Introduction
Les questions de durabilité n’ont cessé de prendre de l’importance ces cinquante dernières années. Le rapport Meadows, Les limites à la croissance dans un monde fini1, publié en 1972, a marqué un tournant majeur sur les plans scientifiques et politiques. Une prise de conscience forte a commencé à émerger sur les impacts négatifs des modes de production et de consommation sur les écosystèmes. Depuis lors, la communauté scientifique, toutes disciplines confondues, a cherché à replacer les enjeux environnementaux (dérèglement climatique, érosion de la biodiversité…) et sociaux (santé humaine, respect des droits humains…) au même niveau que les enjeux économiques qui prévalent dans nos modèles actuels.
Progressivement, sous l’impulsion de la science, ces enjeux ont fini par être intégrés dans le droit, les politiques publiques et la gestion des entreprises, et notamment les systèmes comptables et financiers. Bien que reposant sur une antériorité de plusieurs décennies, les modèles de comptabilité environnementale sont encore en plein développement aujourd’hui et reposent sur des visions scientifiques très hétérogènes. Le terme même de comptabilité environnementale n’est pas encore stabilisé. Sans être exhaustif, on peut parler tantôt de comptabilité verte, comptabilité socio-environnementale, comptabilité écologique, comptabilité durable, comptabilité en triple capital ou encore comptabilité en multi-capitaux… Sans entrer dans les différentes controverses derrière les différentes sémantiques, retenons que le sujet fait continuellement l’objet de travaux de recherche et d’expérimentation en France et à l’international. Il n’y a pas encore de modèle normalisé qui s’applique à toutes les entreprises de manière obligatoire. Les méthodes actuelles disponibles sont avant tout des outils de gestion des entreprises qui sont déployés par des entreprises volontaires accompagnées par des cabinets comptables dont certains sont porteurs de leur propre méthode.
Au-delà d’un simple sujet technique (questions de méthodes par exemple), la comptabilité environnementale est avant tout un objet politique. En effet, derrière la comptabilité se cache en fait ce que l’on appelle des « visions du monde ». Fondamentalement, un modèle comptable est un moyen de mettre en avant « ce qui compte vraiment » pour retenir l’essentiel de ce qui fait la vie de l’entreprise. Les modèles qui prévalent aujourd’hui sont donc principalement, voire uniquement, tournés vers les enjeux financiers. L’objectif est de savoir si l’entreprise est saine financièrement (sa structure financière à travers son bilan, sa rentabilité à travers le compte de résultat). Changer de modèle comptable, c’est donner une autre vision de l’entreprise.
En l’élargissant la perspective à l’échelle macro-politique, la comptabilité environnementale est aussi un enjeu géopolitique. Ces dernières années plus particulièrement, elle a été et est encore un sujet de conflits d’approches qu’on pourrait presque considérer comme culturelles, notamment entre l’Europe et les Etats-Unis. L’idée sous-jacente, pour faire simple, est que celui qui fixe les normes accède plus facilement aux marchés. C’est donc un sujet d’influence qui touche autant les sphères politiques que scientifiques.
Les enjeux sont donc nombreux derrière l’émergence des modèles de comptabilité environnementale. Cela dépasse largement la seule dimension pratique qu’on se projette de la comptabilité, des outils abscons pour les non-initiés ou non praticiens mais qui jouent un rôle essentiel dans la conduite de la vie de l’entreprise, des politiques publiques et plus globalement du fonctionnement de nos sociétés.
Prise dans sa dimension de secteur économique, l’agriculture est pleinement concernée par ces sujets2. Changer de modèle comptable, c’est se reposer les questions fondamentales de ce qui compte et notamment d’intégrer les questions environnementales et sociales dans son fonctionnement. C’est un outil qui permet d’orienter les transformations des modèles de gestion des entreprises et des transitions nécessaires pour viser la durabilité. Cela dépasse la seule fonction de production.
A noter que des entreprises agricoles ou agroalimentaires ont souvent servi de cas pratiques pour développer ces nouvelles méthodes.
I. Pourquoi la comptabilité environnementale peut-elle être un outil d’accompagnement des transitions agricoles et de mesure de la durabilité ?
