« La thèse est une erreur de jeunesse ! » Alors même que je ne m’étais pas encore engagé dans un travail doctoral, cette affirmation de la professeure Raphaële Rivier eut un écho très particulier dans mon esprit. Est-ce que cela vise à dédramatiser le choix du sujet et la méthodologie employée, puisque, de toute façon, il s’agira d’une erreur ? Ou bien, faut-il ici comprendre qu’il faut faire tout particulièrement attention à son objet de recherche ? En effet, très souvent, un enseignant-chercheur est avant tout identifié à sa thèse. D’ailleurs, c’est souvent par la thèse que l’on découvre la personnalité d’un universitaire. Il faut alors savoir s’émanciper de son sujet. C’est probablement cela que la professeur Rivier voulait dire. Aujourd’hui encore, je suis terriblement perturbé par cette sentence : après de trop nombreuses années passées à me focaliser sur mon sujet, j’en suis parvenu à le haïr et le fuir après ma soutenance, alors que tous mes interlocuteurs ne me ramenaient qu’aux pays nordiques. Aujourd’hui, je reviens avec plaisir sur mes domaines doctoraux, avec une nouvelle soif d’approfondissement. Si c’était à refaire, je crois que je ne changerais pas de sujet ! En effet, comme me le disait le professeur Guillaume Tusseau, le doctorat est une très belle formation, qui, avant tout, développe la volonté en menant à terme un projet immense, la curiosité par les différentes rencontres textuelles et humaines que l’on fait, et surtout forge une méthodologie et un cadre de pensée autour de son objet de recherche. C’est ce dernier point qui, pour autant évident qu’il y paraît, est encore aujourd’hui pour moi sujet d’émerveillement.
A l’occasion du colloque sur « l’actualité des thèses en droit public comparé », organisé par Denis Jouve et le laboratoire les Forces du droit de l’Université Paris 8, il nous était demandé de présenter nos thèses qui avaient eu l’honneur d’être récompensés par une qualification à la fonction de maître de conférence. La discussion ensuite visait à fournir un retour sur la méthode employée, le choix de ou des États, l’obstacle de la langue ou encore sur la réception académique des travaux en droit comparé. L’objectif des organisateurs était à la fois de partager les expériences de ces jeunes chercheurs, pour créer un réseau, mais aussi – voire surtout – pour aider les jeunes doctorants ou aspirants doctorants à mener leur propre recherche avec une approche comparative. Du fait de mon statut particulier – je n’ai actuellement pas de poste dans l’université, mais au sein d’un établissement public administratif qui, certes, a une vocation formative – et de la pratique qui y règne – nous demandons aux intervenants d’évoquer les « coulisses », ce qui ne se retrouve pas dans les écrits, mais qui révèle la réalité du terrain –, je vais en profiter pour révéler ma pratique de la recherche.
C’est donc une réflexion sur mon propre parcours de thèse que je vous propose : comment l’objet de mon doctorat a-t-il eu une profonde influence sur ma méthodologie et sur ma conception du droit ? Quel apport cette thèse a-t-elle sur ma personnalité ? Dans quelle mesure, ces travaux ont eu un impact profond, laissant une marque indélébile sur ma pratique de la recherche ? Ces questionnements « épistémologiques » sont au cœur de chaque travail universitaire à vocation théorique : quel est le rapport entre l’observateur et l’objet de l’observation ? Bien évidemment, rien que le fait de poser cette question révèle en soi un postulat épistémologique important.
Comment choisit-on son sujet de thèse en sciences humaines ? Si jamais vous avez le privilège, comme je l’ai eu, d’obtenir un financement non fléché (donc sans sujet déterminé), vous avez aussi le plaisir de définir librement l’objet de votre thèse – du moins, en accord avec votre directeur de thèse, que vous allez aussi choisir. Très souvent, le choix de la comparaison s’impose par votre histoire, votre parcours. Pour ma part, je n’ai pas d’origine scandinave, autre que celle d’être normand et donc d’avoir, à mille années près, des ancêtres potentiels en Norvège et au Danemark… Je n’y ai pas fait d’ERASMUS non plus. Si, dans mon lycée, il y avait un jumelage avec des norvégiens, je ne les avais pas fréquentés particulièrement. Par contre, lors de mes études à Sciences Po Bordeaux, j’avais découvert à la bibliothèque universitaire un petit ouvrage : Le modèle suédois. Santé, services publics, environnement : ce qui attend les français, de Magnus Falkehed (Éd. mise à jour, Paris, Payot, coll. « Petite bibliothèque Payot », 2005, 208 pages). Alors même que tout le monde glosait sur le fameux « modèle nordique », j’y ai trouvé de quoi alimenter mes exposés à peu de frais et développer une légère expertise sur le sujet. J’ai aussi, tout naturellement, envisagé de travailler sur les pays nordiques dans le cadre de mon Master 2 recherche. Mon directeur de mémoire, le professeur Jean-Philippe Bras, m’a demandé si des ressources juridiques accessibles existaient pour pouvoir mener sérieusement mes recherches. Vient alors la seconde rencontre textuelle déterminante pour ma recherche : Tore Modeen, Droit du Nord : Notes sur le droit public finlandais et scandinave. Origine, développement, état actuel, Paris, Société de législation comparée, 2004, 248 pages. Une vocation se crée parfois grâce à des bibliothécaires bien inspirés ! Je me suis alors engagé dans une thèse, en toute insouciance… Cette erreur de jeunesse a été, pour ma part, particulièrement formative, et ce sont des choix qui me semblaient relativement anodins, qui vont déterminer tant ma méthode que la forme et le contenu même de ma thèse. Ainsi engagé avec un beau titre, « Le système administratif des pays nordiques, un modèle pour la France ? », je ne me doutais pas tout ce que cet intitulé allait me dicter, mais qui peuvent se résumer en trois grands points : une analyse du discours sur les modèles (I) ; une approche pragmatique des différences culturelles (II) ; une attention à la mise en récit de l’administration et de son droit (III).
Les développements qui suivent s’appuie très fortement sur ma thèse (Jean-Baptiste Pointel, Le système administratif des pays nordiques, un modèle pour la France ?, thèse, Normandie Université, Rouen, 2015, 869 pages) et son résumé (Jean-Baptiste Pointel, « Le modèle nordique d’administration publique : genèse, substance, dynamique », ERPL vol. 29, 2017 n° 2, pp. 365-398). Ils en reprennent, parfois, quelques passages.
