NB : La présente note a été ébauchée avant que le jugement de l’affaire Commune de Melun et Fédération de la libre pensée de Vendée, n° 395122 et 395223 ne soit inscrite à l’ordre du jour de l’Assemblée du contentieux du Conseil d’Etat. Nous n’analyserons pas les conclusions rendues le 21 octobre 2016.
La divergence très notable de deux Cours administratives d’appel sur la question de la légalité de l’installation de crèches de la Nativité (que nous appellerons ci-dessous par commodité « crèches ») dans l’espace public illustre un très étrange débat de société, fondé sur le religieux mais sans l’avis du religieux. L’installation dans des hôtels de ville et marchés de Noël, par certaines collectivités, de crèches a donné lieu a une jurisprudence divergente. Par un arrêt du 13 octobre 2015 la Cour administrative d’appel de Nantes a considéré qu’une crèche « s’inscrit dans le cadre d’une tradition relative à la préparation de la fête familiale de Noël et ne revêt pas la nature d’un « signe ou emblème religieux » dont la représentation dans l’espace public est interdite par la loi de 1905 de séparation des églises et de l’Etat (CAA Nantes, 13 octobre 2015, Département de la Vendée c. Fédération de la Libre Pensée de Vendée, requête numéro 14NT03400). A l’inverse, la CAA de Paris a jugé que « une crèche de Noël, dont l’objet est de représenter la naissance de Jésus, installée au moment où les chrétiens célèbrent cette naissance, doit être regardée comme ayant le caractère d’un emblème religieux » dont la représentation dans l’espace public est interdite (CAA Paris, 8 octobre 2015, Fédération départementale des libres penseurs de Seine-et-Marne, requête numéro 15PA00814).
Le Conseil d’Etat a inscrit l’affaire à une séance de l’Assemblée du contentieux le 21 octobre 2016 et, selon les échos de la presse, le rapporteur public a conclu à ce qu’il ne soit pas interdit d’installer des crèches dans l’espace public. Sans égard pour le sens de ces conclusions, nous souhaitons aborder la question sans manichéisme (terme qui nous renvoie d’ailleurs aux doctrines concurrentes du christianisme du début de l’ère chrétienne). Pour celà il faut accepter que la question soit emprunte d’un grand paradoxe. Ce paradoxe est le suivant : si le juge administratif autorise l’installation de crèches dans l’espace public, il consacrera alors la sécularisation d’un symbole religieux.
Il n’est absolument pas certain que la communuté des chrétiens (et plus particulièrement des catholiques, la crèche en raison de son aspect profane et de la représentation figurative qui en est la substance étant tenue en méfiance ches les orthodoxes et les protestants) soit favorable à l’installation de crèches dans l’espace public. Ni les instances de l’église catholique, ni les communautés de fidèles ne nous semblent s’être emparées du débat.
Combat laïque, entre des élus « traditionnalistes » et des fédérations départementales de libres penseurs, entre des instances laïques et des militants « laïcards », lutte largement captée par les militants d’extrême droite qui ne sont pas, loin s’en faut, toujours des catholiques pratiquants mais souvent des identitaires haineux, le combat autour de la crèche est donc un fait de société. Mais, contrairement à beaucoup d’autres questions autour de la laïcité, la crèche de la nativité est très peu une question de religion. Et ce que l’on pourrait voir comme la victoire du religieux sur la laïcité par l’autorisation de sa représentation dans l’espace public (CAA Nantes, 13 octobre 2015, Département de la Vendée c. Fédération de la Libre Pensée de Vendée, requête numéro 14NT03400) illustre en réalité sa défaite, par la sécularisation du dernier (et du seul ?) symbole propre à la Nativité.
* * *
Les termes juridiques du débat sont extrêmement simples à saisir.
Aux termes de l’article 28 de la loi du 9 décembre 1905
Il est interdit, à l’avenir, d’élever ou d’apposer aucun signe ou emblème religieux sur les monuments publics ou en quelque emplacement public que ce soit, à l’exception des édifices servant au culte, des terrains de sépulture dans les cimetières, des monuments funéraires, ainsi que des musées ou expositions.
