190. POUVOIR DISCRÉTIONNAIRE DE L’ADMINISTRATION ET DROITS PUBLICS SUBJECTIFS : NOTIONS CENTRALES DE LA CULTURE JURIDIQUE ALLEMANDE. – Que l’action de l’administration soit enfermée dans certaines limites découle logiquement d’une conception souple de la séparation des pouvoirs et n’étonne pas l’observateur français. Pour la CCF, le sens de la séparation des pouvoirs réside précisément en ceci que « les organes du législatif, de l’exécutif et du judiciaire se contrôlent et se limitent mutuellement, afin de tempérer la puissance de l’Etat et protéger la liberté de l’individu » (BVerfGE 9, 268 [279] II). L’activité du gouvernement et de l’administration est donc non seulement soumise à la loi et au droit, ce qui implique qu’elle soit encadrée par la volonté du législateur sous le contrôle du juge, elle doit également trouver ses limites dans les droits que le système juridique confère à l’individu et dont la disposition de l’article 19 IV LF permet une protection juridictionnelle étendue.
Les deux notions de pouvoir discrétionnaire de l’administration et de droits publics subjectifs de l’administré rendent traditionnellement compte de ce double encadrement. Ce caractère traditionnel ne doit toutefois pas celer que leur contenu s’est profondément modifié et leur effet renforcé depuis la naissance de la République fédérale. S’interrogeant en 1966 sur la place de l’administration dans la trinité des pouvoirs, E. Forsthoff ne pouvait qu’exprimer son désarroi devant une « évolution qui touche les fondements mêmes de la notion traditionnelle d’Etat » (Forsthoff 1969, p. 141). Le maître de Heidelberg imputait précisément cette « transformation structurelle » au développement considérable de la protection juridictionnelle du fait de la présence de l’article 19 IV dans la Loi fondamentale, qui a entraîné une réduction non moins considérable du pouvoir discrétionnaire et donc de l’autonomie de l’administration.
Dans leur compréhension contemporaine, pouvoir discrétionnaire de l’administration et droits publics subjectifs sont deux notions dont l’usage complique la compréhension entre juristes français et allemands : le pouvoir discrétionnaire, parce que sous une terminologie et avec des conséquences finalement proches de celles du droit français, la problématique allemande diffère fort de la française ; la notion de droit public subjectif, car étant progressivement sortie d’usage en France depuis les années trente, il est difficile à un juriste français de percevoir à quel point elle structure la culture juridique allemande.
Section I – Le pouvoir discrétionnaire d’une administration servante du législateur sous le contrôle du juge
191. PRÉGNANCE DE LA SUBSOMPTION. – L’approche du pouvoir discrétionnaire de l’administration par le droit allemand ne peut être comprise qu’à partir d’une démarche profondément enracinée dans la culture juridique de ce pays : la subsomption. Inconnue du vocabulaire Capitant et de la majeure partie des juristes français, la subsomption occupe dans le processus d’acculturation du juriste allemand débutant sensiblement la même place que l’apprentissage de la technique du plan en deux parties pour un étudiant en droit français. Il n’est donc pas étonnant qu’un juriste français ignore tout autant la subsomption qu’un juriste allemand l’utilité d’un plan en deux parties.
La subsomption ne constitue que l’une des étapes d’une démarche syllogistique (Cf. Cl. Witz, Droit privé allemand, t. I, p. 480) classique :
a.majeure : soit une norme juridique complète prévoyant qu’à certains faits juridiques prévus par la norme (Tatbestand) s’attache la conséquence juridique (Rechtsfolge) prévue par la même norme ;
b.mineure : soit les faits de l’espèce (Sachverhalt/Tatsache) ;
c.conclusion : si les faits de l’espèce se laissent bien subsumer dans l’énoncé des faits prévus par la norme (autrement dit : s’ils sont rattachable à la condition de fait prévue par la norme), comme un élément d’un ensemble rentre dans cet ensemble, alors la conséquence juridique s’impose en conclusion …
d…. à moins qu’une autre règle, spécifique, permette dans la situation particulière de faire échec à la conséquence énoncée dans la majeure ; l’applicabilité de cette règle d’exception doit alors être vérifiée selon le même schéma de raisonnement.
Cette démarche est appliquée dans toutes les branches du droit allemand. Enseignée dès les séminaires des premiers semestres d’enseignement, le contrôle de sa maîtrise forme souvent l’ossature du grand oral au premier examen d’Etat.
192. MARGE D’APPRÉCIATION ET DISCRÉTIONNARITÉ.- Pour la compréhension de la problématique du pouvoir discrétionnaire de l’administration en droit allemand, on retiendra deux éléments particuliers de la démarche générale de subsomption :
-d’abord, que les faits de l’espèce (Sachverhalt/Tatsache) ne s’identifient pas naturellement aux faits prévus par la norme (Tatbestand) ; il faut procéder à une saisie des faits par le droit, vérifier point par point que la subsomption est possible, et ce n’est qu’alors que s’impose la conséquence juridique. Autrement dit : il y a entre Sachverhalt/Tatsache et Tatbestand la distance qui dans la jurisprudence du Conseil d’Etat français sépare les faits matériellement exacts des faits juridiquement qualifiés, déclencheurs de la conséquence juridique prévue dans la majeure ;
-ensuite, que la structure duale, conditionnelle, de la majeure (si Tatbestand, alors Rechtsfolge) impose d’envisager à chacun des deux niveaux la question de la liberté de l’administration.
Le droit allemand n’envisage d’ailleurs pas cette liberté de la même manière, ni selon la même terminologie, dans l’un et l’autre cas :
-Sur le versant des faits (Tatbestand, faits juridiquement qualifiés) le principe est que l’administration est liée par la définition du Tatbestand par le législateur. En cas d’incertitude sur le sens des formules législatives définissant les faits, c’est en dernière analyse au juge et à lui seul, qu’il incombe de réduire cette incertitude en donnant un contenu plus concret à l’énoncé des conditions de déclenchement de la conséquence juridique. Exceptionnellement, dans certaines matières, la jurisprudence reconnaît toutefois à l’administration une marge d’appréciation des faits (Beurteilungsspielraum) qui restreint alors d’autant le contrôle du juge. Cette marge d’appréciation n’a toutefois rien à voir avec l’exercice d’un choix discrétionnaire par l’administration.
-La discrétionnarité de l’administration (Verwaltungsermessen) ne peut se découvrir que sur le versant de la conséquence juridique à tirer des faits : il y a discrétionnarité si et dans la mesure où la décision de l’administration s’inscrit dans un choix ouvert par le législateur, qui n’a pas réduit à une seule les conséquences à tirer des faits juridiquement qualifiés.
