Section II
Principes généraux du droit administratif
§ 7 La force obligatoire de la loi administrative
[102] Le pouvoir exécutif, d’après la Constitution, émane du prince seul. Par des délégations et des démembrements, son exercice est réparti entre de nombreux détenteurs secondaires. L’activité administrative qu’ils développent au nom de l’Etat est réglée par les devoirs de la fonction et par des instructions expresses ; de cette manière est déterminé en même temps ce qui, par elle, doit arriver au sujet. Il en était ainsi déjà sous l’ancien système. Mais aujourd’hui la loi relative à l’activité qui poursuit les buts de l’Etat, la loi administrative, intervient dans ces rapports et y exerce la force obligatoire qui lui est propre.
I. — La force obligatoire de la loi repose, comme toute la nouvelle organisation du régime du droit, sur une imitation des institutions de la justice. En quoi le rôle que la loi remplit dans la justice pouvait-il servir ici de modèle ? Au premier abord, il semble que la loi civile et la loi criminelle se comportent d’une manière assez différente ; cependant, elles ont, justement dans le point qui nous intéresse, une idée fondamentale commune, et c’est cette idée qui va nous guider.
Quand le droit civil règle les rapports des individus entre eux, il semble que la puissance publique ne soit pas touchée directement par ces ordres. Mais, en réalité, le droit civil n’a le caractère de droit que parce qu’il lie également le juge. La loi civile règle toujours deux sortes de rapports à la fois : le rapport [103] des individus entre eux, et le rapport entre les individus et la puissance publique. Quand elle dit : telle et telle circonstance étant données, l’un doit livrer la chose à l’autre, elle dit en même temps : le juge doit, dans les mêmes circonstances, contraindre l’un à la livraison, aider l’autre à recevoir la chose. Ainsi, au rapport de droit civil entre les intéressés s’attachent deux rapports de droit public correspondants, rapports qui existent entre les intéressés d’une part et le pouvoir judiciaire de l’autre. La procédure civile donne les formes dans lesquelles ces derniers rapports doivent produire leur effet.
Ainsi, la loi civile a, du même coup, donné aux intéressés une détermination de droit public, constitué pour eux un devoir et un pouvoir vis-à-vis de la puissance publique, et obligé le tribunal à réaliser ce devoir et ce pouvoir. Quand le tribunal remplit cette obligation, il observe à la fois les rapports de droit public et le rapport de droit civil dont ils dépendent1.
La loi pénale procède de toute autre façon. Elle ordonne : celui qui aura commis telle ou telle action sera puni de telle ou telle manière. Elle commence donc par obliger le pouvoir judiciaire à appliquer, dans les dites circonstances, la dite peine, ni plus, ni moins ; la procédure criminelle donne les formes dans lesquelles cette obligation produit son effet. Encore, la loi criminelle ne se borne-t-elle pas à mettre en mouvement et à diriger l’activité du pouvoir judiciaire. Aussitôt que le crime est commis, elle produit son effet sur la personne du coupable, elle lui imprime [104] une qualité juridique correspondante, celle d’être punissable : le coupable doit subir la peine prévue, ni plus, ni moins. C’est pour cela que la condamnation fait au coupable son droit, c’est pour cela qu’une peine plus dure lui cause grief2.
Ici tout est droit public, tout est rapport entre le sujet et la puissance publique. Mais, si l’on va au fond des choses, on voit que la valeur juridique de cette seconde forme est la même que celle de la loi civile, en tant qu’elle produit son effet de droit public : dans l’un et dans l’autre cas la règle a un double effet ; elle donne au sujet une détermination juridique de ce qu’il doit ou de ce qu’il peut ; elle crée, en même temps, une obligation de l’autorité vis-à-vis du sujet de le traiter de cette manière. Nous appelons le premier effet son effet extérieur, le second son effet intérieur ; dans la justice, la règle de droit a toujours les deux effets à la fois.
