la qualification de l’État post-colonial selon les principes établis par une hypothétique théorie générale de l’État peut être discutable.
Dès lors, identifier la spécificité de ces États apparaît potentiellement comme une nouvelle contribution à la théorie de l’État. D’une part, il s’agit d’en évaluer la flexibilité et de remettre en question le postulat selon lequel il existerait une « théorie générale de l’État » monolithique et essentialiste, que condamne précisément Michel Foucault. D’autre part, cela peut conduire à démontrer que l’Etat, en dépit des phénomènes de résistance qu’il peut susciter – en particulier dans le « monde autochtone » (voir en ce sens CLASTRES Pierre, La société contre l’État : recherches d’anthropologie politique, Paris, Les éditions de Minuit, 2011, 185 p.), demeure une institution pertinente afin d’aménager la coexistence entre plusieurs sociétés. Afin d’appréhender cette question de manière à lui conférer une dimension « théorique », l’approche la plus évidente au premier abord serait celle du droit international public, puisque c’est d’abord par ce biais-là que l’État moderne a pu être théorisé. Cependant, il importe de relever que les internationalistes de l’époque classique (Vattel, Grotius, Pufendorf…) se sont essentiellement basés sur la pratique des nations afin d’identifier les principes fondateurs de la théorie de l’État. Aussi, l’objet central d’une analyse visant à identifier la spécificité de l’Etat post-colonial, serait avant tout, le droit des Etats susceptibles d’intégrer cette catégorie et plus précisément la comparaison du droit de ces États. C’est donc fort logiquement que la théorisation de l’État post-colonial (II) suppose préalablement la détermination d’une méthode comparative (I).
I. La mobilisation de la méthode comparative en faveur d’une théorie de l’État post-colonial
Faire du droit comparé à des fins scientifiques suppose une méthode stricte afin d’une part, de définir précisément les objets et objectifs de la comparaison et d’autre part, aboutir à des résultats scientifiquement opposables et pour lesquels le recours à l’approche comparée se justifie. De fait, le principal risque de ce type d’étude est de basculer dans une approche purement descriptive des modèles étudiés sans véritable plus-value scientifique. Dans le cadre d’une réflexion sur la théorie de l’Etat, il importe donc d’identifier précisément le but de la comparaison : s’agit-il de démontrer la récurrence d’une organisation susceptible de produire des effets universellement transposables ou d’identifier à l’inverse une spécificité propre à certains modèles étatiques susceptibles de se détacher de la théorie générale ? Si la première approche suppose clairement une logique de macro-comparaison en ce qu’elle contribue à identifier la catégorie juridique que serait l’État, la seconde suppose plus une approche de micro-comparaison, en ce qu’elle vise à mettre en lumière certaines caractéristiques propres à certains États. Reste que l’une et l’autre ne sont pas nécessairement contradictoires puisque comme le relève Béatrice Jaluzot, la macro comparaison en ce qu’elle « a pour objectif la taxonomie des systèmes juridiques […] permet ainsi au micro comparatiste de se situer » (JALUZOT Béatrice, « Méthodologie du droit comparé. Bilan et perspective », Revue internationale de droit comparé, 2005 n° 1, p. 46). Ce faisant, prétendre identifier l’État post-colonial comme un modèle spécifique d’État nécessite de déterminer précisément les termes de la comparaison (A) et la méthode adoptée afin de conférer à cette comparaison une véritable dimension scientifique (B).
