Certaines décisions du Conseil d’Etat statuant au contentieux ont vocation à façonner le contentieux administratif ; l’arrêt du 4 avril 2014 rendu sur le pourvoi du département du Tarn-et-Garonne en constitue une parfaite illustration et son apport jurisprudentiel dépasse très largement la solution d’espèce rendue à l’occasion de son examen.
Le département du Tarn-et-Garonne avait engagé une procédure de passation d’un marché public aux fins de location de véhicules automobiles de fonction et avait finalement conclu celui-ci avec la société Sotral sous la forme d’un marché à bons de commande (article 77 du code des marchés publics).
M. François Bonhomme, alors conseiller général du Tarn-et-Garonne estimant ce contrat illégal, a sollicité du Tribunal administratif de Toulouse l’annulation de la délibération du 20 novembre 2006 par laquelle la commission permanente de ce conseil général avait autorisé son président à signer ce marché public (article L.3211‑2 du code général des collectivités territoriales). Ce faisant, il n’a fait qu’utiliser la voie de droit ouverte traditionnellement à l’encontre des actes détachables de la passation d’un contrat public (Conseil d’Etat, 4 août 1905, Martin, n° 14220, Rec. p. 749, obs. Hauriou S.1906.III.49, GAJA n° 15). Les premiers juges firent droit à ses conclusions et annulèrent pour excès de pouvoir cette délibération par un jugement du 20 juillet 2010 au motif que l’avis d’appel public à la concurrence était incomplet.
Le département interjette alors appel devant la Cour administrative d’appel de Bordeaux qui confirmera le jugement entrepris par un arrêt du 28 février 2012 (CAA Bordeaux, 28 février 2012, requête numéro 10BX02641, inédit au recueil) suivant ainsi la jurisprudence la plus classique du Conseil d’Etat quant aux recours ouverts aux tiers à l’encontre d’un contrat d’une collectivité territoriale.
Un pourvoi a alors été formé par cette collectivité à l’encontre de ce dernier arrêt. Son examen sera renvoyé à l’Assemblée du contentieux afin d’étudier l’opportunité du renversement de la solution, plus que centenaire, issue de l’arrêt Martin.
La formation la plus solennelle du Conseil d’Etat était interrogée sur le basculement du contentieux contractuel vers le plein contentieux lorsque celui-ci était initié par un tiers aux conventions suivant ainsi la voie initiée par la décision Société Tropic Travaux signalisation (Conseil d’Etat, Assemblée, 16 juillet 2007, requête numéro 291545, concl. D. Casas, rec. p. 360, obs. Ph. Cossalter DA n° 10‑2007 p. 35, GAJA n° 113, GACA n° 68) et prolongée envers le déféré préfectoral (Conseil d’Etat, 23 décembre 2011, Ministre de l’Intérieur, de l’outre-mer, des collectivités territoriales er de l’immigration, requête numéro 348647, rec. p. 662, obs. P. Delvolve RFDA 2012 p. 683). La cassation sera prononcée et, après rétention du litige (article L.821-2 du code de justice administrative), le jugement sera réformé et la demande de première instance rejetée.
Par ce « grand arrêt », le Conseil d’Etat modifie profondément les voies de droit ouvertes à l’encontre d’une convention et parachève la transformation du cadre dans lequel s’inscrit l’office du juge administratif du contrat.
Si l’ouverture prétorienne d’une nouvelle voie de droit par le truchement d’une décision d’Assemblée est fréquente devant la juridiction administrative (I.), on constatera également que la Haute juridiction provoque, par ce biais, une unification bienvenue des règles régissant le contentieux contractuel (II.)
I. L’ouverture prétorienne d’une voie de droit nouvelle à l’encontre du contrat
Le droit administratif étant un droit essentiellement prétorien, le Conseil d’Etat n’hésite pas à ouvrir l’exercice de voies de droit ou à modifier les conditions de recevabilité d’une requête par sa jurisprudence. A ce titre, il a admis la possibilité d’un « déféré en inexistence » (Conseil d’Etat, SSR., 28 février 1986, Commissaire de la République des Landes, requête numéro 62206, rec. p. 50, obs. J.‑M. Auby RDP 1986 p. 1468) ou d’exercer un recours aux fins d’homologation des transactions administratives (Conseil d’Etat, Assemblée, avis, 6 décembre 2002, Syndicat intercommunal des établissements du second cycle du second degré de l’Haÿ-les-Roses et Société CDI 2000, requête numéro 249153, concl. G. Le Chatelier Rec. p. 433, GACA n° 73).
C’est par ce biais qu’il avait précédemment admis l’ouverture du recours tendant à la contestation d’un contrat par les concurrents évincés (Conseil d’Etat, Assemblée, 16 juillet 2007, Société Tropic travaux signalisation, op. cit.) dont se posait ici la question de la systématisation aux recours intentés par des tiers qui ne revêtent pas cette qualité.
A. L’état du droit et les différentes solutions ouvertes
Historiquement, le recours pour excès de pouvoir avait été admis à l’encontre des décisions par lesquelles l’administration choisissait de contracter et des conventions qui en résultaient (Conseil d’Etat, 30 avril 1863, Ville de Boulogne, requête numéro 32994, concl. Robert, Rec. p. 404). Cependant, cette solution était antérieure à la loi du 5 avril 1884 qui a réorganisé les recours à l’encontre des délibérations et actes des « collectivités locales ». Il a été ensuite distingué entre les recours juridictionnels, ouverts aux parties et dirigés contre le contrat lui-même, et les recours administratifs offerts aux tiers tendant à la contestation des actes détachables adoptés par les collectivités locales qui étaient alors exercés dans le cadre de la tutelle sans que la jurisprudence « Ville de Boulogne » ne soit explicitement abandonnée.
Dans le cadre de l’ouverture du prétoire administratif, l’arrêt Martin (Conseil d’Etat, 4 août 1905, op. cit.), a écarté la possibilité d’obtenir l’annulation du contrat lui-même au profit d’une annulation ciblée sur les actes détachables, comme la décision de contracter elle-même, lorsque le recours était initié par les tiers. Cette solution prolongeait la distinction opérée antérieurement entre les recours de plein contentieux contractuel et ceux tirés du contrôle de la légalité.
Mais ce choix pouvait également se justifier par la concentration de l’excès de pouvoir vers les manifestations unilatérales de volonté ; les recours contre les actes contractuels étant normalement réservés aux parties. Avec l’arrêt Société Tropic travaux signalisation, il a été ouvert une voie nouvelle au profit des concurrents évincés qui se superposait aux actions offertes aux parties, aux tiers et aux recours spéciaux instaurés par le législateur.
1°) Les recours ouverts aux parties
Les juridictions administratives (Conseil d’Etat, conseils de préfecture, conseils privés et coloniaux) ont eu à connaître très tôt des litiges contractuels opposant la puissance publique avec ses cocontractants en particulier dans le cadre des travaux publics (loi du 28 pluviôse an VIII) et des marchés de fournitures diverses. Outre les demandes indemnitaires, le juge administratif pouvait être saisi d’un recours en nullité du contrat lui-même qui était directement inspiré des actions fondées par le code civil devant les juridictions judiciaires. Ce recours en nullité, classique dans sa forme et ses modalités, sera remis en cause dans le cadre du rééquilibrage contemporain de l’office du juge.
a) Les recours en nullité et en annulation
Le Conseil d’Etat avait ainsi admis très tôt que les parties à un contrat pouvaient solliciter du juge du plein contentieux la déclaration de nullité d’une convention à laquelle elles auraient souscrite (Conseil d’Etat, 9 novembre 1934, Chambre de commerce de Tamatave ; Conseil d’Etat, 7 février 1936, Département de la Creuse, rec. p. 171, obs. V. Blaevoet, D. 1937.III.26). Il pouvait être invoqué à son appui, outre des moyens de légalité, tout moyen tendant à contester le consensualisme comme les vices du consentement (Conseil d’Etat, Section, 11 février 1972, OPHLM du Calvados, requête numéro 79402 et 79495, rec. p. 135).