I | AU PREMIER TEMPS DE LA SUBSOMPTION : LA QUALIFICATION JURIDIQUE DES FAITS ÉCHAPPE EN PRINCIPE AU LIBRE ARBITRE DE L’ADMINISTRATION
193. LE PRINCIPE DE L’ENTIER CONTRÔLE DU JUGE. – Dans un Etat de droit, la légalité de l’action administrative impose idéalement qu’aucune hésitation ne doit pouvoir intervenir dans la démarche de subsomption des faits matériels sous l’énoncé des faits dans le texte de la norme législative. La qualification juridique des faits devrait être une opération purement logique, excluant toute marge d’appréciation de l’autorité administrative. Corollaire de cette situation dans laquelle l’administration est strictement exécutrice : le juge administratif exerce son plein contrôle sur la qualification juridique des faits.
A – La concrétisation des concepts juridiques indéterminés par le juge
194. L’INÉVITABLE RECOURS À DES CONCEPTS JURIDIQUES INDÉTERMINÉS. – Il n’est pas rare en pratique que le langage de la norme soit vague, imprécis, indéterminé. Faute du législateur, toujours radicalement incompatible avec la précision requise par l’Etat de droit ? La CCF a dû constater qu’il est des domaines où il est vain d’exiger du législateur que « sa réglementation écarte avec une absolue certitude toute mise en péril des droits fondamentaux » sauf par exemple « à méconnaître les limites de la capacité du savoir humain et attendre de l’Etat qu’il bannisse toute autorisation de faire usage de la technique » (à propos des surgénérateurs : BVerfGE 49, 89 [143] II). L’indétermination des concepts utilisés pour décrire les faits dans la majeure du syllogisme peut donc être inévitable, la limite de l’indétermination étant toutefois apportée par le principe constitutionnel de réserve de la loi, qui impose que « le législateur fixe lui-même ceux des éléments décisifs de la réglementation qui portent substantiellement atteinte aux droits et à l’égalité des citoyens, et n’abandonne pas ce soin à l’action de l’administration (BVerfGE 56, 1 [13 et s.] I).
Dans ces limites, l’usage de concepts juridiques indéterminés (unbestimmter Rechtsbegriff) reste constitutionnel. Les exemples de tels concepts sont bien connus, dans toutes les branches du droit : ordre et sécurité publics, besoin, fiabilité, compétence, aptitude, bonne foi, … Leur usage en droit administratif pose un problème particulier, à savoir celui de la concurrence de deux organes publics pour en préciser le sens dans une situation particulière : administration ou juge administratif ? Autrement dit : quelle va être l’intensité du contrôle (Kontrolldichte) exercé par le juge sur l’inévitable attribution d’un sens concret au concept juridique indéterminé au moment ou celui-ci est utilisé dans la qualification juridique des faits par l’autorité administrative ? En droit privé ou en droit pénal, le problème ne se pose pas dans les mêmes termes, puisque l’intervention du juge civil ou du juge pénal n’est pas précédée de celle d’un autre organe de l’Etat.
195. LE PLEIN CONTRÔLE DU JUGE SUR LA QUALIFICATION JURIDIQUE ET L’ARTICLE 19 IV LF. – En dépit des sollicitations de représentants éminents de la doctrine, comme MM. Bachof (JZ 1955, p. 97 et s.) ou Ule (théorie de l’opinion soutenable – Vertretbarkeit -, in : Mélanges W. Jellinek 1955, p. 309 et s.) qui font valoir qu’il est indispensable de reconnaître une marge d’appréciation à l’administration (Beurteilungsspielraum), ne serait-ce que parce qu’elle est plus proche qu’aucun juge de la vie administrative concrète, la jurisprudence de la CFA n’a jamais dévié du principe selon lequel la mise en oeuvre par l’administration de concepts juridiques indéterminés ne fait pas obstacle à la plénitude du contrôle juridictionnel (volle gerichtliche Überprüfbarkeit) ; dans une jurisprudence fournie (cf. Maurer, chap. 7, nº 35), le juriste français peut relever une décision soeur de l’arrêt Gomel, portant sur le caractère de monument historique d’un bâtiment (BVerwGE 24, 60 [63 et s.]).
Cette plénitude du contrôle juridictionnel est généralement expliquée par la combinaison de deux règles constitutionnelles : d’une part l’égale soumission de l’exécutif et du judiciaire à la loi et au droit (art. 20 III LF), d’autre part la garantie de l’article 19 IV 1 LF, selon laquelle quiconque est lésé dans ses droits par la puissance publique dispose d’un recours juridictionnel. La première place sur le même plan l’administration et son juge ; la seconde justifie toutefois que le dernier mot soit habituellement donné au juge, dans l’intérêt de la protection optimale des droits de l’administré. La garantie du recours juridictionnel fait obstacle à ce que l’administration dispose du dernier mot dans la qualification juridique des faits ; on ajoute parfois que la détermination du sens concret d’un concept juridique intéderminé est une question de droit qui incombe tout autant à l’administration qu’au juge, et qu’il n’est donc pas possible d’en laisser la responsabilité à la seule administration.
Ceci dit, on n’aura garde d’oublier que la responsabilité de la détermination du sens concret d’une règle de droit ne concerne pas uniquement le binôme administration/juge, mais le triangle législateur/administration/juge. La plénitude de la compétence du juge, que l’on peut tirer de l’article 19 IV LF, ne s’impose qu’aussi longtemps que la norme législative n’habilite pas l’administration à opérer elle-même dans un cas d’espèce la qualification des faits au regard d’un concept juridique indéterminé.
B – Sauf dans les domaines où une marge d’appréciation de l’administration est considérée comme incontournable
Il existe précisément une série d’hypothèses d’admission a)d’une marge d’appréciation administrative restreignant d’autant l’intensité du contrôle juridictionnel. Les plus anciennes concernent les décisions des autorités chargées d’examiner les prestations et aptitudes ou autres qualités de personnes ; ce groupe peut s’appuyer sur la formule du § 2 III, 2º tiret VwVfG qui, en renvoyant entre autres au § 40 de la même loi, confie indirectement un pouvoir d’appréciation à l’administration. La jurisprudence a également reconnu l’existence d’une telle marge d’appréciation lorsqu’un jugement de valeur est porté par des experts ou commissions indépendants, ou lorsque la décision se fonde sur une appréciation à caractère de pronostic.
