Introduction
S’il est une question récurrente depuis des décennies sinon depuis qu’il existe des finances publiques, celle de la dépense publique, et plus exactement, du trop de dépenses, s’affirme avec un bel éclat. Les grands maîtres du droit financier classique l’illustrent ainsi dans une touchante unanimité. Produit mécanique d’une conception générale du rôle de l’État (limité aux fonctions régaliennes essentielles) et de son administration, débouchant sur un souhait de neutralité des finances publiques, cette neutralité impliquant limitation des dépenses et, par voie de conséquence, limitation de la recette nécessaire à son financement. Avec, à la notable exception d’Adolph Wagner, le constat habituellement désolé de l’accroissement de ces dépenses, même si les causes n’en étaient pas ignorées (cf. Paul Leroy-Beaulieu1). Il pouvait être noté à cet égard, avant même le basculement keynésien des années 1930, que si le constat de dépenses chaque année plus importantes continuait de faire majoritairement l’objet d’une déploration, tel Edgard Allix2 pour qui, faire des économies est « le plus impérieux des devoirs », chez d’autres contemporains déjà, Gaston Jèze et Francesco Nitti notamment, se trouve admis le lien entre la dépense et l’expression de besoins collectifs3 ou la réponse à un besoin qui ne peut être satisfait par le privé4. Tous s’accordant, après Leroy-Beaulieu, et le propos demeure profondément actuel, sur la difficulté qu’il peut y avoir à réduire la dépense publique, celle-ci pouvant parfois, au mieux, être stabilisée. Ce qui ne signifie pas qu’il n’y ait pas eu, dès cette époque, des tentatives ou initiatives, pas nécessairement abouties ni concluantes, pour parvenir à borner le phénomène, telle la volonté de limitation du droit d’amendement5 (c’est ainsi qu’en 1920 l’article 86 du règlement de la Chambre des députés permettait d’écarter les amendements aggravant les charges) ou des prérogatives de la commission des finances6. Ces premières tentatives illustrent la pérennité des difficultés d’un véritable encadrement juridique de la dépense, apparu pourtant de plus en plus nécessaire à beaucoup dès lors qu’avec la crise des années 1930 et le triomphe, ne fut-il pas définitif, des théories keynésiennes, le recours à la dépense publique a pu être privilégié comme moyen de lutte anti-crise. A la suite de quoi de très hauts niveaux ont perduré, que l’on situe en France à près de 60% du PIB7 (55,4% en 2018), y compris quand s’est manifestée l’émergence d’un néo-libéralisme agressif.
Si l’on ne devait considérer que l’exemple français (contrairement à ce que l’on croit trop souvent, l’exemple britannique s’avère bien davantage contraint pour les membres des Communes8), outre les tentatives déjà évoquées, on peut citer le fameux « Comité de la hache » (1938, 1947) destiné à tailler dans les dépenses excessives d’administration _ et qui, dans la campagne présidentielle 2022, a fait au moins une émule, il est vrai anciennement ministre du budget. Dans le même sens, la loi dite des maxima (1948) interdisait d’augmenter des plafonds de charges déterminés par catégories de dépenses sauf si l’on dégageait dans le même temps un montant équivalent de ressources nouvelles ou d’économies.
