AFFAIRE PROCOLA c. LUXEMBOURG
(Requête no 14570/89)
ARRÊT
STRASBOURG
28 septembre 1995
En l’affaire Procola c. Luxembourg [1],
La Cour européenne des Droits de l’Homme, constituée, conformément à l’article 43 (art. 43) de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention ») et aux clauses pertinentes de son règlement A [2], en une chambre composée des juges dont le nom suit:
MM. R. Ryssdal, président,
A. Spielmann,
J. De Meyer,
R. Pekkanen,
J.M. Morenilla,
F. Bigi,
G. Mifsud Bonnici,
D. Gotchev,
P. Kuris,
ainsi que de M. H. Petzold, greffier,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 28 avril et 31 août 1995,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date:
PROCEDURE
1. L’affaire a été déférée à la Cour par la Commission européenne des Droits de l’Homme (« la Commission ») le 9 septembre 1994, dans le délai de trois mois qu’ouvrent les articles 32 par. 1 et 47 (art. 32-1, art. 47) de la Convention. A son origine se trouve une requête (n° 14570/89) dirigée contre le Grand-Duché de Luxembourg et dont une association de droit luxembourgeois – l’Association agricole pour la promotion de la commercialisation laitière (« Procola ») – et soixante-trois de ses adhérents avaient saisi la Commission le 22 novembre 1988 en vertu de l’article 25 (art. 25).
La demande de la Commission renvoie aux articles 44 et 48 (art. 44, art. 48) ainsi qu’à la déclaration luxembourgeoise reconnaissant la juridiction obligatoire de la Cour (article 46) (art. 46). Elle a pour objet d’obtenir une décision sur le point de savoir si les faits de la cause révèlent un manquement de l’Etat défendeur aux exigences de l’article 6 (art. 6) de la Convention.
2. En réponse à l’invitation prévue à l’article 33 par. 3 d) du règlement A, la requérante a manifesté le désir de participer à l’instance et désigné son conseil (article 30).
3. La chambre à constituer comprenait de plein droit M. A. Spielmann, juge élu de nationalité luxembourgeoise (article 43 de la Convention) (art. 43), et M. R. Ryssdal, président de la Cour (article 21 par. 3 b) du règlement A). Le 24 septembre 1994, celui-ci a tiré au sort le nom des sept autres membres, à savoir M. J. De Meyer, M. R. Pekkanen, M. J.M. Morenilla, M. F. Bigi, M. G. Mifsud Bonnici, M. D. Gotchev et M. P. Kuris, en présence du greffier (articles 43 in fine de la Convention et 21 par. 4 du règlement A) (art. 43).
4. En sa qualité de président de la chambre (article 21 par. 5 du règlement A), M. Ryssdal a consulté, par l’intermédiaire du greffier, l’agent du gouvernement luxembourgeois (« le Gouvernement »), l’avocat de la requérante et le délégué de la Commission au sujet de l’organisation de la procédure (articles 37 par. 1 et 38). Conformément à l’ordonnance rendue en conséquence, le greffier a reçu le mémoire de la requérante le 5 janvier 1995 et celui du Gouvernement le 20. Le 28 mars, le secrétaire de la Commission l’a informé que le délégué s’exprimerait à l’audience.
5. Dans l’intervalle, le 17 mars 1995, la Commission avait produit les pièces de la procédure suivie devant elle; le greffier l’y avait invitée sur les instructions du président.
6. Ainsi qu’en avait décidé ce dernier, les débats se sont déroulés en public le 24 avril 1995, au Palais des Droits de l’Homme à Strasbourg. La Cour avait tenu auparavant une réunion préparatoire.
Ont comparu:
– pour le Gouvernement
M. F. Hoffstetter, conseiller de
direction de première classe au
ministère de l’Agriculture, de la
Viticulture et du Développement rural, agent,
Me J. Welter, avocat,
Mme A. Conzemius-Paccaud, Représentant permanent
du Luxembourg auprès du Conseil de l’Europe, conseils;
– pour la Commission
M. A. Weitzel,délégué;
– pour la requérante
Me F. Entringer, avocat,conseil.
