Le rapport du Conseil économique, social et environnemental de Lorraine publié en 2011 sur les investissements directs allemands en Lorraine a un titre évocateur : « L’Allemagne partenaire incontournable de la Lorraine ». Il recense 3000 sociétés allemandes en France, 1500 sociétés françaises en Allemagne et 500 établissements de sociétés allemandes en Lorraine (sp. p. 59 et s. : Investissements allemands en Lorraine, attractivité historique et nouveaux enjeux). Ce rapport précise également dans quels secteurs économiques, relevant essentiellement de l’industrie et des activités de services, ces investissements sont réalisés. Une carte de la Lorraine indique le nom des entreprises concernées et montre que les investissements ne sont pas seulement réalisés dans la zone géographique transfrontalière mais sur tout le territoire lorrain et en particulier à proximité de Metz et de Nancy.
En plus de cet état des lieux, le rapport préconise la création de clusters transfrontaliers d’entreprises, le développement de réseaux de chefs d’entreprises à l’image d’Autoessor et d’INTERMAT qui existent depuis quelques années.
Plus récemment, le Pacte Lorraine, contrat particulier Etat-Lorraine 2014-2016 relève que l’économie de la Lorraine repose pour près de 30% sur ses échanges avec l’Allemagne et que 220 entreprises à capitaux allemands sont installées en Lorraine.
Cette communication a pour objectif de présenter les différentes formes que peut prendre la mobilité transfrontalière des entreprises en droit de l’Union européenne et de donner quelques exemples concrets.
I. — La mobilité transfrontalière des entreprises
Le moyen de pénétration stable des sociétés et autres personnes morales dans un Etat membre autre que celui où elles ont leur siège social est l’investissement direct qui peut permettre l’installation d’un établissement principal ou d’un établissement secondaire.
A. Des investissements directs à l’établissement
L’article 63 TFUE prohibe toutes les restrictions aux mouvements de capitaux entre les Etats membres et entre Etats membres et les pays tiers. Les investissements directs dans une société qui a son siège sur le territoire d’un autre Etat, notamment par l’acquisition d’actifs, par la participation au capital de cette société, par l’acquisition de ses actions ou parts sociales, relève de la libre circulation des capitaux. Si l’investissement confère à son auteur une influence certaine sur les décisions de la société et lui permet d’en déterminer les activités, il relève alors de la liberté d’établissement.
L’article 49, alinéa 1 TFUE dispose que « les restrictions à la liberté d’établissement des ressortissants d’un Etat membre dans le territoire d’un autre Etat membre sont interdites. Cette interdiction s’étend également aux restrictions à la création d’agences, de succursales ou de filiales, par les ressortissants d’un Etat membre sur le territoire d’un Etat membre ».
L’alinéa 2 de l’article 49 précise que « la liberté d’établissement comporte l’accès aux activités non salariées et leur exercice, ainsi que la constitution et la gestion d’entreprises et notamment de sociétés au sens de l’article 54, deuxième alinéa, dans les conditions définies par la législation du pays de l’établissement pour ses propres ressortissants, sous réserve des dispositions du chapitre relatif aux capitaux ».
Contrairement à la libre circulation des capitaux, la liberté d’établissement est réservée aux ressortissants, personnes physiques ou morales, des Etats membres de l’Union européenne.
Pour résumer, l’établissement principal offre l’accès aux activités non salariées et leur exercice en particulier par la constitution et la gestion de sociétés dans les mêmes conditions que les ressortissants de l’Etat de l’établissement. L’établissement secondaire prend la forme de la création d’agences, de succursales ou de filiales et il exige l’implantation préalable d’un établissement principal dans un Etat membre et l’exercice effectif d’une activité économique au moyen d’une installation stable pour une durée indéterminée sur le territoire d’un autre Etat membre. La notion d’établissement suppose, par conséquent, une implantation réelle de la société concernée dans cet Etat et l’exercice d’une activité économique effective dans celui-ci. Ces critères sont rappelés de façon constante par la jurisprudence de la Cour de justice.
Les succursales sont des établissements entièrement intégrés à l’établissement principal, dirigées par des salariés de celui-ci et sans personnalité juridique propre. Les agences sont des établissements mandataires de l’établissement principal et elles n’ont pas non plus de personnalité juridique. Les bureaux qui n’ont pas de personnalité juridique sont aussi des établissements secondaires.
Les filiales sont des sociétés constituées selon la loi de l’Etat où elles sont créées et sont en principe contrôlées par une société établie sur le territoire d’un autre Etat membre. Elles ont une personnalité juridique autonome.
