Je remercie Emilie Moysan-Jeannard et les autres organisatrices de ce colloque de m’avoir invité à en présenter le rapport de clôture, comme l’an dernier. En 2023, j’ai fait une synthèse des exposés mais, cette année, je ne me sens pas capable de le faire car je ne suis pas compétent en ce domaine très spécialisé qu’est la fiscalité agricole. J’ai appris beaucoup de choses aujourd’hui en écoutant des orateurs très compétents au cours de débats très riches mais je ne saurais pas les résumer sans risquer de trahir la pensée de certains intervenants.
Je vous propose donc quelque chose de différent : un éclairage économique sur deux sujets traités pendant ce colloque, la politique de l’environnement et la politique agricole. Bien qu’étant magistrat financier, honoraire désormais, je me sens en effet plus économiste que juriste.
S’agissant de la politique de l’environnement, je prendrai surtout l’exemple de la lutte contre l’émission de gaz à effet de serre mais ce que je vais dire s’applique dans une large mesure à la lutte contre toutes les formes de pollution et à la gestion de ressources rares, comme l’eau dont nous avons parlé ce matin.
L’intervention de l’État n’est pas nécessaire si les consommateurs, plus généralement les parties prenantes, exercent une pression suffisante sur les pollueurs pour qu’ils adoptent un comportement plus responsable de l’environnement. Encore faut-il qu’ils soient suffisamment bien informés. L’État a donc toujours au moins pour rôle de faire en sorte qu’une information pertinente soit disponible, ce qui n’est pas trivial, sous réserve qu’elle ne coûte pas trop cher. Nous avons beaucoup parlé d’information, à propos de la comptabilité verte notamment, et je dois rappeler que l’information a toujours un coût de production et de diffusion.
Les économistes débattent surtout des quatre principaux instruments de lutte contre les pollutions, ou de gestion des ressources rares comme l’eau, que sont la réglementation, la taxation, la subvention et la création de marchés de quotas. Tous ces instruments ne peuvent fonctionner que si on sait mesurer la pollution émise, ou la ressource rare consommée, ce qui de nouveau n’est pas trivial.
La réglementation a pour principal avantage de donner une certaine assurance sur la quantité de polluants émis. Si ces polluants présentent un très grave danger, l’interdiction, forme extrême de la réglementation, est d’ailleurs la seule solution envisageable.
Son principal inconvénient est de conduire à une répartition injuste et inefficace des efforts de dépollution. Elle conduit inévitablement à demander des efforts excessifs à certains agents, entreprises ou ménages, et insuffisants à d’autres, parce que l’administration ne connaît pas et ne connaîtra jamais la situation particulière de chacun d’eux et notamment son coût personnel de réduction de la pollution. La tentation administrative est toujours de complexifier la réglementation pour tenir le plus possible compte des cas individuels mais sans jamais atteindre cet objectif inaccessible.
C’est pour cette raison que les économistes préfèrent souvent décentraliser la décision de dépolluer en la laissant prendre par ceux qui connaissent le mieux ces coûts, les pollueurs eux-mêmes. Pour cela, il faut leur faire supporter le coût social de la pollution en taxant l’émission de polluants.
Si l’émission d’une tonne de carbone oblige à payer une taxe de 100 euros, les agents pour qui la réduction de leurs émissions d’une tonne coûte moins de 100 euros réduiront leurs émissions pour ne pas payer la taxe ; ceux pour qui cette réduction coûte plus de 100 euros préféreront la payer. Il s’agit de l’application du principe pollueur payeur mais dans une approche incitative et non punitive.
La taxation permet donc une répartition efficace des efforts de dépollution mais son résultat en termes d’émission de polluants n’est pas assuré puisqu’il dépend d’une information sur les coûts de réduction de la pollution dont l’État ne dispose pas. L’impact de la taxation peut seulement être estimé statistiquement avec la fragilité intrinsèque à toute évaluation statistique.
Une taxe a en outre toujours pour inconvénient de dégrader la compétitivité des entreprises ou le pouvoir d’achat des ménages. S’agissant des entreprises, ce problème peut être partiellement résolu en étendant le champ géographique de la taxe, à l’Union européenne notamment pour ce qui concerne la France, et en taxant les importations comme la production nationale. C’est l’objet de « l’ajustement carbone aux frontières » mis en place dans l’Union européenne.