La Cour a entendu en leurs déclarations M. Weitzel, Me Entringer et Me Welter.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
7. Procola est une laiterie constituée sous la forme d’une association agricole de droit luxembourgeois; elle a son siège social à Ingeldorf.
A. La genèse de l’affaire
8. A la suite de l’introduction, dans les Etats membres de la Communauté européenne, du régime dit des « quotas laitiers » par les règlements CEE 856/84 et 857/84du 31 mars 1984, le Luxembourg adopta, par un règlement grand-ducal du 3 octobre 1984, les dispositions transposant en droit national ledit régime. Par plusieurs arrêtés ministériels du 10 octobre 1984, il assigna aux quatre acheteurs établis dans le Grand-Duché, c’est-à-dire aux laiteries achetant du lait aux producteurs – dont la requérante -, des quantités de référence de lait, soit des quantités au-delà desquelles on doit acquitter un prélèvement supplémentaire, en fondant sa répartition sur la collecte de l’année 1981.
9. La requérante et deux autres acheteurs attaquèrent les décisions de fixation des quantités de référence devant le comité du contentieux du Conseil d’Etat. En application de l’article 177 du Traité instituant la Communauté économique européenne (« le Traité CEE »), cette juridiction saisit d’un certain nombre de questions préjudicielles la Cour de justice des Communautés européennes (« la Cour de justice »), laquelle statua par un arrêt du 25 novembre 1986.
10. Au vu des réponses de la Cour de justice, le Conseil d’Etat considéra, dans un arrêt du 26 février 1987, que le choix de l’année 1981 comme année de référence avait entraîné une discrimination entre acheteurs, contraire à l’article 40 par. 3 du Traité CEE. En conséquence, il annula les décisions attaquées et renvoya l’affaire devant le secrétaire d’Etat à l’Agriculture afin de répartir de façon plus équitable, par voie de règlement grand-ducal, les quantités de référence entre les quatre laiteries luxembourgeoises.
11. Le 27 mai 1987, le secrétaire d’Etat présenta un nouveau projet de règlement grand-ducal répartissant, cette fois, les quotas entre les quatre acheteurs sur la base des collectes effectuées au cours de l’année 1983. Pour satisfaire aux obligations communautaires, le texte proposait de rendre le nouveau système des quantités de référence applicable non seulement pour l’avenir, mais également aux campagnes laitières précédentes, à partir d’avril 1984. Il fut soumis au Conseil d’Etat pour avis.
12. Par une lettre du 24 juin 1987, le président du Conseil d’Etat rendit le président du gouvernement attentif au fait qu’un tel effet rétroactif ne pouvait s’opérer que par la voie législative et non par la voie réglementaire.
13. A l’issue de délibérations le 2 juillet 1987, le Conseil d’Etat proposa certains amendements et un projet de loi, comportant un seul article, qui donnait au règlement à intervenir un effet rétroactif au 2 avril 1984, date d’entrée en vigueur, dans la Communauté, du régime des quotas laitiers.
14. Après avoir subi certaines modifications, le projet de règlement du secrétaire d’Etat du 27 mai 1987 devint le règlement grand-ducal du 7 juillet 1987 et le projet de loi du Conseil d’Etat du 2 juillet 1987 devint la loi du 27 août 1987. Cette dernière rendait le règlement applicable avec effet rétroactif « aux périodes de 12 mois d’application du prélèvement supplémentaire sur le lait ayant débuté respectivement le 2 avril 1984, le 1er avril 1985 et le 1er avril 1986 ». Pour ces périodes, précisait le deuxième alinéa de l’article unique de la loi, « les quantités de référence des acheteurs sont réallouées sur la base des dispositions de l’article 3 du règlement grand-ducal du 7 juillet 1987 susvisé et les quantités de référence individuelles de base et supplémentaires sont recalculées sur la base des dispositions y relatives du même règlement ».