Mais il était également possible pour les parties à un contrat de saisir le juge de l’excès de pouvoir de conclusions tendant à l’annulation des actes détachables du contrat (Conseil d’Etat, 11 décembre 1903, Commune de Gorres, note M. Hauriou S.1906.III.49 ; Conseil d’Etat, Section, 4 février 1955, Ville de Saverne, rec. p. 73). Mais, saisi dans ce cadre, le juge ne pouvait se fonder que sur des moyens de légalité (Conseil d’Etat, Assemblée, 30 mars 1973, Schwetzoff, rec. p. 264) ce qui excluait, par définition, les prétentions indemnitaires et les éléments d’opportunité. De plus, ce recours ne pouvait être exercé par l’administration lorsqu’elle pouvait elle même retirer la décision litigieuse suivant ainsi une règle générale de procédure (Conseil d’Etat, 30 mai 1913, Préfet de l’Eure, rec. p. 583, note M. Hauriou, S.1915.III.39).
Il convient de préciser que tout vice, même formel, entachant la conclusion d’un contrat impliquait son annulation ou sa nullité suivant le recours exercé (Conseil d’Etat, Section, avis, 10 juin 1996, Préfet de la Côte-d’Or, n° 176873 à 5, rec. p. 198). Cette solution pouvait apparaître formellement comme sévère et source de contentieux indemnitaire au profit des tiers, elle était également à l’origine de nombreuses complexités pratiques pour l’administration du fait de l’indépendance juridique des procédures qui pouvaient se combiner facilitant les comportements dilatoires. C’est ainsi que le Conseil d’Etat a été amené à revoir sa jurisprudence relative aux recours contentieux ouverts aux parties.
b) Les recours contractuels « Béziers I » et « Béziers II »
Devant les inconvénients excessifs d’une déclaration de nullité intégrale du contrat contesté, le Conseil d’Etat a modifié son approche du contentieux contractuel inter partes.
Par deux décisions rendues à l’occasion de l’examen de pourvois formés par la commune de Béziers (Conseil d’Etat, Assemblée, 28 décembre 2009, Commune de Béziers (Béziers I, requête numéro 304802), concl. Glaser, rec. p. 509, GAJA n° 116‑I, GACA n° 8‑I ; Conseil d’Etat, Section, 21 mars 2011, concl. Cortot-Boucher, rec. p. 117, obs. Ph. Cossalter RJEP n° 10‑2011 p. 26, GAJA n° 116‑II, GACA n° 8‑II), il a ainsi rapproché l’office du juge du contrat sur le recours initié par les parties avec celui du juge du contrat saisi par le concurrent évincé usant de la voie ouverte précédemment par la décision Société Tropic travaux signalisation.
Désormais, c’est au juge du plein contentieux d’apprécier, au cas par cas, la présence d’irrégularités, leur importance et leur portée, tout en tenant compte des principes de stabilité et de loyauté des relations contractuelles, du comportement des parties, de l’intérêt général et des mesures de régularisation possibles en distinguant les « vices graves » de ceux qui ne le sont pas.
Autrement dit, l’irrégularité d’un acte préalable, d’une formalité ou un élément d’invalidation du contrat n’impliquera plus systématiquement le prononcé d’une déclaration de nullité ; le litige doit normalement se régler prioritairement sur le terrain contractuel y compris sur le plan pécuniaire (Conseil d’Etat, 12 janvier 2011, Société Manoukian, requête numéro 338551).
Ainsi, dans certains cas, le caractère illégal du contrat ou un vice d’une particulière gravité pourra parfaitement justifier l’annulation intégrale de celui-ci (Conseil d’Etat, SSR., 12 janvier 2011, Société Léon Grosse, requête numéro 334320 ; Conseil d’Etat, 1er octobre 2013, Société espace habitat construction, requête numéro 349099). Cette solution se verra néanmoins limitée aux violations les plus graves de la légalité ou des règles régissant la conclusion des contrats publics.
Mais dans les autres hypothèses, il sanctionnera le vice autrement que par l’annulation.
Tout d’abord, le juge du contrat peut prononcer une sanction de nature « morale » dépourvue de tout effet juridique (ce procédé est déjà utilisé par le juge du plein contentieux électoral : cf. Conseil d’Etat, SSR., 11 décembre 1996, Elections municipales d’Aix-en-Provence, requête numéro 176891, rec. p. 483).
Ensuite, il peut également provoquer des mesures de régularisation propres à faire cesser la méconnaissance de la loi (Conseil d’Etat, SSR., 4 juillet 2012, Communauté d’agglomération de Chartres métropole, requête numéro 352417).
Enfin, il peut également prononcer la résiliation juridictionnelle du contrat soit immédiatement, soit à un terme futur en particulier pour maintenir la continuité des services publics ou pour servir un but d’intérêt général.
La palette des pouvoirs du juge du contrat est ainsi plus étendue et permet d’affiner la réponse juridictionnelle aux manquements constatés sans agir d’une manière mécanique qui pouvait mettre à mal la stabilité des relations contractuelles et la loyauté des parties.
2°) Les recours ouverts aux tiers
Le contrat constitue la « loi des parties » (article 1134 du code civil) et n’a donc pas vocation à s’appliquer aux tiers. Mais le régime des contrats administratifs n’est pas identique à celui des contrats civils et il en résulte des possibilités de contestations accrues au profit des personnes tierces au contrat.
a) Le recours pour excès de pouvoir contre les actes détachables
La solution retenue par l’arrêt Martin aux conclusions de Jean Romieu (D.1907.III.49) partait du principe qu’il fallait distinguer les recours dirigés contre les actes de nature contractuelle et les décisions qui sont détachables du contrat.
Si les parties étaient seules fondées à pouvoir contester le contrat lui-même (Conseil d’Etat, Assemblée, 16 avril 1986, Compagnie luxembourgeoise de télévision, requête numéro 75040, 75087, 75110, 75144, 75525, 75575 et 76616, rec. p. 96, concl. O. Dutheillet de Lamothe RDP 1986 p. 284), les tiers peuvent contester les décisions qui en sont détachables intellectuellement et celles-ci peuvent être, à cet égard, totalement artificielles.
Outre les délibérations des organes délibérants autorisant la conclusion du contrat (Conseil d’Etat, 6 avril 1906, Camut et autres, rec. p. 326, note M. Hauriou S.1906.III.49) ou les actes d’approbation des autorités de tutelle (Conseil d’Etat, 11 décembre 1903, Commune de Gorres, op. cit. ; Conseil d’Etat, 29 décembre 1905, Petit, note M. Hauriou, S.1906.III.49), le recours peut être intenté à l’encontre de la décision adoptée par l’autorité administrative tendant à conclure le contrat (Conseil d’Etat, 8 avril 1911, Commune d’Ousse-Suzan, note M. Hauriou, S.1913.III.49 ; Conseil d’Etat, Section, 8 novembre 1974, Figueras, rec. p. 545).
S’agissant d’un recours pour excès de pouvoir, le prétoire est largement ouvert puisqu’outre les membres de l’assemblée délibérante locale (Conseil d’Etat, 4 août 1905, Martin, op. cit.), les contribuables locaux (Conseil d’Etat, 19 novembre 1926, Decuty, rec. p. 993), les usagers des services publics (Conseil d’Etat, 21 décembre 1906, Syndicat des propriétaires et contribuables du quartier Croix-de-Seguey-Ticoli, requête numéro 19167, concl. Romieu, rec. p. 962, note M. Hauriou S.1907.III.33, GAJA n° 16), les syndicats et organisations professionnelles (Conseil d’Etat, Section, 19 novembre 1999, FO des Postes et télécommunications, rec. p. 354) et les concurrents évincés (Conseil d’Etat, 30 mars 1906, Ballande, concl. Romieu, rec. p. 261) peuvent y avoir recours.
Ce recours n’est pas soumis à l’obligation du ministère d’avocat en première instance et il en était de même jusqu’au 1er octobre 2003 en appel (article R.811‑7 du code de justice administrative, décret n° 2003-543 du 24 juin 2003).