La Vème République devait donner un lustre nouveau à ces préoccupations. Outre la décision de débuter le débat parlementaire par les recettes, doit être soulignée la diminutio capitis des commissions des finances des assemblées, devenues insusceptibles d’amender elles-mêmes le projet de loi de finances et surtout les diverses dispositions constitutionnelles, article 44-3, article 49-3 et bien sûr l’article 40, même si, s’agissant de ce dernier et du couperet qu’il paraît représenter (la pratique n’ayant toutefois pas confirmé les craintes initiales que d’aucuns avaient pu nourrir) l’interprétation lolfienne et post-lolfienne élargissant la notion de charge publique à l’échelle de la mission, redonnait quelques marges de manœuvre à des velléités parlementaires d’augmentation de la dépense. Tandis qu’également postérieurement à la LOLF, un autre encadrement de la dépense s’était fait jour, lequel, s’il concernait a priori les finances de l’État, nourrissait de substantielles conséquences sur les autres catégories de finances publiques, fruit de la globalisation de celles-ci : volonté d’une réforme de l’État accompagnant la réforme budgétaire, laquelle n’en constituant que la prémisse, mise en place d’une Direction Générale de la Modernisation de l’État (DGME) dont le premier des trois objectifs majeurs n’était autre que la réduction de la dépense publique. Et, pour cela, recentrer l’État sur ses fondements, réorganiser les administrations, centrale et déconcentrées, comme le réseau à l’étranger, mutualiser, renforcer l’audit interne, rendre l’État exemplaire en matière de gestion des dépenses de fonctionnement. Avec, comme produit d’appel, la Révision Générale des Politiques Publiques (RGPP), puis, après l’alternance de 2012, sa petite sœur, la Modernisation de l’Action Publique (MAP). Où, chaque fois, se déduisait des dispositifs préconisés, un objectif de maîtrise de la dépense (une gestion plus rationnelle et performante n’étant jamais aussi qu’une gestion plus économe des deniers publics). Pareille volonté d’encadrement n’étant pas sans effet telle l’application quasi mécanique, avec la RGPP, du non-remplacement d’un fonctionnaire sur deux, ce qui ne la signifie pas pour autant porteuse de réelle efficacité au regard notamment de lourdes conséquences sur le bon fonctionnement de certains secteurs (santé, maintien de l’ordre, éducation nationale).
Ces différents éléments, toutefois, ne sont que le reflet d’une exigence plus fondamentale qui, au moins indirectement, vise à produire des effets manifestes sur les montants de dépenses. Référence certes bien plus politique que juridique à l’origine, du moins à l’échelle étatique, mais qui trouva, notamment à compter de l’Acte Unique et du Traité de Maastricht une exigence renouvelée et reformulée : l’on évoque ici naturellement l’équilibre (ou le déficit) budgétaire. Toute impulsion vers un budget plus proche de l’équilibre ne peut être en effet sans conséquence sur le montant de la dépense, et même s’il n’y pas, pour l’État, obligation véritablement juridique, un tel encadrement existe au niveau local ainsi, dans des termes il est vrai différents, que pour les dépenses sociales, avec l’ONDAM. Étant bien entendu que les liens entre tous les budgets et comptes publics, font que quels que soient leurs degrés respectifs de juridicité, l’appréciation sur l’effort de limitation de la dépense ne peut être que globale.
Enfin, pour répondre à la question posée (Pertinence ? Efficacité ?), faudrait-il encore au préalable pouvoir répondre à celle de la mesure, donc de la réalité de cet encadrement avant d’évoquer ses conséquences ou potentialités éventuelles. Si tant est que l’on ne puisse pas être amené à se demander, en toute fin, s’il s’avère véritablement possible.
I. L’encadrement des dépenses publiques, une réalité pas toujours tangible.
Où l’on ne peut que constater, ce qui ne saurait constituer une surprise, un encadrement plus fort pour les finances publiques non étatiques. Phénomène prévisible tant l’État est en capacité hiérarchique d’une surveillance qu’il s’appliquera moins volontiers à lui-même. De plus, si ce phénomène a été largement accentué par la globalisation récente des finances publiques précédemment évoquée, il lui a préexisté.
A. Hors budget de l’État, un encadrement plus marqué9.
1) A l’échelon local.
L’on se contentera dans un premier temps d’évoquer la règle d’équilibre budgétaire juridiquement consacrée à l’échelon local. Si elle a préexisté aux lois de 1982 (l’équilibre réel déjà exigé consistait en la sincérité des documents, recettes et dépenses, soumis à la tutelle préfectorale), on sait désormais les trois exigences découlant des lois de décentralisation : équilibre des deux sections, sincérité, impossibilité du recours à l’emprunt pour l’amortissement de la dette. A quoi s’ajoutaient les contrôles y afférant (préfet et CRC) pour garantir le respect de l’équilibre.