15. Le 21 septembre 1987, le secrétaire d’Etat prit quatre arrêtés ministériels fixant pour chacune des quatre périodes annuelles de campagnes laitières, allant du 2 avril 1984 au 31 mars 1988, les quotas laitiers attribués à la requérante.
B. Le recours en annulation devant le Conseil d’Etat
16. Le 24 novembre 1987, Procola introduisit devant le comité du contentieux du Conseil d’Etat quatre requêtes en annulation visant chacun des arrêtés en question. Elle faisait valoir qu’elle-même et ses fournisseurs se trouvaient lésés en ce que les quantités de référence pour les campagnes laitières en cause étaient insuffisantes. Dans ses mémoires, outre divers moyens tirés de l’irrégularité du règlement grand-ducal du 7 juillet 1987 et de la violation de plusieurs de ses dispositions, elle critiquait l’application rétroactive dudit règlement aux campagnes laitières antérieures à celle débutant le 1er avril 1987. A titre subsidiaire, elle demandait au comité du contentieux de saisir la Cour de justice de différentes questions préjudicielles, dont une portait sur le principe de non-rétroactivité.
17. Par un arrêt du 6 juillet 1988, le comité du contentieux repoussa les recours dans les termes suivants:
« Considérant que s’il est vrai qu’en règle générale une loi ne dispose que pour l’avenir, il est loisible au législateur de donner un effet rétroactif à un acte législatif, dans la mesure où la Constitution ne l’interdit pas; qu’eu égard à l’annulation par l’arrêt du comité du contentieux du 26 février 1987, le Luxembourg était obligé de combler le vide juridique créé par cet arrêt pour éviter d’être en infraction avec les obligations contraignantes résultant du Traité de Rome;
Qu’en effet, les règlements communautaires sont applicables de plein droit en vertu de l’article 189 du Traité; qu’en conséquence, le Luxembourg était obligé de légiférer dans la matière des prélèvements laitiers pour les périodes du 2 avril 1984 au 31 mars 1987; que seul le législateur national, d’ailleurs approuvé par les autorités communautaires, avait le pouvoir de ce faire;
Considérant au demeurant que les pénalités qui sont attachées à un non-respect éventuel par les acheteurs des quotas pendant les première, deuxième et troisième périodes ne sont pas supérieures à celles qui auraient été dues selon l’ancienne législation; que la différence s’élevant à environ 35 millions est prise en charge par l’Etat, de l’accord des autorités communautaires, de sorte que l’effet rétroactif des quotas laitiers, loin de léser la requérante, lui est au contraire bénéfique;
Considérant qu’une exception d’illégalité ne saurait valoir à l’encontre d’un acte législatif et que le moyen est dès lors à rejeter; »
Quatre des cinq membres dudit comité avaient auparavant pris part à la rédaction de l’avis du Conseil d’Etat sur le projet de règlement et à l’élaboration du projet de loi en cause.
II. LE DROIT PERTINENT
A. Le droit communautaire et sa mise en oeuvre au Luxembourg
18. Afin de régulariser et de stabiliser le marché laitier caractérisé par une situation de surproduction, le Conseil des ministres de la Communauté économique européenne adopta les règlements CEE 856/84 et 857/84 du 31 mars 1984. Ils introduisaient dans les Etats membres de la Communauté, pour une période de cinq ans avec effet au 2 avril 1984, le régime du prélèvement supplémentaire sur les quantités de lait collectées au-delà d’un certain seuil de garantie, appelé aussi « quantité de référence ».