La question est de savoir si, lorsque des communes font installer des crèches dans un hôtel de ville ou sur la voie publique, elles contreviennent aux dispositions de cet article.
Si une crèche est un « signe ou emblème » religieux, leur installation est interdite. Sinon, elle est autorisée.
« Selon un sondage CSA réalisé en décembre 2014 pour le quotidien gratuit Direct Matin, il n’y aurait plus que 15 des Français à voir en Noël une fête religieuse. Il est vrai que la France est depuis les années 1970-1980 un pays largement déchristianisé et l’un de ceux où l’athéisme est le plus répandu, après la Chine, le Japon et a République tchèque (les statistiques manquent pour la Corée du Nord…).
Où sont les douces et saintes émotions de l’enfance au milieu de la débauche inédcente de cette fête païenne, avec son inévitable dinde, son foie gras, sa bûche crémeuse et la figure conventionnelle de son Père Noël, dérivé commercial de Saint Nicolas et de Julenisse, le gentil lutin scandinave ? Enfermées dans une vision consumériste de l’existence, nos sociétés individualistes et hédonistes, repues d’égoïsme, n’ont-elles pas étouffé toute faculté d’émerveillement liée à Noël et à l’enfance ? ».
C’est en ces termes assez convenus que Jean-Christian Petifils commence la voce « Noël » dans son Dictionnaire amoureux de Jésus (Paris, Plon, 2015, p. 134).
Ils expriment indéniablement le sentiment général d’une laïcisation de la fête de Noël qui fait perdre à ses symboles, s’ils en ont jamais eu, leur caractères religieux.
Les symboles religieux chrétiens et plus encore catholiques sont peu nombreux ou du moins ceux qui peuvent être perçus par les non-chrétiens ou les non-praticants : la Croix latine en est évidemment la représentation emblématique. Elle est liée à la Passion du Christ et réside en elle la quintessence de ce qui fait la chrétienté, le Sacrifice et la Rédemption : personne n’en conteste la signification, la portée et le rattachement à la foi chrétienne.
La grande foire de Noël, qui n’est désormais qu’une étape entre Halloween et les soldes d’hiver avant que la main ne soit prise par la Saint-Valentin, la fêtes des Mères, Pères, Grands-Mères et Grande-Pères puis les soldes d’été, est évidemment riche de représentations symboliques qui, prises pèle-mèle, renvoient vaguement à la naissance du Christ mais y sont pour la plupart étrangères. Le Père Noël, le sapin, le gui et le houx, les décorations, les cadeaux, ne sont pas des symboles ou des pratiques proprement chrétiens, même si une signification religieuse leur a été attribuée selon les époques. La crèche dans ce grand bazar conserve une place particulière.
Nous ne saurions dire si la question des crèches apparaît tardivement parce que leur installation a toujours été acceptée, ou parce que peu de crèches n’étaient, avant les dernières années, installées dans les hôtels de ville ou sur la voie publique. Il n’en reste pas moins que la question n’a commencé à être abordée par le juge administratif qu’en 2014, plus d’un siècle après la loi de séparation. La jurisprudence est en revanche plus fournie et plus ancienne concernant d’autres signes et emblèmes religieux (I).
La jurisprudence portant spécifiquement sur les crèches de la Nativité propose un caractère assez tranché entre les tenants de la sécularisation du symbole de la crèche et ceux qui y voient encore un signe religieux. Au vu de la jurisprudence antérieure de la juridiction administrative il nous semble pourtant qu’il fait peu de doute que les crèches doivent être considérées comme des « signes ou emblèmes » religieux (II).
I. La question des symboles chrétiens dans la jurisprudence administrative
Si la chrèche est un symbole chérien, elle est exclue de l’espace public, au même titre qu’un crucifix qui ne peut être entretenu que parce qu’il avait été érigé avant l’entrée en vigueur de la loi de séparation (CE 12 janvier 1912, n° 38934, rec.).
Après 1905 dans l’espace public, l’installation d’un symbole religieux dans l’espace public est contraire à la loi de séparation, même s’il bénéficie avec le temps d’un « usage local ».