La loi administrative ne signifie pas autre chose que l’application à l’administration de cette forme de produire un effet juridique. Cela d’ailleurs ne va pas de soi, et cela n’a pas toujours existé. Quand nous avons parlé du régime de la police (§ 4, II ci-dessus), nous avons montré comment la puissance souveraine s’efforçait alors de porter, dans l’administration, la règle et l’ordre. La forme, c’est l’instruction donnée aux fonctionnaires. L’instruction n’a qu’un effet intérieur ; le fonctionnaire est obligé de l’observer. L’individu n’est pas touché par cette instruction ; il est seulement touché par la mesure qui est prise ensuite contre lui par le fonctionnaire. Cette mesure peut s’écarter de l’instruction, soit que le fonctionnaire ait reçu un ordre spécial contraire, soit qu’il ait jugé bon de s’en écarter dans [105] l’intérêt bien compris de son maître. L’instruction n’a pas donné au sujet une détermination juridique vis-à-vis de la puissance publique. Même dans le cas où des règlements de finances ou de police ont été publiés afin que les sujets puissent s’y tenir, les règlements ne lient les autorités que comme des instructions et avec toute la latitude que celles-ci leur laissent ; cette prétendue loi — à laquelle du reste on refuse quelquefois ce nom : cf. § 4, note 9 ci-dessus — ne donne aux sujets aucune situation juridique vis-à-vis de l’Etat ; elle a plutôt la valeur d’un simple avertissement. Comme telle, elle a bien un côté extérieur ; mais celui-ci ne correspond pas nécessairement à un côté intérieur identique, ni à la mesure effective qui en résulte. Ce n’est que la loi administrative du droit public moderne, qui, produisant son effet simultanément des deux côtés et unissant ces deux effets par un lien nécessaire, crée des règles de droit pour l’administration même3.
La loi administrative n’a pas besoin de formuler expressément ces deux côtés de la règle qu’elle pose. Les lois civiles et pénales ne le font pas non plus. Il suffit de désigner l’un ou l’autre côté ; la nature de la règle de droit ajoute le complément nécessaire. Quant à dire lequel des deux côtés figure dans le texte de la loi, c’est 1à une question de fait : on choisira celui qui semble désigner plus simplement et plus directement l’ordre de choses voulu4.
II. — La manière dont la loi civile crée le régime [106] du droit entre les individus nous est toujours la plus familière : les intéressés sont égaux entre eux, la loi est placée au-dessus d’eux comme puissance neutre et supérieure ; elle leur impose sa réglementation par son commandement. Bon nombre de juristes se font la même idée de l’effet de la loi administrative. Et cependant, la chose est ici toute différente.
1o). Dans la justice, la loi commande tant aux individus qu’au tribunal ; des deux côtés on est soumis à la loi. Mais aussitôt qu’on sort de cette idée générale de la subordination, l’identité cesse. On ne saurait dire que la loi régit de la même manière le tribunal et l’individu. A celui-ci elle commande, elle détermine son sort juridique, fixe d’autorité les conditions de son existence. Le tribunal au contraire est lui-même un détenteur de la puissance publique, il est la vivavox legis ; il est placé à côté de la loi ; il possède, à un degré inférieur, la même puissance que la loi. La loi ne règne pas sur lui comme sur le sujet ; elle le dirige comme un collaborateur subordonné. En principe, l’administration est, vis-à-vis de la loi, dans la même situation que la justice. La direction que la loi lui donne n’a sans doute pas cette uniformité stricte ; elle lui laisse beaucoup plus de liberté d’action ; mais cela ne l’empêche pas d’être une direction de même nature.
Pour la justice, la loi a toujours prévu ce qui doit se faire ; elle contient, pour chaque cas individuel, la détermination de ce qui, pour ce cas, est de droit. Il ne reste au tribunal qu’à prononcer expressément ce que la loi a voulu. Le tribunal ne fait que l’application de la loi. Son appréciation, s’il y a lieu, ne tend qu’à adapter la volonté de la loi aux particularités des faits.
L’administration ne peut pas être liée partout d’une manière aussi complète : il y a ici une grande variété.
L’administration ne peut pas être liée partout d’une manière aussi complète : il y a ici une grande variété.
[107] La loi peut déterminer son activité aussi strictement que celle de la justice, de sorte qu’en réalité l’administration ne fera qu’appliquerla loi. Elle peut, tout en fixant strictement ce qui doit être, en faire dépendre la réalisation, dans le cas particulier, de la volonté de l’administration à qui elle laisse toute liberté pour décider si la mesure doit être prise ou non. Elle peut statuer d’une manière incomplète, de sorte que ce qui doit être a besoin d’être complété par l’administration qui, le cas échéant, ajoute librement ce qui manque pour achever la volonté de l’Etat5.
Il se peut même que la loi, au fond, ne décide rien du tout, mais donne à l’administration une autorisation générale, celle de pourvoir, pour un certain objet ou pour un certain cercle d’affaires, à ce qui lui semble nécessaire et convenable dans l’intérêt public qui lui est confié6. Cela a lieu dans le cas où il s’agit de la sphère réservée à la loi ; l’administration est alors laissée libre de prendre la mesure ; elle reçoit, en même temps, une direction vers un but déterminé.