Chaque Etat membre se voyait attribuer une quantité de référence globale qu’il devait ensuite répartir, selon la formule A, entre les producteurs ou, selon la formule B, entre les acheteurs de lait (laiteries). La quantité de référence des acheteurs ou producteurs était fixée en fonction de leur collecte ou de leur production lors de l’année 1981 ou des années 1982 ou 1983, affectées d’un pourcentage établi de manière à ne pas dépasser la quantité garantie.
Le prélèvement supplémentaire, égal à un certain pourcentage du prix indicatif du lait, était dû, selon le cas, par les producteurs ou les acheteurs sur toutes les quantités de lait produites ou collectées dépassant la quantité de référence. En cas de choix de la formule B par un Etat membre, les acheteurs devaient répercuter la charge des prélèvements sur les seuls producteurs en dépassement.
19. Le Luxembourg opta pour la formule B et, par un règlement grand-ducal du 3 octobre 1984 et plusieurs arrêtés ministériels du 10 octobre 1984, fixa les mesures d’exécution de la réglementation communautaire (paragraphe 8 ci-dessus).
B. Le Conseil d’Etat
20. A l’époque où l’arrêt critiqué par la requérante a été rendu, l’article 76, deuxième et troisième alinéas, de la Constitution, régissant la matière, disposait:
« Il y aura, à côté du Gouvernement, un conseil appelé à délibérer sur les projets de loi et les amendements qui pourraient y être proposés, à régler les questions du contentieux administratif et à donner son avis sur toutes les autres questions qui lui seront déférées par le Grand-Duc ou par les lois.
L’organisation de ce conseil et la manière d’exercer ses attributions sont réglées par la loi. »
1. La composition
21. La loi du 8 février 1961, modifiée le 26 juillet 1972, organise le Conseil d’Etat. Aux termes de son article 1er:
« Le Conseil d’Etat est composé de vingt et un conseillers, dont onze forment le comité du contentieux.
Ce nombre ne comprend pas les membres de la Famille régnante qui font partie du Conseil d’Etat. »
Pour la désignation des membres du Conseil d’Etat (article 4), la loi ne distingue pas entre le comité du contentieux et le Conseil d’Etat proprement dit. Les conseillers d’Etat sont tous nommés par le Grand-Duc qui les choisit directement ou sur une liste de candidats, présentée soit par la Chambre des députés, soit par le Conseil d’Etat.
Les membres du comité du contentieux sont choisis parmi les membres du Conseil d’Etat (article 5).
22. L’article 9 définit les conditions à remplir pour devenir conseiller d’Etat. Elles sont les mêmes pour le comité du contentieux, sauf que, pour être membre de ce dernier, il faut en outre être docteur en droit ou posséder les droits attachés à ce titre.
Les fonctions de conseiller d’Etat sont exercées à titre accessoire et ne sont incompatibles qu’avec celles de membre du gouvernement, de conseiller de gouvernement et de député. La loi organique prévoit (article 22, deuxième alinéa) que « les membres du comité du contentieux ne peuvent prendre part aux délibérations sur les affaires dont ils ont déjà connu dans une qualité autre que celle de membre du Conseil d’Etat ». Elle admet ainsi que le fait d’avoir, en tant que membre du Conseil d’Etat, connu d’une affaire, n’empêche pas l’intéressé d’en connaître à nouveau au cas où elle serait soumise au comité du contentieux.
23. Un mandat de conseiller d’Etat ne prend fin, en principe, qu’à la limite d’âge, actuellement fixée à soixante-douze ans.
2. Les attributions
24. Le Conseil d’Etat exerce principalement des fonctions de nature consultative et juridictionnelle (articles 7 et 8).
25. En ce qui concerne les attributions consultatives (article 27), le Conseil d’Etat donne son avis sur tout projet et proposition de loi. Il en est de même de tout projet de règlement d’administration ou de police générales et de tout projet de règlement ou d’arrêté nécessaires pour l’exécution des traités.