L’on rappellera également à l’échelle locale l’existence de dépenses obligatoires (DO), dont il avait pu être relevé que la multiplication n’était pas sans lien avec une plus grande décentralisation10, dont elles constituaient une contrepartie, l’État se gardant ainsi une capacité de contrôle sur la dépense publique locale (avec des modalités de saisine de la CRC plus large que pour l’hypothèse du défaut d’équilibre). Leur importance, qui, par elle-même est loin d’être le gage d’une limitation de la dépense, conduit en revanche à faire diminuer la part, plus flexible, des dépenses non obligatoires (DNO), tandis que nombre de dépenses se révèlent interdites car pour l’essentiel ne relevant pas des compétences de la collectivité concernée.
Il convient enfin de rappeler, pour n’évoquer que la récente période (2013-2017), la volonté pour l’État, tenu par les impératifs de discipline budgétaire de réduction des déficits publics, de faire contribuer les collectivités territoriales à cet effort en utilisant notamment le moyen de la baisse des dotations (la DGF principalement), conduisant même à une contractualisation avec un nombre significatif de communes (« contrats de Cahors », ville où s’est tenue en 2017 une conférence nationale des territoires). L’objectif affiché étant bien le développement d’une approche partenariale aux fins de régulation de la dépense des collectivités territoriales, l’État garantissant, en contrepartie de l’effort demandé, la stabilité de ses concours financiers. Pour les 322 collectivités sélectionnées (budget situé au-delà de 60 millions d’euros) l’objectif d’évolution des dépenses devait se situer entre 0,75% et 1,65%. 229 sur 322 ayant fini par conclure le contrat. Des sanctions étaient prévues pour celles ne respectant pas ce contrat, mais la crise sanitaire fit qu’elles ne s’appliquèrent pas véritablement.
2) A l’échelle des finances sociales.
Plus brièvement, les finances sociales, ce n’est plus aujourd’hui une découverte, ont été elles aussi fortement sollicitées dans le cadre des politiques entamées dans les années 2000, d’encadrement de la dépense visant à la réduction des déficits publics. La mesure la plus emblématique, au regard de ses conséquences sur la gestion et le fonctionnement de l’hôpital public, ayant été la tarification à l’acte laquelle s’ajoutait au regroupement et à la suppression de lits d’hôpitaux. D’où, la crise sanitaire ayant illustré les conséquences d’une conception par trop comptable de la politique de la santé, le « Ségur de la santé » et différentes mesures de revalorisation des professions de soignants auxquels s’ajoutent (vœux pieux ?) des discours et projets de débureaucratisation de ce secteur.
La volonté d’encadrement, toutefois, n’avait pas attendu les années 2000 et la structuration, sur la base des thématiques du New Public Management, de directives et processus visant à une meilleure rationalité/efficience de l’action publique, autrement dit d’une gestion plus rigoureuse et économe des deniers publics. Ainsi l’ONDAM, Objectif National des Dépenses Maladie, résultant de la réforme de 1996 instituant les lois de financement de la Sécurité sociale, était déjà bien une « enveloppe destinée à éviter que les dépenses d’assurance maladie n’augmentent de façon incontrôlée » (Etienne Douat11) puisque « instrument de maîtrise des dépenses de santé remboursées par l’assurance maladie »12 _ son efficacité pouvant toutefois être discutée, même si l’on pourrait toujours arguer que sans l’ONDAM la situation eût été pire, dans la mesure où les dépenses de santé ont continué leur accroissement avec il est vrai des variations significatives selon les exercices. D’où des efforts ultérieurs tendant vers toujours plus d’efficience et de maîtrise des coûts avec les Programmes de Qualité et d’Efficience (PQE) institués par la loi organique n° 2005-881 relative aux LFSS du 2 août 2005. Avec, un peu à l’image des Programmes d’Action Prioritaire (PAP) et des Rapports Annuels de Performance (RAP), le développement d’une culture comparative objectifs/résultat (diagnostics, moyens mis en œuvre et mise en place d’indicateurs devant permettre d’évaluer le degré de satisfaction des objectifs fixés).