A. Une approche de la notion de durabilité
La durabilité reste encore un concept à multiples facettes. Ces dernières décennies, différents modèles de délimitation ou de mesure de la durabilité ont été développés par la communauté scientifique.
Les enjeux environnementaux sont en effet multiples. Même si la dimension des gaz à effet de serre ou du carbone sont prédominants, il ne faut pas omettre les autres sujets qui touchent aux questions de l’eau, de la biodiversité, des sols et plus globalement des écosystèmes.
Parmi les modèles les plus ouverts qui font foi aujourd’hui et qui servent de référence, nous pouvons citer par exemple celui des limites planétaires. Ce modèle, développé par le Stockholm Research Center en 20093, a défini neuf limites planétaires qui ne devraient pas être dépassées pour maintenir des conditions d’habitabilité de la Terre par les humains. Appliqué principalement à l’échelle de la planète, mais ayant commencé à être adapté à l’échelle d’un pays, voire à l’échelle d’une entreprise, ce modèle international est régulièrement mis à jour par les scientifiques qui le portent. En 2022, leurs dernières mesures montraient que six limites planétaires sur neuf avaient été franchies au regard des connaissances actuelles. Les autres limites non-dépassées sont plutôt dans une tendance défavorable. Cela donne une vision du manque de durabilité de nos modèles de développement actuels. S’appuyant sur ce modèle, un autre groupe de chercheurs (Campbell et al. 2017) a même évalué que les systèmes agricoles et alimentaires seraient responsables de 55% de ces dépassements de limites planétaires (perte de diversité génétique, cycle du phosphore et de l’azote, changement d’affectation des sols, changement climatique…).
Ce modèle des limites planétaires a été complété par d’autres chercheurs, notamment Kate Raworth (2020) qui a développé la théorie du doughnut dans laquelle elle a intégré, outre les limites planétaires, des notions de planchers sociaux (éducation, droits humains, inclusion…). Là aussi, appliqué à l’échelle globale, son modèle met en avant que de nombreux planchers sociaux ne sont pas atteints : pauvreté endémique, mortalité infantile, accès à l’éducation et notamment des femmes… À noter que dans le monde, la majorité des personnes recensées comme pauvres sont majoritairement des producteurs agricoles dont les terres sont cultivées le plus souvent à des fins vivrières, elles-mêmes insuffisantes.
Ces deux modèles pris en exemple servent aujourd’hui de référence à certains modèles de comptabilité environnementale en développement. Nous reviendrons plus tard sur d’autres controverses qui touchent les méthodes de comptabilité environnementales.
B. Une accélération des pressions qui pèsent sur les entreprises
Comme évoqué, les enjeux environnementaux et sociaux ont pris de plus en plus de place dans le débat public. Ils sont clairement devenus des enjeux sociétaux qui gagnent toutes les strates de la société.
En se plaçant du point de vue des entreprises, les pressions viennent de différents niveaux : les investisseurs, la société civile (Organisations Non Gouvernementales par exemple…), les collaborateurs, les consommateurs ou encore les réglementations. Sans nier que certaines entreprises peuvent être intrinsèquement pilotées de manière durable, ce sont certainement les réglementations qui exercent les plus grandes contraintes. Celles-ci sont donc plus souvent subies que voulues et peuvent être poussées par la société civile. C’est donc un changement systémique qui est progressivement à l’œuvre et qui s’accélère. Depuis le Sommet de Rio en 1992, duquel nous retenons principalement l’émergence de la notion de développement durable4, les conventions internationales, sous couvert principalement de l’Organisation des Nations Unies (ONU), se sont traduites progressivement en règles de droit contraignantes dans les différents Etats ou communautés d’Etats comme l’Union européenne sur les questions environnementales.
Au fil des années, ont émergé plus particulièrement des cadres juridiques précisant et amplifiant les exigences relatives à la publication d’informations extra-financières des grandes entreprises. L’objectif poursuivi est celui de la recherche d’une plus grande transparence et de prise de responsabilité des dirigeants. Sans vouloir faire des entreprises des responsables uniques des désordres environnementaux constatés, la finalité politique est de considérer les entreprises comme des acteurs de premier ordre du changement. Les grandes entreprises multinationales et en particulier les entreprises financières (banques, fonds d’investissement…) jouent un rôle systémique important du fait de la largeur de leurs chaînes de valeurs et des flux de capitaux financiers. En tant que donneurs d’ordre et financeurs des entreprises, elles peuvent agir sur leurs fournisseurs et leurs clients et donc sur des chaînes de valeur plus longues.