S’agissant des ménages, les taxes sur la consommation d’énergie pèsent plus lourdement, en pourcentage des revenus, sur les ménages les plus modestes. Comme l’a rappelé la crise des gilets jaunes, il faut prévoir des mesures de compensation. Il ne s’agit cependant pas de leur rembourser un euro chaque fois qu’ils payent un euro de taxe car il n’y aurait plus aucun « signal prix » incitant à économiser l’énergie. La compensation doit être en partie forfaitaire et tenir compte par exemple, du niveau de revenus ou de la localisation de la résidence principale. Il est moins nécessaire de compenser les Parisiens qui bénéficient d’un réseau dense de transports en commun que les ménages ruraux qui doivent prendre une voiture pour travailler. Il reste que la compensation restera insuffisante pour certains ménages et qu’on entendra surtout parler d’eux.
La taxation des polluants n’a pas pour objet de remplir les caisses de l’État, d’autant que la matière imposable est destinée à disparaître si elle est efficace, mais elle ne les vide pas, ce qui est le principal inconvénient de la subvention. Subventionner la réduction des émissions de carbone ou de tout autre polluant aggrave inévitablement le déficit et la dette publics.
Subventionner de 100 euros la réduction d’une tonne des émissions de carbone pourrait avoir la même efficacité que taxer de 100 euros chaque tonne de carbone émise. En effet, les agents dont le coût de réduction d’une tonne de leurs émissions de carbone est inférieur à 100 euros ont intérêt à réduire leurs émissions pour obtenir la subvention alors que ceux pour qui ce coût est supérieur à 100 euros ont intérêt à renoncer à la subvention.
Cependant, s’il est facile de taxer le carbone émis, si on sait mesurer les émissions, il est nettement plus difficile de subventionner le carbone non émis puisqu’on ne voit pas ce qui n’est pas émis. On résout généralement ce problème en subventionnant la réduction des émissions entre deux périodes, mais on ne sait jamais si cette réduction résulte de la subvention ou d’autres facteurs. On subventionne toujours une réduction des émissions qui aurait eu lieu sans subvention, ce qu’on appelle les « effets d’aubaine ». La subvention a bien un effet incitatif mais il est plus faible que la réduction observée des émissions et ne peut être mesuré que statistiquement.
La subvention peut aussi avoir des effets pervers, ce que les économistes de l’environnement appellent les « effets de rebond ». Par exemple, subventionner l’achat de chaudières plus performantes peut conduire les ménages à consommer plus d’énergie parce que, au total compte tenu de la subvention, cela leur coûte moins cher. De plus en plus d’évaluations montrent que ces effets de rebond peuvent être importants.
Les marchés de quotas constituent le dernier instrument disponible. Pour créer un tel marché, il faut d’abord réglementer, en pratique fixer un plafond d’émission de carbone, un quota, à chaque émetteur, en pratique plutôt de grandes entreprises. Pour qu’un « marché de droits à polluer » fonctionne, il faut commencer par limiter réglementairement les droits à polluer, ce que tout le monde ne comprend pas toujours.
Ces quotas étant échangeables sur un marché, un prix du carbone assure l’équilibre entre les achats et les ventes. Ce prix joue le même rôle de signal qu’une taxe : les entreprises dont le coût de décarbonation est inférieur à ce prix réduisent leurs émissions pour vendre des quotas alors que les autres doivent en acheter.
Les marchés de quotas permettent donc une répartition efficace des efforts de dépollution tout en garantissant que le montant total des émissions ne dépassera pas le montant total des quotas fixés au départ. Ce montant total doit être lui-même fixé en fonction d’objectifs plus généraux de décarbonation.
Le principal problème posé par ces marchés est celui de l’allocation initiale des quotas. Les entreprises qui en reçoivent beaucoup au regard des efforts qu’elles peuvent déployer gagnent beaucoup d’argent au détriment de celles qui n’en reçoivent pas assez. La solution peut être de rendre les quotas payants dès l’allocation initiale, éventuellement en les mettant aux enchères. Les recettes de l’État augmentent mais la compétitivité des entreprises se détériore ce qui renvoie à la problématique de la taxation.
Personnellement, après avoir conseillé et contrôlé l’État pendant 40 ans, je doute fort de sa capacité à réglementer, subventionner et planifier efficacement et je préfère en général la taxation et les marchés de quotas.
J’en viens à la politique agricole qui a notamment pour objectifs d’assurer un revenu acceptable aux agriculteurs et de préserver l’environnement. Un troisième objectif a été récemment ajouté, la souveraineté alimentaire. Je ne sais pas ce que cela signifie – la France importera toujours du café – mais je sais que nos échanges extérieurs de biens et services sont quasi systématiquement déficitaires depuis plus de 20 ans et que ce déficit commercial global est atténué par l’excédent de nos échanges de produits agricoles et agroalimentaires. Pour moi, un objectif important est de maintenir ou d’accroître cet excédent.