CAA Nantes du 4 février 1999, 98NT00207, C inédit au recueil Lebon, Association civique Joué Langueurs et autres :
« Considérant qu’il ressort des pièces du dossier qu’un crucifix en plâtre, installé depuis 1945 au secrétariat de la Mairie de Joué-sur-Erdre, a été accroché au mur de la salle du conseil municipal et de célébration des mariages en 1987 lors du transfert de la Mairie dans ses nouveaux locaux ; que l’apposition de ce symbole de la religion chrétienne dans cet édifice public a ainsi méconnu les dispositions précitées de la loi du 9 décembre 1905, sans que la commune puisse utilement se prévaloir de l’existence d’un usage local ; »
Le Conseil d’Etat a cependant admis la possibilité pour une commune, dans un but d’intérêt public communal, d’acquérir un orgue et de l’installer dans une église : les dispositions de la loi du 9 décembre 1905 et du 2 janvier 1907 ne font pas obstacle à ce qu’une commune qui a acquis, afin notamment de développer l’enseignement artistique et d’organiser des manifestations culturelles dans un but d’intérêt public communal, un orgue ou tout autre objet comparable, convienne avec l’affectataire d’un édifice cultuel dont elle est propriétaire ou, lorsque cet édifice n’est pas dans son patrimoine, avec son propriétaire, que cet orgue sera installé dans cet édifice et y sera utilisé par elle dans le cadre de sa politique culturelle et éducative et, le cas échéant, par le desservant, pour accompagner l’exercice du culte (CE, Assemblée, 19 juillet 2011 , req. 308544, A , Commune de Trélazé).
L’aménagement et l’entretien d’équipements (téléphériques, orgues) pouvant servir à une activité culturelle et touristique pose des questions différentes de celles des symboles religieux qui ne peuvent en eux-même avoir d’usage laïc. Tout-au plus ces symboles peuvent-ils perdre leur signification religieuse et ainsi être acceptés dans l’espace public.
Or s’il est entendu que les symboles chrétiens ne peuvent être présents dans l’espace public, la question se complexifie lorsque le chrétien et le laïc se superposent, soit que le chrétien semble incorporer un symbole laïc (1) soit que le laïc envahisse l’espace proprement chrétien (2).
1. L’incorporation du chrétien dans le laïc

La représentation stylisée du « Coeur vendéen » rappelant fortement le Sacré-Coeur de Jésus, dans le logotype du département de la Vendée a été jugé, par la Cour administrative d’appel de Nantes, comme renvoyant à l’histoire plus qu’à la religion.
L’affaire du « Coeur vendéen » concernait le recours d’associations contre le refus du président du département de la Vendée de retirer le logotype du département de deux collèges (CAA Nantes, 11 mars 1999, Association “Une Vendée pour tous les vendéens”, requête numéro 98NT00357, innédit). Ce logotype est une reproduction stylisée d’un double coeur rouge surmonté d’une couronne et d’une croix latine. La référence à la chouanerie est transparente. Mais, derrière le symbole historique se trouve une représentation religieuse, celle du Sacré-Coeur du Christ qui a purement et simplement été utilisée par les Chouans.
Le Sacré-Coeur de Jésus est indéniablement un symbole chrétien. Sa signification a d’ailleurs été fixée par une encyclique Haurietis Aquas du Pape Pie XII sur le Culte du Sacré Cœur de Jésus (v. pour une traduction française Glotin (Edouard), La Bible du Coeur de Jésus, Presses de la Renaissance, 2007, annexe reproduite en ligne : http://www.labibleducoeurdejesus.com/Haurietis-Aquas.html).
Cependant le logotype du « coeur vendéen » est plus précisément un double-coeur couronné et certaines études font remonter la symbolique du double coeur à une période pré-révolutionnaire (Fabian de Montjoye, « La broche dite « double cœur vendéen », Revue du Souvenir vendéen, juin 2010, p. 15-17). Le double coeur, parfois transpercé d’une flèche, aurait été une représentation de la fidélité que se vouent les amants et constituerait depuis longtemps une marque d’amour profane.
