Je remercie Madame Emilie Moysan-Jeannard de m’avoir convié à la conférence qu’elle a organisée sur un thème d’une brûlante actualité, aussi bien pour la France que pour l’Union européenne. En la circonstance je suis heureux de retrouver à cette table-ronde mon ami Alain Lamassoure. Nous avons gouverné ensemble à Bercy, au moment où je négociai les modalités de passage à la monnaie unique européenne, je l’ai plus tard rejoint au Parlement européen. Les questions financières et budgétaires nous ont largement occupés dans nos différentes fonctions et mandats. A cet égard, je crois pouvoir affirmer que le pilotage budgétaire et la situation des finances publiques sont les miroirs de la gouvernance publique, de ses forces te de ses faiblesses. De ce point de vue, nos démocraties occidentales sont à rude épreuve. En effet, au fil des années, les crises se succèdent à rythme rapproché. Crise financière internationale de 2008 déclenchée par la faillite de la banque américaine d’investissement Lheman Brothers, crise des dettes publiques dans la zone euro depuis 2010, crise des migrations massives au lendemain des « printemps arabes » en 2014, pandémie de Covid en 2020, invasion de l’Ukraine par la Russie le 24 février. D’où l’impression que la crise devient la norme. C’est dire tout l’intérêt de la conférence d’aujourd’hui. Incertitudes et menaces commandent une revue critique sans concession de nos gouvernances publiques.
Je voudrais en préambule, rappeler que c’est ici à Laval, en 2016, que s’est tenu un comité franco-allemand auquel j’avais invité mon collègue ministre des finances Théo Waigel pour jeter les bases de la zone euro. Incidemment, je précise que Waigel est Souabe et que la Mayenne est jumelée avec le bezirk de Souabe. Nos discussions ont été rudes et franches. Abandonner la monnaie nationale pour lui substituer une monnaie européenne, orpheline d’Etat est un acte sans précédent. C’est le transfert d’une compétence régalienne, celle de « battre monnaie ». Un transfert de souveraineté impliquant de créer une Banque Centrale Européenne (BCE), d’essence fédérale rassemblant les banques centrales nationales. A cette occasion, j’ai défendu le principe d’une gouvernance économique, financière et budgétaire. Malheureusement, l’Allemagne, suivie en cela par les pays « calvinistes » s’y opposait. Crainte d’une contagion dépensière, d’une addiction aux déficits, si courants dans les pays du « Club Med. ». Faute d’accord, nous avons dû élaborer un règlement de copropriété, le « Pacte de stabilité et de croissance » (PSC), reprenant les critères du traité de Maastricht, déficit public annuel limité à 3% du PIB, dette publique plafonnée à 60% du PIB. J’observe que la France s’est abandonnée à la facilité en faisant de 3% un indicateur de bonne gestion, comme si l’équilibre n’était pas la règle dans une gouvernance qui a omis d’édicter ses propres règles. A dire vrai, j’avais la conviction que la création de l’euro était un billet d’aller sans retour vers l’intégration politique. En fait, au plan institutionnel, rien n’a réellement évolué et l’Union européenne demeure une addition d’égoïsmes nationaux. Elle n’a que quatre compétences exclusives : le marché intérieur (la libre circulation des marchandises, des services et des capitaux), la négociation des traités de libre-échange avec les pays tiers, la monnaie (pour ceux des Etats qui en ont la volonté et satisfont aux critères d’éligibilité) et la protection des ressources halieutiques. Le reste des actions relève de la coopération. Bien souvent reproche est fait à l’Europe de son impuissance en matière de migrations, de sécurité et de défense, de santé, de lutte contre les atteintes au climat, d’économie numérique). Procès injuste qui condamne l’Europe au motif qu’elle n’agit pas dans des domaines où les Etats membres lui interdisent d’agir. Pour s’en convaincre, il suffit d’analyser son budget.
Au-delà de ces formules, il faut bien reconnaître que le budget de l’UE est modeste et se limite, pour l’essentiel à rendre aux Etats membres l’argent qu’ils ont consenti avec plus ou moins de parcimonie selon qu’ils sont contributeurs nets ou bénéficiaires. Bref, la règle du « juste retour » dans cette pratique de la redistribution fait qu’il y a des gagnants et des perdants. S’il est vrai que dans toutes les grandes démocraties, les parlements ont été institués pour le vote du consentement à l’impôt, le Parlement européen fait exception puisqu’il ne dispose pas de cette prérogative. Cantonné dans une sorte d’hémiplégie budgétaire, il n’est autorisé discuter et voter que les dépenses, leur volume et leur affectation. Les seules ressources propres sont constituées par les droits de douane perçus sur les importations en provenance des pays tiers. Mais comme l’Union a, parmi ses rares compétences exclusives, la négociation des traités commerciaux, la multiplication des accords de libre-échange, alpha et oméga supposé de la croissance et du plein-emploi, a érodé le produit qui ne représente guère plus de 15 milliards d’euros, soit 10% des sources de financement. L’essentiel, 90% est pris en charge par la contribution des Etats membres. Les payeurs ont donc entendu contenir leur effort. C’est pour cela que le budget est limité à 1% du PIB de l’ensemble des 27 pays de l’Union européenne, autrement dit un cinquantième des dépenses publiques nationales. Au surplus, en vue de contenir la tentation dépensière qui menace tout débat parlementaire, le budget est corseté dans un cadre financier pluriannuel de sept ans.