A. La détermination des objets de la comparaison
Par définition, la notion « d’État postcolonial » peut renvoyer à des réalités multiples. En effet, selon la politiste Marie-Claude Smouts, « le “post” ne renvoie pas à une notion de séquence avec un “avant” et un “après”. Il englobe toutes les phases de la colonisation : le temps des empires, le temps des indépendances, la période qui a suivi ces indépendances, le temps d’aujourd’hui » (SMOUTS Marie-Claude, La situation postcoloniale, Paris, Presses de Sciences Po, 2007, p. 32-33). Ce faisant, un grand nombre d’Etats pourrait être qualifié de « postcolonial », que ce soit en raison du fait qu’ils sont ou qu’ils ont été colonisateurs ou à l’inverse, qu’ils aient été colonisés. Envisager cette pluralité de situation semble alors rendre relativement ardue la mise en lumière de la spécificité d’un modèle que serait celui de « l’État postcolonial ». Il importe donc de délimiter le champ de la comparaison à ce qui peut apparaître pertinent pour identifier une spécificité de l’État qui serait dans une situation « post-coloniale » compte tenu notamment, de la survivance du fait autochtone. Ce faisant, il s’agit d’envisager ici non pas les États postcoloniaux dans leur ensemble, mais seulement les États « post-coloniaux », c’est-à-dire ceux qui sont issus de la colonisation, définition qui exclut les États qui sont ou qui ont été colonisateurs.
Reste qu’une telle définition peut encore renvoyer à un grand nombre de situations distinctes, l’efficience de la comparaison dépendant en premier lieu de la comparabilité des systèmes étudiés. Ainsi, la professeur Jordane Arlettaz[Champ] relève qu’il « faut en effet se préserver de ce que les concepts juridiques, les institutions ou encore les termes du droit ne s’inscrivent pas dans des cultures juridiques trop éloignées ». En conséquence, elle en conclut que « les systèmes étudiés doivent construire la norme juridique selon des procédures relativement similaires, avoir un rapport comparable au droit » (ARLETTAZ Jordane, L’État-Nation à l’épreuve de la constitutionnalisation des langues régionales, Paris, Mare & Martin, 2014, p. 40-41). En conséquence, une étude comparative en théorie de l’État suppose d’analyser des systèmes reconnaissant le concept contemporain d’États. Aussi, c’est avec grande prudence que les exemples médiévaux pourront être rapprochés des réalités contemporaines, puisque l’État moderne ne s’est véritablement constitué qu’à partir du XVIIe siècle. En revanche, le rapprochement d’État de common law et d’État de civil law n’apparaît nullement insurmontable, la différence dans ces États résidant plus dans la forme du droit que dans sa rationalité. De manière générale, il s’agira dans cette comparaison d’envisager exclusivement des États issus de la colonisation européenne, auxquels a pu être légué un modèle juridique susceptible d’intégrer l’une de ces deux grandes familles du droit occidental.
Comparer l’ensemble des États répondant à ces critères pourrait cependant demeurer encore trop large pour la réalisation d’une comparaison pertinente. En effet, outre la diversité qui caractérise la colonisation européenne (multiplicité des colonisateurs, variété des objectifs de la colonisation, étendue de sa périodicité), la manière dont elle a pris fin est particulièrement disparate. La décolonisation a pu en effet survenir à l’issue de révolution des colons contre la métropole (en Amérique latine et aux Etats-Unis), de la dévolution du pouvoir colonial aux colons (en Océanie et au Canada), d’insurrection des « autochtones » contre les colons (en Afrique et en Inde) ou enfin par l’exercice par les peuples colonisés de leur droit à disposer d’eux-mêmes, prévu par la Charte des Nations Unies (en Afrique et en Asie). Analyser cette pluralité pourrait alors servir de base à une étude globale sur la colonisation. En revanche, il ne semble pas véritablement pertinent d’envisager au même niveau les différents États « post-coloniaux » qui sont issus de la décolonisation.