3) A l’échelle européenne.
La question s’y pose en réalité beaucoup moins (mais l’UE n’est pas un État, ce qui fait toute la différence) compte tenu de la modestie structurelle et politiquement assumée de la dimension du budget, autour de 1% du RNB depuis la fin des années 1990. Toute comparaison avec les budgets étatiques ne serait alors aucunement pertinente, les postes « budgétivores » (défense, éducation, santé) n’étant pas de la compétence de l’Union. Tandis qu’en outre les règles juridiques de l’équilibre budgétaire ne peuvent que renforcer le phénomène. D’autant que le cadre financier pluriannuel (CFP) pour sept ans fixe des plafonds que le budget annuel doit respecter.
B. Pour l’État, un encadrement au mieux indirect.
Sous réserve que les finances locales et, plus encore, sociales relèvent fortement de celles de l’État (c’est bien lui qui fixe les politiques de santé et les contraintes qu’il met en place), l’État stricto sensu, au sens budgétaire, ne saurait connaître d’autre encadrement que celui qu’il se fixe lui-même ou auquel il a librement consenti dans le cadre de traités signés et ratifiés.
L’essentiel, outre les dispositifs juridiques évoqués dans notre introduction, à l’image de l’article 40 C. et dont on sait la très relative effectivité au regard de la croissance continue des dépenses de l’État et des difficultés à résorber les déficits budgétaires, avant même les données récentes résultant du « quoiqu’il en coûte » présidentiel, résulte de l’encadrement établi par les traités européens depuis 1992 jusqu’au TSCG de mars 2012 et de la discipline budgétaire qui en a résulté. Sans doute, dans la perspective de la recherche d’une décroissance des déficits, le volet dépenses ne constitue-t-il qu’une partie (modulable) des mesures à adopter, l’augmentation des recettes constituant l’autre modalité de satisfaction de l’objectif. Et, de fait, lorsque l’on considère certaines des périodes les plus marquées de la recherche de réduction des déficits, à l’exemple des années d’après crise bancaire et financière de 2008-2009, les efforts de réduction ont bien concerné tout à la fois recettes et dépenses. Sauf qu’après les sérieuses augmentations d’impôt des années 2011-2013, il s’est avéré difficile, compte tenu du poids de la fiscalité, tant sur les ménages que sur les entreprises, de persévérer dans de telles proportions d’augmentation des impôts, laissant la part essentielle de l’effort porter sur les dépenses, l’État ayant, comme on l’a vu, contraint les administrations publiques locales comme le secteur social, à de sérieuses économies qu’il a eu quelques difficultés à opérer pour lui-même dans de comparables proportions. Même si, dans sa relation avec les ministères dépensiers, Bercy a toujours fait preuve d’une vigilance redoutée.
Le problème, plus récemment apparu avec la crise sanitaire, venant de plus après la crise des « gilets jaunes » qui avait généré un net coût budgétaire13, a été le relâchement de la discipline, dont on peut penser qu’elle réapparaîtra sous d’autres formes (on notera la relative discrétion de la Commission, laquelle avait été un peu plus offensive dans les premiers temps pour marquer le caractère temporaire de la souplesse autorisée14), sachant qu’avec les aides émanant de l’UE, sans même évoquer la politique de la BCE, les niveaux de dépenses des années à venir resteront élevées (et les derniers événements en Ukraine, par leurs conséquences économiques, et la « résilience » annoncée15, pourraient contribuer à quelques augmentations encore, d’aucuns, à raison des conséquences notamment du surcoût des produits énergétiques, de la renaissance de l’inflation, de problèmes d’approvisionnement de certains composants ou matières premières évoquant la possibilité d’un nouveau « quoiqu’il en coûte), ce qui augure, à tout le moins, de difficultés d’un encadrement trop strict, d’autant que peu oseraient aujourd’hui évoquer une rigueur ou une austérité comparables à celles pratiquées à l’orée des années 2010. D’autant, même si c’est un peu la « règle du jeu », les différents candidats à l’élection présidentielle d’avril 2022 ne sont nullement avares de promesses et engagements propices à de sensibles augmentations des dépenses publiques.