Les tiers pouvaient donc, sur ce fondement, contester le contrat quand à sa procédure de passation (Conseil d’Etat, 18 novembre 1991, Le chaton, rec. p. 1144) mais également sur son contenu même au regard du bloc de légalité (Conseil d’Etat, Assemblée, 30 octobre 1996, Mme Wajs et Monnier, requête numéro 136071, rec. p. 387). Cet artifice permettait de contourner les problèmes de recevabilité et présentait l’avantage (ou l’inconvénient) de faire porter la charge de la défense contentieuse principalement à l’administration tout en ouvrant largement les possibilités de recours.
L’annulation d’un acte détachable essentiel dans la conclusion du contrat impliquait logiquement que les parties au contrat procèdent ensuite volontairement à la résiliation du contrat ou qu’elles saisissent le juge du contrat aux fins de faire constater la nullité de celui-ci. Mais le Conseil d’Etat a jugé qu’une telle solution devait être appréciée au regard du motif d’annulation (Conseil d’Etat, 1er octobre 1993, Société Le yacht club international de Bormes-les-Mimosas ; Conseil d’Etat, Section, 7 octobre 1994, Epoux Lopez, Rec. p. 430) et de l’intérêt général (CE Sect., 10 décembre 2009, Institut de recherche pour le développement, n° 248950, Rec. p. 501) ce qui revenait à permettre la sanction du vice sans que l’administration n’ait à en assumer systématiquement les conséquences.
b) L’admission limitée du recours pour excès de pouvoir contre certains contrats
Si le recours de plein contentieux en déclaration de nullité des contrats était traditionnellement fermé aux tiers (Conseil d’Etat, Section, 8 novembre 1974, Figueras, op. cit. ; Conseil d’Etat, SSR., 29 avril 1987, Commune d’Elancourt, requête numéro 51022, rec. p. 153 ; Conseil d’Etat, Assemblée, 16 avril 1986, Compagnie luxembourgeoise de télévision, op. cit.), le Conseil d’Etat a fait évoluer sa jurisprudence en admettant cependant la recevabilité du recours pour excès de pouvoir dirigé contre certains contrats en deux temps.
Dans un premier temps, l’Assemblée du contentieux du Conseil d’Etat a admis la recevabilité du recours pour excès de pouvoir dirigé contre les clauses réglementaires d’un contrat (Conseil d’Etat, Assemblée, 10 juillet 1996, Cayzeele, rec. p. 274).
Cette conception matérielle de l’acte permettait ainsi de contester les stipulations contractuelles détachables qui se trouvaient incluses, en réalité par accident, dans un contrat. Ce premier accroc jurisprudentiel au principe de distinction entre les recours contre les contrats et les recours contre les actes détachables a donné lieu à de nombreuses analyses doctrinales (obs. P. Delvolvé, RFDA 1997 p. 89, obs. P. Terneyre CJEG 1996 p. 382, chron. J. Petit, JCP (G) 1997.I.4019) et monsieur le professeur Delvolvé envisageait même clairement la question de l’extension probable de la recevabilité du recours pour excès de pouvoir à tous les contrats administratifs contestés par les tiers (voir également : J. Gourdou et P. Terneyre, « Pour une clarification du contentieux de la légalité en matière contractuelle », CJEG 1999 p. 249).
En opportunité, cette solution pouvait être discutée ou admise sur plusieurs points. Le recours pour excès de pouvoir vise la sanction par le juge administratif de décisions émanant de la puissance publique, or un contrat administratif est un acte qui n’est pas forcément une telle manifestation de volonté puisqu’il peut être conclu entre une personne publique et une personne privée. Elle était donc problématique sur le plan des principes contentieux même si le Conseil d’Etat avait déjà reconnu le caractère réglementaire et opposable de telles stipulations réglementaires y compris entre les parties (Conseil d’Etat, 7 novembre 1958, Société Electricité et eaux de Madagascar, concl. Heumann, rec. p. 530 ; Conseil d’Etat, 11 décembre 1963, Syndicat de défense du rétablissement de la voie ferrée Bort-Eygurande, rec. p. 610 ; Conseil d’Etat, Section, 23 février 1968, Picard, requête numéro 65084, rec. p. 131 ; Conseil d’Etat, Section, 18 mars 1977, Chambre de commerce de la Rochelle et autres, requête numéro 97939, rec. p. 153)… Inversement, l’implantation de la libre administration des collectivités territoriales a imposé la multiplication des actions locales et, par voie de conséquence, un besoin de contrôle de la part des administrés. Cette solution pouvait ainsi être de nature à faciliter le contrôle de légalité de tels actes sur le strict plan de l’opportunité.
Dans un second temps, la Section du contentieux prolongera cette solution au cas particulier du recrutement des agents publics (Conseil d’Etat, Section, 30 octobre 1998, Ville de Lisieux, requête numéro 149663, rec. p. 375) compte tenu du « lien particulier » qui les unit avec leur collectivité d’emploi.
Ceci était logique à un double titre. D’une part, car le recrutement d’un agent de droit public est, dans la logique de la loi n° 83-634 du 13 juillet 1983, un acte manifestant la puissance publique qui peut être formalisé soit par un acte unilatéral, soit par la voie contractuelle. Il en résulte une proximité de situation juridique qui s’accommodait mal d’une différenciation des recours. Il est donc opéré, par ce biais, une unification des recours à l’encontre de telles opérations de recrutement. D’autre part, la solution posée par l’Assemblée du contentieux dans l’arrêt Cayzeele était non seulement transposable à de tels contrats mais il aurait été incohérent de ne pas le faire. Toutefois, il faut relever qu’en ce cas c’est le contrat en son entier qui est attaquable et non une clause en particulier : l’avancée est notable même si elle n’est que fragmentaire.
3°) Les recours spéciaux dirigés contre les contrats
La loi a instauré diverses procédures contentieuses qui permettent de contester un contrat et qui dérogent, en tant que de besoin, aux règles processuelles usuelles.
a) Les déférés ouverts à l’Etat
Il existe de multiples procédures de déféré qui peuvent être exercés au nom de l’Etat par l’intermédiaire de ses représentants (ministres, préfets, hauts-commissaires, directeurs des agences régionales de santé, recteurs d’académie, etc.), mais c’est le déféré exercé par le préfet à l’égard des actes adoptés et conclus par les collectivités territoriales et leurs établissements publics qui est le plus fréquemment présent dans le prétoire du juge administratif. A cet égard, les solutions rendues dans ce cadre sont, pour l’essentiel, transposables aux autres déférés.
Si le recours pour excès de pouvoir n’était pas recevable à l’encontre d’un contrat, cette règle est mise en échec lorsque la loi confère à une autorité de l’Etat le pouvoir de déférer les actes d’une collectivité territoriale à la juridiction administrative lorsqu’elle estime ces actes illégaux. C’est ainsi que le déféré préfectoral (articles L.2131-2 et s. du CGCT), qui est normalement assimilé au recours pour excès de pouvoir, était possible à l’encontre des conventions de toute nature passées par les collectivités territoriales (Conseil d’Etat, Section, 26 juillet 1991, Commune de Sainte-Marie, rec. p. 302). Cette solution a été étendue par le législateur aux déférés dirigés contre les contrats passés par les établissements publics soumis aux contrôle de légalité (établissements publics de coopération intercommunale et établissement publics locaux). Cependant, compte tenu de son objet, le Conseil d’Etat va faire évoluer sa jurisprudence sur la classification des recours en rattachant le déféré préfectoral dirigé contre un contrat au plein contentieux tenant ainsi compte de l’évolution opérée par l’arrêt société Tropic travaux signalisation (Conseil d’Etat, 23 décembre 2011, Ministre de l’Intérieur, requête numéro 348647), afin d’unifier son office en la matière.
L’évolution ne changeait nullement les conditions de recevabilité du déféré, le préfet ayant toujours intérêt à agir à l’encontre d’un contrat quelque puisse être son contenu (Conseil d’Etat, SSR., 4 novembre 1994, Département de la Sarthe, requête numéro 99643, rec. T. p. 1045). En revanche, en basculant de l’excès de pouvoir au plein contentieux, l’office du juge du contrat permet de dépasser les solutions réduites de jugement qu’offraient l’office du juge de la légalité.
b) Les référés pré et post-contractuels
Sous les auspices du droit communautaire (directives n° 89/665/CEE du 29 décembre 1989 et n° 2007/66/CE du 11 décembre 2007), il a été introduit deux voies de droit nouvelles qui sont applicables exclusivement aux contrats de la commande publique.