26. En tant qu’organe juridictionnel, le Conseil d’Etat, dans la formation du comité du contentieux, est juge de premier et dernier ressort du contentieux administratif. Ses fonctions juridictionnelles sont restreintes à deux titres il ne peut juger que de la légalité des actes administratifs individuels, à l’exclusion donc des actes de nature réglementaire; sauf disposition législative expresse (article 29), le seul recours ouvert contre ces actes est le recours en annulation, fondé sur les moyens d’incompétence, d’excès et de détournement de pouvoir, de violation de la loi ou des formes protégeant des intérêts privés (article 31).
3. Projet de réforme
27. En 1989, l’article 76 de la Constitution a été amendé. Un projet de loi, actuellement à l’étude, vise une profonde modification de la matière. Il envisage de séparer les fonctions consultatives et les fonctions juridictionnelles.
PROCEDURE DEVANT LA COMMISSION
28. Procola et soixante-trois de ses adhérents, tous agriculteurs, saisirent la Commission le 22 novembre 1988. Ils se plaignaient d’une violation de leur droit à un tribunal indépendant et impartial, garanti par l’article 6 par. 1 (art. 6-1) de la Convention, au motif que certains membres du comité du contentieux, ayant statué sur le recours en annulation de Procola, avaient auparavant donné leur avis sur la légalité des dispositions attaquées. Ils alléguaient également que l’application rétroactive des décisions fixant les quotas laitiers enfreignait l’article 7 (art. 7) de la Convention. Ils prétendaient enfin que les prélèvements supplémentaires portaient atteinte au droit au respect de leurs biens, au mépris de l’article 1 du Protocole n° 1 (P1-1).
29. Le 1er juillet 1993, la Commission a retenu la requête (n° 14570/89) de Procola – mais non de ses adhérents, faute d’épuisement des voies de recours internes – quant au premier grief, et l’a déclarée irrecevable pour le surplus.
Dans son rapport du 6 juillet 1994 (article 31) (art. 31), elle conclut, par neuf voix contre six, qu’il n’y a pas eu violation de l’article 6 (art. 6) de la Convention. Le texte intégral de son avis et de l’opinion dissidente dont il s’accompagne figure en annexe au présent arrêt [3].
CONCLUSIONS PRESENTEES DEVANT LA COUR
30. Dans son mémoire, le Gouvernement demande à la Cour de
« décider que l’article 6 par. 1 (art. 6-1) de la Convention n’est pas applicable à l’espèce à elle soumise, sinon que cette disposition (art. 6-1) n’a pas été violée ».
31. Quant au conseil de la requérante, il invite la Cour à
« dire, quant au fond, qu’il y a violation de la Convention européenne de Sauvegarde des Droits de l’Homme, quant à l’article 6 par. 1 (art. 6-1),
dire que le préjudice de la requérante s’élève en principal à 4 456 453 [francs luxembourgeois (LUF)], augmentés des intérêts de 568 290 [LUF], soit en tout 5 024 743 [LUF] ».
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLEGUEE DE L’ARTICLE 6 PAR. 1 (art. 6-1) DE LA CONVENTION
32. La requérante se plaint du manque d’indépendance et d’impartialité du comité du contentieux du Conseil d’Etat. Elle allègue une violation de l’article 6 par. 1 (art. 6-1) de la Convention, ainsi libellé:
« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue (…) par un tribunal indépendant et impartial (…) qui décidera (…) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (…) »
A. Sur l’applicabilité de l’article 6 par. 1 (art. 6-1)
33. Procola estime ce texte (art. 6-1) applicable en l’espèce. Le Gouvernement et la Commission soutiennent la thèse opposée.