En effet, il convient de tenir compte de la préconisation faite par le professeur Schwarz-Liebermann pour qui « la comparaison n’est concevable, ne peut être cohérente et logique qu’à la condition de se faire en vertu de critères objectivés ». En conséquence, elle doit « tenir compte aussi bien du temps que de l’espace » afin que puisse être connu « le droit réel et non pas simplement le droit formel » (SCHWARZ-LIEBERMANN VON WAHLENDORF Hans-Albrecht, Droit comparé. Théorie générale et principes, Paris, Librairie générale de droit et de jurisprudence, 1978, p. 173 et suivantes). La comparabilité repose donc à la fois sur une certaine proximité juridique des systèmes étudiés, mais également sur l’effectivité du droit établi dans les États comparés. Ainsi, les États post-coloniaux d’Afrique, qui constituent dès lors un sujet privilégié des études postcoloniales[Champ], peuvent apparaître formellement proches des modèles européens[Champ], mais en pratique particulièrement distincts, le droit affirmé n’étant pas forcément le droit appliqué. De surcroît, la question des critères de comparaison suppose qu’au-delà de la proximité juridique, il importe de retrouver une certaine proximité historique et sociologique entre les États étudiés. Aussi, une différence notable existe entre les États d’Afrique et d’Asie et les États d’Amérique, en ce que les premiers ont été décolonisés au profit des peuples colonisés, là où les seconds l’ont été au profit des colons. En conséquence, compte tenu du rapport particulier à la colonisation d’États post-coloniaux dans lesquels elle n’a de fait pas formellement disparu, il semble particulièrement intéressant de comparer ceux qui remplissent ces critères, en l’occurrence l’ensemble des États d’Amérique (Nord et Sud), ainsi que les États australien et néozélandais, en ce qu’ils partagent des caractéristiques relativement comparables. En revanche, le modèle sud-africain, bien qu’ayant symbolisé par le régime d’apartheid la survivance du fait colonial dans un État issu de la colonisation, n’appartient plus véritablement à cette catégorie. Le pluralisme inhérent à l’organisation constitutionnelle de cet État depuis 1996 (Voir sur ce point PHILIPPE Xavier, « Plurijuridisme constitutionnel et droits coutumiers en Afrique du Sud », in BERGEL Jean-Louis (dir.), Le plurijuridisme[Champ], Aix-en-Provence, Presses universitaires d’Aix-Marseille, 2006, p. 301-319) peut apparaître comme un avenir potentiel des États post-coloniaux d’Amérique et d’Océanie, sans pour autant être à ce jour véritablement comparable.
Enfin, compte tenu du fait que la finalité de la comparaison vise à mettre en lumière la spécificité des États post-coloniaux comparativement à ce que prescrit la théorie de l’Etat, il importe de s’interroger sur les caractéristiques susceptibles de les distinguer de l’État qui ne serait pas post-colonial. Aussi, comme le relève le professeur Étienne Picard, « toute connaissance, au moins expérimentale, procède plus ou moins de la comparaison : le froid ne se révèle bien que si l’on a déjà éprouvé le tiède ou le chaud » (PICARD Étienne, « l’état du droit comparé en France, en 1999 », Revue internationale de droit comparé, 1999 n° 4, p. 892). Cette étude suppose donc une comparaison des États post-coloniaux entre eux, mais également des États post-coloniaux vis-à-vis des États qui ne le sont pas.
B. La définition de la méthode de comparaison
Sur le principe, la méthode qui s’attache au droit comparé n’apparaît a priori pas contraignante, l’enjeu principal demeurant globalement l’exigence de comparabilité des modèles étudiés. Cependant, ce qui sépare une étude comparative de type descriptive, d’une véritable étude comparative à vocation scientifique, c’est bien l’adoption d’un protocole de recherche approprié à son objectif. En ce sens, le professeur Léontin-Jean Constantinesco préconise d’adopter ce qu’il désigne comme étant « la règle des 3 C » qui consiste à « connaître, comprendre, comparer » (CONSTANTINESCO Léontin-Jean, Traité de Droit comparé, Paris, LGDJ, 1974, Vol. 2 p. 37). Ces trois étapes supposent ainsi que la comparaison n’intervient qu’à l’issue d’un cheminement, amenant le chercheur à s’imprégner des systèmes juridiques qu’il entend comparer.