Les notions de transparence et de démonstration de la preuve sont ici essentielles. Le simple déclaratif ne suffit plus. Les entreprises doivent démontrer leurs impacts sur les écosystèmes (positifs ou négatifs) et apporter des preuves et des éléments de mesure. C’est parce qu’il y a eu de nombreux cas de fausses allégations qui ont conduit à des fraudes et à des tromperies que les réglementations se durcissent progressivement, à la fois pour réduire le risque de communication fallacieuse, mais aussi pour protéger les entreprises sincères et, à travers elles, les investisseurs et les consommateurs. En économie, la notion de confiance est essentielle.
De nombreuses initiatives, à différentes échelles (géographiques, thématiques…), portées par différents types d’acteurs se sont développées ces dernières décennies (Objectifs de Développement Durable de l’ONU, instances de normalisation comptable européenne ou américaine, des Organisations Non Gouvernementales (ONG), Chaires universitaires…) avec un foisonnement conséquent ces quinze dernières années. Les démarches volontaires ayant largement précédé les démarches réglementaires.
C. Les limites de la comptabilité actuelle et les objectifs de la comptabilité environnementale
La comptabilité au sens classique du terme répond à quatre grands objectifs :
Tout d’abord, prendre en compte, c’est-à-dire représenter, modéliser et classifier les évènements et les interactions considérés comme importants et significatifs entre l’organisation et son environnement (on rend visible l’essentiel et on le suit dans le temps) ;
Ensuite, être comptable (de ses actes), c’est-à-dire être redevable ;
Puis, compter, c’est-à-dire fournir des métriques particulières, quantitatives et qualitatives, monétaires ou non, aptes à rendre commensurables et appréhendables certaines informations considérées comme importantes, pouvant permettre de faire des comparaisons notamment ;
Et enfin, rendre compte, à savoir, organiser la communication et la discussion autour de ces informations en fonction des acteurs identifiés comme destinataires privilégiés.
D’autres grands objectifs régissent la comptabilité. Elle doit donner une image fidèle et sincère de l’entreprise pour permettre la prise de décision des parties prenantes (dirigeants, investisseurs, banquiers, organisations représentatives du personnel, pouvoirs publics…). Or, avec la montée en puissance des enjeux de développement durable, on considère que la comptabilité uniquement financière ne donne pas une image suffisante de l’entreprise, de ses performances et de ses impacts. À ce titre, elle ne serait donc pas fidèle et sincère. Il y a donc nécessité de développer des outils plus complets.
À défaut d’une mise en œuvre généralisée de méthodes de comptabilité environnementale, les réglementations sur le reporting5 extra-financier se sont fortement développées et viennent en complément du reporting financier. Ces différents rapports, autrefois publiés sur la base du volontariat, sont aujourd’hui devenus obligatoires et leurs contenus s’enrichissent. Avec le développement accéléré des réglementations de reporting extra-financier, nous pouvons imaginer qu’à terme, les dimensions économiques, sociales et environnementales seront placées au même niveau d’importance et d’obligation réglementaire et que les différents documents comptables seront fusionnés en un cadre unique qu’est la comptabilité environnementale. Les bilans et comptes de résultat qui en seront issus donneront à voir toutes les dimensions d’impact de l’entreprise et une vision plus large de sa durabilité. On parlerait alors de reporting intégré avec un document comptable unique donnant à voir l’ensemble des performances de l’entreprise en termes de durabilité.
Appliquée au secteur agricole et agroalimentaire, la notion de chaîne de valeur, évoquée plus haut, est importante. En effet, même si au premier abord, les exploitations agricoles, du fait de leur petite taille ne sont pas concernées par les obligations de reporting extra-financier, leurs acheteurs industriels ou négociants, voire une partie des groupes coopératifs agricoles qu’ils détiennent, sont déjà soumis à de telles obligations et par ruissellement sont contraintes d’apporter des éléments de preuve sur leurs modes de production.