Le référé pré-contractuel, initialement issu des lois n° 92-10 du 4 janvier 1992 et n° 93‑122 du 29 janvier 1993, est actuellement régi par les articles L.551‑1 et s. du code de justice administrative. Celui-ci permet, avant la conclusion d’un contrat, à un concurrent évincé d’obtenir la sanction immédiate du manquement aux obligations de mise en concurrence et de publicité de l’accès à la commande publique.
Le référé (post)-contractuel, récemment introduit par l’ordonnance n° 2009-515 du 7 mai 2009 et régi par les articles L.551‑13 et s. du code de justice administrative, permet le contrôle à la demande d’un concurrent évincé, du contrat après sa signature. Compte tenu de la redondance entre les deux référés, ceux-ci se veulent alternatifs (L.551-14 du code de justice administrative).
L’existence de ces deux voies de droit doit être regardé comme se surajoutant aux autres voies de droit qu’offre le droit administratif français.
B. La solution retenue par le Conseil d’Etat : la création du recours « Tarn-et-Garonne »
Si les praticiens n’hésitent pas à faire état dans le langage courant du recours « Tropic », la décision du 4 avril 2014 instaure un recours « Tarn-et-garonnais » au profit des tiers aux contrats et à la procédure de passation. Le Conseil d’Etat opère ainsi volontairement le choix d’une ouverture du prétoire du juge du contrat aux tiers sans pour autant définir avec précision quels sont les tiers intéressés, ce qui ne manquera pas de provoquer des décisions de principe pour le déterminer.
1°) L’ouverture du recours contractuel à l’ensemble des tiers
La solution offerte par l’arrêt d’Assemblée « département du Tarn-et-Garonne » tend à l’ouverture du prétoire du juge du contrat d’une manière qui se veut théoriquement la plus large possible. Cette évolution était sinon attendue, du moins contrainte.
Depuis l’entrée en vigueur de l’ouverture du recours de plein contentieux au profit des concurrents évincés (recours « Tropic »), le contentieux contractuel se trouvait être éclaté.
En effet, suivant la qualité du requérant (partie au contrat, concurrent évincé, représentant de l’Etat ou autre tiers intéressé), les recours possibles différaient ce qui n’était ni forcément très lisible et intelligible pour le citoyen et l’administré, ni même très efficace pour le contrôle de la légalité puisque l’office du juge du contrat et celui du juge de l’excès de pouvoir diffèrent.
a) Une (r)évolution attendue
Un premier rapprochement est apparu avec la loi n° 2011‑525 du 17 mai 2011 et la jurisprudence Danthony (Conseil d’Etat, Assemblée, 23 décembre 2011, Danthony, requête numéro 335033, rec. p. 649, GAJA n° 118‑I ; Conseil d’Etat, Section, 23 décembre 2011, Danthony, rec. p. 653, GAJA n° 118‑II) aux termes desquels certains vices mineurs peuvent ne pas conduire le juge de l’excès de pouvoir à prononcer une annulation. Il y a là une solution qui doit être rapprochée de l’office du juge du contrat qui, dans le cadre des recours « Tropic » (Conseil d’Etat Assemblée, 16 juillet 2007, Société Tropic travaux signalisation, op. cit.) et des référés précontractuels et post-contractuels (Conseil d’Etat, Section, 3 octobre 2008, Syndicat mixte intercommunal de réalisation et de gestion pour l’élimination des ordures ménagères du secteur Est de la Sarthe, concl. B. Dacosta, requête numéro 305420, rec. p. 324, obs. P. Delvolvé RFDA 2008 p. 1128, GACA n° 16), accepte de moduler son contrôle suivant la qualité du requérant, les intérêts qu’il défend, le préjudice subi et des considérations tirées de l’intérêt général. Ainsi, dans ces cadres, le juge du contrat et le juge de légalité peuvent prendre en compte la nature et l’importance des vices sanctionnés pour déterminer si l’annulation doit être nécessairement prononcée ou si d’autres alternatives sont possibles.
Un second rapprochement est apparu avec la modulation dans le temps des effets des annulations contentieuses. Si la nullité du contrat était nécessairement rétroactive, à l’image d’une décision d’annulation pour excès de pouvoir (Conseil d’Etat, 26 décembre 1925, Rodière, requête numéro 88369, rec. p. 1065, GAJA n° 40), le Conseil d’Etat est revenu sur cette conception exigeante et intransigeante de la légalité. Par un arrêt d’Assemblée « Association AC ! » (Conseil d’Etat, Assemblée, 11 mai 2004, Concl. Devys Rec. p. 197, GAJA n° 110), le juge de l’excès de pouvoir a admis que dans des circonstances exceptionnelles, il était possible de moduler dans le temps les effets de son annulation contentieuse à la demande des parties, ou même d’office.
L’office du juge du contrat, depuis l’arrêt Tropic, permettait donc de prononcer l’annulation du contrat, sa résiliation ou même sa modification. On voit ici apparaître un point de convergence ; c’était donc une évolution jurisprudentielle qui était attendue.
b) Une évolution contrainte
L’éclatement du contentieux du contrat entre la voie de l’excès de pouvoir, celle du plein contentieux (y compris les référés précontractuels et post-contractuel) impliquait de nombreuses difficultés d’ordre pratique qui ont incité le Conseil d’Etat à opérer un rapprochement progressif des logiques processuelles afin d’unifier sa jurisprudence et son office.
La fermeture du prétoire du juge du contrat au profit de celui du juge de l’excès de pouvoir avait toutefois des inconvénients théoriques limités depuis l’entrée en vigueur de la loi du 8 janvier 1995 (actuellement articles L.911‑1 et s. du code de justice administrative). En effet, dans le cadre de ses pouvoirs d’injonction aux fins de prévention de l’inexécution de la chose jugée, le Conseil d’Etat avait reconnu que l’annulation de l’acte détachable qui conditionnait la validité ou la conclusion du contrat pouvait impliquer, pour sa complète exécution, la cessation des effets du contrats. Pour cela, il peut être enjoint aux parties de saisir le juge du contrat aux fins de déclaration de la nullité de ce celui-ci. Autrement dit, si les tiers n’ont pas directement accès au juge du contrat, ils peuvent indirectement imposer qu’il soit saisi par le truchement des parties dans le cadre de l’exécution de la décision rendue en excès de pouvoir (Conseil d’Etat, 1er octobre 1993, Société Le yacht club international de Bormes-les-Mimosas, op. cit. ; Conseil d’Etat, Section, 7 octobre 1994, Epoux Lopez, op. cit.)
Cet artifice procédural permettait donc aux tiers d’obtenir la nullité du contrat qui était au cœur du litige mais il était d’une mise en œuvre malaisée pour le juge. En effet, une telle solution, si elle répondait parfaitement à la logique contentieuse posée dans le cadre de l’excès de pouvoir, n’était pas tenable à terme dès lors que cela impliquait la multiplication des instances pour un même et unique litige.
De plus, les considérations d’intérêt général et de sécurité juridique, qui étaient déjà prises en compte dans le cadre de l’examen de ces conclusions aux fins d’injonction, étaient d’une appréhension délicate car d’une mise en œuvre peu fréquente (Conseil d’Etat, SSR., 21 février 2011, Société Ophrys, requête numéro 337349) qui était effectuée au regard de considérations propres à chaque espèce. Cette rareté peut résulter d’abord du simple écoulement du temps puisque le litige aux fins d’exécution ne peut être engagé qu’en conséquence d’un jugement par le prononcé d’injonctions préventives (article L.911‑1 du code de justice administrative) ou postérieures (article L.911‑4 du même code). Or le jugement peut survenir après que le contrat soit arrivé à son terme ou après que les conséquences financières résultant de sa nullité aient atteint un tel niveau qu’il y aura nécessairement un intérêt général à maintenir le contrat en l’état (achèvement d’un ouvrage public par exemple). Ceci souligne l’importance de pouvoir exercer, le cas échéant, une procédure accessoire comme le référé-suspension (article L.521‑1 du code de justice administrative) en sus du recours « Tarn-et-garonnais ».