Le double-coeur vendée couronné représente quant à lui la double fidélité au roi et à Dieu. La fidélité à Dieu s’exprime par l’interpénétration du Sacré Coeur de Jésus avec un second coeur, profane, voué l’amour du roi. Mais encore la croix latine a-elle été remplacée, en 1943 lorsque le département a été doté de cet emblème, par une croix aux branche égales pour en atténuer l’aspect religieux (Thierry Heckmann, « 1943. La Vendée se dote d’un blason. De l’identité à l’emblème »,Recherches vendéennes, n° 6, 1999, p. 291-294).
Ainsi, si le Sacré Coeur de Jésus a été incorporé au Coeur vendéen, il n’en constitue qu’une des composantes et sa signification a été transformée.
C’est probablement pour cette raison que la Cour administrative d’appel de Nantes, saisie d’un appel de l’association « Une Vendée pour tous les vendéens » contre l’ordonnance du TA de Nantes ayant rejeté son recours considère « qu’il ne ressort pas des pièces du dossier que le logotype apposé sur le fronton des collèges publics d’Olonne-sur-Mer et Belleville-sur-Vie correspondrait, en lui-même, à la transposition directe et immédiate d’une scène ou d’un objet du rituel d’une quelconque religion« ; « ce logotype, qui n’a pas été réalisé dans un but de manifestation religieuse, ni n’a eu pour objet de promouvoir une religion, a pour unique fonction d’identifier, par des repères historiques et un graphisme stylisé, l’action du Département de la Vendée ». En d’autres termes, la Cour attribue à ce symbole une signification historique qui se serait superposée et aurait par là même « effacé » la signification religieuse.

La rapporteure publique Christiane Jacquier souligne dans ses conclusions sur cette affaire : « Bien sûr, il n’est pas interdit de penser que ces trois éléments constituent la transposition métaphorique de certains traits de l’histoire vendéenne fondée sur l’attachement à Dieu et au roi. Les chouans se sont ainsi reconnus dans un cœur de flanelle rouge surmonté d’une croix, en forme de croix latine. Mais alors, ce n’est pas de religion que le logo nous parle, mais d’Histoire. Faut-il bannir l’Histoire parce qu’elle a été royaliste et religieuse? Nous considérons donc qu’aucun des éléments du logo ne constitue un signe ou un emblème religieux » (RFDA, 2000, p.1084).
Cette affaire est très particulière au sein de la jurisprudence administrative. Le symbole du double coeur vendéen incorpore une symbolique chrétienne, mais ne la reproduit pas telle quelle. Et peu importe semble-t-il que ce symbole puisse être perçu comme religieux. Ce qui compte est sa signification objective, non sa perception subjective par les observateurs.
2. La superposition du laïc au chrétien
La superposition d’une activité laïque à un symbole chrétien permet-il d’en assurer la prise en charge financière par les personnes publiques ou leur représentation dans l’espace public ?
Aux termes de l’alinéa 1er de l’article 2 de la loi de 1905 :
La République ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte. En conséquence, à partir du 1er janvier qui suivra la promulgation de la présente loi, seront supprimées des budgets de l’Etat, des départements et des communes, toutes dépenses relatives à l’exercice des cultes.
Dans une importante décision du 4 mai 2012, le Conseil d’Etat a quelque peu assoupli la lecture littérale qui pouvait être faite du texte (Conseil d’Etat, SSR., 4 mai 2012, Fédération de la libre pensée et d’action sociale du Rhône, requête numéro 336462, publié au recueil). Le Conseil d’Etat a considéré que, sur la base de ces dispositions, si les collectivités locales « ne peuvent accorder une subvention à une association qui, sans constituer une association cultuelle au sens du titre IV de la même loi, a des activités cultuelles, qu’en vue de la réalisation d’un projet, d’une manifestation ou d’une activité qui ne présente pas un caractère cultuel et n’est pas destiné au culte et à la condition, en premier lieu, que ce projet, cette manifestation ou cette activité présente un intérêt public local et, en second lieu, que soit garanti, notamment par voie contractuelle, que la subvention est exclusivement affectée au financement de ce projet, de cette manifestation ou de cette activité et n’est pas utilisée pour financer les activités cultuelles de l’association ».