196. DÉCISIONS EN MATIÈRE D’EXAMEN. – La jurisprudence a toujours admis qu’enseignants et examinateurs disposent d’un pouvoir d’appréciation propre, en leurs compétences et conscience. Dès une première affaire portant sur une décision d’admission dans une classe supérieure, la Cour fédérale administrative justifiait les limitations du contrôle juridictionnel à la fois par l’inévitable relativité des notations (le juge ne pourrait pas reconstituer le processus de mise en relation des connaissance du candidat avec celles des autres candidats) et par le fait que le tribunal ne peut prétendre à une compétence technique aussi diversifiée et complète que celle d’un jury (BVerwGE 8, 272 [273 et s.], non-admission en classe supérieure). Dès lors, le contrôle juridictionnel ne peut être restreint qu’à quelques éléments : respect des règles de procédure, exactitude matérielle des faits, absence de prise en considération d’éléments étrangers à l’examen, respect des critères d’appréciation généralement admis. La marge d’appréciation a toutefois été réduite depuis deux arrêts du 17 avril 1991 de la Cour constitutionnelle fédérale, en considération du fait que les décisions d’examen ont des conséquences sur l’exercice d’un droit fondamental protégé par l’article 12 I LF, à savoir l’accès à la profession de son choix. Dès lors, le juge doit pouvoir opérer un contrôle minimal sur le contenu même des prestations du candidat, « garantir que des réponses défendables et des solutions fondées sur des arguments de poids n’ont pas été considérées comme inexactes, avec la conséquence que le candidat a échoué à l’examen » (BVerfGE 84, 34 [59] I) ; il en résulte que, sans s’immiscer dans l’appréciation de la valeur relative des copies, ce qui porterait atteinte à l’égalité qu’apporte l’unité de jury, le juge doit pouvoir contrôler le caractère défendable de la solution présentée par le candidat, éventuellement en recourant à l’aide d’experts.
197. APPRÉCIATIONS DU SUPÉRIEUR HIÉRARCHIQUE. – Les appréciations portées sur l’aptitude, la capacité et la qualification professionnelle d’un agent public (Eignung, Befähigung, fachliche Leistung) sont aussi subjectives que les appréciations en matière d’examen (BVerwGE 15, 39 [40] ; BVerwGE 21, 127, appréciation sur la manière de servir) ; seul le supérieur hiérarchique est en mesure d’apprécier correctement dans quelle mesure l’agent est capable d’exercer ses fonctions. Le juge ne peut substituer son appréciation à celle du supérieur hiérarchique. Le principe a été maintenu, même à propos de décisions de non-recrutement dans la fonction publique, dans un cas donc où l’on aurait pu penser que l’article 12 I LF avait vocation à limiter la capacité de l’administration à effectuer un pronostic sur la fidélité d’un candidat fonctionnaire à l’ordre constitutionnel (BVerwGE 61, 176 [186], fidélité à la constitution).
198. JUGEMENTS DE VALEUR PORTÉS PAR DES COMMISSIONS ET EXPERTS INDÉPENDANTS. – La même liberté d’appréciation est reconnue aux organismes indépendants et libres, de composition pluraliste, appelés à porter des jugements de valeur artistique, morale ou pédagogique : attribution d’une subvention à un film, classement d’un spectacle ou d’une publication dangereuse pour la jeunesse (BVerwGE 39, 197 [203]), etc. De telles appréciations sont autant de pronostics insusceptibles de justification entièrement rationnelle. La limitation du contrôle du juge se justifie alors par la composition de l’organisme : caractère collégial, compétence présumée de ses membres, caractère représentatif de la société, qui garantit l’indépendance de la décision mieux que ne pourrait le faire le seul tribunal.
La jurisprudence récente de la Cour constitutionnelle fédérale a toutefois élargi le contrôle juridictionnel, dans la mesure où la décision d’une telle commission peut toucher à un droit fondamental reconnu par la constitution. Dans l’affaire Josefine Mutzenbacher (BVerfGE 83, 130 I), la Cour constitutionnelle a rappelé que l’indexation (« dangereux pour la jeunesse ») des mémoires d’une prostituée viennoise devait pouvoir être contrôlée par le juge, dans la mesure où elle met en cause la liberté de l’expression artistique garantie par l’article 5 III LF : « le contrôle des appréciations est possible et nécessaire. Les tribunaux ne doivent pas réduire leur examen de la compatibilité de l’indexation avec la liberté de l’art, en reconnaissant à l’Office fédéral de contrôle une marge d’appréciation qui restreindrait le contrôle juridictionnel. Ceci serait incompatible avec l’obligation qui découle directement de l’article 5 III LF de mettre en concordance des biens contradictoires de même rang constitutionnel ». La doctrine est encore divisée sur les conséquences de cette décision.
199. LES DÉCISIONS REPOSANT SUR UN PRONOSTIC OU UNE ÉVALUATION DE RISQUES. – Fréquentes en matière économique, ces décisions semblent également ne pouvoir faire l’objet que d’un contrôle restreint du juge, sur la procédure, la matérialité des faits, la prise en considération de l’ensemble des points de vue pertinents et l’absence d’erreur manifeste (« erkennbar fehlerhaft ») dans l’établissement du pronostic (S’agissant par ex. d’un pronostic relatif aux effets économiques sur la profession de l’attribution d’une licence de voiture de remise, BVerwG DVBl 1982, 301 [303]).
200. CONTENU DU CONTRÔLE RESTREINT SUR LA MARGE D’APPRÉCIATION DE L’ADMINISTRATION. – La doctrine a proposé diverses présentations systématiques des objets du contrôle juridictionnel dans les cas où une marge d’appréciation est reconnue à l’administration. Cinq éléments peuvent être retenus, qui servent habituellement de check-list à l’administration pour éprouver la légalité de son action :
-l’administration s’est-elle fondée sur un examen complet et pertinent des faits ?
-les principes généraux (notamment : égalité, adéquation) ont-ils été respectés ?
-la procédure requise a-t-elle été suivie ?
-n’a-t-on pas fait usage de considération arbitraires ou étrangères à l’affaire ?
-a-t-on respecté les limites de la marge d’appréciation ?