1. Sur l’existence d’une contestation relative à un droit
34. Selon le Gouvernement, le recours en annulation devant le comité du contentieux du Conseil d’Etat s’analyse en un recours objectif contre un acte d’application de la réglementation communautaire, de sorte qu’il ne concerne pas une « contestation » entre parties à un litige. Si le comité du contentieux avait accueilli le recours, il aurait uniquement pu annuler les arrêtés attaqués et renvoyer l’affaire devant le secrétaire d’Etat, pour que celui-ci statuât à nouveau. Il n’aurait pu ordonner le remboursement de l’indu, l’article 84 de la Constitution attribuant une compétence exclusive aux juridictions judiciaires pour statuer sur un droit civil. Bien plus, au cas même où un recours devant celles-ci aurait pu s’envisager, elles n’auraient pu rendre aucune décision au profit de Procola, l’association n’ayant jamais bénéficié en tant que telle d’un droit de créance. En effet, le recours n’aurait pu aboutir ni au remboursement en sa faveur des prélèvements supplémentaires ni à l’octroi d’une quelconque indemnité puisque, dans le cadre du système adopté par le Luxembourg, le prélèvement, s’il est imposé à l’acheteur, est répercuté par ce dernier sur les seuls producteurs en dépassement (paragraphe 18 ci-dessus). Bref, la procédure n’aurait pu aboutir à aucun résultat d’ordre patrimonial dans le chef de l’intéressée.
35. La requérante souligne que sans l’annulation des arrêtés ministériels, elle ne pouvait solliciter des dommages et intérêts devant les juridictions civiles; or seul le Conseil d’Etat pouvait prononcer ladite annulation. La procédure devant le Conseil d’Etat était ainsi déterminante pour un droit de caractère civil, à savoir la restitution de l’amende de surproduction. Procola affirme être, dans la formule B choisie par le Grand-Duché, le partenaire juridique et économique de l’Etat en matière de surproduction. Elle en veut pour preuve le fait que l’Etat l’a assignée en paiement de l’amende à l’occasion de chaque dépassement de la quantité de référence.
36. Selon la Commission, le recours litigieux s’inscrit dans le cadre d’un contentieux de caractère objectif, qui ne met pas en cause un droit subjectif dont la requérante serait titulaire. Il tendait en réalité à un contrôle abstrait de légalité d’actes des pouvoirs publics.
37. La Cour constate que, devant le comité du contentieux, les parties s’opposaient quant à la faculté de donner un effet rétroactif aux arrêtés ministériels fixant les quotas laitiers Procola soutenait que pour les années 1984 à 1987 aucun prélèvement n’était dû, en raison de l’annulation de la précédente réglementation et de l’impossibilité de faire rétroagir les arrêtés, tandis que le délégué de l’Etat défendait la légalité desdits arrêtés. La thèse de la requérante présentait un degré suffisant de sérieux puisque le Conseil d’Etat a procédé à un examen approfondi des arguments en présence (voir les arrêts Neves e Silva c. Portugal du 27 avril 1989, série A n° 153-A, p. 14, par. 37, et Editions Périscope c. France du 26 mars 1992, série A n° 234-B, p. 65, par. 38).
Au sens de l’article 6 (art. 6) de la Convention, il s’agissait sans nul doute d’une contestation relative à la détermination d’un droit.
2. Sur le caractère civil du droit contesté
38. La Cour rappelle que l’article 6 par. 1 (art. 6-1) joue dès lors que l’action a un objet « patrimonial » et se fonde sur une atteinte alléguée à des droits eux aussi patrimoniaux, nonobstant l’origine du différend et la compétence des juridictions administratives (voir notamment les arrêts Editions Périscope précité, p. 66, par. 40, et Beaumartin c. France du 24 novembre 1994, série A n° 296-B, pp. 60-61, par. 28).
39. Pour s’assurer que la procédure était déterminante pour un droit de caractère civil, la Cour estime qu’il y a lieu d’envisager la procédure dans son ensemble. Procola entendait obtenir la restitution de l’amende de surproduction de 4,5 millions de francs luxembourgeois (LUF); elle affirmait l’avoir payée à tort au motif que ses adhérents auraient produit pendant une période de vide juridique durant laquelle le Grand-Duché n’aurait pu leur imputer la faute d’avoir surproduit.