Il en résulte que toute subvention à une association cultuelle est interdite. Mais lorsqu’une association, sans avoir d’activité proprement cultuelle, organise un projet culturel, le soutien financier est possible.
Les fêtes religieuses traditionnelles, telles que les ostentations ou processions, en raison de leur enracinement dans une tradition locale, peuvent-elles de ce fait être subventionnées ? La réponse du Conseil d’Etat est clairement négative.
L’affaire des « ostensions septennales » en donne un excellent exemple.
Les reliques de Saint-Martial font l’objet à Limoges d’une dévotion particulière depuis que la population locale, en 994, aurait été guérie d’une épidémie d’ergotisme grâce à son intersession. Depuis lors ces reliques font l’objet d’une dévotion particulière et tous les sept ans les « ostentation limousines » sont organisées par des congrégations religieuses. Le conseil régional du Limousin ayant subventionné la manifestation pour l’année 2009 un contentieux s’est engagé.
Les ostensions septennales consistent en la présentation, dans certaines communes du Limousin, par des membres du clergé catholique, de reliques de saints ayant vécu dans la région ou y étant particulièrement honorés qui, après avoir été solennellement reconnues dans les églises, sont portées dans les rues en processions dans leurs châsses et offertes à la vénération des fidèles. Elles se concluent par des eucharisties.
Le Conseil d’Etat juge que de telles cérémonies revêtent, en elles-mêmes, un caractère cultuel, alors même, d’une part, qu’elles ont acquis un caractère traditionnel et populaire, qu’elles attirent la population locale ainsi que de nombreux touristes et curieux, et qu’elles ont dès lors aussi un intérêt culturel et économique, et, d’autre part, qu’en marge des processions elles-mêmes, sont organisées des manifestations à caractère culturel ou historique, telles que des concerts, des expositions, des conférences ou des visites de musées.
(Conseil d’Etat, SSR., 15 février 2013, Grande confrérie de Saint Martial e. a., requête numéro 347049, publié au recueil; v. dans cette revue Maëlle Perrier, ‘ L’intérêt public local et le financement public des cultes : dans la lignée de la jurisprudence Fédération de la libre pensée et d’action sociale du Rhône, CE, SSR, 15 février 2013, Grande Confrérie de Saint-Martial, requête numéro 347049 ‘ : Revue générale du droit on line, 2013, numéro 5181 (www.revuegeneraledudroit.eu/?p=5181).
* * *
De ces deux rappels, l’un concernant le coeur vendéen, l’autre les ostensions septennales, l’on peut tirer deux enseignemements qui éclairent le propos et ne laisseront que peu de doutes sur le sens qui doit être donné à la question de la représentation publique des crèches.
Premièrement, c’est le sens religieux objectif qui doit être retenu et non la perception symbolique que peut en avoir le public. Tout comme la croix, la kippa ou même le voile, la superposition d’une perception symbolique culturelle laïque au sens religieux ne peut pas être prise en compte par le juge.
Deuxièmement, l’émergence de traditions populaires se superposant au fait religieux ne retire pas à ce fait son caractère religieux. Et on le comprend très bien puisque la tradition bi-millénaire du christianisme réduirait autrement complètement à néant la loi de séparation. Revêtu du manteau de la tradition, le religieux pourrait prétendre à l’exemption de la tradition locale ou de l’ancrage culturel pour déroger au principe même de laïcité. On l’aura compris, le stratagème est aussi grossier qu’inacceptable.
II. Le place des crèches de la nativité dans la jurisprudence administrative
Les crèches de la nativité peuvent-elles être installées dans l’espace public ? Répondre positivement serait dénier au seul symbole de la Nativité sa portée spirituelle qui est pourtant évidente, contrairement aux autres représentations du fatras de Noël (1). Permettre légalement l’installation des crèches dans l’espace public serait à notre sens paradoxalement une forme de violence faite aux chrétiens, en reconnaissant à la naissance du Christ une portée purement folklorique (2).