Il est inexact de prétendre que l’administration, là où elle n’a qu’à appliquer la loi, remplit un devoir, mais que là où une certaine latitude lui est laissée, elle exerce un droit comparable aux pouvoirs que donne le droit civil ou aux anciens droits de supériorité. A ce compte, le pouvoir d’appliquer la loi mériterait tout aussi bien d’être appelé un « droit » ; tout ce que fait l’administration, même en dehors de l’application pure et simple, pour réaliser, compléter, [108] remplacer la volonté de la loi, est sous la direction plus ou moins étroite de celle-ci ; elle doit en suivre les intentions et en respecter le sens ; elle doit ainsi exercer ses pouvoirs, non pas comme un propriétaire, mais comme une servante de la loi. Le caractère du rôle de l’administration, tel qu’il résulte de cette dépendance juridique, est désigné par la notion de l’exécution (Vollziehung). L’exécution, c’est l’action de l’administration conforme à la direction plus ou moins étroite que la loi lui donne. La justice applique la loi, l’administration l’exécute ; voilà comment s’exprime la différence d’effet de la force obligatoire de la loi pour l’une et pour l’autre7.
N’oublions pas que, pour l’administration, existe la possibilité d’agir en dehors de la sphère de l’exécution, en dehors de toute direction de la part de la loi. Tel est le cas toutes les fois qu’il n’y a pas de loi en la matière et lorsqu’il ne s’agit pas de la sphère réservée.
2o). Qui, de cette façon, est lié par la loi ? Les expressions dont nous nous sommes servi jusqu’ici : administration, autorité, puissance publique, pouvaient suffire provisoirement, quand il s’agissait seulement de faire apparaître la forme extérieure de cette obligation. Maintenant nous devons montrer plus exactement le point où cette obligation s’attache.
La direction dans laquelle il faut chercher la [109] réponse est donnée par le but vers lequel tend toute cette organisation. Il s’agit, dans l’administration, des rapports entre l’Etat et le sujet. La loi administrative est appelée à y introduire le droit et l’ordre juridique. C’est au sujet que cela doit profiter ; par conséquent, l’obligation, que nous cherchons, doit être une obligation de l’Etat. Ainsi, nous voyons proclamer la maxime : l’Etat, dans son activité, est lié par la loi. Que cela touche les représentants de l’Etat, ceux qui exercent en son nom cette activité, ce n’est là qu’une conséquence.
D’ailleurs on ne saurait méconnaître que ce qui agit dans la loi, c’est encore l’Etat, c’est lui qui y exprime sa volonté. On arrive donc à dire que le principe de la force de la loi est que, dans cette forme, l’Etat se lie lui-même(Selbstbindung des Staates)8. Il y aurait là un fait mystérieux, article de foi plutôt qu’objet de raisonnement. C’est qu’en effet, dans un seul et même être — que, d’après cette doctrine, l’Etat doit cependant représenter — il ne peut pas logiquement y avoir de relations juridiques par lesquelles il s’obligerait.
La résistance que cette doctrine n’a pas manqué de provoquer, a conduit à chercher ailleurs le sujet passif de cette obligation. Ce n’est pas l’Etat, a-t-on dit, qui est lié ; car « on ne peut pas commander à soi-même » ; ce sont plutôt les différents individus qui exercent pour l’Etat l’activité publique. C’est à eux que le commandement de la loi s’adresse9. La logique, [110] à coup sûr, ne s’opposerait pas à cette solution ; mais elle laisse complètement de côté le problème en question. Par les commandements qu’elle adresserait aux fonctionnaires, la loi, à la manière d’une instruction ministérielle, créerait des obligations personnelles entre l’Etat, que la loi représente souverainement, et ses représentants inférieurs. Les rapports entre l’Etat et le sujet resteraient intacts. Et c’est cependant la loi qui doit régler directement ces rapports à la manière du droit. Ainsi, cette seconde solution est plus loin encore que la première des faits à expliquer.
Cette prétendue obligation de l’Etat par soi-même n’est qu’une expression maladroite. La doctrine ne trouve pas le mot, parce qu’elle ignore le principe de la séparation des pouvoirs, principe sur lequel repose toute notre organisation de droit public. Cette théorie ne signifie pas, comme elle en a l’air, une obligation absolue de l’Etat. On fait toujours, expressément ou tacitement, une exception au profit d’une certaine forme de la volonté de l’Etat, à savoir la loi elle-même. La loi n’est pas liée par la loi, cela va sans dire. Et on entend ici par loi tout acte de l’Etat qui a pris naissance par la voie de la législation (loi dans le sens formel). Ce n’est autre chose qu’une manifestation du pouvoir législatif. Ce dernier pouvoir est donc libre. Ce qui doit être lié, c’est toute volonté de l’Etat apparaissant sous une autre forme, quelle qu’elle soit. Disons simplement : ce qui doit être lié, c’est le pouvoir exécutif ; car c’est lui qui se présente comme opposé au pouvoir législatif10. Le pouvoir exécutif, il est vrai, est lui- [111] même l’Etat ; dès lors, on peut dire que la loi lie l’Etat ou que l’Etat se lie soi-même. L’expression n’est incompréhensible et contradictoire qu’autant qu’on ignore la séparation des pouvoirs.