Reste que si les contraintes disciplinaires européennes peuvent se lire en pointillé, demeurent, par des voix officielles, des incitations répétées à un effort de limitation des dépenses ou, ce qui revient au même, des critiques à peine voilées sur des présentations budgétaires incertaines, signifiant, par voie de conséquence, une maîtrise insuffisante de la dépense publique.
Sans anticiper ce que la Commission, dans le cadre du Semestre européen et de ses échanges avec le gouvernement français, pourrait relever, on notera, ces institutions étant dans leur rôle, les remarques opérées tant par la Cour des comptes que par le Haut Conseil des Finances Publiques. Ou c’est moins le montant lui-même, certes particulièrement élevé à la suite de la crise sanitaire, mais il l’était déjà avant, que « le degré d’incertitude qui entoure la prévision de dépenses qui est important compte tenu de mouvements d’ampleur affectant les nouvelles dépenses » (HCFP, avis n° 2021-5, 29 octobre 2021). Le Haut Conseil constate aussi que malgré ses préconisations le surcroît de recettes attendu en 2021 « n’est pas consacré au désendettement mais est au contraire plus que compensé par un surcroît de dépenses ou de mesures de baisse des prélèvements obligatoires »16. D’où la « plus grande vigilance » recommandée au regard de la soutenabilité à moyen terme de la dette publique.
Dans le même sens le Rapport public annuel pour 2022 souligne tout à la fois17 le doublement du déficit structurel (de 2,5% à 5% du PIB) et l’accroissement de la dette posant la question de sa soutenabilité, ce qui impliquera des « efforts plus importants de redressement à partir de 2023 ». Lequel redressement « devrait reposer exclusivement sur une maîtrise de la dépense » et « nécessiterait plus de 9 Md€ d’économies supplémentaires chaque année, par rapport à la croissance des dépenses observées avant-crise » où déjà « des économies avaient été réalisées ».
II. L’encadrement des dépenses publiques, un devenir incertain.
A. Nécessité ferait-elle loi ?
La difficulté de l’invocation d’un devenir, y compris lorsque l’on se réfère à des recommandations institutionnelles, de la Cour des comptes à la Commission européenne, est que celles-ci, pour utiliser une expression qui avait cours du temps de la planification « à la française » figurent « à l’optatif ». Autrement exprimé, elles relèvent de vœux éminemment respectables et d’une réalisation fortement souhaitable mais sans qu’existe aucune garantie que les dispositifs et résultats attendus voient véritablement le jour. Et, puisqu’il était fait référence, dans les propos précédents, aux dernières recommandations de la Cour des comptes, la réponse ministérielle (Bruno Le Maire), pour en être circonstanciée, ne saurait rassurer pleinement. S’il y insiste certes logiquement sur la stratégie « de soutien budgétaire d’ampleur destiné à préserver le tissu productif », la « prise en charge du plan de relance » et sur les « facteurs temporaires » du « dynamisme des dépenses hors crise » (« Ségur de la santé », « rebond de la dépense locale »)18, il souligne aussi qu’il convient d’éviter de « brider la reprise », ce que nul ne contestera tout en s’engageant à ce que le gouvernement veille à revenir à un déficit public inférieur à 3% du PIB en 2027 tout en n’expliquant pas véritablement de quelle manière sinon référence (incantation) à la croissance retrouvée19. D’autant que l’argument de la programmation, et l’éventuel engagement (même en admettant qu’il ne s’avère pas déjà, par lui-même, insuffisant) de limitation de la dépense, ou plutôt de son augmentation, ne saurait non plus complètement convaincre. Si l’on se réfère aux précédentes lois de programmation, en effet, comme d’ailleurs à leur authentique nature juridique, elles ne sont, elles aussi, que fixation d’objectifs qu’il serait souhaitable d’atteindre, dépourvus de toute sanction au cas où ils ne seraient pas satisfaits, ce qu’ont pu illustrer peu ou prou toutes les lois de programmation des finances publiques (ainsi, hors dépenses de crise et hors charges de la dette, sur les cinq ans de la programmation 2018-2022, le niveau de la dépense publique a dépassé de 60M€ les prévisions et engagements pris)20. A quoi s’ajoute, campagne présidentielle oblige et sans parler même des propositions de la quasi-totalité des candidats, peu avares en dépenses supplémentaires, l’engagement du candidat-président Emmanuel Macron, lors de la présentation de son programme (17 mars 2022), de 50 Milliards de dépenses annuelles devant permettre la réalisation de celui-ci21.