II | AU SECOND TEMPS DE LA SUBSOMPTION : L’ÉVENTUEL POUVOIR DISCRÉTIONNAIRE
201. LA DÉFINITION DE LA DISCRÉTIONNARITÉ (Ermessen). – La notion de pouvoir discrétionnaire apparaît au § 40 de la loi sur la procédure administrative non contentieuse (« Si l’autorité administrative est autorisée à agir dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire, elle doit en faire usage conformément à la finalité de l’autorisation, et respecter les limites légales de la discrétionnarité ») ainsi qu’au § 114 de la loi sur la juridiction administrative (« Dans la mesure où l’autorité administrative est autorisée à agir discrétionnairement, le tribunal examine également si l’acte administratif individuel ou le refus ou l’abstention de l’édicter est irrégulier pour cause de franchissement des marges légales de la discrétionnarité ou d’un usage de cette discrétionnarité non conforme au but visé par l’autorisation »).
En l’absence de définition légale de la notion, on peut retenir celle de la Cour fédérale administrative : « l’usage de la discrétionnarité est caractérisé par le fait que l’autorité administrative compétente aurait pu tout aussi bien prendre une autre décision, dans le respect du droit » (BVerwGE 62, 230 [241]). En pratique, on repèrera que l’administration est autorisée à agir dans l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire lorsqu’après l’énoncé des faits, la règle de droit utilise une formule ouvrant à l’administration la possibilité grammaticale de choisir une conséquence juridique parmi plusieurs : « l’administration peut (kann), est autorisée à (darf), a le droit de (ist berechtigt), … » ; plus rarement, la norme dispose que l’administration est habilitée à agir « en due discrétionnarité » (nach pflichtgemäßem Ermessen) ou utilise l’auxiliaire soll (« doit normalement »), ce qui constitue le degré le plus faible de discrétionnarité, car cette formule ne permet qu’à titre exceptionnel de tirer des faits juridiquement qualifiés une conséquence de droit autre que celle énoncée, en sorte que le choix de l’administration est largement prédéterminé. On distingue également la discrétionnarité de décider (Entschließungsermessen : l’administration peut décider en opportunité d’intervenir, i. e. de tirer ou non la conséquence juridique énoncée) et la discrétionnarité dans le choix (Auswahlermessen : le choix porte sur le contenu de la conséquence juridique). Les deux formes peuvent se combiner ; ainsi, la plupart des lois de police des Länder disposent en termes voisins que l’autorité de police peut prendre les mesures nécessaires afin d’écarter dans un cas particulier un danger menaçant la sécurité publique. Le corollaire de l’existence de la discrétionnarité est que l’administré ne dispose d’aucun droit subjectif à obtenir de l’administration qu’elle prenne une décision particulière à l’intérieur du champ de discrétionnarité ouvert par la norme. Si toutefois la norme a parmi ses objets de protéger des intérêts individuels, on considère qu’elle confère un droit-réflexe à l’exercice correct de la discrétionnarité.
A – Le champ de la discrétionnarité
202. JUSTIFICATIONS DE LA DISCRÉTIONNARITÉ. – La discrétionnarité et l’opportunité ont longtemps été des caractéristiques de l’action administrative. Elles subsistent encore aujourd’hui lorsque cette action n’est, dans un domaine particulier, aucunement réglée par la loi ou lorsque la loi accorde elle-même un pouvoir discrétionnaire à l’administration.
Le système juridique allemand contemporain enserre étroitement la discrétionnarité, inséparable de l’Etat de droit mis en place en 1949, qui exige que l’action de l’administration soit suffisamment définie et limitée dans son contenu, son objet, sa finalité et son intensité, bref, qu’elle soit prévisible et calculable pour le citoyen. Ces exigences découlent de la combinaison du principe de légalité, du principe de séparation des pouvoirs et de l’exigence d’une protection juridictionnelle sans lacune (cf. BVerfGE 8, 274 [325 et s.] II, blocage des prix).
203. LA DUE DISCRÉTIONNARITÉ. – La reconnaissance d’un champ de discrétionnarité de l’administration dans le choix de la conséquence juridique à tirer des faits ne signifie pas que l’administration puisse se déterminer à son gré, sur des considérations subjectives, ou de manière arbitraire. Le § 40 de la loi sur la procédure administrative non contentieuse fixe les conditions d’exercice de la discrétionnarité, en imposant d’en faire un usage conforme à la finalité de l’autorisation et de respecter les limites fixées par la loi. Le pouvoir discrétionnaire doit donc être exercé « conformément au devoir », nach pflichtgemäßem Ermessen, une expression adverbiale qui évoque à la fois le due process of law et la bonne et due forme, et que l’on propose de rendre par l’expression de due discrétionnarité pour suggérer qu’il y a toujours du devoir dans cette discrétionnarité.
La due discrétionnarité suppose d’une part que les conditions légales de faits soient bien réunies et que la conséquence de droit qui est retenue rentre bien dans le champ de la discrétionnarité ouvert par la norme ; d’autre part, la conséquence retenue doit permettre d’atteindre l’objectif fixé par le législateur, tel que l’interprétation de la norme permet de préciser celui-ci, et correspondre à un équilibre équitable entre intérêts de la collectivité et intérêts individuels. Ainsi, le refus d’une permission de voirie concernant l’installation d’un point de vente sur la voie publique peut se fonder sur des considérations de sécurité et de fluidité de la circulation, mais non pas sur des considérations tenant à l’offre des marchandises ; la décision doit respecter par ailleurs les principes constitutionnels généraux, notamment égalité et proportionnalité. L’administration doit pouvoir exposer comment elle a tenu compte de ces aspects et « la motivation des décisions discrétionnaires doit (…) permettre d’identifier les points de vue qui ont guidé l’autorité administrative dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire » (§ 39 I 3 VwVfG). En pratique, l’exercice du pouvoir discrétionnaire est largement guidé par des dispositions internes à l’administration (Verwaltungsvorschriften, voir nº 149) ou par la pratique constante de l’autorité administrative, dont le principe d’égalité ne permet qu’exceptionnellement de dévier (principe de l’autoliaison de l’administration, Selbstbindung, voir nº 150).
204. LA RÉDUCTION DE LA DISCRÉTIONNARITÉ À ZÉRO (Ermessensreduzierung auf Null). – Lors de la mise en oeuvre concrète d’une disposition ouvrant le pouvoir discrétionnaire, il peut arriver que le champ de la discrétionnarité soit plus ou moins restreint, voire réduit à zéro, du fait de diverses contraintes. Ces contraintes peuvent naître, soit de la superposition au pouvoir discrétionnaire d’autres règles de droit dont le respect s’impose à l’administration, pour l’essentiel les droits fondamentaux ou d’autres principes de rang constitutionnel, soit des circonstances particulières de l’espèce. Le phénomène s’observe particulièrement en matière de police, lorsque l’intensité de la menace à l’ordre public (danger pour l’intégrité ou la vie de personnes, ou menace de dommages graves à la propriété) commande à l’autorité de police d’intervenir, et d’intervenir dans un sens déterminé. Dans le cas, où la discrétion est réduite à zéro, l’administré concerné peut, contrairement à la règle générale en matière de pouvoir discrétionnaire, exercer un recours juridictionnel tendant à contraindre l’administration à prendre la seule décision qui lui reste ouverte.