I. Le modèle : un discours
En débutant ma thèse, j’ai eu à cœur de fortement travailler sur la méthode de la comparaison. En effet, durant l’ensemble de ma formation en droit, j’ai suivi des éléments de méthode, que ce soit dès les premiers cours magistraux et surtout durant les travaux dirigés : savoir lire et analyser un texte normatif, une décision de justice, un article de doctrine, etc. J’ai aussi eu la chance d’être sensibilisé à différents courants théoriques : normativisme, théorie réaliste de l’interprétation et théorie des contraintes juridiques, réalisme herméneutique, école analytique, analyse économique du droit, analyse stratégique du droit, etc. À la lecture des manuels de droit comparé, il apparaît très clairement que la méthode est ce qui fait la grosse différence entre une bonne recherche comparative et un mauvais travail (René David, Marie Goré, Camille Jauffret-Spinosi, Les grands systèmes de droit contemporains, 12ème éd., Paris, Dalloz, coll. « Précis », 2016, 538 pages ; Konrad Zweigert et Hein Kötz, Introduction to Comparative Law, 3ème éd., New York, Oxford University Press, 1998, 714 pages ; Léontin-Jean Constantinesco, Traité de droit comparé, 3 tomes, Paris, LGDJ et Economica, 1972-1983, notamment le t. 2 La méthode comparative, Paris, LGDJ, 1974, 412 pages). Or, sur l’aspect très méthodique, les informations sont faibles et relèvent davantage du bon sens. « Le droit comparé est une discipline étrange », écrit Otto Pfersmann, dans un article méthodologique : « Le droit comparé, comme interprétation et comme théorie du droit » (RIDC n° 53-2, 2001, p. 275). Il continue son introduction ainsi : « le droit comparé a fait naître d’immenses espoirs, d’ambitieuses entreprises, mais il s’appuie sur la plus faible des épistémologies. » On voit une même posture de la part d’Étienne Picard (« L’état du droit comparé en France », RIDC n° 51-4, 1999, p. 888) qui déplore l’absence ou presque de méthode des études comparatives. Heureusement, il existe des auteurs plus rassurants (Marie-Claire Ponthoreau, « Le droit comparé en question(s). Entre pragmatisme et outil épistémologique », RIDC n° 57-1, 2005, pp.7-27 ; Id., Droit(s) constitutionnel(s) comparé(s), Paris, Economica, Coll. « Corpus Droit public », 2010, 401 pages ; Pierre Legrand (Dir.), Comparer les droits, résolument, Paris, PUF, coll. « Les voies du droit », 2009, 630 pages ; Rodolfo Sacco, La comparaison juridique au service de la connaissance du droit, Paris, Economica, coll. « Études juridiques comparatives », 1991, 176 pages), mais qui me laissaient encore assez perplexes. Pire, la lecture du « Que sais-je » sur le droit comparé (Pierre Legrand, Le Droit comparé, 5ème éd., Paris, PUF, coll. « Que sais-je? », 2015, 124 pages) m’a rendu assez confus sur la possibilité même de réaliser du droit comparé, puisqu’il était impossible d’obtenir une connaissance exacte de deux systèmes juridiques… La constitution d’un grand corpus méthodologique international m’a été d’un grand bénéfice intellectuel mais assez inopérant en terme concret de méthodologie (par ex. Michel Van Hoecke (Dir.), Epistemology and Methodology of Comparative Law, Oxford, Hart Publishing, 2004, 408 pages ; David Nelken, « Using the concept of Legal Culture », Australian Journal of Legal Philosophy vol. 29, 2004, pp. 1-28 ; Jaakko Husa, « Methodology of comparative law today : from paradoxes to flexibility ? », RIDC vol. 58-4, 2006 pp. 1095-1117 ; David Nelken et Esin Örücü (Dir.), Comparative Law. A Handbook. Oxford, Hart Publishing, 2007, 480 pages ; Antonina Bakardjieva Engelbrekt, « Comparative Law and European Law: An End of an Era, a New Beginning, or Time to Face the Methodological Challenges? », SSL vol. 64, 2015, pp. 88-104). Or, et c’est une conviction intime aujourd’hui, pour la thèse aussi s’applique le proverbe suivant : c’est en forgeant que l’on devient forgeron !
Ainsi, en parallèle de ces multiples lectures et discussions, j’ai entamé une analyse juridique des droits des pays nordiques. Un nouveau problème survenait : j’ambitionnais d’étudier le « modèle nordique ». Or, un modèle est une construction intellectuelle. Il s’agit d’un discours porté sur la réalité et non la réalité elle-même. D’où un nouveau problème méthodologique : faut-il confronter le modèle pensé à la réalité concrète ? Par définition, la modélisation est employée pour sa facilité d’exposition et sa commodité explicative, pour reprendre les mots d’Elisabeth Zoller (« Qu’est-ce que faire du droit constitutionnel comparé ? », Droits. Revue française de théorie, de philosophie et de cultures juridiques vol. 32, 2000, p. 122). Le confronter au réel va, systématiquement, entraîner sa disqualification : un modèle est une représentation stylisée de la réalité, pas sa description ! Cela amène donc à prendre une méthode qui se trouve davantage dans la théorie du droit et dans les sciences linguistiques : l’analyse de discours. J’avais déjà pratiqué un peu cette méthode dans mes études en sciences politiques, notamment dans l’analyse du discours du Front national (Maryse Souchard, Stéphane Wahnich, Isabelle Cuminal et Virginie Wathier, Le Pen, les mots. Analyse d’un discours d’extrême droite, Paris, La Découverte, coll. « Poches essais », 1998, 279 pages). Dès lors, l’outillage méthodologique change pour quitter le champ du droit positif et monter sur l’étude de la dogmatique juridique. Mais s’il ne s’agit pas de droit positif, quel intérêt un modèle a-t-il en sciences du droit, pour l’étude du droit ? N’est-ce pas un outil non juridique ? C’est la posture adoptée par Guillaume Tusseau (Modelli di giustizia costituzionale. Saggio di critica metodologica—Contre les « modèles » de justice constitutionnelle. Essai de critique méthodologique, Bologna, Bononia University Press, Coll. « Ricerche di Diritto Comparato », 2009, 106 pages) qui dénonce les modèles de justice constitutionnelle. Il convient alors soit d’abandonner son sujet, soit de défendre son objet de thèse contre son ancien maître… ce qui m’est recommandé par un de ses amis ! C’est donc toute une formation accélérée en philosophie qui m’est nécessaire (en particulier : Willard Van Orman Quine, « De ce qui est », in Id., Du point de vue logique : Neuf essais logico-philosophiques, Paris, Vrin, coll. « Bibliothèque des textes philosophiques », 2003, pp. 25-48 ; Martin Heidegger, La logique comme question en quête de la pleine essence du langage, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de Philosophie », 2008, p. 142 et s. ; Jacques Derrida, « La mythologie blanche. La métaphore dans le texte philosophique », in Id., Marges de la philosophie, Paris, Éd. de Minuit, 1972, pp. 247-324 ; Id., « Le retrait de la métaphore », Psychée. L’invention de l’autre, Paris, Galilée, 1987, pp. 63-93 ; Paul Ricœur, La métaphore vive, Paris, le Seuil, coll. « L’ordre philosophique », 1975, 414 pages ; Michel Meyer, De la problématologie, Paris, PUF, Coll. « Quadrige », 2008, p. 88 et s. ; Id., Pour une histoire de l’ontologie, Paris, PUF, coll. « Quadrige », 1999, 176 pages, not. chap. I « La naissance de l’ontologie »). Une clarification terminologique déjà effectuée par la doctrine (Sylvain Soleil, Le modèle juridique français dans le monde: Une ambition, une expansion (XVI-XIXe siècle), Paris, IRJS éditions, coll. « Les voies du droit », 2014; Id., « La circulation du Modèle juridique français entre discours et réalité depuis la Révolution », Tijdschrift voor Rechtsgeschiedenis, 2005, p. 71 et s. ; Id., « Le Modèle juridique français: recherches sur l’origine d’un discours », Droits. Revue française de théorie, de philosophie et de cultures juridiques vol. 38, 2003, p. 83 et s. ; Pierre-Xavier Boyer, La réception des modèles étrangers dans le droit constitutionnel français. Grande Bretagne et Etats-Unis au prisme de la réflexion française, Thèse, Université de Rouen, 2002, p. 26) permet d’identifier deux temps: l’établissement du modèle et son utilisation. L’établissement vise à différencier un système juridique spécifique, à identifier son caractère unique. L’utilisation poursuit une démarche de transfert juridique, servant de support aux fins d’amélioration de son propre système juridique. Il faut alors distinguer le modèle de l’idéal-type (Pour bien comprendre cet outil méthodologique, v. Jacques Coenen-Huther, « Le type idéal comme instrument de la recherche sociologique », Revue française de sociologie vol. 44, 2003 n° 3, pp. 531-547). Ce dernier a été conçu par Max Weber non pour transcrire la réalité mais pour construire des hypothèses abstraites, universelle et intemporelle. Sa valeur n’est que logique, pour révéler les ressorts de l’action. A mon sens, un modèle s’inscrit davantage dans l’empirie et sa valeur est la fidélité à la réalité représentée, en maintenant prégnant son contexte. Il ne s’agit pas d’une abstraction complète, mais un mi-chemin entre particularisme et universalité. Sa finalité est de mettre à jour les conditions et les dynamiques du système juridique décrit. En cela, il a une utilité certaine, mais la perd à partir du moment où l’on rend ce modèle purement abstrait (le modèle de justice kelsénien, qui en réalité était celui autrichien avant de devenir abstrait ; le modèle présidentiel, qui est celui des États-Unis d’Amérique, et non un idéal-type, etc.).
La question qui demeure est celle de la véracité de la représentation présentée par un modèle. Sans vouloir organiser une police de la pensée, il m’était difficile de pouvoir confronter des descriptions qui m’apparaissaient parfois contraires entre elles, voire contrefactuelles. J’ai alors profité d’un séminaire doctoral sur « la vérité en sciences humaines », organisé par mon directeur de thèse, alors qu’il dirigeait l’Institut d’études de l’Islam et des sociétés du monde musulman. Pendant une semaine, j’ai échangé avec des non-juristes réunis par une aire géographique qui n’était pas la mienne. Ces échanges ont été d’une richesse incroyable, parce qu’en confrontant les méthodes, les exigences, les focales, j’ai pu affirmer une méthodologie. Des géographes et historiens, j’ai appris l’importance du jeu d’échelle (Jacques Revel (Dir.), Jeux d’échelles. La micro-analyse à l’expérience, Paris, Gallimard, coll. « Hautes Etudes », 1996, 248 pages ; Cécile Vigour, « Faire varier les échelles dans la comparaison », in Pierre Legrand (Dir.), Comparer les droits, résolument, Paris, PUF, coll. « Les voies du droit », 2009, pp. 347-377) pour permettre la comparaison. C’est d’ailleurs ce qu’évoque l’anecdote citée par Jacques Revel : dans le film Blow up de Michelangelo Antonioni, le personnage principal, un photographe londonien saisit sur pellicule une scène. Or, cette scène ne fait pas sens en tant que telle, puisque, vus de manière globale, les détails ne sont pas cohérents. C’est en procédant à des agrandissements – permis et rendus pertinents par la vue générale – qu’un élément auparavant invisible va le conduire sur la piste d’une autre lecture de l’ensemble de la scène. Varier la focale, ce n’est pas seulement grossir ou réduire la taille de l’objet, cela joue aussi sur sa représentation ! Ainsi, la longueur de la côte de Grande-Bretagne, pour reprendre l’exemple de Benoît Mandelbrot, dépend de l’échelle de la mesure (Ainsi, si l’unité de mesure est de 200 km, la longueur est de 2400 km, tandis que si l’unité est de 50 km, la longueur sera de 3400 km, et des millions de kilomètres si l’échelle est en centimètres. Benoît Mandelbrot, « How Long Is the Coast of Britain? Statistical Self-Similarity and Fractional Dimension », Science vol. 156 (Nouvelle série), 1967 n° 3775, pp. 636-638 [En ligne] http://users.math.yale.edu/~bbm3/web_pdfs/howLongIsTheCoastOfBritain.pdf [Consulté le 5 décembre 2014] Ce fameux article a permis de lancer la théorie fractale) Le détail peut faire perdre la vue d’ensemble, la précision n’étant pas la garantie d’une meilleure description. C’est alors qu’il est indispensable de « trouver l’échelon pertinent » pour reprendre la définition de la subsidiarité. C’est donc avec un jeu d’aller-retour que l’on peut comprendre.
A l’issue de ces longs travaux, j’avais un début de méthode : analyser les discours, contextualiser, faire varier les échelles pour comprendre la réalité tant micro (l’analyse du droit positif et la vie des administrations) que macro (les grandes descriptions et discours) et revenir systématiquement à une représentation méso et diachronique pour révéler l’essence même du modèle nordique (à l’instar de la pratique de Pierre Bayard, Comment parler des livres que l’on n’a pas lu, Paris, Éd. de minuit, coll. « Paradoxe », 2007, 162 pages). Ne pas chercher à définir ce qui est vrai ni à prescrire ce qui devrait être, mais révéler les perceptions, les compréhensions et les usages. Par contre, lutter contre ce qui est faux : si face à un texte, il est impossible de dire quelle interprétation est vraie, il est possible de dire que le texte empêche une interprétation, laquelle est par conséquent fausse (Umberto Eco, Les limites de l’interprétation, Paris, Le livre de Poche, coll. « Biblio Essais », 1994, 411 pages). Or, pour cela, il convient alors de comprendre ce qu’est la Scandinave et son droit.