Il ne faut pas oublier que la première vocation des outils comptables est de permettre le pilotage des entreprises. La comptabilité donne en effet une vision matérielle de la dynamique de l’entreprise, comme le fait un bilan de santé pour un humain. Le chef d’entreprise, en tant que gérant de sa société, dispose donc d’un tableau de bord essentiel à l’exercice de ses fonctions. Souvent perçue comme une contrainte, notamment par les chefs d’entreprise de petite taille qui y voit une charge administrative non productive, comme cela peut être le cas des chefs d’entreprise agricole, la comptabilité environnementale pourrait être avant tout un outil de pilotage de la multiperformance de l’exploitation agricole.
Les entreprises du secteur agricole sont aujourd’hui prises dans une forme d’étau, entre ce qu’on peut appeler l’agribashing (phénomène de dénigrement de l’activité agricole en insistant sur ces impacts négatifs) et le phénomène de greenwashing (ou blanchiment écologique se traduisant par une survalorisation ou valorisation fallacieuse de ses impacts environnementaux positifs). La comptabilité environnementale pourrait jouer un rôle de tiers de confiance avec les parties prenantes extérieures. En tant que document « officiel » reconnu par les tiers, l’entreprise pourrait faire valoir sa comptabilité environnementale comme élément certifiant la qualité de son activité et ses allégations. Alors que les documents comptables peuvent être jugés « répulsifs » en termes de communication, ils pourraient devenir le cœur du dispositif.
La comptabilité environnementale représente donc un potentiel en devenir. Mais comme évoqué, la comptabilité environnementale, si on l’imagine au même niveau que la comptabilité financière qui prévaut aujourd’hui, est encore loin d’être un outil de référence largement déployé dans les entreprises ou les entités publiques. Les quelques outils existants n’ont encore été mis en œuvre que par quelques centaines d’entreprises en France qui ont des objectifs de Responsabilité Sociale des Entreprises (RSE) très développés et ambitieux, mais aussi certaines collectivités locales (Ville de Grenoble par exemple).
II. Des méthodes de comptabilité environnementale en construction et leur contribution potentielle au processus de transition agricole
A. Une multiplicité d’approches
Clément Feger et Laurent Mermet (2021)6, ont proposé une typologie axée sur l’exigence de résultat environnemental.
Quatre grands types de modèles ont été identifiés selon qu’il s’agisse de comptabilités de gestion ou de comptabilités de bilan et selon qu’ils portent des périmètres collectifs ou d’une entreprise. En croisant ces différentes dimensions, ils distinguent alors :
Premièrement, les comptabilités de gestion écosystèmes-centrées : leur objectif est d’équiper des stratégies de conservation, négocier et se rendre des comptes entre acteurs privés et publics à l’échelle d’un écosystème pour organiser sa gestion et obtenir des résultats écologiques (un lac, un bassin versant, une espèce d’oiseau migrateur, etc.)
Deuxièmement, les comptabilités gouvernementales du capital naturel : totaliser, représenter et rendre compte de la qualité et de la valeur de l’ensemble des écosystèmes d’un territoire faisant l’objet d’un gouvernement public (régional, national, européen, voire planétaire)
Troisièmement, les comptabilités de gestion écologique pour l’entreprise : accompagner des managers (à l’échelle d’un projet, d’une équipe, d’une ligne de production, d’un site d’opération, etc.) dans des stratégies de gestion des impacts, des risques, des dépendances et des interventions de l’entreprise sur les écosystèmes.
Et quatrièmement, les comptabilités de bilan écologique des entreprises : dresser le bilan et rendre compte à la société, à l’Etat et aux investisseurs de l’ensemble des engagements pris, des efforts engagés et des résultats écologiques obtenus par une entreprise sur les écosystèmes.
Au regard du sujet qui nous concerne, c’est le quatrième type de comptabilité mentionné qui implique le plus l’entreprise en tant qu’entité isolée. Ce bloc regroupe à son tour différents modèles de comptabilités d’entreprise qui font l’objet de controverses scientifiques et techniques.
B. Les principales controverses autour des méthodes de comptabilité environnementale
Trois principales controverses peuvent être mises plus particulièrement en exergue : durabilité forte versus durabilité faible ; simple matérialité versus double matérialité ; approche monétaire ou non monétaire.
Abordons ces trois points de manière synthétique.