B – Les fautes relatives à l’exercice de la discrétionnarité
205. LE CONTRÔLE DU JUGE ADMINISTRATIF. – Le contrôle juridictionnel de la discrétionnarité est réglé par le § 114 de la loi sur la juridiction administrative : « Dans la mesure où l’autorité administrative est autorisée à agir discrétionnairement, le tribunal examine également si l’acte administratif individuel ou le refus ou l’abstention de l’édicter est irrégulier pour cause de franchissement des marges légales de la discrétionnarité ou d’un usage de cette discrétionnarité non conforme au but visé par l’autorisation ». Cette disposition n’ouvre le contrôle de la légalité que sur le respect des limites et de la finalité de l’action administrative ; elle ne permet pas d’annuler une décision sur la simple constatation qu’une autre décision aurait été « meilleure ». Autrement dit, le contrôle de la légalité de l’exercice du pouvoir discrétionnaire de l’administration ne peut permettre de substituer la discrétionnarité du juge à celle que la loi confie à l’administration.
Le contrôle du juge administratif sur la conformité de l’usage du pouvoir discrétionnaire à la finalité de l’autorisation législative passe par un contrôle des motifs de la décision. Si ceux-ci sont incorrects, le requérant ne peut obtenir dans le cadre d’une action tendant à l’émission d’un acte administratif individuel (Verpflichtungsklage) que l’administration soit tenue de prendre une décision déterminée, mais seulement de reprendre une décision correctement motivée (cf. § 113 V 2 VwGO).
206. TYPOLOGIE DES VICES DE LA DISCRÉTIONNARITÉ. – La typologie usuelle des fautes dans l’exercice du pouvoir discrétionnaire (Ermessensfehler) conduit à distinguer :
-Le déni de discrétionnarité, ou transgression négative des limites de la discrétionnarité, lorsque l’administration a pris une décision sans tenir compte du fait qu’elle disposait d’un pouvoir discrétionnaire (déni proprement dit, Ermessensnichtgebrauch) ou sans en tenir un compte suffisant (sous-utilisation, Ermessensunterschreitung). La faute tient au fait que l’octroi d’un pouvoir discrétionnaire impose à l’administration de réfléchir sur la manière dont elle fait usage du pouvoir de choix qui lui est ouvert.
-La transgression des limites de la discrétionnarité (Ermessensüberschreitung) constitue la faute inverse : l’administration opte pour une décision qui est extérieure au champ de la discrétionnarité ouvert par la législation. Par exemple, elle prononce une astreinte de 5.000,- DM, alors que le § 11 III de la loi fédérale sur l’exécution administrative prévoit un plafonnement de l’astreinte à 2.000,- DM. Il y a également transgression positive, lorsque par la suite d’une erreur de qualification des faits, l’administration croit à tort être dans un cas où elle dispose d’un pouvoir discrétionnaire pour la fixation des conséquences de droit.
-L’exercice défectueux de la discrétionnarité (Ermessensfehlgebrauch) décrit l’usage formellement correct de la discrétionnarité, mais en considération de motifs étrangers à ceux pour lesquels le pouvoir discrétionnaire a été conféré (détournement de discrétionnarité, Ermessensmißbrauch).
-L’acte discrétionnaire peut également être vicié du fait que, au-delà de l’exercice du choix discrétionnaire, cet acte de l’administration viole la légalité matérielle, qu’il s’agisse d’un droit fondamental de la personne concernée ou de principes fondamentaux régissant l’action administrative, au premier rang desquels on doit mentionner le principe d’égalité, qui découle de l’article 3 I LF, et le principe de proportionnalité, qui découle du principe de l’Etat de droit.
III | LES CRITIQUES DOCTRINALES AU COUPLE : MARGE D’APPRÉCIATION DANS LA QUALIFICATION JURIDIQUE DES FAITS / DISCRÉTIONNARITÉ RELÉGUÉE AU NIVEAU DES CONSÉQUENCES DE DROIT
207. LE CARACTÈRE IDÉALTYPIQUE DE LA DISTINCTION. – Le juge contrôle pleinement la qualification juridique des faits ; s’agissant des conséquences juridiques à en tirer, le juge doit respecter la discrétionnarité de l’administration, dans la mesure où la loi lui ouvre un pouvoir discrétionnaire à ce stade. Si elles rendent toujours encore compte du droit positif, ces deux maximes n’en sont pas moins contestées de multiples maniè-res :
-soit parce que la distinction des deux phases paraît bien théorique, lorsque la réalité présente des dispositions combinant discrétionnarité et indétermination des concepts (dispositions couplées, Koppelungsvorschriften : cf. Maurer, 7, 48) ;
-soit parce que la double constatation de l’existence d’une marge d’appréciation dans la qualification juridique et d’une certaine « aspiration » du concept indéterminé par le pouvoir discrétionnaire (Maurer, 7, 50 et 55), donne un certain poids à l’idée que le pouvoir discrétionnaire reste fondamentalement unique, même si l’on peut en théorie opposer la discrétionnarité cognitive (appréciation des conditions de fait) et la discrétionnarité volitive (choix de la conséquence de droit à en tirer) ;
-soit parce que, comme le reconnaissait récemment M. J. Schwarze (NVwZ 1996, 22 [26]), il faut bien admettre que les tribunaux allemands ne suivent plus systématiquement les catégories dogmatiques traditionnelles et adoptent parfois des solutions pragmatiques, en considération du cas d’espèce ;
-soit enfin parce que certains grands noms de la doctrine n’hésitent plus, sinon à écrire, du moins à exposer publiquement, que l’accent mis trop unilatéralement sur le contrôle juridictionnel fait fi de la plus grande proximité de l’administration et de l’administré et peut, à la longue, porter préjudice aux intérêts de l’économie allemande.
Efficacité v./ sécurité juridique ? plus d’Etat v./ moins d’Etat ? Indépendamment de la manière dont le système juridico-politique allemand sortira de ce dilemne, on y verra surtout une conséquence contemporaine de l’irruption de l’article 19 IV LF dans la constitution de l’Allemagne post-nazie, et donc le reflet de l’importance prise par la notion de droits publics subjectifs.