Demeure que, pour citer un personnage historique dont le parcours est peu en rapport avec le sujet qui nous préoccupe ici, « les faits sont têtus ». Et le fait le plus marquant de cette après-crise qui se dessine est incontestablement le poids accru de la dette.
Question bien évidemment pérenne et qui, nonobstant la faiblesse des taux actuellement pratiqués (qui ont certes légèrement augmenté mais demeurent très en deçà de l’inflation, ce qui paraît encore devoir laisser de beaux jours à la capacité d’endettement) laisse entière l’interrogation sur la permanence ou la renonciation aux règles budgétaires européennes fixées par le Pacte de stabilité.
Nous évoquions l’an dernier lors de l’édition précédente du « colloque de Laval », tout à la fois la suspension (temporaire) de ces règles et donc des efforts de limitation de la dépense publique, et citions le propos du Vice-Président de la Commission évoquant le retour ultérieur aux règles et faisant apparaître la critique de pays (France, Italie) ayant décidé de hausses « structurelles » de dépenses. Or, pour l’avenir prévisible, si l’on ne peut d’ores et déjà préjuger avec certitude quelles seront les positions de la Commission (et quand elles interviendront, force est d’admettre, le poids de l’Allemagne s’avérant déterminant sur pareil sujet, qu’alors que l’implication du nouveau Chancelier, Olaf Scholtz, en faveur du plan de relance européen laissait entrevoir une certaine souplesse pour l’avenir, son ministre des finances, le libéral Christian Lindner, qui avait évoqué, en décembre 2021, une possible « flexibilité » du Pacte de stabilité, a très récemment plaidé pour le maintien des règles actuelles22, évoquant notamment « l’erreur » que constituerait le relèvement du plafond de 60% de dette publique, et réclamant par là-même « une voie contraignante pour réduire les ratios d’endettement européen ». Trouvant argument notamment dans la reprise de l’inflation. Tout ceci rejoignant les mises en garde précitées de la Cour des comptes mais disposant d’un poids politique que ne possède pas notre Institution Supérieure de Contrôle.
B. Un choix qui demeure de nature politique.
Et telle est bien la conclusion qui se dégage de ce propos. Qu’il s’agisse des questions, au demeurant liées, de la dette et des déficits publics, sachant que les montants de dépenses dépendent toujours, in fine, des options choisies par les gouvernements _ ou qui, bien sûr, leurs sont imposées ou, à tout le moins très instamment préconisées.
S’il faut naturellement se garder, par principe, de trop conjecturer sur l’avenir, l’on peut néanmoins suggérer quelques possibles issues. On peut ainsi penser, même si le Pacte budgétaire devait rester en l’état, et, a fortiori s’il devait évoluer vers davantage de souplesse, que l’on ne reviendra pas à l’identique aux politiques « austéritaires » qui avaient marqué la sortie de crise 2008-2009 et qui s’étaient institutionnellement concrétisées au travers du TSCG et par certaines révisions constitutionnelles (Allemagne, Italie, Espagne), largement inopérantes au demeurant. On peut donc subodorer que si incitation il y aura en faveur d’une réduction des déficits, et donc de la dépense23, elle n’induira pas pour autant la recherche d’une réduction trop brutale. Quant à la dette, tant du moins que les taux directeurs resteront faibles (on sait qu’ils ont récemment augmenté à 0,75% en France, davantage en Italie, à la différence de l’Allemagne où ils demeurent encore stables, mais il ne faut pas omettre qu’en période d’inflation, tant que cette hausse des taux lui est inférieure, il continuera d’être jugé avantageux d’emprunter, ce qui ne plaide guère en faveur d’une réduction substantielle de la dette), la logique pourrait être, entre les deux extrêmes que sont la renonciation, totale ou partielle, à son amortissement et des politiques de forte rigueur visant à équilibrer rapidement les budgets et à terme donc, la réduire (sans compter qu’une forte inflation, si elle devait se maintenir, contribuerait mécaniquement à en abaisser le ratio), de voir se maintenir, tant que les marchés l’acceptent, un endettement élevé. Ce qui conduirait, de facto, à une forme d’emprunt perpétuel, même si la signification de cette formule ne saurait être complètement assimilable aux emprunts perpétuels qu’a connu la finance de la période classique24.