Tout d’abord, la durabilité faible peut se caractériser par le fait que l’on place au même niveau les dimensions économiques, sociale et environnementale. Cela est illustré par la rosace communément admise, notamment depuis la publication du rapport Brundtland (1987) qui a constitué l’assise du Sommet de Rio en 1992. Ce format en rosace donne l’impression d’un équilibre général entre les trois dimensions. La durabilité forte, quant à elle, place l’intégrité environnementale ou des écosystèmes comme priorité absolue, dans laquelle s’intègrent successivement la santé humaine, une économie robuste et résiliente et in fine des entreprises ou des organisations durables. Selon cette approche, l’activité de l’entreprise ne peut s’exercer qu’en ayant pour ambition de contribuer aux objectifs plus larges précédemment cités. Il y a une forme de hiérarchie qui s’oppose à celle de l’équilibre général vue précédemment.
Ensuite, la simple matérialité ou matérialité financière, place la dimension financière en priorité. Dans la relation entre l’entreprise et le climat (qu’on peut élargir à toutes les dimensions environnementales et sociales), elle ne considère que les incidences du changement climatique sur l’entreprise. Par exemple, pour une entreprise agricole, on regarderait l’impact des sécheresses sur la production agricole et les risques associés (pertes de rendements…). Le principal public visé est l’investisseur. La double matérialité, quant à elle, regarde non seulement les incidences du climat sur l’activité des entreprises mais aussi les incidences de l’activité de l’entreprise sur le climat. Pour reprendre l’exemple de l’entreprise agricole, on regarderait également l’impact de l’activité agricole (émissions de gaz à effet de serre, déstockage de carbone des sols…). Ici, outre les investisseurs, la cible est aussi les consommateurs, la société civile, les employés… La nouvelle réglementation européenne sur le reporting extra-financier7 repose sur la double matérialité, ce qui la distingue de l’approche américaine basée sur la simple matérialité. Cela se traduit actuellement par des batailles d’influence ardues dans les mondes scientifiques, économiques et politiques. C’est un élément constitutif des enjeux géopolitiques évoqués en introduction.
Enfin, la prise en compte de critères monétaires ou non monétaires. Ce point porte plus spécifiquement sur les indicateurs pertinents de pilotage. On peut soit compter en données physiques (Tonnes de CO2 émises dans l’atmosphère, mètres cubes d’eau consommés…) soit en équivalent monétaire (en euros investis…).
Sur la base de ces grandes lignes de démarcation, de nombreux outils ou méthodes de comptabilité environnementale ont été développés et sont en évolution permanente. Parmi les plus connues en France, nous pouvons citer le modèle CARE8, développé par la Chaire de Comptabilité écologique regroupant l’Université Paris-Dauphine, l’Université de Reims et AgroParisTech (s’appuyant sur tout un écosystème d’entreprises et d’experts-comptables), la méthode LIFTS (développée par l’école Audencia Nantes), la méthode Thésaurus Triple Empreinte, la méthode EP&L, la méthode SeMA ou encore la méthode Comptabilité Universelle. Ces modèles sont applicables à tout type d’entreprise.
De nombreux autres outils non monétaires ont aussi été développés par différents groupements scientifiques ou professionnels pour évaluer la durabilité des systèmes de production agricole comme la méthode IDEA9(porté notamment par l’INRAE) ou l’Indice de Régénération (développé par l’Association Pour Une Agriculture du Vivant).
Quelle que soit la méthode retenue, l’un des enjeux principaux est l’évaluation de sa robustesse scientifique et la prise en compte d’un ou plusieurs paramètres de la mesure de la durabilité.
III. Favoriser les complémentarités entre comptabilité environnementale et fiscalité environnementale pour accélérer les transitions agricoles
A. Principes et objectifs de la fiscalité environnementale
Bien que différentes par nature, la comptabilité et la fiscalité sont intimement liées. Pour bien comprendre leurs liens, il faut concevoir la comptabilité comme une forme de plateforme sur laquelle viendrait se brancher la fiscalité. En effet, beaucoup de dispositifs fiscaux reposent des indicateurs comptables : l’Impôt sur les bénéfices, la taxe sur les salaires, le suramortissement fiscal par exemple.