B. Les sociétés bénéficiaires du droit d’établissement
L’article 54 TFUE dispose que « les sociétés constituées en conformité de la législation d’un Etat membre et ayant leur siège statutaire, leur administration centrale ou leur principal établissement à l’intérieur de l’Union sont assimilées, pour l’application des dispositions du présent chapitre (relatives à l’établissement), aux personnes physiques ressortissantes des Etats membres. Par sociétés, on entend les sociétés de droit civil ou commercial, y compris les sociétés coopératives et les autres personnes morales relevant du droit public ou privé, à l’exception des sociétés qui ne poursuivent pas de but lucratif ».
La notion de société est très large, il suffit qu’elle soit dotée de la personnalité juridique et qu’elle ait un but lucratif, conditions nécessaires à l’exercice d’une activité économique. Il est exigé que la société respecte le droit de l’Etat membre où elle est constituée, en particulier le critère de rattachement à cet Etat qui est, soit le siège social réel, soit le siège statutaire.
C. La jurisprudence de la CJUE
La jurisprudence de la Cour de justice, par toute une série d’arrêts, a facilité la mobilité des sociétés en leur permettant de créer effectivement des établissements secondaires dans d’autres Etats membres. Des arrêts, moins nombreux concernent le transfert transfrontalier du siège social.
Par le premier, l’arrêt Centros du 9 mars 1999 (aff. C-212/97), la Cour affirme que les sociétés qui remplissent les conditions définies par l’article 48 CE (art. 54 TFUE) « ont le droit d’exercer leur activité dans un autre Etat membre, la localisation de leur siège statutaire, de leur administration centrale ou de leur principal établissement servant à déterminer, à l’instar de la nationalité des personnes physiques, leur rattachement à l’ordre juridique d’un Etat membre ». Elle ajoute qu’il est sans importance, au regard des règles relatives à la liberté d’établissement qu’une société n’ait été constituée dans un Etat membre qu’en vue de s’établir dans un autre Etat membre où sera exercé l’essentiel, sinon l’ensemble de ses activités économiques. En effet, « les raisons pour lesquelles une société choisit de se constituer dans un Etat membre sont, hors des cas de fraude, sans conséquence au regard de l’application des règles relatives à la liberté d’établissement ».
Dans l’arrêt Überseering du 5 novembre 2002 (aff. C-208/00), la Cour décide que « lorsqu’une société constituée conformément à la législation d’un Etat membre sur lequel elle a son siège statutaire exerce sa liberté d’établissement dans un autre Etat membre (même si l’intégralité de son capital a été acquise par des ressortissants de cet Etat résidant dans cet Etat), les articles 43 et 48 CE (49 et 54 TFUE) imposent à ce dernier de respecter la capacité juridique et, partant, la capacité d’ester en justice que cette société possède en vertu du droit de son Etat de constitution ».
Cet arrêt pose le principe de la reconnaissance automatique de la personnalité juridique de la société par l’Etat de l’établissement et il crée une règle de conflit de loi qui donne compétence à la loi de l’Etat d’origine, c’est-à-dire de la constitution de la société, pour déterminer le statut de la société. Le libre choix de la lex societatis dans l’Union européenne a été réaffirmé dans l’arrêt Inspire Art du 30 septembre 2003 (aff. C-167/01) et les dispositions impératives de la loi de l’Etat de l’établissement secondaire doivent rester inappliquées si elles sont de nature à entraver l’exercice de la liberté d’établissement.
Lorsqu’elle reconnaît une atteinte à la liberté d’établissement provenant du droit de l’Etat d’origine de la société ou de l’Etat d’accueil, la Cour examine si celle-ci peut être justifiée par des raisons impérieuses d’intérêt général telles que la protection des intérêts des créanciers, des associés minoritaires et des salariés ainsi que la préservation de l’efficacité des contrôles fiscaux et de la loyauté des transactions commerciales ou pour des raisons d’ordre public, de sécurité publique et de santé publique comme le prévoit l’article 52 TFUE ou encore par la fraude ou l’abus dans l’exercice de la liberté d’établissement. Ces justifications sont admises très restrictivement car elles doivent respecter les principes de nécessité et de proportionnalité.
L’arrêt Cadbury Schweppes du 12 septembre 2006 (aff. C-196/04) admet qu’« une mesure nationale restreignant la liberté d’établissement peut être justifiée lorsqu’elle vise spécifiquement les montages purement artificiels dont le but est d’échapper à l’emprise de la législation de l’Etat membre concerné ».