Reste aussi, car l’on ne saurait être complet sur la question de la dépense publique, si l’on ne pose pas en même temps celle de l’efficacité/efficience de cette dépense. Sans revenir sur les mécanismes déjà évoqués ayant été mis en place à la suite de la LOLF, voire antérieurement avec les débuts, peu triomphants il est vrai, de l’évaluation des politiques publiques, la période récente, caractérisée par le surcroît de dépenses enregistré, soulève encore plus fortement cette interrogation. Ce à quoi répond au moins en partie la Cour des comptes dans sa communication de juillet 2021 à la Commission des finances de l’Assemblée nationale25. Elle y souligne notamment les risques significatifs d’effets d’aubaine et de fraude, s’agissant principalement des aides aux entreprises :
- Entreprises ayant bénéficié des aides à l’activité partielle alors qu’elles auraient pu continuer leur pleine activité (cf. construction).
- Optimisation de prêts garantis par l’État.
- Effets d’aubaine résultant de la combinaison des aides.
Quant à la fraude, dans un contexte où les contrôles se sont vus diminuer, elle a touché le fonds de solidarité et, ici encore, l’activité partielle.
Remarques qui conduisent à souligner, par-delà la nécessité d’une forte implication de l’État dans les aides à activité économique, les risques d’inefficience26. S’appuyant sur le constat qu’à performances économiques comparables, l’endettement français s’est davantage creusé, dans la période, que celui de plusieurs autres pays (Allemagne, Suède, Pays-Bas, Pologne). Ce qui pourrait nous faire conclure, sous réserve d’analyses encore plus fines, que l’une des meilleures techniques d’encadrement de la dépense, serait bien d’accroître son efficacité.
- Leroy-Beaulieu P., Traité de la science des finances, 8ème éd., Felix Alcan, 1912, T. I, p. 8. Lequel Leroy-Beaulieu avait dans le même temps parfaite conscience de la difficulté à la réduction de ces dépenses, id., T. II, p. 219. [↩]
- Cf. également Allix E., Traité élémentaire de science financière et de législation financière française, 5ème éd., Rousseau, 1927, quand il critique, pages 12 à 16, tous les amendements, crédits additionnels, prérogatives de la commission des finances et plus largement du Parlement, qui aboutissent (p. 18) à « des augmentations considérables de dépenses…crédits d’intérêt électoral, relèvements de traitements, dépenses de solidarité sociale ». [↩]
- Nitti F., Précis de science des finances, 2ème éd., Giard, 1928, pp. 51-52. [↩]
- Jèze G., Cours élémentaire de science des finances et de législation financière française, Giard, 1931, pp. 49 et s. [↩]
- Allix E., op. cit., pp. 16-17. [↩]
- Id., p. 172. [↩]
- Montant contesté (ou du moins la signification que l’on en tire habituellement lorsque l’on procède à des comparaisons internationales). Cf., Carnot N. et Debauche E., Dans quelle mesure les administrations publiques contribuent-elles à la production nationale ?, Blog de L’Insee, 5 déc. 2021. « La réalité » étant plutôt que « les administrations publiques produisent elles-mêmes près d’un cinquième (18%) de la valeur ajoutée nationale » (60% pour les sociétés non financières, 18% pour les ménages, 4% pour les institutions financières), la « production publique directe recouvr(ant) surtout la fourniture des services régaliens…, celle d’enseignement dans les établissements publics et celle de soins dans les hôpitaux publics ». A quoi il faudrait également ajouter le soutien indirect de l’activité productive nationale (« achat d’une partie de la production du secteur privé au bénéfice des agents économiques » notamment). [↩]