II. La Scandinavie : un pragmatisme
Soyons honnête, il faut une certaine naïveté, voire une bêtise, pour s’engager dans une comparaison avec 5 pays dont chacun est déjà insuffisamment documenté en France. J’aurais déjà eu un travail immense à étudier un seul de ces systèmes juridiques. Je me suis retrouvé prisonnier de mon ambition de prendre le discours au sérieux et donc de traiter du « modèle nordique », parfois appelé « modèle scandinave » et dont les avatars sont le « modèle suédois », le « modèle danois » et plus ponctuellement, le « modèle finlandais », l’« exemple islandais » et le « miracle norvégien ». Il convenait d’étudier les Lumières du Nord, comme un tout, que benoitement, j’estimais à l’instar de mes concitoyens, assez interchangeables. Quels sont les pays concernés ? Si je prends le mot « scandinave » dans son sens de zone linguistique, il regroupe le Danemark, l’Islande, la Norvège et la Suède. Dans son sens géographique, la péninsule scandinave, au sens strict, comprend la Finlande, la Norvège et la Suède. Les pays scandinaves membres de l’Union européenne offre un nouveau découpage, avec le Danemark, la Finlande et la Suède. Les juristes nordiques considèrent qu’il existe deux sous-ordres distincts : les nordiques occidentaux (Danemark, Islande et Norvège) et orientaux (Finlande et Suède) (Dans la littérature française, voir en ce sens Michel Fromont, Droit Administratif des États européens, Paris, PUF, coll. « Thémis Droit », 2006, pp. 48-49, p. 60 et p. 69). On y retrouve la logique « paternaliste » des « chefs de famille » des systèmes juridiques, qui préside souvent les classifications des grands systèmes. Comme le rappelle le jeu d’échelle, chaque niveau a une pertinence. Le choix est forcément une définition stipulative : il s’agit de limiter son objet. Pour ma part, je choisis de prendre « scandinave » et « nordique » pour synonymes, et de prendre l’acception ordinaire de ces mots, soit son acception la plus étendue. En effet, un choix différent nécessiterait de considérer que chaque personne employant ces expressions a profondément réfléchi au sens scientifique des mots employés. Le fait d’adopter une analyse de discours m’oblige à embrasser une démarche issue de la philosophie du langage ordinaire. Comme le souligne Yohann Aucante, « il existe indéniablement une région nordique, matérialisée par ces nombreux échanges, circulations et processus de colonisation croisés, puis par la constitution, après 1945, d’un Conseil nordique ouvrant les frontières aux travailleurs et citoyens des différents pays » (Les démocraties scandinaves. Des systèmes politiques exceptionnels ?, Paris, L’Harmattan, coll. « U Science politique », 2013, p. 9. Dans le même sens, Marie-Laure Le Foulon, Le Rebond du modèle scandinave, Paris, Lignes de Repères, 2006, p. 11 ; Vincent Simoulin, La coopération nordique. L’organisation régionale de l’Europe du Nord depuis la tentative autonome jusqu’à l’adaptation à l’Europe, Paris, L’Harmattan, coll. « Logiques politiques », 1999, pp. 39-40 et p. 61). Aussi, mon étude s’intéresse à l’ensemble des pays traditionnellement qualifiés de « nordiques » : le Danemark, l’Islande, la Finlande, la Norvège et la Suède. Le terme le plus adéquat pour les appréhender est celui qu’ils utilisent eux-mêmes pour se qualifier : Norden (Le Nord).
Je suis alors confronté au « paradoxe » de l’unicité : considérer les pays nordiques comme un ensemble juridique cohérent, alors même qu’il s’agit de cinq États indépendants, chacun disposant d’un système juridique propre, avec ses spécificités (Par exemple, les nouvelles constitutions marquent la volonté de se différencier de ses voisins: Nils Herlitz, Elements of Nordic Public Law, Stockholm, Norstedts, coll. « Institutet för Rättsvetenskaplig Forskning » n° 54, 1969, pp. 7-10 et pp. 28-48). Il me faut saisir ce qui fait que, malgré les ajustements, il existe un sentiment d’homogénéité permanente des différentes administrations scandinaves. C’est, je crois, le problème qui m’a semblé le plus insoluble d’un point de vue théorique, alors même qu’il était le plus évident dans le sens ordinaire : comment peut-on démontrer ce que tout le monde considère comme une évidence sans enfoncer des portes ouvertes ? J’ai alors appréhendé les pays nordiques comme une étrangeté, où rien n’était évident ni logique. Je me suis plongé dans les différentes sciences humaines, histoire, littérature, géographie, etc. afin de comprendre d’où vient ce sentiment d’homogénéité. Surtout, et je me souviens encore de cette réunion avec mon directeur de thèse, la première après mon inscription formelle, il me fallait apprendre les langues scandinaves. En effet, cela était nécessaire pour obtenir accès aux données de première main. Là encore, la naïveté aidant, je n’ai pas pris peur d’apprendre cinq langues pendant la thèse… Au final, j’avoue avoir concentré mes efforts sur le norvégien, langue pont entre le danois et le suédois, ce qui m’a permis d’accéder aux données de quatre États : le suédois est aussi langue officielle en Finlande. De surcroît, l’islandais et le finnois étant très particuliers, toutes les communications à destination des autres nordiques sont systématiquement faites en langue anglaise. L’immersion dans les langues est aussi un moyen de mieux comprendre la culture et la logique, je crois (En cela, voir la fameuse hypothèse de Sapir-Whorf ; Caroline Rossi, « Ce que le langage nous fait penser. Entretien avec John A. Lucy », La Vie des idées, 8 octobre 2012 [En ligne] http://www.laviedesidees.fr/Ce-que-le-langage-nous-fait-penser.html [Consulté le 5 décembre 2014] ; Claude Hagège, Contre la pensée unique, Paris, Odile Jacob, 2012, 256 pages).
Mon manque de culture géographique et historique est prégnant : quelle surprise en étudiant le déroulé de la Guerre de Trente ans et l’existence des trois traités de Westphalie ! De découvrir que Richelieu admirait déjà la Suède, son système et surtout son armée. Ou encore des guerres incessantes entre le Danemark et la Suède, qui ne verront leur fin qu’avec les guerres napoléoniennes, lorsque ces deux royaumes, exsangues, découvrent qu’ils peuvent disparaître… C’est en effet, en réaction aux menaces de leurs voisins germaniques et russes, que ces différents pays ont commencé à converger délibérément, pour se constituer un avenir commun. La doctrine allemande cherche l’expression de l’Urrecht, le droit pur germanique, dans le droit des pays scandinaves. Cela contribue à faire apparaître une spécificité nordique (V. Ditlev Tamm, « How Nordic Are The Old Nordic Laws? », in Ditlev Tamm et Helle Vogt (Dir.), How Nordic Are The Nordic Medieval Laws?, Copenhague, University of Copenhagen Press, coll. « Medieval Legal History » n° 1, 2005, pp. 6-22, not. pp. 8-13. V. aussi Dirk Heirbaut, « The Germanic character of the oldest laws of the Low Countries », in Ibid., p. 40). Le point de départ du panscandinavisme est essentiellement exprimé dans la littérature (Régis Boyer, Histoire des littératures scandinaves, Paris, Fayard, 1996, p. 108 et s.). Le déclic se fait, pour ma part, en écoutant une émission de France Culture, où est évoqué l’œuvre de Benedict Anderson (L’imaginaire national: Réflexions sur l’origine du nationalisme, Paris, La Découverte, 2006, 224 pages) : En partant notamment du cas de l’Indonésie, Anderson met en avant le constructivisme du sentiment d’appartenance à une nation, qu’il qualifie de communauté politique imaginée. Cette construction sociale du groupe se forme grâce à l’imaginaire, notamment propagé par la littérature. De plus, elle répond à un processus relationnel vis-à-vis d’autres nations. Dans le cas nordique, le sentiment scandinaviste est simultané à la « percée moderne », selon l’appellation de Georg Brandes. L’aspect littéraire s’entremêle donc au Droit, a minima pour le rapprochement imaginé des différentes traditions, ce qui permet la constitution d’une unité et d’une singularité.