Proposé par la Commission européenne après une longue phase de concertation avec les deux branches de l’Autorité budgétaire, Le Conseil et le Parlement, le projet du cadre pluriannuel donne lieu à un bras de fer entre les parties prenantes. Confrontation d’autant plus rude que la position du Conseil requiert l’unanimité de ses membres. C’est l’occasion de marchandages nébuleux. En règle générale, les ministres des finances, soucieux de contenir l’évolution des déficits et de l’endettement qu’ils suscitent, font pression pour limiter les autorisations de dépenses et plus encore les crédits de payement. A l’inverse, le Parlement entend renforcer les moyens d’action pour élargir les capacités d’intervention de l’Union dans des domaines clés : la recherche, l’emploi des jeunes, les infrastructures de communication, sans porter atteinte au socle constitué par les fonds de cohésion (en faveur des territoires en retard de développement ou soumis à des crises sociales) et par la Politique Agricole Commune (PAC). Le processus conduit à arracher un compromis plus proche d’un miroir du passé que d’un instrument budgétaire permettant de préparer l’avenir. La perspective de nouvelles ressources propres, c’est-à-dire d’impôts européens (taxe carbone aux frontières extérieures, taxe sur les transactions financières, taxe GAFA), n’augmenterait pas les ressources car tout prélèvement perçu directement par le budget de l’Union européenne ne doit en aucune façon alourdir la charge supportée par les contribuables. Dit autrement, l’impôt collecté par l’Europe appellerait une réduction équivalente des impôts perçus au plan national. En conséquence, les ressources propres réduiraient la contribution des Etats membres et permettraient de sortir du piège du « juste retour ».
Ainsi formaté, le budget n’est pas calibré pour permettre à l’Union européenne de répondre à l’aide de moyens financiers appropriés aux situations de crise. La crise de l’euro en a apporté la démonstration puisqu’il a fallu, en 2011, créer un fonds de mutualisation du surendettement de certains Etats membres, le Mécanisme européen de stabilité financière, dont la dotation du capital et la garantie des emprunts sont assumées par les pays de la zone euro. Il doit être observé que cette novation dans les institutions échappe à tout contrôle parlementaire, tant national qu’européen. Plus brutale, la crise des migrations massives, depuis 2014, ne tarde pas à donner en spectacle l’impuissance de l’Union face aux évènements.
Corseté sous les plafonds du cadre financier pluriannuel, le budget est pré-affecté pour un retour des fonds vers les Etats membres à hauteur de 75%. Deux canaux d’égal volume en assurent l’exécution : d’une part, les fonds de cohésion mis en œuvre au titre de la solidarité territoriale, calculé en fonction des niveaux relatifs de développement et de ressources des populations, et, d’autre part, la PAC venant en aide au monde agricole, assortie d’un volet « verdissement » en faveur des espaces ruraux. De fait, la fraction de crédit revenant à chaque Etat membre, calculée à l’euro près, est invariable. Dès lors, quelles que soient les circonstances imprévues ou les nouvelles priorités, pas question de toucher à ces redistributions cogérées avec les Etats.
Sur les 25% restants, il convient de financer le fonctionnement et les investissements des institutions : la Commission, le Parlement, le Conseil, la Cour de justice, la Cour des comptes, les agences. Soit un peu plus du tiers de ce reliquat. Il reste à peine 20% pour préparer l’avenir. Au plan budgétaire, l’Union est une sorte de distributeur d’argent.
Jusqu’à une période récente, le budget de l’UE ne permettait pas de répondre aux situations d’urgence. Faute de moyens, la Commission européenne était obligée de concevoir des appendices budgétaires qui se sont multipliées au rythme des circonstances et des crises. De même, l’ampleur soudaine des migrations a nécessité le recours à de nouveaux véhicules de financement. J’ai fait établir un diagramme de ce que j’appelle la « galaxie budgétaire ».