Du fait que le pouvoir exécutif est lié découlent toutes les obligations correspondantes que nous constatons pour ses différents organes. Ces obligations lui incombent partout où le pouvoir exécutif se manifeste. Toutes les compétences dans l’administration sont des fragments du pouvoir exécutif. La délimitation des compétences détermine en même temps le cercle des obligations que le pouvoir exécutif doit remplir vis-à-vis de la loi. Mais, malgré cette distribution, le pouvoir exécutif continue toujours à former un tout ; et son obligation fait sentir son effet à tous les degrés par lesquels peut passer une affaire, du degré le plus bas jusqu’au chef de l’Etat. Aucun membre de la hiérarchie ne peut s’en écarter sans agir illégalement, c’est-à-dire sans violer le droit11.
[112] 3o). Nous avons enfin à nous demander : vis-à-vis de quicette obligation existe-t-elle ? Qui peut l’invoquer ? Qui peut s’en prévaloir ? Il y a une contrepartie dans deux directions ; l’effet en est différent dans l’une et dans l’autre de ces directions.
L’obligation existe, en première ligne, vis-à-vis de la loi. La loi n’est pas une personne ; mais la représentation nationale qui a contribué à faire la loi est appelée, par cela même, à insister auprès du gouvernement pour qu’il la fasse observer dans la mesure où cela dépend de lui : dans ce but, elle peut se servir de l’interpellation, de la plainte, du blâme, de la mise en accusation formelle12. Mais tout cela rentre dans la sphère du droit constitutionnel ; nous n’avons pas à nous en occuper ici.
D’autre part, la force de la loi, qui lie le pouvoir exécutif, produit son effet au–dehors. Elle détermine en même temps la situation juridique du sujet et fixe son rapport avec l’Etat. Car ce n’est pas le pouvoir exécutif, c’est l’Etat dont il est question dans ce rapport. En obligeant le pouvoir exécutif à une certaine conduite vis-à-vis du sujet, la loi dit ce qui doit être de droit entre ce dernier et l’Etat.
Lorsque la loi ordonne au sujet de livrer, de faire, de ne pas faire une chose, cela implique des devoirs vis-à-vis de l’Etat, devoirs à l’accomplissement desquels le sujet doit être contraint, s’il y a lieu, par le pouvoir [113] exécutif. Si la loi ordonne à l’Etat et au profit du sujet, de livrer, de faire ou de ne pas faire une chose cela implique un droit du sujet, ou tout au moins un intérêt légitime, pour la protection duquel des moyens de droit peuvent être mis à la disposition du sujet et qui lui assurent l’intervention à son profit du pouvoir exécutif. Par l’inobservation de la loi, un tortest causé au sujet, tort dont le fonctionnaire est responsable envers lui. Ainsi, la force obligatoire de la loi attribue au système des rapports entre l’Etat et le sujet toutes les particularités que nous avons l’habitude de trouver dans un ordre juridique très développé13.
III. — L’obligation du pouvoir exécutif, dont nous venons d’expliquer la nature, est créée par toute règle de droit qui peut devenir applicable à son activité, spécialement aussi par le droit coutumier, en tant qu’il peut se former ici. C’est, en effet, une qualité juridique du pouvoir exécutif d’être lié de cette manière par les règles de droit qu’il rencontre (Cf. 6, II ci-dessus)14. La force obligatoire de la loi est une qualité [114] spéciale de la loi, seulement en ce sens que d’elle seule découle la force de créer, par un acte de volonté de l’Etat, des règles de droit et de produire les effets qui leur sont propres.
Déterminer d’une manière obligatoire des rapports juridiques, c’est ce que peuvent aussi la convention, la disposition d’autorité, l’acte administratif. Mais ces actes ne saisissent que le rapport individuel qu’ils visent, le fragment de réalité qu’ils ont devant les yeux. La règle de droit ne vise pas directement les choses réelles ; elle les vise indirectement au moyen d’une notion qu’elle détermine par certaines marques abstraites ; partout où ces marques se retrouvent, l’ordre qu’elle y attache produit son effet. C’est là que réside la vertu du droit, sa valeur pour la liberté et la propriété des individus : la règle de droit les touche sans acception de personne ; devant elle, tous les Prussiens sont égaux15.
[115] Pouvoir agir ainsi par des règles générales, c’est la prérogative de la loi, prérogative que nous désignons par l’expression : force obligatoire de la loi. Elle se distingue nettement tant des jura communia, des qualités qui lui sont communes comme puissance publique avec le pouvoir exécutif, que des deux autres prérogatives, que nous appelons sa préférence et sa réserve.
Cette force, d’ailleurs, est, comme ces dernières, à la disposition de la volonté de la loi : elle peut se détacher de la forme de la loi ; la loi peut la déléguer, ou bien simplement ne pas en faire usage dans le cas spécial.