Le point de départ de l’homogénéisation de l’espace est donc social : des individualités vont constituer un forum de discussions spécifiquement nordique. En procédant à des échanges humains, des voyages, des discussions régulières pour mettre en commun les problèmes et les solutions, une communauté sociale s’est imaginée et a pris vie, elle s’est institutionnalisée (Fredrik Sejersted, « Nordisk rettsssamarbeid og europeisk integrasjon », in Johan P. Olsen et Bjørn Otto Sverdrup (Dir.), Europa i Norden. Europeisering av nordisk samarbeid, Oslo, Tano Aschehoug, coll. « Arena », 1998, pp. 237-241 et pp. 246-247, en particulier). Le processus, dans le champ juridique, a suivi un parcours similaire (Le succès du travail en commun des juristes est tel que trois grands professeurs, le norvégien Aschehoug, le danois Krieger et le suédois Karl Johan Berg (1819-1905) entreprirent une encyclopédie du droit nordique en cinq tomes, dès le lendemain de la première juristmøte : Torkel Halvorsen Aschehoug et al. (Dir.), Nordisk Retsencyklopædi, 5 tomes, 9 parties, Copenhague, Gyldendal, 1872-1899). Ainsi, à partir de 1870 s’instituent les premières rencontres entre juristes nordiques (Henrik Tamm, De Nordiske Juristmøder 1872-1972. Nordisk Retssamvirke gennem 100 År, Copenhague, Nyt Nordisk Forlag Arnold Busck, 1972, p. 14 et s. Les actes de ces rencontres seront publiés dès l’année suivante et formeront la première documentation périodique spécifiquement scandinave en droit. Les revues juridiques scandinaves suivront ; 1878 pour la Nordisk Tidsskrift for Kriminalvidenskab et 1888 pour l’incontournable Tidsskrift for Rettsvitenskap). Ces conférences sont vite renforcées par la création des réunions interparlementaires nordiques, lesquelles ont vocation à harmoniser les règles juridiques au sein des pays participants, mais sur la seule base du volontariat (Max Sørensen, « Le Conseil nordique », RGDIP 1955, pp. 63-84 ; Charles Zorgbibe, Les Etats-Unis scandinaves, Paris, Pédone, 1968, 143 pages ; Knud Enggard (Dir.), 50 år Nordisk Råd 1952-2002. Til nordisk nytte?, Copenhague, Nordisk Råd, 2002, 254 pages et Johan P. Olsen et Bjørn Otto Sverdrup (Dir.), Europa i Norden. Europeisering av nordisk samarbeid, Oslo, Tano Aschehoug, coll. « Arena », 1998, 399 pages). Des échanges internationaux de personnel s’organisent de manière régulière entre les administrations nordiques et une revue officielle, la Nordisk Administrativt Tidsskrift (NAT), Revue nordique d’Administration publique, est éditée depuis 1920. Ce fédéralisme culturel et non politique a permis une convergence des cadres de pensées (Ole Norrback, « Nordiskt samarbete blir ännu viktigare nu », in Knud Enggard (Dir.), 50 år Nordisk Råd 1952-2002. Til nordisk nytte?, Copenhague, Nordisk Råd, 2002, pp. 231-329). L’ensemble des pays nordiques est alors apparu comme un forum global, où les problèmes sont mis en commun et les réponses recherchées de manière solidaire. Une pensée juridique spécifique, relativement homogène, est ainsi née.
Ce style, cette pensée juridique, est alors à creuser : quelle est sa spécificité ? Bien évidemment, il y a le réalisme scandinave. Étrangement, c’est au contact des auteurs, dans leurs langues, en voyant l’existence des débats internes à la Scandinavie, que m’apparait l’importance même des travaux d’Alf Ross et de Karl Olivecrona (Ils sont bien plus subtils que la présentation qui nous en est souvent faites…). Cependant, ces derniers ne sont que le perfectionnement d’une réflexion qui trouve ses racines de manière antérieure. Comme le relève l’historien du droit finlandais Lars Björne : « En dépit de toutes les différences internes, la science juridique nordique conserva, même durant la période plus florissante de l’école historique, son caractère distinctif au sein de la doctrine européenne. Les universitaires juristes nordiques écrivirent, avant tout, une science du droit appliquée, à l’inclinaison pratique, fondée sur l’empirisme, dans laquelle la jurisprudence focalisait toutes les attentions. Le « réalisme » d’Ørsted et la méthodologie « analytico-descriptive » de Schweigaard peuvent servir pour désigner la science juridique nordique contemporaine au sens large. » (Lars Björne, Brytningstiden: 1814-1870. Den nordiska rättsvetnenskapens historia, t. 2, Stockholm, Nerenius & Santérus förlag, coll. « Rättshistoriskt bibliotek » n° 58, 1998, p. 433) La réflexion nordique embrasse dès le début du XIXème siècle une vision pragmatique et rhétorique du droit, rompant avec la tradition philosophique allemande. C’est d’ailleurs sur ce critère que Sverre Blandhol explique la différence entre le mouvement incarné par Friedrich Carl von Savigny et celui du tandem dano-norvégien Ørsted-Schweigaard (Sverre Blandhol, Nordisk rettspragmatisme : Savigny, Ørsted og Schweigaard om vitenskap og metode, Copenhague, Jurist- og Økonomforbundets forlag, 2005, 288 pages) : là où Emmanuel Kant et ceux qui l’ont suivi ont adopté une vision platonicienne (Ørsted, ami personnel de Fichte, introduit les écrits de Kant au Danemark), les Nordiques ont opposé une lecture de Cicéron comme fondement du droit. La formalisation d’un droit pur qu’appelle Fichte, c’est-à-dire sa mécanisation, ne peut se faire qu’au détriment de son effectuation, en se coupant de son application réelle. Au contraire, Ørsted appelle à observer les situations factuelles et les circonstances sociales entraînant le comportement humain et les motivations de l’acte. Or, l’acte de cognition passe par le langage. C’est en cela que l’argumentation est centrale dans la méthode juridique. La construction d’Ørsted va profondément marquer la pensée scandinave, de sorte qu’elle est consubstantielle du modèle.