2°) La question du tiers intéressé
Si la définition du tiers intéressé ayant de ce fait une qualité pour agir à l’encontre d’un acte détachable du contrat litigieux avait donné lieu à une jurisprudence audacieuse, la création de cette nouvelle voie de droit impliquera une nécessaire redéfinition du tiers.
a) La définition traditionnelle du tiers : que reste t-il de « Martin » ?
Dans le cadre de la jurisprudence traditionnelle relative aux recours pour excès de pouvoir dirigés contre les actes détachables, l’intérêt à agir était diversement apprécié.
La question du « concurrent évincé » a été autonomisée par la décision société Tropic travaux signalisation (Conseil d’Etat, Assemblée, 16 juillet 2007, Société Tropic travaux signalisation, requête numéro 291545, op. cit.) et se trouve donc potentiellement exclue du nouveau recours contractuel alors qu’auparavant il pouvait bénéficier de la jurisprudence Martin (Conseil d’Etat, 30 mars 1906, Ballande, op. cit.) mais il est probable que le Conseil d’Etat unifiera formellement les deux recours qui sont désormais, sur l’essentiel, identiques et liés. Il en est de même pour les parties au contrats qui ont vu le prétoire de l’excès de pouvoir fermé au profit du monopole de celui du juge du plein contentieux (Conseil d’Etat, Assemblée, 28 décembre 2009, Commune de Béziers, requête numéro 304802, op. cit. ; Conseil d’Etat, Section, 21 mars 2011 Commune de Béziers, requête numéro 304806, op. cit.).
Mais ces solutions ne sont pas intégralement transposables à toutes les conventions.
En premier lieu, la recevabilité du recours exercé à l’encontre des actes détachables relatifs à des contrats de droit privé était initialement admise devant le juge administratif (Conseil d’Etat, Section, 26 novembre 1954, Syndicat de la raffinerie de soufre française, rec. p. 620), mais cette voie de droit a été fermée par le juge des conflits au profit d’une unification du contentieux dans les mains du juge civil (TC, 22 novembre 2010, Société Brasserie du Théâtre, requête numéro C3764, rec. p. 590). Toutefois, le juge administratif demeure compétent lorsque l’acte en cause, y compris contractuel, met en œuvre des prérogatives de puissance publique (Conseil Constitutionnel, 23 janvier 1987, « Conseil de la concurrence », décision numéro 86‑224 DC, obs. L. Favoreu, RFDC 1987 p. 301, GDCC p. 537).
En second lieu, la nouvelle voie de droit ne fait pas échec à la recevabilité du recours pour excès de pouvoir dirigé contre les clauses réglementaires d’un contrat exercé suivant la jurisprudence Cayzeele (Conseil d’Etat, Assemblée, 10 juillet 1996, Cayzeele, op. cit.)
Il en résulte que si l’exception de recours parallèle est susceptible de jouer au détriment des parties au contrat, des concurrents évincés, du représentant de l’Etat ou d’autres tiers « intéressés », le recours pour excès de pouvoir dirigé contre un acte détachable demeurera recevable lorsque le recours Tarn-et-garonnais ne sera pas possible. Cela implique donc un travail de redéfinition de la notion de tiers pour qu’en réalité cette possibilité demeure théorique et inusitée.
b) Vers une redéfinition de la notion de « tiers » au regard de l’office du juge ?
Dans le cadre des recours de plein contentieux dirigés contre les contrats, le Conseil d’Etat a entamé la « subjectivisation » de la recevabilité des moyens au regard de la qualité du requérant (Conseil d’Etat, Section, 3 octobre 2008, Syndicat mixte intercommunal de réalisation et de gestion pour l’élimination des ordures ménagères du secteur Est de la Sarthe [SMIRGEOMES], requête numéro 305420, op. cit.).
En effet, traditionnellement les recours tendant à la contestation de la légalité d’un acte, qu’ils relèvent de la voie de l’excès de pouvoir ou du plein contentieux objectif, ne voyaient pas l’invocabilité et la recevabilité des moyens conditionnée à la qualité de leur auteur ; soit le recours était recevable et alors tous les moyens étaient invocables (Conseil d’Etat, 19 octobre 2011, Société Alsthom transport, requête numéro 233173, rec. T. p. 868), soit le recours était intégralement irrecevable.
C’est avec l’arrêt SMIRGEOMES (Conseil d’Etat, Section, 3 octobre 2008, op. cit.) que la Section du contentieux va restreindre la recevabilité des moyens au regard de la lésion d’un intérêt. Cette solution rendue dans le cadre d’un recours en référé précontractuel va distinguer l’intérêt à invoquer un moyen suivant la qualité de l’auteur du recours ou de l’intervenant : la subjectivisation du recours était actée. Elle ne sera toutefois pas étendue au juge du contrat saisi par un concurrent évincé (Conseil d’Etat, avis, 11 avril 2012, Société Gouelle, requête numéro 355446).
Mais l’arrêt du 4 avril 2014 franchi cette étape au profit des « tiers intéressés » sans préciser expressément si cela inclurait les concurrents évincés. Compte tenu de la généralité des termes employés par les motifs de cette décision, il nous semble que le cadre posé à vocation à être appliqué dans toutes les instances autres que celles d’excès de pouvoir (Conseil d’Etat, Assemblée, 10 juillet 1996, Cayzeele, op. cit.) et que celles engagées par les parties au contrat (Conseil d’Etat, Assemblée, 28 décembre 2009, Commune de Béziers, op. cit.)
Il apparaît ainsi que les tiers privilégiés, représentant de l’Etat et membres des organes délibérants locaux, peuvent toujours contester tout contrat local et invoquer tout vice. Il y a donc en la matière une présomption irréfragable quant à la finalité de leur action aux fins de sauvegarde de la légalité et de l’intérêt général.
Pour les autres tiers, seuls les vices et moyens qui sont susceptibles de léser directement leurs intérêts ou qui sont d’ordre public, car ils présentent une particulière gravité, seront invocables. Ce choix permet de concentrer l’office du juge sur l’atteinte aux droits subjectifs, élément ici central de la notion de plein contentieux, tout en se réservant la faculté de sanctionner les manquements majeurs à la règle de droit. Conséquence du caractère traditionnellement d’ordre public du vice tiré de la nullité du contrat, cette dernière solution se justifie aisément car sinon il constituerait une fermeture des voies de droit qui serait contraire aux principes constitutionnels (article 16 de la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen) et européens (articles 6 §. 1 et 13 de la Convention européenne des droits de l’Homme).
II. L’unification du contentieux contractuel au profit du juge de pleine juridiction
La décision « Tarn-et-Garonne » opère une profonde mutation de l’organisation des voies de droit devant la juridiction administrative. Elle va donc impliquer une refondation de l’accès au prétoire et, par voie de conséquence, de l’office du juge administratif.
Cependant, un tel bouleversement est de nature à gravement préjudicier aux droits des justiciables, ce qui a impliqué la mise en œuvre d’éléments de modulation des effets de la nouvelle jurisprudence.
A. Le nouvel office du juge dans les recours « Tarn-et-garonnais »
Le choix de changer le rattachement logique d’un recours de la branche de l’excès de pouvoir au profit de celle du plein contentieux peut se justifier pour deux séries de raisons. Tout d’abord, pour des considérations de pure opportunité, ce changement va induire une modification des règles de compétence et permet ainsi d’unifier les règles de fond entre actes similaires (sur la mise en œuvre de cette solution pour le contentieux des titres de recettes, cf. : Conseil d’Etat, Section, 27 avril 1988, Mbakam, rec. p. 172). Mais une telle évolution peut également être de nature à permettre l’évolution de l’office du juge et donc de moduler la manière dont il opère son contrôle.
Le revirement ici opéré est directement fondé sur des considérations empruntes à ces deux justifications : le juge suprême unifie les règles relatives au contentieux des contrats mais il fait également évoluer son office.