Le transfert du siège social d’une société d’un Etat membre à un autre Etat membre est une opération complexe dans la mesure où le droit dérivé de l’Union européenne ne la prévoit pas. Les dispositions qui permettent la mise en œuvre d’une telle opération ne peuvent donc se trouver que dans le droit national de l’Etat membre d’origine de la société et dans celui de l’Etat d’accueil. Dans les arrêts Daily Mail du 27 septembre 1988 (aff. 81/87) et Cartesio du 16 décembre 2008 (aff.C-210/06), la Cour considère qu’ « une société créée en vertu d’un ordre juridique national n’a d’existence qu’à travers la législation nationale qui en détermine la constitution et le fonctionnement »1.
Pour permettre le transfert transfrontalier du siège social d’une société, l’arrêt Vale du 12 juillet 2012 (aff. C-378/10) assimile cette opération à une transformation transfrontalière de la société qu’il analyse comme une modalité de la liberté d’établissement. En l’espèce, le droit de l’Etat membre d’accueil ne connait que la transformation interne des sociétés qui conservent leur personnalité juridique. La Cour en conclut « qu’une réglementation nationale qui, tout en prévoyant pour les sociétés nationales la faculté de se transformer, ne permet pas la transformation d’une société relevant du droit d’un autre Etat membre, relève du champ d’application des articles 49 et 54 TFUE »2. Ainsi la liberté d’établissement comporte le droit pour une société de se transformer en transférant son siège d’un Etat à l’autre, en changeant de loi applicable et en conservant sa personnalité juridique après avoir procédé aux formalités de publicité dans chaque état concerné.
L’arrêt National Grid Indus BV du 29 novembre 2011 (aff. C-371/10) interprète l’article 49 TFUE en ce sens que : « il ne s’oppose pas à une réglementation d’un Etat membre, en vertu de laquelle le montant de l’imposition sur les plus-values latentes afférentes à des éléments du patrimoine d’une société est fixé définitivement (…) au moment où la société, en raison du transfert de son siège de direction effective dans un autre Etat membre, cesse de percevoir des bénéfices taxables dans le premier Etat membre (…) ; il s’oppose à une réglementation d’un Etat membre qui impose le recouvrement immédiat de l’imposition sur les plus-values latentes afférentes aux éléments de patrimoine d’une société transférant son siège de direction effective dans un autre Etat membre, au moment même dudit transfert »3. Cette solution a été réaffirmée dans des arrêts postérieurs (CJUE 6 septembre 2012, aff. C-38/10, Commission/Portugal ; CJUE 25 avril 2013, aff. C-64/11, Commission/Royaume d’Espagne ; Pour une étude approfondie de la jurisprudence de la CJUE, V. Cotiga Andra, Le droit des sociétés, Compétition entre les systèmes juridiques dans l’Union européenne, Larcier 2013, p. 151 à 208).
Malgré l’œuvre créatrice de la Cour de justice, les textes sur la liberté d’établissement ne permettent pas d’assurer la sécurité juridique du transfert de siège et le Parlement européen, dans une résolution du 4 juillet 2013 a renouvelé sa demande d’une proposition de 14° directive sur le droit des sociétés relative au transfert transfrontalier du siège statutaire (2013/2679 (RSP)).
II. — Quelques exemples de mobilité transfrontalière
D’après l’étude du CESE de Lorraine de 2011 précitée, plus de 65% des investissements allemands en Lorraine ont été consacrés à la reprise d’entreprises. Ces établissements peuvent dépendre directement d’une société allemande ou prendre la forme d’une filiale. La coopération des entreprises peut aussi prendre la forme d’un groupement européen.
A. Les établissements sans personnalité juridique
Il s’agit de centres d’approvisionnement, de centres de production ou d’activités de services.
Lidl, société allemande est propriétaire de 60 points de vente en Lorraine. Elle a construit une plateforme logistique de 40000 m2 à 10 kms de Metz et une autre près de Nancy pour approvisionner 80 magasins du sud de la Lorraine. La société Aldi a également des dépôts en Lorraine.
Daimler AG a un site de production des voitures Smart à Hambach et un site de production de bus, Evobus, à Ligny en Barois (Meuse).
DHL a plusieurs agences en Lorraine.
B. Les filiales de sociétés allemandes
La majorité des filiales des sociétés allemandes qui exercent des activités en Lorraine ont adopté la forme juridique de la société par actions simplifiée (SAS) qui présente beaucoup d’avantages et qui n’a pas d’équivalent en droit allemand. Cette société est réglementée par les articles L. 227-1 à L. 227-20 et R. 227-1 du code de commerce. Ses principales caractéristiques vont être résumées.