Grâce au forum des juristes scandinaves, ces derniers vont se prononcer sur les mêmes problèmes. Ainsi, une tendance commune se révèle : l’attention à l’éthique individuelle, la prudence méthodologique et une ironie conceptuelle (Sverre Blandhol, « Hva er pragmatism? », Tidsskrift for Rettsvitenskap vol. 118, 2005 n° 4-5, pp. 491-524). Une méfiance envers les constructions théoriques ainsi qu’un penchant pour les relations humaines caractérisent cet esprit scandinave, y compris en littérature. Ceci n’est pas sans conséquence sur l’appréhension du rôle de l’administration, dans son application du droit. Tant la coopération nordique que l’association administrative nordique embrassent ces démarches (Ola Wiklund, Juristokratin och Den Skandinaviska rättsrealismens uppgång och fall, Regeringsrättens 100 år, Uppsala, Iustus Regerings-rätten, 2009, pp. 85-95). Dès lors, l’ensemble nordique s’est naturellement présenté comme inventeur d’une démocratie singulière, respectueuse et ouverte, tournée vers la paix (Alf Ross et Hal Koch (Dir.) Nordisk demokrati, Oslo, Halvorsen & Larsen, 1949, 458 pages ; Johan Strang, « Why “Nordic Democracy”? The Scandinavian Value Nihilists and the Crisis of Democracy », in Jussi Kurunmäki et Johan Strang (Dir.), Rhetorics of Nordic Democracy, Helsinki, Finnish Literature Society, coll. « Studia Fennica Historica » n° 17, 2010, pp. 83-113). Comment, enfin, démontrer la diffusion de ces idées théorique dans l’administration publique quotidienne ? Tant dans le domaine économique (via Herbert Tingsten et Gunnar Myrdal notamment) que juridique, tous les étudiants étaient sensibilisés à ces analyses. Or, le personnel administratif est majoritairement issu de ces cursus jusqu’au tournant gestionnaire de l’administration. Même dans les débats de société, on y retrouve les mêmes termes et tous les grands auteurs y prennent position. Il ne faut pas surestimer leur importance. Ils révèlent néanmoins les éléments constitutifs du socle sur lequel est bâti le droit des pays nordiques et auxquels les acteurs contemporains reconnaissent leurs dettes.
Au final, c’est par la manière d’appréhender mon objet que je me suis retrouvé, de facto, dans le courant du pragmatisme juridique : par mimétisme et par conviction. Afin de comprendre mon objet d’étude, je me suis retrouvé à adopter une démarche culturaliste, en immersion sur le terrain. Ce qui m’a intéressé était l’action : les effets et les conséquences des actes, l’utilité et non la seule description normative. Pour reprendre Faust de Goethe, pour beaucoup de comparatistes, « au commencement était le verbe » ; non, « au commencement était l’action », tel est le crédo pragmatique ! C’est ce que m’a appris la constitution de l’espace juridique scandinave ; ce que m’a appris la pensée d’Ørsted, qui était aussi juge puis Premier ministre ; ce que m’a appris la démarche démocratique et pacifique des scandinaves ; ce que m’a appris surtout la démarche volontariste du fédéralisme culturel, qui semble plus efficace que celui purement juridique…
III. Le récit d’une administration
Une fois que mon objet d’étude était clairement défini, je me suis retrouvé confronté, et cela en parallèle bien sûr de l’avancement sur les sujets présentés plus haut, à une difficulté : comment est-il possible d’intégrer une logique dynamique, d’évolution et de changement dans une description qui apparaît comme statique. En effet, il est illusoire de croire que le modèle nordique de 1970 est similaire à celui de 2015 (date de ma soutenance) et ce dernier a déjà évolué à la date de cet article (2019). En effet, présenter le modèle nordique, c’est à la fois proposer un instantané actuel mais aussi les lignes de force qui vont déterminer les réformes possibles de ce modèle.
Le fait de travailler sur le modèle, donc sur la construction doctrinale, m’a amené à avoir un regard assez distancié sur la manière dont on présente l’administration publique. Le prisme habituel est de décrire le fonctionnement des acteurs publics par les décisions de justice. Ayant travaillé dans un tribunal administratif, je suis tout à fait sensible à la question contentieuse. Cependant, du fait de ma formation à Sciences-Po Bordeaux, de mes connaissances en sociologie et en théorie des organisations et, enfin, de mon immersion dans la pratique de l’administration publique, j’ai pris conscience que la vie d’une organisation publique dépasse très largement le contentieux. De nombreux règles de droit sont affichées, la pratique est instrumentale davantage qu’enseignée en faculté de droit. J’ai alors fait face à un dilemme : allais-je faire une description des normes juridiques ? Il s’agit alors de lire les textes constitutionnels, législatifs, réglementaires, les décisions de justice, et les commentaires qui en sont fait par les universitaires. C’est un travail juridique assez classique, mais qui, à mon sens, passe à côté de la réalité de la vie administrative. Ou bien, allais-je accepter de faire une recherche en science administrative ? La méthode est alors davantage de décrire le fonctionnement quotidien de l’administration, de s’intéresser aux acteurs, de faire de l’observation, d’échanger avec les principaux acteurs, de lire la doctrine administrative. Cette démarche implique non un syncrétisme des méthodes, mais une interdisciplinarité importante : sociologie, bien sûr, sciences politiques, sciences de gestion, mais aussi des analyses économiques, des travaux en psychologie, en histoire, etc. Mais cette approche « culturaliste » me semble assez importante lorsque l’on décrit un système juridique qui est faiblement voire inconnu par la plupart des universitaires français. Pour illustrer l’importance de recourir à d’autres disciplines, j’étais face à une incompréhension : tous les pays scandinaves avaient vu leur quantité de communes diminuer assez drastiquement dans les années 1960. Il y avait des fusions opérées. Pourtant, en Norvège, plusieurs années plus tard, le nombre de communes a commencé à augmenter de nouveau. Il y avait eu des scissions. Etait-ce lié à un mécanisme juridique qui avait changé ? Non. Il n’y avait pas non plus d’incitations financières… La solution m’a été donnée par des professeurs de sciences politiques, qui m’ont montré des cartes géographiques. Les communes qui se sont scindées étaient toutes en bord de fjord. En fait, historiquement, des communes avaient une vie de proximité du fait des bateaux. Cependant, lorsque les fusions de 1970 ont été décidées, deux communes en vis-à-vis, d’un côté et de l’autre du fjord, qui étaient reliés par une histoire commune, n’ont pas fusionné, au profit de celle de l’intérieur des terres, qui étaient reliées par des voies routières. Or, plusieurs années après, des ponts ont été bâtis… et les communes se sont scindées pour fusionner selon des critères qui semblaient plus pertinents aux populations ! Plus encore, c’est ma rencontre avec Jacques Caillosse qui a été déterminante. Celui-ci présentait dans un colloque que le droit administratif français était un récit national. En s’appuyant sur Cornelius Castoriadis et Pierre Legendre, il démontrait comment une constitution imaginaire de l’administration était constituée. Cela a fini de mon convaincre de la méthode que j’allais employer.