Il y aurait une forme de cohérence à lier comptabilité environnementale et fiscalité environnementale. Selon l’OCDE, la fiscalité environnementale est « l’ensemble des impôts, taxes et redevances dont l’assiette est constituée par un polluant ou, plus généralement, par un produit ou service qui détériore l’environnement ou qui se traduit par un prélèvement sur des ressources naturelles ». La fiscalité environnementale vise à inciter les agents économiques à adopter des changements de comportement. Elle peut s’opposer en ce sens à la subvention publique (orientée environnement) qui vise à réduire le coût relatif des solutions les plus favorables à l’environnement. Les deux pouvant être combinées pour amplifier les résultats souhaités.
La fiscalité environnementale vise différents objectifs stratégiques : réduire les pollutions et les atteintes à l’environnement ; intégrer dans le coût global les coûts sociaux et environnementaux (aussi appelées « externalités » en sciences économiques) ; modifier les comportements des acteurs dans un sens favorable à l’environnement et stimuler l’innovation (envoyer un signal prix dans la durée).
Et différents objectifs opérationnels comme par exemple : lutte contre le réchauffement ou le dérèglement climatique ; réduction des pollutions (eau, air, sol…) ; usage raisonné des ressources et préservation des milieux naturels et de la biodiversité.
Différentes modalités de mise en œuvre sont possibles, et les plus fréquentes sont les taxes directes et indirectes, les redevances et les crédits d’impôts.
Deux grands modèles politiques et techniques peuvent être mis en œuvre avec l’objectif affiché d’inciter au changement de comportement. Nous pouvons citer les modèles de type coercitif tel que le principe pollueur-payeur ou les modèles à vocation encourageante qui vise à reconnaître et récompenser les bonnes actions (par exemple, l’application de taux réduit en cas d’action positive). Derrière ces modèles, le principal enjeu repose sur le niveau du barème. Un barème trop bas pourrait ne pas être suffisamment incitatif et s’il est trop élevé, il peut y avoir un risque de perte de compétitivité, d’arrêt pur et simple d’activités ou de fuites des pollutions qu’on voulait éviter. Dans ce dernier cas, il est plus judicieux d’interdire purement et simplement la pollution en question.
Contrairement à la réglementation générale, la fiscalité permet de s’adapter à des situations particulières. La fiscalité est une voie politique intermédiaire avant d’envisager une interdiction réglementaire et des sanctions afférentes en cas d’échec des dispositifs incitatifs.
B. Combiner comptabilité environnementale et fiscalité environnementale pour accélérer les transitions agricoles
Un autre enjeu de la fiscalité environnementale, certainement plus marqué que pour la fiscalité générale, est que pour renforcer son acceptabilité, il est important d’avoir une transparence sur l’usage des fonds collectés. Par exemple, si une taxe est prélevée sur les achats de pesticides pour réduire les pollutions de l’eau (cf Redevance pour Pollution Diffuse, RPD), le fait pour les agriculteurs de connaître l’usage des fonds et d’imaginer une orientation vers la recherche d’alternatives aux produits chimiques peut renforcer la légitimité et l’acceptabilité de la taxe. Or aujourd’hui cette taxe est directement intégrée dans le budget des agences de l’eau sans fléchage particulier, ce qui peut être interprété comme une forme d’opacité pour les contributeurs.
Dans les comptes de la Nation, et plus spécifiquement les comptes de l’Agriculture, les aides fiscales représentent un montant d’aides publiques important (plus de deux milliards d’euros en 2022). Sur ce montant, plus des deux tiers concernaient le taux réduit de TICPE (taxe intérieure de consommation sur les produits énergétiques) accordé au secteur agricole pour réduire le coût des taxes sur le carburant (gazole non routier)10. Ce montant devrait fortement augmenter en 2024 du fait de la généralisation du remboursement du taux réduit du GNR votée dans la loi de finance 2024 et entrée en application le 1er juillet 2024. Contrairement à l’objectif initial de la fiscalité environnementale, cet avantage fiscal octroyé à l’agriculture pour des motifs de compétitivité et de réduction de charges ne joue pas son rôle de découragement de la consommation d’énergies fossiles. La taxe sur le GNR a vocation à renchérir le coût d’achat des carburants pour en réduire son attrait.