Section II – Les droits publics subjectifs, limites de l’action de l’administration
208. HISTOIRE DE LA NOTION. – En l’absence de définition législative, jurisprudentielle ou doctrinale unanimement acceptée, on peut définir le droit public subjectif (subjektives öffentliches Recht) comme la prérogative individuelle reconnue par le système juridique d’obtenir de l’Etat ou d’une autre institution d’administration, qu’ils fassent (tun), souffrent (dulden) ou s’abstiennent (unterlassen).
« Notion centrale du droit privé allemand » au XIXº et pendant une bonne partie du XXº siècle (Cl. Witz, nº 571), le droit subjectif y résulte d’un compromis entre deux conceptions que l’on peut rattacher, pour simplifier, au volontarisme de Savigny (« pouvoir appartenant à chaque personne, un domaine où sa volonté domine, et domine avec notre acquiescement ») et au finalisme de Ihering (« intérêt juridiquement protégé »). Pour que la notion puisse entrer en droit public, il a fallu attendre que l’on abandonne la représentation d’un Etat radicalement distinct de ses sujets, loin de pouvoir être titulaires de droits opposables à l’Etat.
C’est à Georg Jellinek (System der subjektiven öffentlichen Rechte, 1ère éd., 1892) et à Ottmar Bühler (Die subjektiven öffentlichen Rechte und ihr Schutz in der deutschen Verwaltungsrechtsprechung, 1914) que l’on doit l’élaboration doctrinale des droits publics subjectifs, opposables à l’Etat qui les a permis, garantis ou accordés. Pour Jellinek, ces droits publics subjectifs ont pour qualité essentielle de « permettre de mettre des normes juridiques en mouvement dans l’intérêt de l’individu » ; Bühler en donna une définition longtemps classique : « le droit public subjectif est ce rapport juridique du sujet à l’Etat par lequel il peut, sur la base d’un acte juridique ou d’une règle de droit contraignante édictée pour la protection de ses intérêts individuels et dont il doit pouvoir se prévaloir vis-à-vis de l’administration, exiger quelque chose de l’Etat ou pouvoir agir contre lui » (op. cit., p. 224). Le troisième Reich a radicalement remis en cause l’idée même qu’un droit puisse exister, qui ne soit pas subordonné au peuple et au Führer qui en est le héraut. Par un mouvement classique de balancier, la notion de droit public subjectif est revenue en force depuis 1949, comme élément central d’un système juridique qui fait de l’individu non plus un objet passif de l’action de l’Etat, mais un sujet auquel les normes centrales de la constitution reconnaissent dignité et liberté d’agir. Il est caractéristique que le doit public allemand contemporain rejette l’expression de sujet (Untertan) et ignore celle d’administré, terme littéralement intraduisible (cf. Eisenberg, L’audition du citoyen et la motivation des décisions administratives individuelles, p. 14). Le droit public écrit est ostensiblement neutre (quelqu’un, une personne, une partie,…), et le vocabulaire courant ainsi que la jurisprudence recourent plutôt au terme « Bürger », « bourgeois » ou encore « citoyen », dans le sens politiquement correct du terme sous la révolution française ; pour rendre correctement cette nuance, on utilisera ici l’expression administré/citoyen. La décision de principe reproduite au premier tome des décisions de la Cour fédérale administrative fait bien ressortir la volonté de rupture avec le passé : « l’individu est (…) soumis à la puissance publique, non pas comme sujet, mais comme administré/citoyen. C’est pourquoi il ne peut normalement être un simple objet de l’action de l’Etat. Il est bien plutôt considéré comme une personne autonome, dotée de responsabilité et de valeur morale et donc titulaire de droits et d’obligations » (BVerwGE 1, 159 et s.).
« Quiconque est lésé dans ses droits par la puissance publique dispose d’un recours juridictionnel » (art. 19.IV.1 LF). La structure même de l’énoncé de la garantie constitutionnelle qui concrétise la notion de droit public subjectif commande les deux questions toujours présentes dans l’action de l’administration :
-Comment passe-t-on des règles du droit objectif à la constatation de l’existence d’un droit public subjectif ?
-Quelle est l’incidence du droit public subjectif sur la procédure contentieuse ?
I | LE CONTENU DE LA NOTION
209. LA NATURE DE LA RÈGLE FONDANT UN DROIT PUBLIC SUBJECTIF. – Un droit public subjectif suppose l’existence d’une règle impérative qui détermine les conditions nécessaires à la reconnaissance du droit, en détermine les titulaires et désigne l’autorité publique qui est débitrice de l’obligation. Cette règle est matériellement législative. Formellement, elle peut être formulée dans une loi simple, un règlement étatique (Rechtsverordnung), un règlement corporatif (Satzung), une convention internationale ou une règle du droit communautaire, tout aussi bien que dans un contrat de droit public (öffentlich-rechtlicher Vertrag) ou un acte administratif (unilatéral non-réglementaire, Verwaltungsakt). En revanche, une disposition interne à l’administration (Verwaltungsvorschrift) ne peut jamais être source de droit public subjectif, sauf sous l’aspect du principe d’égalité dans sa mise en oeuvre. Le caractère impératif de la règle n’interdit pas qu’une règle comportant une marge d’appréciation ou un pouvoir discrétionnaire au sens de la section précédente puisse être à l’origine d’un droit public subjectif, du fait notamment de l’obligation de due discrétionnarité du § 40 VwVfG ; il faut bien sûr que la règle en cause ne vise pas uniquement à la protection d’un intérêt général, mais également celle d’intérêts individuels.
En revanche, et quelque discutée que soit la question en doctrine (cf. Maurer, 8, 10-14), la loi constitutionnelle et plus particulièrement les droits fondamentaux qu’elle énonce, ne sont pas directement ni principalement constitutifs de droits publics subjectifs. Le recours direct aux droits fondamentaux n’est possible qu’en présence de droits conférant directement une protection ou un droit à prestation positive, et à défaut de concrétisation législative suffisante. Si la concrétisation législative est douteuse, elle doit être interprétée de façon compatible avec la constitution ; si nonobstant le contenu du droit fondamental, elle ne précise pas nettement la protection des individus, elle est inconstitutionnelle et doit être remise en cause devant le juge constitutionnel dans le cadre du contrôle concret des normes (art. 100 LF) et non devant l’une des juridictions envisagées à l’article 19 IV LF (en pratique, la juridiction administrative, par application du § 42 VwGO). Au total, les cas où il est possible de fonder directement le droit public subjectif dans un droit fondamental sont rares ; de surcroît, lorsqu’une disposition législative pertinente ne crée pas de droit public subjectif, le recours direct au droit fondamental suppose une atteinte « grave et insupportable » (cf. BVerwGE 32, 173, petit terrain d’angle).