1°) Une évolution prévisible de l’office du juge
L’office du juge de l’excès de pouvoir est connu. Sa mission consiste à contrôler un acte qui lui est soumis, par une personne intéressée ou par une autorité administrative, au regard des seules règles de la légalité. Son office exclut donc toutes considérations d’opportunité et d’appréciation sur des éléments de nature subjective autres que celles fondant ou justifiant l’acte lorsque cela est requis. Inversement, le plein contentieux peut parfaitement prendre en compte des éléments d’opportunité ou de droits subjectifs lorsque cela résulte de la nature même du contentieux examiné.
a) La faible efficacité de la combinaison de l’office du juge de l’excès de pouvoir et du juge de l’exécution au regard de celui du juge du contrat
L’office du juge de l’excès de pouvoir, dans le cadre de la jurisprudence Martin, semblait être en décalage au regard des avancées récentes de la jurisprudence qui peuvent aller jusqu’à la démolition d’un ouvrage public irrégulièrement édifié (Conseil d’Etat, Section, 29 janvier 2003, Syndicat département de l’électricité et du gaz des Alpes-Maritimes et autre, requête numéro 245239, rec. p. 21).
Dans le cadre des mesures d’exécution d’une décision juridictionnelle qui annulerait un acte détachable, le juge de l’injonction doit se placer à la date où il se prononce et non à la date d’adoption de la mesure (Conseil d’Etat, 4 juillet 1997, Bouzerak, requête numéro 156298, rec. p. 278) pour déterminer leur utilité, ce qui n’est pas ici sans présenter de nombreuses difficultés.
En effet, il appartient normalement aux parties de tirer spontanément, ou sur demande de l’une d’entre elles, toutes conséquences du jugement annulant un acte détachable (Conseil d’Etat, Section, 26 mars 1999, Société Hertz France, requête numéro 202256, rec. p. 95). Ce n’est qu’en cas de carence de celles-ci que la saisine du juge du contrat pourra être ordonnée à la requête d’un tiers par le prononcé d’une injonction (Conseil d’Etat, 1er octobre 1993, Société Le yacht club international de Bormes-les-Mimosas ; Conseil d’Etat Sect., 7 octobre 1994, Epoux Lopez, requête numéro 124244, rec. p. 430).
Cependant, l’ouverture du prétoire du juge du contrat aux tiers implique un changement de l’office du juge car ceux du juge de l’excès de pouvoir et du plein contentieux contractuel diffèrent.
Le premier cherche à garantir le respect de la légalité au terme d’un examen objectif de la légalité d’un acte. Le second cherche à concilier les respect des intérêts en présence avec l’intérêt général, dont la légalité n’est qu’une composante, ce qui lui permet de directement se prononcer sur les mérites du contrat, ses vices éventuels, ainsi que sur la légalité des actes détachables qui sont contestés à cette occasion (voir à cet égard le raisonnement tenu en matière fiscale par le juge administratif sur la détachabilité et qui est ici transposable : Conseil d’Etat, Section, 12 janvier 1973, Anselmo, rec. p. 35).
Le Conseil d’Etat, dans les motifs de sa décision d’Assemblée, prend le soin de préciser son office dans ce cadre particulier.
Outre l’examen de la recevabilité de la requête de plein contentieux, qui est régie par les règles classiques en la matière et qui ne sont que partiellement codifiées par le code de justice administratif bien que d’ordre public (A. de Chaisemarin, « Intérêt pour agir », Répertoire de contentieux administratif, Dalloz ; M. Seyfritz, « Recours au fond en contestation de validité du contrat administratif aux concurrents évincés », fasc. n° 55‑10, Jurisclasseur encyclopédique « Justice administrative »), il appartient au juge saisi de tirer les conséquences des intérêts susceptibles d’être lésés quant à la recevabilité des moyens soulevés. Ce qui permet donc de distinguer les notions d’intérêts donnant qualité pour agir et d’intérêts susceptibles d’être lésés : la subjectivisation des recours est ici aussi actée.
Le juge du contrat voit donc son contrôle changé et son niveau d’exigence se réduire en contrepartie d’une ouverture de son prétoire.
b) Une ouverture accrue du prétoire contrebalancée par une réduction des vices sanctionnés par l’annulation
Il résulte désormais du rattachement des recours contractuels au plein contentieux que le juge va tempérer la sanction qu’il peut prononcer. Si l’annulation pour excès de pouvoir d’un acte détachable était systématique dès qu’un moyen invoqué était fondé, tel n’est plus le cas en matière de plein contentieux où le juge peut largement substituer sa propre appréciation à celle de l’administration. La sanction pouvait paraître sévère car le moindre vice, fût-il involontaire ou dépourvu d’incidence sur la volonté de contracter même, pouvait entraîner in fine la nullité du contrat.
Mais le Conseil d’Etat avait admis que dans le cadre de l’excès de pouvoir, il était possible de procéder à des opérations de substitution de base légale (Conseil d’Etat, Section, 9 décembre 1983, Gasparini, requête numéro 54382, rec. p. 495) ou de substitution de motifs (Conseil d’Etat, Section, 6 février 2004, Hallal, rec. p. 48, GACA n° 67) ce qui était de nature à « sauver » un acte illégal lorsque celui-ci s’avérait être justifié et qu’il était possible de retenir un fondement alternatif.
Désormais, le juge administratif du plein contentieux peut effectivement sanctionner par son annulation, avec éventuellement des effets différés sous la forme d’une résiliation judiciaire, le contrat litigieux ou un acte détachable. Il peut également, suivant la logique posée dans le cadre des recours « Tropic » et qui se trouve être désormais consacrée dans certains cas, dans l’examen des moyens de légalité (Conseil d’Etat, Assemblée, 23 décembre 2011, Danthony, op. cit. ; CE Sect., 23 décembre 2011, Danthony, op. cit.) ou dans certaines matières (ordonnance n° 2013‑638 du 18 juillet 2013 relative au contentieux de l’urbanisme), opérer une recherche de « sauvegarde » du contrat contesté. Il s’agit là clairement d’un office de plein contentieux et non d’excès de pouvoir dans la mesure où des paramètres d’opportunité peuvent être pris en compte.
On constatera donc une ouverture théorique plus large du prétoire du juge à l’égard des contrats qui est contrebalancée par une réduction du niveau d’exigence de la légalité des contrats.
Une telle solution peut paraître constituer un recul au regard de la lente construction du contrôle du juge administratif sur les actes de l’administration. En réalité, la prolifération des recours, des moyens et vices invocables mettait l’administration dans une situation pratique inconfortable. Sur un plan théorique, la violation de la légalité ne saurait être regardée, dans un Etat de droit comme une solution acceptable (B. Seiller, « L’illégalité sans l’annulation » AJDA 2004 p. 963 ; « Les validations préétablies », AJDA 2005 p. 2384 ; « L’illégalité externe, commode bouc émissaire », AJDA 2012 p. 1609).
Sur un plan pratique, l’unique sanction offerte au juge de la légalité, l’annulation (même partielle), apparaît parfois comme sévère surtout lorsqu’en pratique l’intérêt général fera obstacle à ce qu’il soit procédé à la résiliation du contrat. Il y a donc du réalisme dans la solution retenue, le juge administratif peut adapter la sanction prononcée à l’égard du contrat, du comportement des parties et suivant la gravité du vice constaté.
C’est d’ailleurs la volonté affichée du législateur (ordonnance du 18 juillet 2013 précitée) et du Conseil d’Etat, au travers des ses rapports (Conseil d’Etat, Le rescrit : sécuriser les initiatives et les projets, La documentation française, 2014, 202 p.), de sécuriser les actes et chaînes de décisions. La moralité administrative n’en sortira pas forcément grandie mais cela permettra de limiter les incidences pécuniaires pour la collectivité en cas d’annulation d’un contrat et d’améliorer l’efficacité de l’action publique.