Avec ce type de budget, l’Europe offre toutefois un bilan formidable. D’abord la paix, depuis les tragédies apocalyptiques de la première moitié du XXème siècle. Plus près de nous, l’euro et la BCE ont fait office de boucliers contre la crise financière internationale de 2008, puis de celle des dettes publiques de certains pays de l’UE, enfin lors de la pandémie de Covid. Seule, la France eut été lourdement fragilisée pour assurer la sécurité sanitaire des Français et prévenir le collapsus de l’économie et un drame social. Faute d’un gouvernement digne de ce nom, la BCE est venue au secours des défaillances politiques. Elle est allée au-delà de son mandat, se substituant à un gouvernement économique et budgétaire resté virtuel. Je suspecte la BCE d’avoir ainsi retardé le processus d’intégration attendue.
Les Etats membres de l’Europe doivent s’attacher, en application du principe de subsidiarité, à développer des actions qui privilégient l’efficacité, les synergies et l’économie des dépenses publiques consolidées. A l’heure de la mondialisation, il est indispensable de passer en revue les compétences de souveraineté des Etats membres et de convenir que celles d’entre elles qui échappent désormais au pouvoir national doivent être partagées pour redevenir effectives. Sont ainsi visées : diplomatie, environnement et transition énergétique, Défense et sécurité, flux migratoires, aide au développement en Afrique et au Moyen-Orient, paradis fiscaux, économie numérique. C’est en convenant de partager des compétences que les Etats s’engageront à transférer les moyens qu’ils y consacraient au budget de l’Union. En tout état de cause, l’augmentation du budget de l’Union ne doit en aucune façon accroître le montant global des dépenses publiques en Europe. Etape décisive dans la construction européenne, la conférence sur l’avenir de l’Europe ouverte en 2020 a pour objet de jalonner la feuille de route vers une « Europe Puissance mondiale ». Elle fait appel aux citoyens européens.
Jean Monnet affirmait que « les hommes n’acceptent le changement que dans la nécessité, ils ne voient la nécessité que dans la crise ». Les crises successives n’ont pas suffi, jusqu’à maintenant, à déclencher une ambition collective d’« autonomie stratégique ». L’invasion de l’Ukraine par la Russie est sans doute le catalyseur décisif. Les récentes déclarations du chancelier allemand, l’unité des 27 pour venir en aide aux Ukrainiens et sanctionner la Russie fondent l’espoir d’une ère nouvelle pour l’Union européenne.
L’ampleur de la crise sanitaire a justifié l’activation de la clause de sauvegarde suspendant les règles du PSC. Au sortir de la crise, dans l’attente d’une intégration politique, le retour du dispositif va s’imposer. La zone euro ne peut survivre sans respecter des normes communes. Le pacte devra être adapté pour permettre aux dirigeants de relever les défis les plus exigeants, transition énergétique et climatique, révolution digitale et prendre en compte le niveau des dettes publiques désormais significativement supérieures au plafond de 60% du PIB. En revanche, je doute que nos partenaires du Nord, les Calvinistes acceptent d’abandonner les 3%. Quoi qu’il en soit, pour faire face aux conséquences de la pandémie, les 27 ont d’ores et déjà adopté un plan de relance et, pour la première fois, lancé un emprunt de 750 milliards d’euros. Elément novateur prometteur, contrairement à la situation américaine, la dette publique européenne est une addition de dettes nationales assorties de taux d’intérêts variant d’un pays à l’autre.
En conclusion, je tente de répondre à la question qui nous est posée, « Une Union européenne fédérale : utopie ou évolution inéluctable ? ». Avant de parler de fédéralisme, mot qui plonge d’emblée dans un débat idéologique, je crois qu’il faut oser nous projeter dans l’avenir et faire application du principe de subsidiarité en identifiant et évaluant lucidement les compétences qui peuvent être exercées efficacement au plan territorial, au plan national et au plan européen. Si nous voulons garder notre destin en main, ayons le courage de partager avec nos partenaires européens les compétences que nous ne pouvons plus assumer seuls à l’échelon national. Y renoncer, c’est choisir la marginalisation face aux Etats-Unis d’Amérique, à la Chine, à la Russie, puissances mondiales parmi d’autres en gestation. C’est accepter la soumission. L’intégration politique n’est pas une utopie mais une nécessité. Soyons conscients qu’elle n’est pas inéluctable tant le conservatisme et les nostalgies sont des freins au changement. L’enchaînement des crises est une épreuve de vérité pour chacun des pays de l’Union et pour l’Europe. Le temps est venu de réviser fondamentalement la gouvernance publique à tous les niveaux et de mettre les actes à la hauteur des valeurs fondamentales dont nous sommes garants.