210. LA THÉORIE DE LA NORME DE PROTECTION. – Pour qu’une règle de droit de nature à fonder un droit public subjectif puisse être effectivement utilisée comme source de ce droit, il faut qu’elle ait effectivement pour finalité de protéger des intérêts individuels. Il n’y a pas d’hésitation possible lorsque cette finalité découle clairement d’un énoncé contenant des formulations du type : « peut exiger … » ou « a le droit de … ». En revanche, le doute est permis lorsque la règle a pour finalité principale de protéger le bien commun ou des intérêts de la collectivité.
La théorie de la norme de protection (Schutznormlehre : jurispudence constante à partir de BVerwGE 1, 83) est une expression qui désigne l’ensemble des règles et méthodes d’interprétation qui permettent de conclure qu’outre sa finalité d’intérêt général, une règle de droit a également pour objet de protéger des intérêts individuels. Le simple fait que l’auteur de la norme n’a pas envisagé de lui conférer cette finalité ne suffit plus aujourd’hui pour en conclure qu’elle ne peut être à l’origine de droits publics subjectifs. On considère que pour apprécier objectivement si elle est destinée à servir à la protection d’intérêts individuels, il faut également replacer la règle de droit objectif dans le contexte de l’ensemble des règles voisines et tenir compte des choix d’organisation qu’elle opère ; il faut également la rapprocher des énoncés constitutionnels relatifs aux droits fondamentaux qu’elle concerne ou concrétise. Ce n’est qu’à l’issue de cette démarche que l’on peut décider si la règle fonde effectivement un droit public subjectif, ou si elle ne fait que toucher aux intérêts individuels, par effet réflexe (Rechtsreflex), sans toutefois pouvoir fonder un droit au sens de l’article 19 IV LF.
Cette théorie de la norme de protection fait l’objet de multiples critiques. Celles-ci tournent pour l’essentiel autour de l’argument qu’en s’écartant de repères sûrs, tels que la volonté de l’auteur de la règle, et en mettant inévitablement l’accent sur les conflits entre les divers intérêts collectifs et individuels en présence, cette démarche d’interprétation multiplie les incertitudes et cache mal l’impressionisme d’une jurisprudence très casuistique. Malgré cela, il reste qu’à partir du moment où l’article 19 IV LF de la constitution ouvre de manière potentiellement très étendue la possibilité du recours juridictionnel, la théorie de la norme de protection permet de ne pas déclarer droits publics subjectifs tous les intérêts que peut faire apparaître le droit objectif et, partant, d’opérer un filtrage de la recevabilité des recours.
II |L’INCIDENCE DES DROITS PUBLICS SUBJECTIFS SUR LA PROCÉDURE CONTENTIEUSE
211. LE DROIT PUBLIC SUBJECTIF INTERVIENT AUX DEUX NIVEAUX DE LA RECEVABILITÉ ET DE L’EXAMEN AU FOND. – L’ancrage du droit public subjectif dans le droit objectif en fait un élément de contrôle du fond de l’action administrative. S’agissant des actes administratifs unilatéraux non-réglementaires, le § 113 I 1 VwGO soumet l’annulation à la condition cumulative de l’irrégularité et de la lésion des droits du requérant. D’un autre côté, le droit public subjectif a surtout une fonction procédurale. Cet aspect procédural découle moins de l’article 19 IV LF que de l’organisation du contentieux administratif, qui lie la qualité pour intenter une action (Klagebefugnis), c’est-à-dire la recevabilité du recours, à l’allégation par le requérant de la violation d’un de ses droits subjectifs, qu’il s’agisse de la recevabilité d’une action en annulation (Anfechtungsklage) ou d’une action tendant à l’émission d’un acte administratif individuel (Verpflichtungsklage) (cf. § 42 II VwGO), d’une action générale tendant à l’obtention d’une prestation (Leistungsklage) (application analogique du § 42 II VwGO) ou encore, depuis le 1er janvier 1997, d’une procédure de contrôle abstrait des normes (Normenkontrolle : § 47 VwGO). C’est donc dès le stage de l’examen de la recevabilité de l’action que le juge administratif est amené à se prononcer sur une éventuelle violation d’un droit subjectif, étant entendu que l’action est recevable dès lors que cette violation n’apparaît pas manifestement et évidemment impossible (maxime dite de la possibilité). Même s’il suffit d’une possibilité de violation, le tribunal ne peut se dispenser de s’interroger sur l’existence d’un droit public subjectif à l’appui de la requête.
Cette possibilité de violation est toujours reconnue lorsqu’il s’agit du destinataire d’un acte administratif unilatéral non-réglementaire (maxime dite du destinataire, fondée sur l’argument que l’article 2 I LF garantissant la liberté générale d’agir, protège l’individu contre tout acte irrégulier de l’administration le concernant). De ce fait, la question de la recevabilité du recours ne se pose avec acuité que s’agissant de l’action de tiers, en particulier de l’action du voisin et de celle du concurrent : de quelle manière, le voisin ou le concurrent peuvent-ils alléguer la violation d’un droit public subjectif pour l’octroi d’un permis de construire au maître de l’ouvrage, pour l’admission d’un nouveau concurrent sur le marché, ou pour l’octroi d’une aide publique à un concurrent ? Les développements qui suivent constituent une illustration des modes de raisonnement induits par la théorie de la norme de protection.
212. LE RECOURS DU VOISIN (Nachbarklage). – Il ne peut y avoir violation d’un droit public subjectif que dans la mesure où des règles de la police et de l’urbanisme ont pour caractéristique de protéger les intérêts de tiers. Les autorisations relevant de la police de la construction interviennent dans l’intérêt général et n’ont pas pour vocation de protéger des tiers ; par suite, le seul défaut d’un permis de construire, en l’absence de violation de ses droits subjectifs, ne peut fonder un recours du voisin.
En revanche, les dispositions des lois de construction des Länder portant sur le respect des distances minimales sont considérées comme protégeant les voisins, car elles ont, outre leur finalité de protection contre l’incendie, également celle de permettre une aération et un éclairage suffisant du fond voisin, ainsi que celle d’assurer la tranquillité du voisinage. Les dispositions du code de l’urbanisme ne protègent pas les intérêts des voisins, car elles ont des objectifs de police et d’urbanisme ; exception : lorsque l’obligation de faire preuve de ménagement (Rücksichtnahmegebot) n’est pas respectée. Le droit de propriété de l’article 14 I LF ne peut servir à fonder un droit public subjectif qu’en l’absence de disposition infra-constitutionnelle de protection de tiers, et à la condition que la mesure attaquée provoque une modification grave et insupportable du droit de propriété du voisin.