2°) L’unité retrouvée des recours contractuels
La solution portée par la décision Tarn-et-Garonne, par la généralité des termes retenus par le Conseil d’Etat dans ses motifset par son articulation avec la jurisprudence en la matière, permet de reformer une unité des recours contractuels qui avait été mise à mal avec les réformes de la période 1870-1890. Initié par la jurisprudence Tropic, celle-ci permet d’améliorer la lisibilité du contrôle du juge alors que les solutions les plus récentes ne se caractérisaient pas par leur intelligibilité (Ph. Rees, « Etat des lieux du droit du contentieux de la validité des contrats de l commande publique », Contrats Marchés publics, n° 1‑2010, étude n° 1).
a) L’achèvement du mouvement initié par la décision « Tropic travaux signalisation »
Le juge naturel du contrat est le juge du plein contentieux compte tenu des intérêts en présence, de la faculté de prendre en compte des éléments autres que ceux tirés de la légalité, et de leur portée patrimoniale. Il était donc illogique que le juge de l’excès de pouvoir ait à connaître de contentieux contractuels d’une manière directe ou indirecte.
En effet, le fondement du contrat demeure le consensualisme et le juge du plein contentieux, qui dispose d’une large marge d’appréciation peut notamment substituer sa propre appréciation à celle des parties, semblait tout naturellement celui qui pouvait le plus aisément intervenir en la matière eu égard à son office et à ses pouvoirs.
La décision Société Tropic travaux signalisation (Conseil d’Etat, Assemblée, 16 juillet 2007, Société Tropic travaux signalisation, op. cit.) a initié un mouvement de refondation du contentieux contractuel. Le déféré préfectoral y a été ensuite intégré (Conseil d’Etat, SSR., 23 décembre 2011, Ministre de l’Intérieur, op. cit.) ainsi que les recours contractuels initiés par les parties (Conseil d’Etat, Assemblée, 28 décembre 2009, Commune de Béziers, op. cit. ; Conseil d’Etat, Section, 21 mars 2011, Commune de Béziers, op. cit.). Le revirement opéré par l’arrêt Département du Tarn-et-Garonne permet donc d’unifier les recours contre les contrats dans un cadre processuel unique.
Le juge du contrat dispose désormais, hormis dans les cas du recours pour excès de pouvoir contre les clauses réglementaires et des référés précontractuels et post-contractuel, d’une grille de lecture unifiée qui va faciliter l’appréhension de son contrôle tant par les tiers que par l’administration elle-même.
Cela implique la fermeture du recours contre les actes détachables lorsque le recours Tarn-et-garonnais est possible. Or ce dernier recours est désormais ouvert à tout tiers intéressé (il lui appartiendra cependant d’exciper puis de justifier de son intérêt lui donnant qualité pour agir mais cette solution n’est pas propre au plein contentieux) à l’encontre de tout contrat ou acte qui y est lié et qui n’en n’est plus détachable.
La notion de « tiers intéressé » n’est pas encore définie avec précision, mais il semble qu’elle puisse regrouper l’ensemble des cas pour lesquels les recours sont actuellement ouverts. Le recours pour excès de pouvoir, dont la mort est régulièrement annoncée (M. Hauriou, obs. sous CE, 29 novembre 1912, Boussuge, concl. Blum Rec. p. 1128 in S.1914.III.33 ; S.‑J. Lieber et D. Botteghi, « L’étoile du recours pour excès de pouvoir pâlirait-elle encore ? », AJDA 2009 p. 583), voit donc une importante part de son domaine de prédilection disparaître.
b) Un contrôle du juge à la lisibilité améliorée.
Il résulte du revirement opéré que désormais le contrôle que le juge exerce sur la conclusion et la validité des contrats est unifié. Ceci est important car cela signifie que le juge disposera du même office et des mêmes moyens d’action quelque soit la qualité de la personne qui le saisit. Cela participe à la lisibilité de l’action du juge qui agit ici comme régulateur de l’action administrative à un double titre.
D’une part, les procédures de référés précontractuel et post-contractuel d’inspiration européenne visent à une sanction immédiate des manquements aux obligations de mise en concurrence et de publicité de l’accès à la commande publique. Il s’agit là de recours « cliniques » qui doivent intervenir avant que le contrat ne soit pleinement mis en œuvre.
D’autre part, le juge du contrat peut sanctionner ces derniers du fait des graves vices qui les entachent ou de l’atteinte à un intérêt du requérant. Ce mode d’intervention peut se doubler d’une instance de référé-suspension (article L.521‑1 du code de justice administrative) comme cela avait été initié par l’arrêt Tropic.
Ceci permet au juge administratif d’intervenir en deux temps : une action immédiate lors de la conclusion du contrat par la voie des référés qui visent à sanctionner les manquements aux règles d’accès à la commande publique et certaines des illégalités les plus flagrantes puis une action de fond qui permet de sanctionner, avec une marge d’appréciation conséquente, les vices qui lèsent les intérêts du requérant.
B. Le problème de la sécurité juridique liée à la création d’un nouveau recours
Depuis les décisions KPMG (Conseil d’Etat, Assemblée, 24 mars 2006, Société KPMG et autres, requête numéro 288460, rec. p. 154, GAJA n° 111) et Société Tropic travaux signalisation (Conseil d’Etat, Assemblée, 16 juillet 2007, Société Tropic travaux signalisation, op. cit.), le Conseil d’Etat apporte à la sécurité juridique une attention accrue, qui se manifeste dans la recherche de solutions coordonnées et cohérentes même lorsque les textes différent, et qui est présente dans la volonté de préciser les conditions dans lesquelles les évolutions et les revirement de jurisprudence doivent être appliquées dans le temps.
1°) Une unité processuelle du contentieux contractuel
L’unité retrouvée du contentieux contractuel permet aux justiciables et à l’administration de déterminer avec une meilleure prévisibilité les modalités suivant lesquelles le juge va intervenir et cela indépendamment de la voie suivie qui n’est pas, par principe, décidée par les cocontractants mais par le requérant et donc ici un tiers.
a) Un contrôle plus prévisible du juge
Ce rattachement au plein contentieux permet en réalité de clarifier le contrôle du juge.
En effet, le juge de l’excès de pouvoir sanctionnait traditionnellement tout vice par l’annulation intégrale et les défenseurs n’avaient que peu de moyens en défense pour contrer cela (quand bien même l’illégalité résultait de l’action d’un tiers) jusqu’à la survenance de la jurisprudence Danthony (Conseil d’Etat, Assemblée, 23 décembre 2011, Danthony, op. cit. ; CE Sect., 23 décembre 2011, Danthony, op. cit.),.
Le juge du contrat, dans le cadre du recours Tropic, a pu façonner sa jurisprudence sur les vices susceptibles de prospérer. Or celle-ci devait servir de socle pour déterminer les lignes directrices de la jurisprudence future liée au recours Tarn-et-garonnais.
La faculté de ne pas sanctionner tous les vices par l’annulation permet à l’administration de ne pas appréhender le contrôle du juge sur les contrats comme étant propre à mettre à mal son action et à justifier une paralysie de son action.
En effet, les recours contractuels sont encadrés, y compris en matière de travaux public, dans un délai de 2 mois. Ce délai, issu d’une application extensive du délai de droit commun (article R.421‑1 du code de justice administrative), est cependant conditionné à ce que l’administration procède aux mesures de publicité requises suivant le contrat en question (cf. article R.421‑5 du code de justice administrative). Il y a donc une possibilité pour la personne publique contractante de sécuriser ses conventions et de « purger » les possibilités de recours en usant des modes de publicité adéquats qui sont prévus par les dispositions relatives aux contrats de la commande publique notamment par la publication des avis d’attributions.
b) Une présence optimisée du juge auprès de l’administration
Il résulte de ces évolutions que l’administration se trouve désormais dans une situation où le contrôle opéré par le juge lui est favorable sur le fond tout en étant plus ouvert sur la forme.
Sur le fond, le juge peut directement interférer sur le contrat et sur la situation des parties. Cependant, la modulation des effets de la sanction des vices, en particulier dans le cadre de l’examen des vices non substantiels, confère à l’administration la faculté de ne pas voir sanctionner ses irrégularités les plus légères par des solutions extrêmes comme la nullité de ses actes
C’est en réalité une redéfinition du rôle du juge dans l’accompagnement des personnes publiques dans leurs démarches contractuelles qui s’opère car si « Juger l’administration, c’est encore administrer », juger un contrat, c’est nécessairement encore contracter.