1oLa délégation de cette force produit le pouvoir réglementaire et l’autonomie. Il faut bien se garder de la confondre avec d’autres délégations que la loi peut faire, en particulier avec l’autorisation d’agir dans la sphère qui est réservée à la loi, la sphère de la liberté et de la propriété privée. La loi peut autoriser le pouvoir exécutif à y porter atteinte sans ajouter le droit spécial de le faire par des règles de droit ; le pouvoir exécutif ne peut alors que faire des [116] actes individuels de ce genre. Le pouvoir de faire des règlements de police repose sur une délégation double16. D’un autre côté, une loi par exemple qui autorise à fixer par un règlement d’administration publique le salaire d’une certaine catégorie de fonctionnaires ne concerne pas la sphère réservée de la liberté et de la propriété, puisque celles-ci ne doivent éprouver ici aucune atteinte ; elle délègue uniquement la force de créer des règles de droit.
Quand, en vertu de la délégation, le règlement est fait, une règle de droit est née, et cette règle lie le pouvoir exécutif. Non seulement celui qui a fait le règlement, mais tous les détenteurs d’une portion quelconque du pouvoir exécutif sont soumis à cette règle, y compris le chef de l’Etat lui-même. Le pouvoir réglementaire peut être mis en mouvement pour la modifier [117] ou l’abroger ; mais aussi longtemps que la règle existe, tous les actes individuels doivent lui obéir17. Cela ressemble donc à la « fameuse obligation de l’Etat par soi-même » ; le fonctionnaire, par son règlement, oblige même son supérieur. Mais le phénomène s’explique ici bien naturellement.
2oQuant à savoir si, dans le cas spécial, la loi a fait usage de sa force obligatoire dans le sens que nous lui donnons, cela dépend encore de son contenu. Si la loi s’occupe d’un fait individuel, il ne peut alors en être question. Mais il peut arriver aussi que la loi, tout en formulant une proposition qui pourrait donner la matière d’une régie de droit, n’ait pas voulu en faire une ; il se peut qu’elle ait voulu donner une instruction aux fonctionnaires, ou même exprimer un vœu, une opinion. Une telle réserve de sa part n’est pas à présumer. Il faudrait pour cela une déclaration expresse, qui, en fait, n’existera pas. Reste donc le cas où le contenu de la loi par soi-même semble être susceptible de former une règle de droit. Mais ici, il ne faut pas se prononcer trop vite. Dès que la loi a formulé quelque proposition comme une règle, on ne peut pas savoir, à l’avance, si cela ne pourrait pas, dans une occasion quelconque, avoir une importance pour le rapport entre un sujet et l’Etat : au cas de l’affirmative, par suite de l’efficacité générale de la loi pour tous les intéressés, sa force obligatoire apparaîtrait aussitôt18.
[118] C’est pour ce motif qu’on a raison de donner à tout le contenu d’une loi, sans faire de distinction, la publication solennelle qui ne convient qu’aux règles de droit. On verra ce qu’il y a dans la loi, en fait de véritables règles de droit, lorsque la vie réelle mettra en opposition avec la loi les variétés infinies de ses formes et ses complications. Il n’est pas besoin de le savoir plus tôt.
- Dans ce sens, Thon, Rechtsnorm, pp. 8 ss. : le droit privé lui aussi consiste « en première ligne dans le réveil de nouveaux impératifs pour les organes de l’Etat auxquels la justice civile est confiée » (p. 10). Cette seconde série d’impératifs, d’après Bülow, Prozesseinreden (p. 1-3), signifie « un rapport de droit public entre le tribunal et la partie ». [↩]
- Binding, Strafrecht, I, p. 191 : « La loi pénale est… la fixation d’un rapport juridique entre le détenteur du droit de punir et le coupable ». [↩]
- Ihering, Zweck im Recht, I, p. 333 ss., fait un excellent tableau de ces contrastes ; partant du commandement du despote avec son effet unilatéral, il arrive (p. 344) à définir ce que signifie la loi dans le Rechtsstaat : « Le droit, dans le sens plein et entier du mot, c’est la force de la loi bilatéralement obligatoire ». [↩]
- Spécialement le commandement (Norm) que la loi adresse au sujet contient toujours à la fois le « devoir » correspondant de l’autorité. Ihering, Zweck im Recht, I, p. 367 ; Binding, Strafrecht, I, 165, note 27 ; Haenel, Gesetz im form. u. mat. Sinne, p. 196. [↩]
- On trouvera des exemples de ces différentes formes de commandements de la loi dans le Code industriel (Gewerbeordnung), § 57, §§ 68 et 56 c, § 24. [↩]