Aussi étrange que cela puisse paraître, une thèse en droit public peut être qualifiée au CNU sans comprendre la moindre décision jurisprudentielle ! Au mieux, j’ai cité des décisions des ombudsmen. L’intérêt était ici de pouvoir décrire les faits d’espèce pour révéler comment l’administration dans les pays nordiques se mouvait. Cela fait que la description de l’instantané du modèle est plus dans une optique de compréhension. Ainsi, l’étude du contenu du modèle nordique révèle que les mécanismes employés ne sont, aujourd’hui, plus spécifiques aux seuls nordiques (Jacques Ziller, « L’administration », in Michel Troper et Dominique Chagnollaud (Dir.), Traité international de droit constitutionnel, t. 3, Paris, Dalloz, coll. « Traités Dalloz », 2012, p. 738 et s. V. aussi Id., « European Models of Government: Towards a Patchwork with Missing Pieces », Parliamentary Affairs vol. 54, 2001, pp. 102-103 et s.). En réalité, l’originalité du modèle est le regroupement intelligent de différents éléments au service de deux objectifs absolus : le principe de bonne gestion (la décentralisation) et le principe de bonne administration (la civilité). L’Etat est étroitement associé à la société, dans une sorte de corporatisme. La structuration en agences semble rendre l’administration moins responsable auprès du politique : le ministre ne peut être tenu responsable, ni limoger des fonctionnaires. Néanmoins, le Parlement conserve un droit de regard sur le fonctionnement de l’administration publique, par deux voies : la première concerne les finances publiques. En possédant un système clair et lisible de finances publiques, orienté vers la performance de l’action publique, et en recourant à des offices parlementaires (Johs. Andenæs et Arne Fliflet, Statsforfatningen i Norge, 10e éd., Oslo, Universitetetsforlag, 2006, pp. 495-496 ; Joakim Nergelius, Svensk statsrätt, 2e éd., Lund, Studentlitteratur, 2010, pp. 316-318 ; Wiweka Warnling-Nerep et al., Statsrättens grunder, 4e éd., Stockholm, Norstedts, coll. « Juridik », 2011, pp. 69-70, p. 141 et pp. 248-250 ; Jaakko Husa, The Constitution of Finland. A contextual Analysis, Oxford, Hart Publishing, coll. « Constitutional systems of the world », 2011, p. 69 et s. Bien qu’ancienne, une présentation détaillée en montre la cohérence : Henri Desfeuilles, Le pouvoir de contrôle des parlements nordiques, Paris, LGDJ, 1973, p. 277 et s.), à l’instar de la Direction nationale du contrôle de la gestion publique (Joakim Nergelius, Svensk statsrätt, 2e éd., Lund, Studentlitteratur, 2010, pp. 125-126 ; Wiweka Warnling-Nerep et al., Statsrättens grunder, 4e éd., Stockholm, Norstedts, coll. « Juridik », 2011, pp. 140-141, p. 209 et p. 215 ; Jaakko Husa, The Constitution of Finland. A contextual Analysis, Oxford, Hart Publishing, coll. « Constitutional systems of the world », 2011, pp. 72-73), les élus obtiennent un instantané de l’administration publique. Ils peuvent, dès lors, estimer l’impact et l’efficacité des lois votées, et ajuster les missions des agences. De surcroît, et cette innovation prend ici tout son sens, l’institution de l’Ombudsman témoigne de la densité du contrôle parlementaire. En effet, celui-ci est l’agent du Parlement mandaté pour vérifier l’action concrète et quotidienne des agents publics (Arne Fliflet, « Requesting Administrative Review and Complaining to the Parliamentary Ombudsman – A Comparison between a Legal and a Non-Legal Remedy », in Hans Gammeltoft-Hansen (Dir.), The Danish Ombudsman 2005, Copenhague, Folketingets Ombudsmand, 2005, pp. 155-166. V. aussi André Legrand, L’ombudsman scandinave. Etudes comparées sur le contrôle de l’administration, Paris, LGDJ, coll. « Bibliothèque de science administrative » n° 2, 1970, p. 297). Son rôle est de comprendre les contingences réelles de l’administration dans la mise en œuvre des lois. Ainsi, par ses rapports, il offre au Parlement des données nécessaires pour améliorer constamment l’action publique. Les grandes lois relatives à la procédure administrative lui en doivent la paternité (V. en ce sens les interrogations de Kaj Larsen, « Forvaltnings-myndigheders erstatningskrav mod private – hvad gælder om sags-behandlingen? », in Arne Fliflet et al. (Dir.), Festskrift til Hans Gammeltoft-Hansen, Copenhague, DJØF, 2001, pp. 401-409 ; Kirsi Kuusikko, « Advice, Good Administration and Legitimate Expectations: Some Comparative Aspects », European Public Law vol. 7, 2007 n° 3, pp. 455-472. Plus largement, v. Peter Bonnor, « Ombudsmen and the Development of Public Law », European Public Law vol. 9, 2003 n° 2, pp. 237-267, not. pp. 264-265). Un second aspect, non négligeable, est celui d’inspection de l’activité individuelle des agents publics, de sorte qu’un comportement inadéquat puisse être sanctionné. Que ce soit par le biais de la transparence administrative (Alf Bohlin, Offentlighetsprincipen, 8e éd., Stockholm, Norstedts Juridik, 2010, 303 p. ; Constanze Lademann, Etude de droit comparé sur l’accès aux documents administratifs, Rapport, Commission d’accès aux documents administratifs, 2010, 12 p. ; Bertil Cottier, La publicité des documents administratifs. Etude de droit suédois et suisse, Genève, Librairie Droz, 1982, pp. 3-4 ; Kurt Holmgren, « La publicité des actes officiels en droit suédois », RDP, 1968 n° 6, p. 1023) ou de l’Ombudsman, les citoyens peuvent à tout instant contrôler leur administration. Il s’agit de vérifier les éventuelles dérives exceptionnelles et non de défendre la liberté dite « des modernes » contre celle démocratique de la vie en commun.