1) La place particulière de la crèche de la nativité dans la symbolique de Noël
Noël n’est pas pour les chrétiens la fête la plus importante, en comparaison avec Pâques, bien qu’elle en constitue de l’extérieur la représentation la plus visible. La fête de Noël comme les autres fêtes chrétiennes a des origines païennes (a). Elle en a conservé beaucoup de symboles mais la crèche de la nativité n’est est pas un : c’est une représentation à caractère religieux (b).
a) L’origine païenne des symboles de Noël
La particularité de la fête de Noël est d’avoir depuis toujours été mêlée de symboles païens et même d’être en partie fondée sur des traditions pré-chrétiennes. Nous n’en rappellerons que quelques éléments, assez bien connus.
La date même de la fête de Noël fixée au 25 décembre provient de la volonté du Pape Libère d’effacer la tradition du culte de Mithra. Le 25 décembre le sacrifice d’un taureau, dont le sang répendu sauvera les hommes, fêtait la naissance du dieu solaire, surgissant d’un rocher ou d’une grotte sous la forme d’un enfant nouveau-né (V. PUECH (Henri-Charles) (dir.), Histoire des religions II, La Pléiade (coll. Encyclopédie de la Pléiade), pp. 68-77). Noël a en conséquence été déplacé du 6 janvier au 25 décembre.
Le sapin est d’origine celte. La tradition de faire des cadeaux à Noël semble être la victoire de la marchandisation des moeurs. La tradition orale veut que les générations précédentes n’aient reçu à Noël guère plus qu’une orange ou un sucre d’orge. La tradition des cadeaux est pourtant ancienne. Le 24 décembre correspond chez les romains à la fin des Saturnales. A cette occasion de la fête des Sigillaires (sceaux) marquant la fin des Saturnales, les Romains avaient l’habitude d’offrir des cadeaux comme des anneaux des cachets et d’autres menus objets, en particulier aux enfants.
Si ce n’est à Noël c’est à la Saint-Nicolas que, dans de nombreux pays chrétiens, des cadeaux sont faits aux enfants.
Le père Noël lui-même n’est on le sait pas un symbole chrétien mais est au contraire condamné par l’Eglise comme étant le symbole suprème du dévoiement de la fête de Noël.
On le voit à travers ce très court rappel, aucun des éléments du folklore de Noël n’est strictement chrétien. Leur portée spirituelle est en tout cas très indirecte.
Il en va tout autrement de la crèche de la Nativité, qui est un symbole strictement chrétien même si probablement comme tout le reste son imagerie plonge ses racines en Mésopotamie.
b) La symbolique purement chrétienne de la crèche de la Nativité
Il pourrait être longuement disserté sur la part de récupération des traditions perses à laquelle procèdent l’Ancien comme le Nouveau testament. La naissance de Jésus Christ dans une grotte rappelle évidemment la naissance de Mithra dans le même lieu et à la même date. Mais ces considérations ne peuvent pas effacer la charge symbolique de la Nativité, strictement attachée à la croyance en la divinité du Christ.
Certes, la crèche « est devenue au fil du temps un élément incontournable de la religion populaire, avec des aspects culturels évidents s’inscrivant dans la laïcisation de la société » (Jean-Christian Petifils, voce « Crèche » in : Dictionnaire amoureux de Jésus, Paris, Plon, 2015, p. 134). Cependant la crèche de la Nativité permet de représenter « ce berceau que les hommes vénéreront à jamais, la foi de ces muets assistants, l’hommage de ces rudes adorateurs » (Aurelio Prudencio Clemente, Carmina, XV, VIII, Kal Ian, traduction GOUSSET (René), « Le boeuf et l’âne à la nativité du Christ », Mélanges d’archéologie et d’histoire, année 1884 volume 4 numéro 1, pp. 334-344, p.334) elle est une représentation dont la charge symbolique pour le chrétien ne peut être déniée.