La connaissance, qui constitue d’une certaine manière le degré zéro de la comparaison en ce qu’elle fonde la méthode descriptive, implique en premier lieu d’analyser l’objet de la comparaison dans le contexte qui lui est propre. Dans le cadre d’une analyse sur les États post-coloniaux, cela suppose donc une maîtrise non seulement du droit existant, mais aussi des mécanismes ayant amené à son élaboration, en l’occurrence les diverses doctrines coloniales ayant justifié la conquête. D’ailleurs, le droit des peuples autochtones est par nature un droit qui repose dans un héritage historique, qu’il convient de parfaitement appréhender pour en apprécier la rationalité. Si la facilité voulait que le comparatiste se repose sur les différents travaux réalisés sur les systèmes juridiques qu’il entend étudier, une telle approche serait potentiellement insuffisante, car susceptible d’orienter l’analyse en fonction des perceptions propres aux auteurs s’y étant déjà penchés. Aussi, le professeur Constantinesco préconise en ce sens d’« examiner le terme à comparer dans ses sources originaires » (Ibid, p. 135), objection que la professeur Arlettaz[Champ] traduit en relevant qu’il « s’agit ici de principes qui postulent une approche positiviste du droit et qui exigent de la part du chercheur, une posture de neutralité par rapport à son objet d’étude » (ARLETTAZ, op.cit., p. 42). Il convient donc d’étudier directement le droit des États étudiés, tout en veillant à en interpréter le contenu « selon la méthode propre à l’ordre juridique auquel il appartient » (CONSTANTINESCO, op.cit., p. 186). Par exemple, analyser la jurisprudence suppose une approche nécessairement différente, selon qu’elle émane de juridictions de common law ou de civil law. Les premières sont de fait largement influencées par la règle du précédent, ce qui suppose une vision globale du corpus jurisprudentiel, là où les secondes peuvent être plus fluctuantes dans leur position, variant en fonction du droit en vigueur au moment de la décision. Ainsi, le constitutionnalisme latino-américain a évolué au rythme des Constitutions là où, à l’inverse, le constitutionnalisme des États de common law s’est développé au gré de la jurisprudence.
De la connaissance doit découler la compréhension, celle-ci consistant selon Béatrice Jaluzot « à réintégrer le terme dans son système juridique, celui-ci étant entendu au sens large, en comprenant son milieu politique, économique et social » (JALUZOT Béatrice, op.cit., p. 35). Cette exigence découle alors de la nécessaire neutralité que doit adopter le comparatiste en se confrontant à un système qui lui est étranger. Cela implique en premier lieu une compréhension suffisante de la langue du modèle étudié, afin de pouvoir se prémunir contre les biais de traduction. Ainsi, le mot « indigène » a pu acquérir dans la langue française une connotation péjorative (Voir en ce sens, BOUSQUET Georges-Henri, « Réflexions sur le mot “indigène” », Bulletin de l’Association Guillaume Budé, 1961 n° 3, p. 396-402), considérant son usage discriminant envers les populations colonisées, tenante de droits moindres que les nationaux en raison du statut de l’indigénat. Ce terme est en revanche largement utilisé en langue anglaise – indigenous – et espagnole – indigena –, sans qu’il ait acquis une telle connotation. Il est de fait employé dans le sens de sa racine étymologique, en ce qu’il renvoie à ceux qui sont originaires du lieu où ils habitent. De manière générale, ces différences linguistiques sont le fruit de l’histoire, la perception du mot « indigène » en langue française étant largement liée au problème de la discrimination[Champ] historique établie à l’égard de cette population. Ainsi, le mot « sauvage », aujourd’hui perçu comme étant péjoratif en langue française, ne l’était pas au temps de la Nouvelle-France, ce mot faisant référence « seulement ce que le latin en dit, […] signifiant tout simplement, une personne habitant les bois, sans jamais prendre toutefois le sens de grossier, de rustre ou de primitif que nous lui connaissons aujourd’hui » (MOROT-SIR Marie-Hélène, Le Canada français de A à Z, Saint-Denis, Publibook, 2016, p. 35). Très clairement, face à une question telle que celle des peuples autochtones, l’histoire et la terminologie consacrée dans chacune des langues apparaissent particulièrement sensibles, considérant l’importante subjectivité susceptible d’en découler. Il convient d’ailleurs d’être lucide sur le passif susceptible de s’attacher à certains mots qui sont aujourd’hui entrés dans le langage courant. En ce sens, la professeure Albane Geslin[Champ] relève que « le terme “Mohawk[Champ]” est un nom d’origine non pas mohawk, mais algonquine anglicisé et signifiant “mangeurs d’hommes”, alors que l’appellation autochtone, que ce peuple n’emploie plus officiellement, est “Kanienke’ha :ka”, porteuse d’une tout autre signification, celle de “peuple de la pierre” » (GESLIN Albane, « De l’entre-soi à l’entre-autre(s). Enjeux et ambigüités de la reconnaissance[Champ] internatio[Champ]nale des droits des peuples autochtones », in TOURME JOUANNET Emmanuelle, MUIR WATT Horacia, DE FROUVILLE Olivier, MATRINGE Jean, Droit international et reconnaissance, Paris, Pedone, 2016, p.148). En demeurant conscient du sens originel des mots, la neutralité du comparatiste doit s’exprimer par sa capacité à s’émanciper[Champ] de toute considération idéologique, pourtant généralement attachée à ces questions. L’analyse des textes anciens, qui constitue le point de départ incontournable pour qui veut comprendre le fait colonial, suppose de la même manière une grande prudence et une capacité à les replacer dans leur contexte. De manière générale, la légitimité du comparatiste à traiter d’un système juridique qui n’est pas le sien semble être potentiellement acquise par le fait qu’il « est affranchi des œillères de la routine ou de l’habitude prise, qui empêchent les juristes nationaux de sortir des vues conformistes et traditionnelles » (CONSTANTINESCO, op.cit., p. 329). Libéré du poids des préjugés nationaux et attentif à ses propres a priori sur le système étudié, le comparatiste étranger apparaît parfaitement à même de comprendre des systèmes différents du sien, en préalable de leur comparaison.
Ces précautions méthodologiques étant prises, il convient enfin de comparer les systèmes étudiés, ce qui implique en premier lieu d’« identifier et faire ressortir tous les rapports, donc toutes les dissemblances et les ressemblances existant entre les termes à comparer » (Ibid, p. 243). Sans remettre en cause la spécificité de chacun des systèmes étudiés, cela suppose essentiellement de rechercher ce en quoi ils peuvent se rapprocher dans leur traitement de la question autochtone, et former un modèle à part entière d’État. Cette comparaison doit par ailleurs s’attacher à « préciser la valeur exacte des relations constatées » (Ibid), ce qui revient à interroger non seulement le droit formel, mais aussi l’incidence de sa mise en œuvre. Ainsi, deux modèles peuvent sembler en apparence opposés, alors qu’en pratique, ils aboutissent aux mêmes résultats. Afin de déterminer la finalité scientifique de la comparaison, il convient enfin de « préciser la valeur exacte des relations constatées », ce qui revient à « essayer d’identifier leurs causes et leurs buts » (Ibid). Cette dernière phase de la comparaison doit tendre à la synthèse, le comparatiste pouvant être amené à proposer un sens à donner à ce rapprochement systémique. Si le professeur Constantinesco « reste ouvert et refuse de suivre ce que préconisent certains comparatistes, à savoir une appréciation finale » (JALUZOT, op.cit., p. 35), l’ambition d’une étude comparative en théorie de l’État peut impliquer une telle conclusion. En effet, cette analyse comparative, par l’amplitude du champ proposé pour la comparaison entend potentiellement déboucher sur une spécification des États post-coloniaux, l’approche micro comparatiste pouvant conduire à la macro comparaison.
II. L’identification de l’État post-colonial comme une forme particulière d’État
Prétendre identifier l’État post-colonial comme une forme particulière d’État suppose que celui-ci comporte des caractéristiques ne correspondant pas à la théorie classique de l’État. Fondamentalement, l’Etat, au sens européen du terme, se définit par son unité : unité de son territoire, unité de sa population, unité de sa souveraineté. Or, dans l’État post-colonial, cette unité semble être discutable, compte tenu des conditions dans lesquelles il fut institué. De fait, le caractère controversé de la conquête coloniale a contribué à faire subsister aujourd’hui des populations autochtones disposant d’un droit propre au territoire, grevant ainsi l’unité revendiquée du territoire étatique. Par ailleurs, la prétention de ces communautés à se juger distincte de la société dominante démontre également la pluralité de la population constitutive de ces États. Enfin, la persistance des droits ancestraux issus de l’ordre juridique précolonial dans l’ordre juridique post-colonial interroge sur l’étendue de la souveraineté de ces États. S’il pourrait être à première vue discuté le fait que l’État post-colonial soit véritablement un État, il apparaît à l’issue de la comparaison des États post-coloniaux qu’ils détiennent bien les attributs d’un État, mais d’une forme particulière d’État, caractérisée par le pluralisme de leur territoire (A) et de leur souveraineté (B).