Pour assurer aux agriculteurs un revenu suffisant, les pouvoirs publics essayent depuis quelques années de faire en sorte que leurs prix de vente soient plus élevés et il a même été récemment question de fixer des prix planchers. Le marché des produits agricoles est toutefois un marché commun européen et, si les prix sont plus élevés en France que dans les autres pays pour une même qualité et aux coûts de transports près, il en résulte inévitablement une augmentation des importations au détriment de notre solde commercial.
Je pense que, pour cette raison, les lois EGALIM, dans leurs multiples versions, sont vouées à l’échec. Des prix minimaux garantis pour les agriculteurs ne peuvent être fixés qu’au niveau européen, ce qui n’a rien d’impossible puisque la politique agricole commune, la PAC, a fonctionné sur cette base pendant des années à son origine.
Des prix garantis étaient fixés au niveau européen et des offices agricoles achetaient les produits pour faire remonter leur prix lorsqu’ils passaient au-dessous de ces planchers. Les prix européens étant ainsi maintenus à des niveaux supérieurs aux prix mondiaux, ce système ne fonctionnait qu’en taxant les importations et en subventionnant les exportations.
Les prix minimaux par produit étaient définis sur la base de considérations technico-économiques plus ou moins pertinentes et, surtout, en fonction des capacités de lobbying des filières et de laborieux compromis entre les ministres de l’Agriculture des pays européens. Ces prix envoyaient de mauvais signaux aux agriculteurs et les incitaient à développer des productions qui ne correspondaient pas toujours aux besoins des consommateurs.
Les offices agricoles ont été ainsi conduits à acheter des quantités considérables de produits invendables pour maintenir les prix. Des montagnes de beurre et de lait en poudre ont ainsi été stockées. Les ministres de l’Agriculture ont alors décidé de limiter l’offre en attribuant à chaque agriculteur un quota annuel de production, notamment pour ce qui concerne le lait.
Les économistes considèrent généralement que des quotas de production, de lait ou de carbone, peuvent être efficaces mais à la condition qu’ils soient échangeables. Or la France, contrairement à d’autres pays, n’a jamais voulu créer un marché de quotas laitiers. Dans ces conditions, les exploitations les plus compétitives ne peuvent pas se développer, puisqu’elles ne peuvent pas dépasser leur quota individuel.
La répartition initiale des quotas est toujours un problème, pour le lait comme pour le carbone, car elle crée des inégalités et des distorsions de concurrence si elle est gratuite. Au niveau européen, la répartition des quotas entre pays donnait ainsi lieu à des négociations très difficiles dont les résultats n’étaient pas forcément justes et efficaces.
Le soutien des prix et les quotas ont finalement été progressivement abandonnés à partir du début des années 1990 pour faire place à des aides directes de plus en plus indépendantes, découplées dans le jargon bruxellois, de la production. Ces aides directes ont en revanche été de plus en plus souvent conditionnées par de bonnes pratiques environnementales.
Je pense que la PAC a ainsi pris une bonne direction tout en reconnaissant que certains problèmes n’ont pas trouvé de solution satisfaisante. En particulier, les prix sont devenus naturellement plus volatils et cette volatilité est amplifiée par les aléas climatiques contre lesquels il n’y a pas encore de bon mécanisme d’assurance.
Surtout, les agriculteurs considèrent que leurs revenus sont insuffisants malgré ces aides européennes. En fait, quand on examine les statistiques disponibles sur les revenus agricoles, il apparaît de grands écarts entre les différentes activités. Dans certaines filières, les exploitations sont compétitives, les exportations sont très importantes et les revenus sont très convenables. Je pense notamment aux grandes cultures et à une partie de la viticulture. Dans d’autres filières, les exploitations sont peu productives et les revenus très faibles. Je pense notamment à l’élevage de montagne.
En schématisant beaucoup, j’ai l’impression qu’il y a deux agricultures en France. L’une est compétitive et trouve sans difficulté sa place sur les marchés mondiaux. L’autre ne peut survivre qu’avec des aides très importantes et ces aides sont justifiées par les aménités rurales, c’est-à-dire les services que les agriculteurs rendent à l’environnement.
Ces aides doivent toutefois être contrôlées et avoir de réelles contreparties sous forme de services rendus en faveur de la préservation de l’environnement. Ces contrôles peuvent sans doute être parfois allégés mais ils sont nécessaires.
Ce modèle est difficilement acceptable par certains agriculteurs car il leur semble plus digne d’être payés pour nourrir l’humanité que de recevoir des subventions, mais je pense que cet obstacle culturel va heureusement diminuer. Les nouvelles générations attachent en effet plus de prix à la préservation de l’environnement et elles ont bien raison.
En conclusion, si je suis de manière générale plus favorable à la taxation et aux quotas échangeables qu’à la réglementation et à la subvention, je suis prêt à faire une exception pour une partie de l’agriculture française.