- En ce sens la loi Alsacienne-Lorraine du 30 décembre 1871, § 10 (le fameux « paragraphe de la dictature » qui, heureusement, a disparu aujourd’hui), va jusqu’à la dernière extrémité, en autorisant le président supérieur « à prendre toutes les mesures qu’il jugera nécessaires » pour maintenir l’ordre public. Du reste l’Allg. Landrecht, II, 17 § 10, n’en diffère pas beaucoup. [↩]
- Haenel, Staatsrecht, I, p. 122, se sert des termes « Unterordnung » (soumission) et « Einordnung » (accommodation) pour exprimer que l’exécution comprend non seulement l’application de la loi, mais aussi une action selon la loi, ce qui est plus libre, v. Sarwey, Allg. Verw. Recht, pp. 22 et 23, après une métaphysique un peu singulière, arrive enfin au même résultat pratique. Jellinek, Gesetz u. Verordnung, p. 221, veut comprendre, parmi les obligations qui caractérisent l’ « exécution », celles résultant des instructions qu’on donne aux fonctionnaires. Mais l’instruction, n’ayant pas d’effet direct sur le sujet, ne nous regarde pas ici ; on lui obéit, mais on ne l’exécute pas comme la loi. [↩]
- Jellinek, Staatenverbindungen, pp. 30 ss. ; Arndt, Verordnungrecht, p. 3 ; Grotefend, Preuss. Verw, Recht, I, p. 19 ; Thon, Rechtsnorm, p. 141 ; Binding, Normen, I, p. 13 ; Ihering, Zweck im Recht, I, p. 222. — Contre cette doctrine : Zorn, dans : Annalen, 1884, p. 475, note I ; Gareis, Allg. Staatsrecht, p. 30. [↩]
- Laband, Staatsrecht, Ireédit. all., I, p. 579 (édit. franç., II, p. 362). « Aussi ces lois ne sont-elles pas, en effet, des ordres adressés au pouvoir de l’Etat, mais des ordres émanant de ce pouvoir et adressés aux autorités, aux fonctionnaires et autres corps, aux personnes investies de fonctions publiques ». De même Seligmann, Staatsges., pp. 98 ss. ; Bierling, Krit. d. jurist. Grundbegr., I. p. 334. [↩]
- La preuve que Labandlui-même a le sentiment qu’il pourrait être question ici de la séparation des pouvoirs, c’est qu’il place dans la discussion de cette matière (Staatsrecht, Ireédit. all., I, p. 579, édit. franç., II, p. 362) sa protestation énergique contre cette doctrine ; plus loin (Ireédit, all., I, p. 591, édit. franç., II, p. 380, il s’en rapproche sensiblement en disant que l’importance de la loi est « de lier l’administration comme telle, c’est-à-dire l’Etat dans sa fonction administrative ». Cela ne serait-il pas le pouvoir exécutif ? — Thon, Rechtsnorm, p.141, a très bien remarqué la connexité de ces idées : « C’est seulement la distribution des différentes fonctions de l’Etat à des organes distincts, spécialement la séparation du pouvoir législatif du pouvoir gouvernemental, qui rend possible que cette décision prise et publiée par certains organes de l’Etat contienne en même temps un impératif pour l’autre partie chargée de l’exécution ». — Comp. aussi v. Sarwey. Allg. Verw. R., pp. 20, 21, 33. [↩]
- Cette obligation, naturellement, n’apparaît pas chez tous les détenteurs (« organes ») du pouvoir exécutif à la fois et de la même manière ; cela varie suivant la façon dont leurs fonctions les mettent en contact avec la loi : les uns doivent exécuter la loi, les autres, dont la compétence en fournirait l’occasion, ne doivent pas la contrecarrer, d’autres encore n’y ont rien à voir du tout. — Par un acte de grâce royale, il fut fait remise à M. v. Lucius, ministre prussien, du droit de timbre légal. La validité de cet acte ayant été mise en doute, on se donna une peine inutile à chercher, dans les articles de la Constitution, une défense à cet égard. Au Landtag on invoqua l’art. 62 ; l’art. 101 aussi devait être applicable. Bornhak, dans Arch. f. Œff. R. se base sur l’art. 100 ; Joël, dans Annalen, 1891, pp. 417 ss. sur l’art. 104. Laband, dans Arch. f. OEff. R., VII, p. 169, fait bon marché de tout cela. Il expose la seule argumentation par laquelle la validité de cet acte puisse être contestée ; il s’agit de la force obligatoire de la loi, qui est de droit, quoiqu’il n’en soit parlé dans aucun article de la Constitution. Les règles de droit, explique-t-il, sur lesquelles les contributions reposent, sont jus cogens ; les lois d’impôts créent, pour les autorités, non seulement l’autorisation, mais aussi le devoir de percevoir ces impôts ; les lois de finances, à cet égard, ressemblent aux lois pénales. La remise de l’impôt par un acte de grâce a ceci de particulier, qu’elle empêche, pour le cas individuel, l’exécution de la disposition légale (p. 189). Si le roi avait à prendre part à cette exécution par une activité propre, il aurait à remplir le simple devoir d’exécution ; dès lors, il devait au moins ne pas empêcher l’exécution. — sauf le cas où il y aurait pour lui un droit spécial. Labandaffirme qu’un droit pareil existe. C’est là une autre question ; nous y reviendrons en traitant des contributions. [↩]