A. La spécificité territoriale de l’État post-colonial
Historiquement, la colonisation du territoire à partir duquel se sont construits les États post-coloniaux fut légitimée par l’incapacité, voire l’inexistence, de populations autochtones aptes à en disposer. Ainsi, les juges américains (Johnson v. v. McIntosh, 21 US 543 (1823)) et canadiens (St Catharine’s Milling and Lumber company v. The Queen, [1887] 13 SCR 577) ont validé le recours à la doctrine de la découverte et incidemment dénié, la capacité qu’auraient eue les peuples précoloniaux à bénéficier pour eux-mêmes du titre acquis par la découverte du territoire. De la même manière, le juge néozélandais a pu dénier le fait que les Maoris aient été considérés comme nation souveraine et rejeta donc la validité des clauses du Traité de Waitangi garantissant leurs droits (Wi Parata v. Bishop of Wellington (1877) 3 NZ Jur (NS) SC 72), Traité qui fut pourtant l’acte de naissance de la Nouvelle-Zélande suite à sa conclusion en 1840 entre la Couronne britannique et la Confédération des tribus unies de Nouvelle-Zélande. De manière plus radicale encore, le Conseil privé de la Reine valida l’imposition de la souveraineté britannique sur l’Australie compte tenu du fait que celle-ci serait une terra nullius pratiquement inoccupée, la présence aborigène étant purement et simplement niée (Cooper v Stuart, [1889] UKPC 1). Enfin, les États d’Amérique latine issus des guerres d’indépendance se sont construits sur le modèle de l’État nation, ignorant donc le fait qu’il puisse exister une pluralité d’ethnies, les nationalistes mexicains et péruviens en étant en ce sens venus à bannir le terme « indien » du langage courant (FAVRE[Champ] Henri, L’indigénisme[Champ], Paris, PUF, 1996, p. 25).
En pratique, le sens de cette négation des premiers habitants dans leurs droits voire, dans leur existence même, est de mettre un terme à toute contestation potentielle du titre territorial hérité de la conquête coloniale. Ainsi, le territoire, qui fut perçu au moment de la conquête comme un simple objet du patrimoine du souverain impérial, semble de ce fait s’essentialiser et devenir le sujet de la souveraineté post-coloniale. C’est en effet par le droit qu’ils estimaient avoir sur le territoire de la colonie que les colons ont pu revendiquer leur indépendance de la métropole et prétendre se constituer en État. Cette importance du territoire dans la construction de l’identité collective apparaît alors d’autant plus grande, que les peuples autochtones s’identifient, de la même manière, par le fait qu’ils ont été précisément dépossédés de leurs territoires ancestraux.
Les avancées de l’État de droit, ajoutées à la réhabilitation de la vérité historique, ont alors contribué à ce que le titre territorial étatique hérité de la conquête coloniale se trouve finalement subordonné à la reconnaissance des titres territoriaux autochtones. Ainsi, l’arrêt Calder rendu par la Cour suprême du Canada en 1973 (Calder et al. c. Procureur Général de la Colombie-Britannique, [1973] RCS 313) revint formellement sur ce qui avait été dit cent ans plus tôt, le juge ayant considéré que les droits territoriaux des Autochtones n’ont pas été éteints du seul fait de la colonisation, cela ne pouvant résulter que d’actions positives menées par le nouveau souverain faisant clairement obstacle à la subsistance du titre ancestral. En Australie, l’arrêt Mabo délivré en 1992 par la Haute Cour (Mabo[Champ] v. Queensland (No 2), (1992) 175 CLR 1) a mis fin à la doctrine de la terra nullius consacrée dans Cooper v. Stuart, jugeant que cette fiction, si elle avait pu apparaître comme un mensonge commode à l’époque, n’avait « plus sa place dans le droit contemporain de ce pays ». En Nouvelle-Zélande, la valeur juridique du Traité de Waitangi a été rétablie par le Parlement, la Cour d’appel de Nouvelle-Zélande ayant par la suite jugé dans sa décision New Zealand Maori Council v. Attorney General rendue en 1987 (New Zealand Māori Council v Attorney-General, [1987] NZLR 641 (CA)) que celui-ci peut constituer en certain cas une garantie constitutionnelle à laquelle la loi ne peut faire obstacle. Enfin, la jurisprudence américaine, malgré la négation relative dont ont fait l’objet les peuples autochtones à l’origine, a généralement maintenu l’ambigüité sur leur statut territorial, admettant qu’ils demeurent des entités souveraines distinctes du souverain fédéral (voir notamment United States v. Wheeler, 435 US 313 (1978)), et ce, en dépit du pouvoir plénier dont dispose le Congrès sur leurs droits.