En lien avec la comptabilité environnementale, la fiscalité environnementale est un outil qui est encore faiblement mobilisé en agriculture. Il pourrait l’être soit dans une logique coercitive (principe pollueur-payeur évoqué précédemment) pour inciter à réduire les pollutions de l’air (oxydes d’azote, émissions de méthane…), de l’eau (nitrates, pesticides…) ou les atteintes à la biodiversité et aux espaces naturels ; soit dans une logique d’encouragement aux bonnes pratiques agricoles comme c’est déjà le cas pour le crédit d’impôt Agriculture biologique ou Haute Valeur Environnementale (HVE), encourager les transitions (l’idée d’un crédit d’impôt Transitions a été évoquée en 2023), favoriser les investissements favorables à l’agroécologie (mise en place d’un suramortissement par exemple) ou défiscaliser les revenus liés à la décarbonation et à la production de bioénergies tels que les crédits-carbone, la production d’énergies renouvelables à partir de biomasse ou photovoltaïque, ou toutes formes de Paiements pour Services Environnementaux (PSE).
En synthèse, la comptabilité environnementale reste encore aujourd’hui un potentiel à réaliser. Les méthodes continuent de se développer et de s’affiner en tenant compte des éléments de controverses scientifiques. En tant qu’outil de tiers de confiance entre l’entreprise et ses parties prenantes, et au regard de la montée en puissance rapide des enjeux environnementaux et sociaux, la comptabilité environnementale pourrait devenir un outil de référence ces prochaines décennies. Comme la comptabilité financière classique d’aujourd’hui, elle deviendrait l’outil de référence pour donner à voir la multiperformance des entreprises agricoles.
Combinée intelligemment aux dispositifs de fiscalité environnementale dans une logique d’amplification du changement, la comptabilité environnementale pourrait jouer un rôle majeur pour encourager les transformations des modèles économiques et permettre au dirigeant de piloter la transition de son activité vers plus de durabilité.
Comptabilité et fiscalité environnementales s’inscrivent dans des processus longs en appui des politiques publiques pour conduire le changement en lien avec les attentes sociétales actuelles.
- Rapport commandé par le Club de Rome en 1972 à des chercheurs issus du Massachusetts Institute of Technology (MIT) connu sous le nom de Rapport Meadows, du nom de ses principaux auteurs, les écologues Donella Meadows et Dennis Meadows. [↩]
- Pour en savoir plus, lire la Note Agridées – Académie d’Agriculture de France, Avril 2022, Comptabilité socio-environnementale : piloter et valoriser les performances de l’entreprise pour une transition agricole durable accessible via le lien suivant https://www.agridees.com/app/uploads/2022/05/Note-Comptabilite-socio-environnement.pdf. [↩]
- https://www.stockholmresilience.org/. [↩]
- La directive européenne CSRD (Corporate Sustainability Reporting Directive) et les normes européennes d’informations de durabilité (European Sustainability Reporting Standards ou ESRS) est entrée en vigueur le 1er janvier 2024 et va s’appliquer progressivement à un spectre de plus en plus élargi d’entreprises jusqu’en 2029. Les dispositions de la directive CSRD ont été transposées en droit français par l’ordonnance du 6 décembre 2023 et le décret n° 2023-1394 du 30 décembre 2023. [↩]
- Le terme anglais “reporting” fait référence à un outil de communication et de décision qui présente des données sur les activités et les résultats d’une entreprise ou de toute autre structure. [↩]
- Clément Feger et Laurent Mermet (2021). Innovations comptables pour la biodiversité et les écosystèmes : une typologie axée sur l’exigence de résultat environnemental. Comptabilité – Contrôle – Audit, Tome 27, Vol. 1, page 21. [↩]
- Rapport Brundland (Notre avenir à tous) accessible via ce lien https://www.are.admin.ch/dam/are/fr/dokumente/nachhaltige_entwicklung/dokumente/bericht/our_common_futurebrundtlandreport1987.pdf.download.pdf/notre_avenir_a_tousrapportbrundtland1987.pdf. [↩]
- Le modèle CARE (Comprehensive Accounting in Respect of Ecology) est portée par la Chaire de Comptabilité Ecologique : https://www.chaire-comptabilite-ecologique.fr/. [↩]
- https://methode-idea.org/. [↩]
- https://agreste.agriculture.gouv.fr/agreste-web/disaron/Dos2402/detail/. [↩]
Table des matières