Représentation liée à la tradition chrétienne, elle est aussi liée à sa foi car elle est le symbole de la « kénose », l’abandon de soi et le renoncement par Dieu aux privilèges du divin, annonçant la Passion du Christ : « Dieu se dépouille par humilité de sa toute-puissance pour se faire petit enfant, venant dans le monde sauver l’humanité entière. Au-delà des aspects folkloriques, pour les chrétiens, c’est bien celà l’essentiel » (Jean-Christian Petifils, précité, pp. 135-136).
Au vu des jurisprudences qui précèdent, il ne semble pas que les aspects culturels aient pu se superposer aux aspects cultuels de la crèche de Noël suffisamment pour en effacer la charge religieuse. L’installation de chrèches dans l’espace public ne pourrait résulter que d’une décision de laïcisation de la part de l’Etat, ce qui ne nous semble ni conforme au principe de laïcité, ni même au principe de liberté de conscience.
2) La laïcisation de la nativité : une violence faite aux chrétiens ?
Le principe de laïcité doit-il permettre aux commune de faire violence aux chrétiens ?
C’est, à front renversé, la question que nous nous posons.
Que penserait-on en effet si une commune exposait une Thora en public, en prétendant que c’est là typique du « folklore juif » ? Ou un Bouddha en soutenant que ça donne un côté « resto chinois » ?
La laïcisation du seul symbole religieux de la nativité est à nos yeux une atteinte au principe même de laïcité car elle confère à l’Etat le pouvoir de décider, à la place des fidèles, ce qui relève spécifiquement de leur foi. Or nous avons vu plus haut que l’appréciation du religieux doit se faire de manière objective et non par la prise en compte de la subjéctivité des observateurs.
Rappelons-le, le débat juridique est entendu : les symboles religieux ne peuvent être affichés dans l’espace public. Il n’est donc pas question d’envisager une laïcité adaptée, une sorte de neutralité de second rang.
Si les crèches de la nativité entrent légalement dans l’espace public, c’est qu’elles sortent légalement de l’espace religieux, au moins aux yeux de l’Etat.
Cette dénégation du religieux par l’Etat nous semble être à l’opposé de l’esprit des principes laïques de la société française.
Rappelons les termes utilisés par Alexandre Lallet et Edouard Geffray (« Le Conseil d’Etat, gardien du temple : bref retour sur 25 ans de laïcité » – Alexandre Lallet – Edouard Geffray – AJDA 2014. 104 ) :
« La laïcité apparaît tout d’abord comme un principe de liberté : ce que la laïcité protège, c’est avant tout, d’un point de vue collectif, le pluralisme religieux, en interdisant toute hiérarchisation par la puissance publique des confessions et convictions. C’est d’ailleurs ce que décline la loi de 1905 lorsqu’elle proclame que la République ne reconnaît aucun culte. C’est donc un principe qui est, par essence, favorable à la diversité des convictions et des confessions.
La laïcité est aussi un principe de liberté en ce qu’elle est destinée à protéger la liberté de conscience individuelle : les restrictions qu’elle impose à la puissance publique, donc à ses agents, et dans certains cas à ses usagers, comme les élèves, n’ont pas pour objet de contraindre l’individu, mais de lui garantir un espace de neutralité dans les services publics, où il puisse s’abstraire du fait religieux d’autrui sans pour autant renoncer à ses propres convictions.
Principe de liberté, la laïcité apparaît enfin – ce qui est sans doute l’essentiel – comme un principe d’inclusion et non d’exclusion. »
Nous avons commencé ainsi, nous finirons par là : prétendre que la crèche de la nativité n’est pas un symbole chrétien serait une forme de pénétration de l’Etat dans la sphère du religieux. C’est le contraire de la laïcité.
Que l’on installe des sapins, qu’on les décore de boules et de guirlandes, que l’on boive du vin chaud et du pain d’épices, installez décorations et angelots aux portes, illuminez vos façades et faites des cadeaux aux enfants.
Mais laissez les chrétiens entrer dans les églises et leurs foyers, adorer et prier dans l’intimité de leur âme. Ne laissez pas les fascistes essuyer leur haine sur le seul symbole chrétien de la nativité pour gagner les misérables voix de quelques électeurs sans repères.
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