Certes, le recours devant le Conseil d’Etat ne pouvait aboutir qu’à l’annulation des arrêtés controversés, mais cette dernière aurait permis à la requérante de s’adresser aux juridictions civiles pour récupérer le montant qu’elle estimait indûment payé. En l’exerçant, Procola utilisait l’unique moyen – indirect – dont elle disposait pour tenter d’obtenir le remboursement des prélèvements supplémentaires.
Compte tenu du lien étroit existant entre la procédure engagée par l’intéressée et les répercussions que l’issue de ladite procédure aurait pu avoir sur un droit de caractère patrimonial et, d’une manière plus large, sur l’activité économique de Procola, le droit en question revêtait un caractère civil (voir les arrêts Editions Périscope précité, p. 66, par. 40, et Beaumartin précité, pp. 60-61, par. 28, Ortenberg c. Autriche du 25 novembre 1994, série A n° 295-B, pp. 48-49, par. 28, ainsi que, de manière implicite, Van de Hurk c. Pays-Bas du 19 avril 1994, série A n° 288, p. 16, par. 43).
Au demeurant, ainsi que le relève la requérante, la Commission a considéré dans sa décision sur la recevabilité que le versement aux autorités nationales d’une somme au titre du prélèvement supplémentaire pouvait s’analyser en une privation de propriété, au sens du premier paragraphe de l’article 1 du Protocole n° 1 (P1-1). Or le droit au respect des biens revêt assurément un caractère civil.
40. Partant, l’article 6 par. 1 (art. 6-1) s’applique en l’espèce.
B. Sur l’observation de l’article 6 par. 1 (art. 6-1)
41. La requérante souligne que quatre des cinq membres composant le comité du contentieux, appelé à statuer sur son recours, avaient auparavant siégé dans la formation consultative du Conseil d’Etat qui avait donné un avis sur le projet de règlement grand-ducal du 7 juillet 1987 et rédigé un projet de loi rendant ce règlement rétroactif. Eu égard à l’attitude qu’ils avaient antérieurement adoptée, notamment à l’occasion de la rédaction de la lettre adressée le 24 juin 1987 par le président du Conseil d’Etat au président du gouvernement (paragraphe 12 ci-dessus), les juges du comité du contentieux n’auraient pu en toute sérénité connaître de la question qui leur avait été soumise, celle de la légalité de l’application rétroactive des arrêtés ministériels du 21 septembre 1987. En l’occurrence, il y aurait manque d’impartialité tant objective que subjective.
42. Le Gouvernement relève que devant la Commission Procola n’a mis en cause que l’impartialité objective de la juridiction. Le grief désormais tiré de l’impartialité subjective et à l’appui duquel aucun élément n’a été apporté devrait donc être rejeté comme nouveau. En l’espèce, certains membres du comité du contentieux auraient bel et bien exercé successivement les fonctions de conseiller, puisqu’ils ont donné un avis sur le règlement grand-ducal du 7 juillet 1987 et proposé au gouvernement de faire adopter la loi du 27 août 1987, puis celles de juge. Il serait néanmoins erroné d’en déduire que le Conseil d’Etat n’était pas en mesure de statuer de manière impartiale sur le recours. Dans le système luxembourgeois, le comité du contentieux ne pourrait que rejeter un recours dirigé contre une loi non parce qu’il aurait préalablement donné son avis sur le texte, mais parce qu’il se trouverait dans une hypothèse de « compétence liée ».
43. La Cour estime qu’en l’occurrence il ne s’impose pas de rechercher si le comité du contentieux constituait un tribunal indépendant. La requérante n’a mis en cause ni le mode de désignation et la durée du mandat des conseillers d’Etat ni l’existence de garanties contre les pressions extérieures.