En Amérique latine, l’instabilité juridique ayant émaillé l’histoire du continent depuis l’indépendance n’a pas permis l’établissement d’une telle jurisprudence. Cependant, force est de constater qu’aujourd’hui, tous les États comptant encore des populations autochtones reconnaissent par leurs normes constitutionnelles, le droit de ces peuples sur leurs territoires, ce droit emportant généralement, outre la propriété collective des terres ancestrales, une certaine autonomie politique et juridique. Cette convergence du constitutionnalisme latino-américain en faveur des droits des peuples autochtones se trouve d’ailleurs renforcée par l’action de la Cour interaméricaine des droits de l’homme, qui a pu en déduire que la Convention, bien que muette sur ces questions-là, devait s’interpréter de manière particulière lorsque sont en jeu les droits des Autochtones, admettant notamment un droit à la propriété communautaire découlant de l’article 21 de la Convention, qui traite pourtant expressément du « droit à la propriété privée » (voir notamment l’arrêt de principe Communidad Mayagna (Sumo) Awas Tingni v. Nicaragua, décision du 31 août 2001, Série C No 79).
De fait, le droit d’imperium acquis par les États des suites de la colonisation, dont la conséquence est de valider la juridiction étatique sur l’ensemble du territoire, ne trouve à se justifier qu’à partir du moment où les droits de dominium que détiennent les peuples autochtones sur leurs territoires ancestraux sont effectivement conservés. Si le volontarisme des États a alors pu jouer un rôle déterminant ces dernières années dans la reconnaissance du droit des peuples autochtones, il apparaît cependant que cette évolution, qui se retrouve dans les différents États étudiés, découle en premier lieu de l’héritage historique et donc de la situation précoloniale. En conséquence, cette relative objectivation du droit des peuples autochtones au territoire conduit à interroger plus précisément la question particulière de la souveraineté territoriale de l’État post-colonial.
B. La souveraineté territoriale de l’État post-colonial
Formellement, l’établissement des États post-coloniaux suppose par définition l’annihilation de toute souveraineté autochtone si tant est qu’elle ait existé. Cependant, la nature des droits territoriaux dont disposent les peuples autochtones du fait de leur ancestralité pose question, la jurisprudence américaine ayant en ce sens clairement reconnu l’existence d’une souveraineté tribale, ce en quoi elle fut confirmée par le Congrès qui admit formellement le fait qu’il existe des « pouvoirs inhérents des tribus indiennes » (25 US Code § 1301). De manière plus notable encore, le Tribunal de Waitangi – qui fut institué en 1975 par le Treaty of Waitangi Act afin d’interpréter le sens des dispositions du Traité – a considéré que les Maoris n’ont pas cédé leur souveraineté lors de la conclusion du Traité en 1840 (He Whakaputanga me te Tiriti/The Declaration and the Treaty, Wai 1040, (2014)). Aussi, la reconnaissance d’un droit des peuples autochtones sur le territoire et non d’un simple droit de propriété sur la terre, suppose qu’ils disposent d’une certaine autonomie dans la gestion de leurs affaires intérieures, dont le signe le plus saillant réside dans l’existence d’une justice tribale distincte de la justice étatique. D’un point de vue purement interne, l’existence de telles « enclaves juridiques » de droit autochtone sur le territoire étatique repose essentiellement sur la subsistance des droits ancestraux, que les États admettent de respecter. À première vue, il pourrait s’agir simplement d’une conciliation en droit entre le pouvoir étatique et le pouvoir autochtone, le premier ayant admis de laisser subsister une partie de l’ordre juridique précolonial. Cependant, le développement d’une revendication autochtone organisée sur le plan international a conduit à conférer une tout autre dimension à cette autonomie dont bénéficient les peuples autochtones sur leur territoire.