- Haenel, Ges. im form. u. mat. Sinne, p. 157. [↩]
- En ce sens que c’est seulement cet effet extérieur, qui fait la règle de droit, cf. Laband, Staatsrecht, éd. all. 1, p. 591 (éd. fr. II, p. 380). Il y a encore des auteurs qui le nient. Schein, Unsere Rechtsphilosophie und Jurisprudenz, ose le qualifier de faute « qui s’est glissée dans les opinions philosophiques sur le droit » (p. II). Bornhak, Preuss. St. R., I, p. 442, se place dans la même catégorie, en déclarant qu’il ne peut pas voir pourquoi une simple instruction sur la compétence des autorités, n’aurait pas le caractère d’une règle de droit, aussi bien que la loi qui l’ordonnerait. Il nous semble que la différence pratique éclate déjà dans ce seul point que l’inobservation de la compétence fixée par la loi donnera lieu au profit du sujet intéresse au recours que lui ouvre le § 127, L. V. G. ; l’inobservation d’une instruction du même contenu n’aura pas cet effet. [↩]
- V. Sarwey, Allg. Verw. Recht, p. 19 : « Le droit coutumier a force de loi, par conséquent l’administration, qui doit être légale, est liée par les règles de droit auxquelles la coutume a donné force de loi ». Il serait plus exact de dire : constitutionnellement, le pouvoir exécutif est lié par les règles de droit qu’il rencontre, qu’elles aient leur origine dans la coutume ou dans la loi ; la coutume n’a pas la force de la loi — d’où lui viendrait celle-ci ? — mais la loi a la force d’une règle de droit, et la coutume, dans une certaine mesure, l’a également. [↩]
- Preuss. Verf. U. art. 4. — Pour désigner cet effet général de la loi, v. Martitz, dans Zeitschrift f. Staatsw. 1880, p. 249, a trouvé une expression heureuse ; la loi est pour « chacun de ceux que cela concerne ».D’autres formules dans Lœning, Verw. recht, p. 226 ; G. Meyer, Staatsrecht, § 155 ; Schulz, Preuss. Staatsrecht, II, p. 206. Que la règle de droit (Rechtssatz, proposition de droit) soit, dans sa nature, une règle générale, c’est une doctrine qu’on a récemment voulu ébranler. Auschütz, Krit. Stud. z. Lehre vom Rechtssatz und form. Ges., p. 23 croit déjà pouvoir affirmer « que le dogme de la généralité des prescriptions de droit peut être considéré comme vaincu ». Si cela était vrai, nous aurions tout simplement à chercherun autre nom pour notre notion de la règle de droit, parce qu’on nous aurait gâté le terme originaire. La réalité, qui correspond à cette notion, a une valeur pour la justice terrestre ; elle ne peut être remplacée. Jellinek, Ges. u Verord., p. 237, il est vrai, admet la possibilité que « l’ordre juridique » d’un Etat ne se manifeste que dans des ordres individuels. Auschütz, loc. cit.,p. 25 l’approuve. Mais cet Etat serait encore au-dessous de la horde, dont le chef applique au moins aux cas individuels un droit coutumier inculte et obscur. — La faute de toute cette confusion incombe à la loi seule, qui, tout en étant la source principale de toutes les règles de droit, ne dédaigne pas de régler parfois aussi des cas individuels. Viennent alors, d’un côté, l’entêtement avec lequel on persiste à chercher une règle de droit dans chaque loi, de l’autre côté, l’ignorance très répandue de la notion de l’acte administratif et le manque d’habitude de suivre la puissance publique dans son activité variée, ce qui laisse l’esprit dans une détresse complète, quand il s’agit d’expliquer les effets d’une pareille loi : dans l’un et l’autre cas, on cherche un refuge dans l’abus du nom de la règle de droit. — Rosin, Pol. Verord., pp. 4 ss., voudrait concilier les opinions divergentes par une distinction nouvelle : s’il ne s’agit pas d’une décision faite pour un cas concret, la prescription nouvelle peut être ou individuelle ou abstraite. Mais ce qu’il appelle prescription individuelle n’est qu’une décision concrète ou une règle abstraite mal rédigée. La question sera tout de suite résolue, si, contre toute attente, d’autres cas de la même espèce se présentent : si la prétendue prescription individuelle s’y applique, elle est une règle de droit ; mais si l’interprétation démontre qu’on n’a pas voulu régler, en même temps tous les autres cas semblables, alors elle n’est pas une règle de droit.