En effet, le rôle traditionnel du juge administratif est double. S’il est un gardien de la légalité administrative, il est également un gardien de l’intérêt général. Or, force est de constater que les solutions anciennes n’étaient que partiellement satisfaisantes. La systématisation de la possibilité de provoquer des mesures de régularisation ou de ne pas remettre en cause les situations passées au nom d’une stabilité et d’une loyauté des relations contractuelles sécurise donc la démarche de l’administration.
La subjectivisation des moyens invocables dans le cadre d’un recours contractuel est certes regrettable, mais il convient de rappeler que cela n’est pas opposable aux parties, au représentant de l’Etat ou aux membres des organes délibérants concernés comme le précise l’obiter dictum de l’Assemblée du contentieux. Seules les personnes ayant un intérêt spécial pourront ainsi discuter de l’intégralité des vices invocables. Autrement dit, le recours pour excès de pouvoir, qui est un recours d’ordre public (Conseil d’Etat, Assemblée, 17 février 1950, Ministre de l’Agriculture c. Dame Lamotte, rec. p. 110, GAJA n° 60), n’est pas pour autant une action populaire et les autres tiers n’ont pas forcément vocation à assurer, au nom de tous, la sauvegarde de la légalité devant le juge. Ce raisonnement est ici transposé à l’égard des moyens invocables.
Ce « recentrage » du rôle du juge est l’objet d’attentions soutenues des autorités publiques car la large ouverture du prétoire administratif a, parfois, des effets pervers notamment en matière d’urbanisme (D. Labetoulle (dir.), Construction et droit au recours : pour un meilleur équilibre, 25 avril 2013, 40 p.). Il était donc incontestablement dans un mouvement jurisprudentiel d’ensemble qui tend à moduler la réponse juridictionnelle afin de ne sanctionner que les irrégularités les plus graves.
2°) La modulation de l’entrée en vigueur du revirement de jurisprudence
Si depuis la décision KPMG (Conseil d’Etat, Assemblée, 24 mars 2006, Société KPMG et autres, requête numéro 288460, op. cit.), le Conseil d’Etat se montre attaché à la sécurité juridique, il a pris le soin en conséquence de moduler expressément l’entrée en vigueur du revirement de jurisprudence opéré afin de contourner la règle suivant laquelle les règles de procédure ont vocation à une application immédiate y compris devant les instance pendantes.
a) Une modulation dans le temps du revirement de jurisprudence
Le Conseil d’Etat prend le soin de préciser les conditions dans lesquelles le revirement opéré entrera en vigueur. Cette question était ici incidente mais néanmoins requise pour statuer sur le pourvoi formé par le département du Tarn-et-Garonne.
En effet, si le recours des tiers aurait dû être formé dès l’origine suivant les règles et formes régissant le plein contentieux, alors les conclusions d’excès de pouvoir dirigé contre les actes détachables étaient irrecevables dès l’origine. Cela aurait impliqué la cassation de l’arrêt de la Cour administrative d’appel de Bordeaux et l’annulation pour irrégularité du jugement du Tribunal administratif de Toulouse puisque les règles de compétence et de recevabilité sont d’ordre public et auraient été méconnues.
Mais une telle solution implique une opiniâtreté du requérant qui doit espérer un revirement de jurisprudence avant même l’engagement d’une action devant les premiers juges. Si cela est parfois envisagé par le juge administratif (cf. CAA Marseille, 4 septembre 2007, Bouscaren, requête numéro 05MA00694, inédit au recueil), cela semble être de nature à méconnaître les principes issus de la Convention européenne des droits de l’Homme. En effet, au regard d’une jurisprudence interne bien établie, l’utilisation d’une voie de droit dans l’hypothèse espérée d’un revirement du juge suprême n’est pas considérée comme garantissant le droit au recours (Cour EDH, 29 novembre 1991, Pine valley development Ltd et autres c. Irlande ; Cour EDH, 16 avril 2002, Société Dangeville c. France).
Il était donc requis pour le traitement du pourvoi et nécessaire pour les tiers de préciser les modalités d’entrée en vigueur du recours « Tarn-et-Garonne ». Si le recours pour excès de pouvoir formé par un tiers à l’encontre d’un acte détachable d’un contrat est désormais irrecevable, tel n’était pas le cas avant le 4 avril 2014. Or, au cas présent, la demande présentée par M. Bonhome devant les premiers juges a été nécessairement enregistrée au greffe du Tribunal administratif de Toulouse avant cette date. Nulle irrecevabilité ne pouvait donc être relevée d’office au détriment du requérant et le surplus des conclusions du pourvoi se devait d’être jugé par le Conseil d’Etat.
b) Une modulation dans l’articulation entre les voies de droit qui ne peut préjudicier au justiciable
Le juge administratif a très tôt admis qu’il était possible de combiner dans une même requête des conclusions d’excès de pouvoir et de pleine juridiction (Conseil d’Etat, 31 mars 1911, Blanc et autres, rec. p. 407, note M. Hauriou, S.1912.III.129) sous la seule de réserve de respecter, pour chaque type de conclusions, les règles de procédure qui leurs sont applicables.
Par voie de conséquence, si un requérant a déjà formé des conclusions aux fins d’annulation du contrat par anticipation (ou par méprise !), celles-ci pourront être parfaitement jugées. Il en sera de même des recours formés suivant l’ancienne formule et qui demeurent pendants. Ceci s’appliquera également dans le cadre de l’exercice des voies de recours devant le juge d’appel puis de cassation. Autrement dit, l’entrée en vigueur du recours Tarn-et-garonnais ne peut nuire aux requérants qui ont déjà introduit un recours recevable au regard des règles applicables à la date de son enregistrement.
Devant les juges du fond, les règles régissant l’introduction des instances de plein contentieux ou d’excès de pouvoir sont très proches hormis l’obligation du ministère d’avocat qui s’impose normalement en plein contentieux (article R.431‑2 du code de justice administrative).
Mais il est prévu par l’article R.431‑3 du code de justice administrative que la règle du ministère d’avocat ne s’applique pas devant un Tribunal administratif pour certains litiges contractuels. Sont ainsi concernés les « litiges en matière de travaux publics, de contrats relatifs au domaine public (…), [les] litiges d’ordre individuel concernant les (…) agents de l’Etat et des autres personnes ou collectivités publiques (…) [et les] litiges dans lesquels le défendeur est une collectivité territoriale, un établissement public en relevant ou un établissement public de santé ».
Il en résulte que l’obligation du ministère d’avocat ne sera présente en première instance que pour les litiges contractuels dirigés contre l’Etat ou ses établissements publics ce qui a sûrement été pris en compte par l’Assemblée du contentieux au titre de la proximité entre les actions. Cette différenciation de traitement peut paraître regrettable sur le plan de l’opportunité mais il n’appartient qu’au pouvoir réglementaire d’y remédier et non aux formations contentieuses.
Ce n’est, en réalité, que la simple prolongation de la différenciation qu’opère le juge administratif dans l’appréciation de l’intérêt à agir. En effet, si le contribuable local peut attaquer les actes ayant une incidence budgétaire sur la collectivité (Conseil d’Etat, 29 mars 1901, Casanova, requête numéro 94580, rec. p. 333, note M. Hauriou S.1901.III.73, GAJA n° 8) tel n’est pas le cas du contribuable d’Etat (Conseil d’Etat, 13 février 1930, Dufour, rec. p. 176).
Il est donc plausible que l’on observe une vague de régularisations pour les requêtes qui seraient formées dans les premiers mois des recours « Tarn-et-garonnais ». Toutefois, la bienveillance du juge administratif sera probable pour requalifier les conclusions formulées au titre de l’excès de pouvoir en conclusions aux fins d’annulation du contrat mais ceci ne constitue pas une obligation. Il ne s’agit que du simple prolongement de son approche globale de la sécurité juridique au profit des justifiables.
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