213. LE RECOURS DU CONCURRENT (Konkurrentenklage). – On doit distinguer ici entre les actions dirigées contre l’admission d’un nouveau concurrent et les actions dirigées contre l’attribution d’une aide publique à un concurrent :
-Le droit infra-constitutionnel ne protège pas le compétiteur contre l’admission d’un nouveau concurrent. L’exigence d’une autorisation n’a qu’un effet réflexe sur les autres compétiteurs ; la non-admission d’un nouveau compétiteur a certes un effet sur la situation de ceux qui sont déjà en compétition, mais ils n’ont pas de droit public subjectif à faire valoir à l’encontre de l’admission d’un nouveau compétiteur. Il n’est pas possible non plus d’invoquer l’article 12 LF (liberté de la profession) ou l’article 2 I LF (liberté générale d’agir), car ces dispositions ont précisément pour effet de conférer à chacun le droit d’entrer sur le marché concurrentiel : « La liberté protégée à l’article 12 I LF d’organiser à son gré une activité professionnelle ou commerciale n’est pas juridiquement atteinte par le fait que cette liberté est également reconnue à autrui. En autorisant un concurrent, l’Etat n’intervient pas dans une situation concurrentielle existante, mais agit très exactement d’une manière neutre au regard de la concurrence » (BVerwGE 16, 187 et s.)
-Le droit infra-constitutionnel ne confère normalement pas au tiers de droit à agir contre l’attribution d’une aide publique à un concurrent. En la matière toutefois, l’article 2 I LF peut exceptionnellement conférer un droit public subjectif à se défendre au nom de la liberté de la concurrence. Selon la Cour fédérale administrative (BVerwGE 30, 195 [196 et s.]), un tiers peut demander l’annulation d’une aide publique au profit d’un concurrent, s’il fait valoir que ses propres intérêts susceptibles de protection ont été arbitrairement négligés. A la différence du cas précédent, l’octroi d’une aide publique peut être de nature à modifier défavorablement l’équilibre des chances.
Pour aller plus loin
214. BIBLIOGRAPHIE GÉNÉRALE. – Dans les classiques du droit allemand en langue française, voir Fleiner : Les rapports fondamentaux entre l’administration publique et les citoyens, p. 87 ; Forsthoff : La soumission de l’administration au droit et ses limites, p. 144 ; Maurer 1994 : Pouvoir discrétionnaire et notion juridique indéterminée, p. 124 ; Le droit public subjectif et le rapport de droit administratif, p. 156 [Le juriste français apportera une attention toute particulière aux explications de M. Maurer sur cette notion, puisque les efforts théoriques de Joseph Barthélémy (Essai d’une théorie sur les droits publics subjectifs des administrés, 1899) et de Roger Bonnard (Les droits publics subjectifs des administrés, RDP 1932, p. 695) n’ont pas permis de l’acclimater en droit public français].
Dans une perspective comparative, on lira les développements consacrés à la compétence liée et au pouvoir discrétionnaire en RFA (p. 283) dans J. Schwarze, Droit administratif européen, Bruxelles, E. Bruylant, 1994.
Sur la démarche de subsomption, voir aussi la présentation de C. Witz, Droit privé allemand, Paris, Litec, 1992, p. 477 et s.
On pourra également consulter : A. Fischer, Le contrôle juridictionnel de la légalité de l’action administrative en République fédérale d’Allemagne, RFAP, 1984, p. 185 ; M. Bothe et H. Scharpf, La juridiction administrative allemande enpêche-t-elle le développement de l’utilisation pacifique de l’énergie nucléaire ?, RJE, 1986, p. 420 ; M. Bullinger, Le pouvoir discrétionnaire de l’administration en République fédérale d’Allemagne (évolution, fonctions, contrôle par les tribunaux), RFDA, 1988, p. 438 et 684.
215. SUR LES CONCEPTS JURIDIQUES INDÉTERMINÉS. – E. Liebermann, Le juge administratif et l’équité en Allemagne, Les transformations de la justice administrative, Publications de l’Institut du droit local alsacien-mosellan, Paris, Economica, 1995, p. 185.
. BVerwGE 28, 223 (RDP, 1969, p. 204, chron. M. Fromont) [contrôle entier du juge sur l’indexation d’un ouvrage] ;
. Chambre commune des Cours suprêmes de la Fedération, décision du 19 oct. 1971 (RDP, 1972, p. 1468, chron. M. Fromont) [contrôle du juge sur l’inéquité au sens du § 131 du code des impôts] ;
. BVerwGE 45, 309 (RDP, 1976, p. 214, chron. M. Fromont) [contrôle de la qualification juridique des faits en matière de planification urbaine] ;
. BVerwG, 16 mars 1972 (RDP, 1978, p. 437, chron. M. Fromont) ; VG Freiburg, 14 mars 1977 (RJE, 1978, p. 195 ; RDP, 1978, p. 438, chron. M. Fromont) [contrôle de la qualification juridique des faits (contrôle des « précautions nécessaires » par le juge en matière d’autorisation de centrale nucléaire] ;
. BVerfGE 84, 34 ; 84, 90 (RDP, 1993, p. 1583, chron. M. Fromont) [contrôle du juge sur les décisions en matière d’examens] ;
. BVerfGE 85, 36 (AIJC, VII-1991, p. 375, chron. M. Fromont, O. Jouanjan) [évaluation de « l’épuisement des capacités d’accueil » dans l’enseignement supérieur : le contrôle du juge ne peut se limiter à celui de l’erreur manifeste sans porter atteinte à l’art. 19 IV LF] ;
216. SUR LE CONTRÔLE DE L’EXERCICE DU POUVOIR DISCRÉTIONNAIRE. –
. BVerwGE 29, 140 (RDP, 1969, p. 204, chron. M. Fromont) [contrôle du licenciement d’un salarié protégé (mutilé)] ;
. BVerwGE 34, 278 (RDP, 1970, p. 1371, chron. M. Fromont) [limitation du pouvoir discrétionnaire par les circulaires] ;
. BVerwGE 56, 110 (RDP, 1980, p. 132, M. Fromont) [Contrôle du juge sur les décisions portant approbation d’un plan].
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