La SAS est une société par actions et la responsabilité des associés, personnes physiques ou morales, est limitée au montant de leurs apports. La pluralité d’associés n’est pas requise et il est possible de créer une société par actions simplifiée unipersonnelle ou elle peut être pluripersonnelle à sa création et par la suite, devenir unipersonnelle (SASU). En cas de dissolution, le patrimoine de la société est transmis à l’associé unique personne morale sans liquidation de la SASU.
Cette souplesse permet à la société mère d’être l’unique associé de sa filiale. Le montant du capital est librement fixé dans les statuts, il peut être de un euro et la société peut avoir un capital variable. Par contre la société doit conserver un caractère fermé et elle ne peut offrir ses titres au public, elle peut seulement les offrir à des investisseurs qualifiés ou à un cercle restreint d’investisseurs inférieur à 100 personnes et elle ne peut être cotée en bourse. Les associés peuvent même réaliser des apports en industrie qui n’entrent pas dans le capital social et ils reçoivent en contrepartie des actions inaliénables.
Les statuts déterminent librement le statut des dirigeants et les modalités de la direction de la société. Le seul organe obligatoire est le président qui est le représentant légal de la société. Il peut être une personne morale.
La loi détermine les décisions collectives obligatoirement adoptées par l’ensemble des associés aux conditions de majorité définies par les statuts. Il s’agit de la modification du capital social, de la fusion ou scission, de la dissolution ou transformation, de l’approbation des comptes annuels et de l’affectation des bénéfices. Les autres décisions sont prises selon les dispositions statutaires qui définissent aussi les modes de consultation des associés. Les actions à droit de vote plural sont permises.
La nomination d’un commissaire aux comptes n’est obligatoire que dans certains cas.
Des clauses statutaires relatives aux actions peuvent être adoptées ou modifiées à l’unanimité : clause d’inaliénabilité dont la durée ne peut dépasser 10 ans, clause d’agrément, clause de préférence, clause d’exclusion de la société (Sur le régime juridique de la SAS, V. Cozian Maurice, Viandier Alain, Deboissy Florence, Droit des sociétés, LexisNexis, 26è éd., 2013, p.488 à 499).
Cette forme de société est fréquemment adoptée par des filiales de sociétés allemandes en Lorraine.
Le groupe Viessman a créé sa filiale Viessman France SAS en 2007 à Faulquemont (Moselle) qui est chargée des activités commerciales du groupe en France.
DHL France a aussi la forme d’une SAS. Le groupe Esco (European Salt Company) a créé Esco France SAS qui a une filiale, la SAS Salines Cérébos et de Bayonne dont le siège social est à Nanterre avec un site d’exploitation du sel à Dombasle, à proximité de Nancy. La société Hager, fabricant d’équipements électriques, a créé à Obernai la SASU Hager Electro qui a elle-même 13 filiales. Le groupe Metro a créé la SASU Metro Cash and Carry France qui a son siège à Nanterre et plusieurs entrepôts en Lorraine. La société Brasserie Champigneulles, près de Nancy a été achetée en 2006 par TCB Brasseur, elle est devenue une SASU et TCB est son président, elle est aussi un site de fabrication de bières.
C. La création d’un groupement européen
Il existe trois groupements européens transfrontaliers : la société européenne, la société coopérative européenne et le groupement européen d’intérêt économique. A notre connaissance, il n’y a pas d’exemple de société européenne en Lorraine.
En revanche, le groupement européen d’intérêt économique Terroir Moselle s’est créé pour valoriser le vignoble transfrontalier européen qui borde les rives de la Moselle. Ce groupement est ouvert à tous les viticulteurs exploitant ce vignoble qui s’étend à la Grande région Sarre, la Rhénanie Palatinat, la Lorraine, le Luxembourg. Les membres du groupement sont des viticulteurs allemands, luxembourgeois, français, des associations, syndicats professionnels, des collectivités territoriales des trois pays. L’objet du groupement est la formation, l’oenotourisme, la vente et la promotion commune des vins de la Moselle européenne. Ce groupement est immatriculé depuis septembre 2013 au Luxembourg.
- CJUE, Cartesio, § 51. [↩]
- CJUE, Vale, § 33. [↩]
- CJUE, National Grid Indus BV, Sommaire de l‘arrêt (point n° 3). [↩]
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