- Cf., Guigue A., Les finances publiques au Royaume-Uni, coll Finances Publiques/public finance, Bruylant, 2020, n° 156 et s. [↩]
- Pour davantage de détails sur l’encadrement récent des dépenses locales et sociales, cf. Infra, les développements de Messieurs Olivier Grégoire sur les départements et Benjamin Ferras sur les finances sociales. [↩]
- Cf. Orsoni G., Les dépenses obligatoires, in Histoire du droit des finances publiques, Isaïa H. et Spindler J., dir. T. III, Economica, 1988, pp. 491 et s. [↩]
- Douat E., ONDAM, in Dictionnaire encyclopédique de finances publiques, Orsoni G. (dir.) Economica/PUAM, 2ème éd. 2017, p. 623. [↩]
- Ibid. [↩]
- D’environ 20 M€, dépenses supplémentaires et diminutions de recettes comprises. Sans omettre le renoncement à certaines mesures d’économie qui avaient été précédemment prévues comme la suppression de 50 000 postes de fonctionnaires. [↩]
- Cf., G. Orsoni, Union européenne et dépenses publiques, quelles sanctions ? in Les finances publiques face à la crise sanitaire. Quelle résilience ? Moysan E. (dir.) Enrick B. éditions, 2021, p. 140. [↩]
- Aides au tissu économique pénalisé par les sanctions ou par certaines autres conséquences économiques tel le renchérissement du coût de matières premières. [↩]
- Autre manière d’accroître les dépenses par le recours appuyé aux dépenses fiscales dont on sait quelles en sont une forme de substitution. [↩]
- Cour des comptes, Rapport annuel 2022, pp. 56-57. [↩]
- Cour des comptes, Rapport public 2022, réponse du gouvernement, op. cit. pp. 63-65. [↩]
- « Notre stratégie, c’est d’abord la croissance et l’investissement » (B. Le Maire, TV5 Monde, 17 févr. 2022). [↩]
- Il n’est guère, sur la période, que quatre missions, pour plusieurs de faible montant déjà, à avoir vu leurs crédits diminuer : Agriculture, Anciens combattants, Cohésion des territoires, Travail et emploi. [↩]
- Certes, des économies devraient intervenir, mais l’expérience ici encore, qu’elles s’avèrent plus difficiles à mettre en œuvre que les nouvelles dépenses. [↩]
- Lindner C., Interview au Hansdelsblatt, 14 février 2022. Cf. N. Renaud, Les echos.fr, 20 février 2022. [↩]
- D’autant que la majeure partie des États, et de leurs citoyens, paraissent de plus en plus réticents à opérer des augmentations d’impôt. [↩]
- Cf., Orsoni G., Les finances publiques en questions, coll. Finances publiques/Public finance, Bruylant, 2021, pp. 143-145. [↩]
- C. comptes, Les dépenses publiques pendant la crise et le bilan opérationnel de leur utilisation, Communication à la Commission des finances, de l’économie générale et du contrôle budgétaire de l’Assemblée nationale, juill. 2021, pp. 112 et s. [↩]
- A cet égard, ce qui se révèle peu encourageant, la Cour des comptes a pu, relativement au plan de relance de 100 Milliards d’euros ayant fait suite à la crise Covid, dans son enquête sollicitée par le Président de la Commission des finances du Sénat, M. Claude Raynal, vivement critiquer la mise en œuvre de plusieurs dispositifs (MaPrimeRenov’ ; suivi des sommes allouées ; coût de la communication) (Cour des comptes, La préparation et la mise en œuvre du plan de relance. Communication à la Commission des finances du Sénat, mars 2022). [↩]
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