Il ne s’agit pas ici d’une dispute de mots, comme Lœning, V. R., p. 226, note 1, le croit. La révision, par exemple, d’après le C. de Pr. Civ., § 512, et le C. de Pr. Crim., § 317, ne peut être basée que sur la violation d’une prescription normative (Rechtsnorm). Le but de l’institution est de maintenir l’unité du droit et de la jurisprudence (Exposé des motifs du projet du C. de pr. Civ. dans Hahn, Mat. I, p. 142). Cela n’a de sens que si l’on entend par prescription normative la régle générale. Si, en effet, il ne s’agit que d’une détermination juridique applicable à un seul cas individuel, l’unité du droit et de la jurisprudence n’est pas en question. Ou bien on devrait également voir un danger pour cette unité dans l’interprétation divergente d’un contrat. Ainsi, par exemple, nous ne verrions pas un moyen de révision dans la fausse application de la loi prussienne du 15 février 1869, concernant la confiscation des biens du prince électeur de la Hesse. Au contraire, ceux qui admettent des prescriptions normatives ou règles de droit pour des cas individuels, admettront cette révision. [↩]
- C’est ce que Auschütz, Die gegenwärtigen Theorien, p. 73 ss., ne distingue pas suffisamment ; cf. Arch. f. öff. R., XVII. — La loi peut faire ces deux délégations conjointement, de sorte que le pouvoir exécutif ne doit se servir de son autorisation de porter atteinte à la liberté que dans la forme d’une règle de droit. Nous citerons comme exemple la police municipale française (Theorie des franz. Verw. Rechts, p. 66) et le Code bavarois des contraventions de police, qui s’exprime très clairement (Edel, Pol. Stf. G. B., p. 182). Pourquoi la loi a-t-elle autorisé seulement des règlements et non pas des décisions individuelles ? Parce qu’elle cherche dans la forme de la règle de droit cette garantie de la justice égale, qu’elle ne peut donner que par une règle générale. Il serait assez singulier que l’autorité, invoquant cette théorie de la règle de droit individuelle, pût venir dire : je me servirai de mon pouvoir réglementaire pour frapper le cas individuel, puisque cela sera également une règle de droit. [↩]
- Ober Verw. Gericht 20 déc. 1876 (Coll. I, p. 399) ; 27 juin 1877 (Coll. II, p. 425) : dans les matières pour lesquelles une autorité peut faire des règlements de police, elle peut également prendre des décisions pour le cas individuel, mais seulement à la condition qu’elle n’ait pas encore fait de règlement s’appliquant à ce cas. — Comp. Seydel, Bayr. Staatsrecht, III, p. 557, 558. Ob. Verw. Ger. 30 nov. 1882 (Collect. IX, p. 338). [↩]
- Les lois réglant simplement « la compétence et la manière de procéder des autorités, le régime des services publics etc. », dont Laband, Staatsrecht, éd. all. p. 378 (éd. fr., II, p. 361) fait mention, contiennent des règles de droit. La preuve en est que celui que cela concerne est lésé dans ses droits, quand elles ne sont pas observées. Sont également des règles de droit les lois sur l’organisation des autorités administratives. Laband, qui dans Staatsrecht (Ireéd.), I, p. 68, avait très bien admis cette solution, s’est laissé influencer par les objections de Gierke, Rosin et Seligmann, pour la retirer dans Staatsrecht (2eéd.), I, p. 683, note 2. — Seydel, Bayr. Stf. R., II, p. 261, prend un point de départ inexact, quand il dit : il est clair que la création de l’organisation des autorités ne tombe pas sous la notion de la législation dans le sens matériel, comme création de règles de droit. Il est possible que cette organisation ne soit pas réservée à la loi ; en tout cas, c’est là matière à discussion. Mais quand une fois la loi a fait cette organisation, elle a l’effet d’une règle de droit, — Seligmann, Ges. im form. und mat, Sinne, pp. 103 ss., s’est donné la peine d’établir, pour toute une série de cas, la distinction, selon que les lois contiennent des règles de droit ou de simples prescriptions administratives. Comme exemple le plus indubitable d’un règlement dans le sens matériel, c’est-à-dire d’une prescription qui, bien qu’émise dans la forme d’une loi, ne peut jamais être une règle de droit, il cite la fixation des heures de travail dans les bureaux. Est-ce bien sûr ? Si j’ai une déclaration à faire dans un certain délai et si je ne la fais pas, à cause de l’inobservation par les employés des heures fixées par la loi, ne suis-je pas lésé dans mon droit ? [↩]
Table des matières