Ce rapport de proximité entre les citoyens et l’administration s’exprime aussi par une décentralisation très poussée. Les municipalités sont dotées d’un très important pouvoir (Ulla Björkman et Olle Lundi, Kommunen och Lagen – en introduktion, 4e éd., Uppsala, Iustus Förlag, 2012, p. 26 et s. ; Bernt Frydenberg, Kommunalrett. Regelverk og praksis, 4e éd., Oslo, Kommuneforlaget, 2005, pp. 23-49 ; Ingemar Elander et Stig Montin, « Decentralisation and Control: central-local government Relations in Sweden », Policy and Politcs n° 18, 1990, pp. 165-180 ; Marit Reitan et al., « Nasjonal styring og lokal autonomi i flernivådemokratiet, in Marit Reitan et al. (Dir.), Det norske flernivådemokratiet, Oslo, Abstrakt forlag, 2012, pp. 341-356). Elles assurent l’essentiel des missions de l’Etat providence, de sorte qu’il est possible de parler de « Municipalité providence ». Cependant, afin de maintenir une égalité de traitement pour l’ensemble de la population (Ulf Lindquist et Sten Losman, Kommunallagen i lydelsen den 1 mars 2011. En handbok med lagtext och kommentarer, 13e éd., Stockholm, Norstedts Juridik, 2011, pp. 28-29), leurs missions sont définies par le Parlement, sous forme d’objectifs à accomplir. Ainsi, les collectivités territoriales se retrouvent dans une situation similaire à celle de l’administration étatique, structurée en agences administratives (Onje Geithus et Tore Grønlie, « Statssekretær og departementsråd. Nye toppstillinger i departementene 1945-1975 », in Tore Grønlie (Dir.), Forvaltning for politikk. Norsk forvaltningspolitkk etter 1945, Bergen, Fagbokforlaget, 1999, pp. 139-162. L’organisation pourrait sembler banale, si l’on néglige qu’à la structure pyramidale classique n’est pas associé le pouvoir hiérarchique traditionnel. L’autonomie est, au contraire, la spécificité). Leur liberté s’affirme dans la marge de manœuvre qui leur est accordée pour mettre en œuvre les politiques nationales. Distinguant ainsi le pouvoir politique du pouvoir administratif, les citoyens identifient mieux le (dys)fonctionnement de l’action publique (Nils Herlitz, « Le droit administratif suédois », RISA, 1953 n° 3, p. 548). Cette répartition claire accroît aussi le sentiment d’une organisation administrative inscrite dans la société : les employés du secteur public sont au service de l’Etat et des citoyens, comme ceux du privé le sont pour leurs clients. Dès lors, les conditions d’embauche et de responsabilité du personnel public sont les mêmes que pour les salariés du privé (De manière générale, se référer à Gerd Engelsrud, Styring og vern. Arbeidsrett i offentlig sektor, 5e éd., Oslo, Cappelen Damm Akademisk, 2013, 475 pages). Ce partage entre choix politique et action administrative a aussi pour conséquence que les agents publics conçoivent leur mission à l’instar de celle d’un juge : appliquer les normes en toute objectivité pour permettre la vie en commun et non être le bras armé du politique (Elisabeth Tegnaeus, « Les spécificités de la structure hiérarchique dans la gestion des affaires publiques en Suède », Revue administrative vol. 141, 1971, p. 336). Dès lors, la contestation juridique par les citoyens est moindre et une large latitude pour un pouvoir discrétionnaire de l’administration est tolérée (Christoffer c. Eriksen, The European Constitution, Welfare States and Democracy. The four freedoms vs national administrative discretion, Londres, Routledge, coll. « Routledge Research in EU Law », 2012, p. 150 ; René Dejbjerg Pedersen, Det forvaltningsretlige skøn, Copenhague, DJØF, 2006, p. 41 et s.), tant qu’elle demeure redevable de son action. Ce faisant, la légitimité de l’Etat est renforcée, tant parce que l’Etat est inscrit dans la société que parce qu’il agit dans un respect non paternaliste, laissant entre les mains des citoyens leur propre destinée commune.
La spécificité de l’administration nordique n’apparaît, donc, aucunement dans un mécanisme inédit. Elle se trouve dans l’agencement de ces technologies, lequel est, pour sa part, relativement innovant car il se fait système. Cette structuration crée une cohérence dans l’ingénierie administrative et publique, une ligne commune au sein du système administratif nordique : la singularité continue du modèle nordique s’exprime dans une activité publique respectueuse du citoyen, avec une logique d’émancipation des individus par rapport à la société. Celle-ci se résume essentiellement au travers du principe de civilité.
Au final, cette approche en science administrative m’a énormément servi pour comprendre l’administration publique. Elle m’a amené à considérer que le regard est plus pertinent, plus acéré, si l’on s’intéresse au quotidien de l’administration, pour saisir son fonctionnement réel et imaginaire. Je pense que ce n’est pas anodin qu’aujourd’hui, je travaille désormais au sein de l’administration publique française, à l’École nationale d’administration. Une thèse révèlerait-elle une trajectoire ou bien, à l’instar de l’identité narrative que j’ai employé dans mes travaux, nous réécrivons notre propre histoire après coup, afin de s’auto-justifier des choix que nous avons réalisé ? Cette introspection dépasse mes humbles compétences.
Conclusion
Cette présentation est, évidemment, imparfaite. De nombreuses autres rencontres ont été déterminantes pour l’avancée de la thèse et la construction de ma pensée. Certaines avancées ont aussi été le produit de plusieurs échanges, dont il m’est aujourd’hui, difficile de retracer les origines. Il me semble qu’une thèse n’est pas une aventure solitaire mais individuelle. Ce parcours est plus riche par son inscription dans une communauté. J’ai commis de nombreuses erreurs, suivi des chemins qui ne menaient nulle part, et j’ai perdu beaucoup de temps dans ma thèse. Pourtant, rétrospectivement, je vois ce que j’ai appris de tout ce parcours doctoral, des acquis et de la méthode que j’ai pu me forger.
C’est pourquoi il faut bien comprendre que cette méthode correspond à mon objet d’étude et à une situation donnée. Il serait difficile, je crois, de la théoriser sans lui faire perdre son essence. Le jury du prix de thèse du Groupe européen de droit public de 2017 a ainsi salué « le caractère innovant de l’approche méthodologique, avec une très bonne analyse de la théorie du droit et de la science administrative, la rigueur et l’ampleur du travail conduit […] et la comparaison authentique dans ses dimensions [qu’ils ont qualifié] de « micro-biologie » du droit public. » C’est davantage en expliquant sa généalogie que je pense pouvoir transmettre ma manière de faire. Surtout, elle n’est pas meilleure qu’une autre. Elle a juste été adaptée à mon étude, parce qu’elle a été forgée pour et par elle : c’est le chemin qui compte, non le résultat.
J’espère que mon parcours pourra inspirer d’autres chercheurs, que ce soit pour ne pas faire les mêmes erreurs ou prendre conscience des choix. Dans tous les cas, j’ai tâché de vous fournir les outils pour que vous puissiez vous comparer à ma pratique et mes démarches. Et je vous souhaite que le meilleur dans votre propre parcours : si la thèse est une aventure exceptionnelle, le droit comparé est l’exhausteur de goût qui la rend « incomparable » !
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