44. Le seul point à trancher est celui de savoir si ledit organe remplissait les exigences d’impartialité requises par l’article 6 (art. 6) de la Convention, compte tenu du fait que quatre de ses cinq membres ont eu à se prononcer sur la légalité d’un règlement qu’ils avaient examiné auparavant dans le cadre de leur mission de caractère consultatif.
45. La Cour constate qu’il y a eu confusion, dans le chef de quatre conseillers d’Etat, de fonctions consultatives et de fonctions juridictionnelles. Dans le cadre d’une institution telle que le Conseil d’Etat luxembourgeois, le seul fait que certaines personnes exercent successivement, à propos des mêmes décisions, les deux types de fonctions est de nature à mettre en cause l’impartialité structurelle de ladite institution. En l’espèce, Procola a pu légitimement craindre que les membres du comité du contentieux ne se sentissent liés par l’avis donné précédemment. Ce simple doute, aussi peu justifié soit-il, suffit à altérer l’impartialité du tribunal en question, ce qui dispense la Cour d’examiner les autres aspects du grief.
46. Partant, il y a eu violation de l’article 6 par. 1 (art. 6-1).
II. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 50 (art. 50) DE LA CONVENTION
47. Aux termes de l’article 50 (art. 50) de la Convention,
« Si la décision de la Cour déclare qu’une décision prise ou une mesure ordonnée par une autorité judiciaire ou toute autre autorité d’une Partie Contractante se trouve entièrement ou partiellement en opposition avec des obligations découlant de la (…) Convention, et si le droit interne de ladite Partie ne permet qu’imparfaitement d’effacer les conséquences de cette décision ou de cette mesure, la décision de la Cour accorde, s’il y a lieu, à la partie lésée une satisfaction équitable. »
A. Dommage matériel
48. Procola demande le remboursement de l’amende de surproduction de 4 456 453 LUF, augmentée de 568 290 LUF d’intérêts, qui lui a été imposée en raison de l’application rétroactive du règlement du 7 juillet 1987. En toute logique, elle n’aurait pas dû payer d’amende pour les années antérieures à l’entrée en vigueur de ce dernier.
49. Le Gouvernement affirme que seuls les adhérents de Procola peuvent prétendre avoir subi un dommage. Il précise en outre que le montant sur lequel porte le différend est de 4 456 453 LUF, puisque la somme représentant les intérêts n’a pas été retenue.
50. Selon le délégué de la Commission, il est difficile de spéculer sur l’issue du litige, au cas où le comité du contentieux du Conseil d’Etat aurait statué dans une composition offrant toutes les garanties d’un tribunal indépendant et impartial.
51. La Cour n’aperçoit pas non plus de lien de causalité entre la violation de l’article 6 par. 1 (art. 6-1) et le rejet du recours de Procola par le Conseil d’Etat. Elle écarte donc la demande.
B. Frais et dépens
52. Requérante, Gouvernement et délégué de la Commission s’en remettent à la sagesse de la Cour. La première suggère cependant qu’eu égard à la complexité de l’affaire, les frais pourraient être évalués entre 5 et 10 % de l’objet du litige, soit une somme entre 250 000 et 500 000 LUF.
53. Statuant en équité, comme le veut l’article 50 (art. 50), et à l’aide des critères qu’elle applique en la matière, la Cour alloue 350 000 LUF à Procola.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, A L’UNANIMITE,
1. Dit que l’article 6 par. 1 (art. 6-1) de la Convention s’applique en l’espèce;
2. Dit que l’article 6 par. 1 (art. 6-1) de la Convention a été violé;
3. Dit que l’Etat défendeur doit verser à l’association requérante, dans les trois mois, 350 000 (trois cent cinquante mille) francs luxembourgeois pour frais et dépens;
4. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français et en anglais, puis prononcé en audience publique au Palais des Droits de l’Homme, à Strasbourg, le 28 septembre 1995.
Rolv RYSSDAL
Président
Herbert PETZOLD
Greffier