En effet, la reconnaissance de ces populations comme « peuples » à part entière par la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones (A/RES/61/295) a conduit à ce que du point de vue du droit international, ceux-ci disposent du droit à l’autodétermination interne. Bien que cela n’implique pas de droit à l’indépendance, un État qui ne respecterait pas l’autonomie territoriale dont disposent les peuples autochtones légitimerait en conséquence leur droit à s’émanciper unilatéralement des États, ce que la Cour suprême du Canada elle-même reconnut dans sa célèbre décision relative à la sécession du Québec (Renvoi relatif à la sécession du Québec, [1998] 2 RCS 217). Ainsi, le partenariat entre peuples autochtones et État post-coloniaux apparaît comme une exigence tant historique qu’internationale. Cet impératif de conciliation conduit donc à ce que la souveraineté territoriale de l’État post-colonial ne puisse être raisonnablement défendue qu’à partir du moment où les peuples autochtones sont effectivement associés à son exercice.
Sans remettre nécessairement en cause la souveraineté dont sont susceptibles de disposer les États post-coloniaux sur leur territoire, il apparaît que ces États se caractérisent finalement par le pluralisme de leur ordre juridique, compte tenu de la permanence des ordres juridiques autochtones en leur sein. Ce faisant, chacun de ces ordres pourrait être qualifié d’institution, selon la terminologie employée par Santi Romano, tout en contribuant à la formation de l’ordre juridique étatique, qui est défini comme « institution d’institutions » (ROMANO Santi, L’ordre juridique, Paris, Dalloz, 2ème édition, 2002, p. 108). En conséquence, les peuples autochtones constituent désormais des partenaires incontournables des institutions étatiques, l’État post-colonial correspondant à une forme singulière de démocratie associative. Ce pluralisme se retrouve alors clairement dans la définition faite dans la Constitution bolivienne du 9 février 2009 de la Nation, qui se compose de « la totalité des Boliviennes et des Boliviens, les nations et peuples autochtones originaires paysans, et les communautés interculturelles et afroboliviennes qui en se rassemblant constituent le peuple bolivien ». La Nation, qui constitue l’assise de l’identité collective, se définit donc par l’association d’identités plurielles tandis ce que le Peuple, qui détient la souveraineté, ne peut l’exercer que par la participation des différentes composantes qui le constituent.
Ainsi, malgré un système juridique a priori assimilable à la conception européenne de l’État, alors fondée sur l’unité du pouvoir souverain, les États post-coloniaux semblent, en pratique, s’en être éloignés. En effet, l’étude comparée des États issus des colonisations britannique et hispanique a mis en lumière un phénomène d’adaptation de leur organisation constitutionnelle afin de tenir compte de la persistance en leur sein de territoires autochtones. Rompant avec la figure de l’État nation, l’État post-colonial s’est construit à partir d’un pluralisme national et territorial inhérent à son histoire, dont la conséquence est l’établissement d’un pluralisme politique et juridique. Bien que cette caractéristique apparaisse spécifique aux États étudiés, elle peut cependant être transposable aux territoires non autonomes dans lesquels subsiste une population autochtone, à l’image de ce qu’est actuellement la Nouvelle-Calédonie. En conséquence, contrairement à l’idée selon laquelle il conviendrait de faire l’économie de la théorie de l’Etat, il importe plus que jamais d’en approfondir l’analyse afin de répondre aux difficiles problématiques de vivre ensemble qui se posent dans les sociétés contemporaines.
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