En multipliant les pièges procéduraux, les dernières évolutions du contentieux administratif n’ont pas instauré un paradis juridictionnel pour le requérant (par ex. : C.E., Ass., 18 mai 2018, Féd. des finances et affaires économiques de la CFDT, n° 414583, Lebon,p. 187). Mais quelques arrêts récents essaient de « l’édéniser » (terme inventé par Victor Hugo pour désigner le fait de transformer en éden) en contrebalançant ce mouvement (par ex. : C.E., Avis, Sect., 27 mars 2019, Consorts Rollet, n° 426472, au Lebon). L’arrêt commenté, qui assujettit le juge de l’excès de pouvoir à de nouvelles obligations pour qu’il épuise réellement le litige, s’inscrit dans cette dynamique. Mais la finesse des solutions qu’il consacre trace davantage un jardin à l’anglaise qu’un jardin d’Éden.
Les circonstances de l’espèce étaient propices à cette « édenisation », et ce d’abord parce qu’elles se déroulent dans un lieu paradisiaque : la société Eden exploite effectivement un bateau-école à Hyères qui prépare les candidats à l’obtention des différents permis bateaux en leur dispensant une formation théorique et pratique. Malheureusement, le préfet du département du Var refusa de renouveler son agrément (sur cette autorisation : art. 22 et s. du décret n°2007-1167 du 2 août 2007 relatif au permis de conduire et à la formation à la conduite des bateaux de plaisance à moteur, J.O. n°178 du 3 août 2007, p. 13034, texte n° 5) au motif que le bateau qu’elle utilisait pour la formation pratique ne répondait pas aux caractéristiques prévues par les textes. Par conséquent, la société Eden demanda au tribunal administratif de Toulon, d’une part, d’annuler pour excès de pouvoir cette décision ainsi que le rejet implicite de son recours gracieux, d’autre part, d’enjoindre à l’État, à titre principal, de lui délivrer l’agrément, à titre subsidiaire, de réexaminer sa demande. Le juge annula ces décisions pour insuffisance de motivation. Mais, compte tenu du vice de forme justifiant cette annulation, il se borna à faire droit aux conclusions à fin d’injonction que la société avait présentées à titre subsidiaire (T.A. de Toulon, 9 juill. 2015, SARL Eden, n° 1302174, inédit).
Insatisfaite de cette mesure d’exécution, la société Eden releva appel de ce jugement. Elle ne le critiqua cependant qu’en tant que le juge de première instance n’avait pas fait droit à ses conclusions à fin d’injonction présentées à titre principal. Selon l’appelante, il aurait dû fonder son annulation sur les moyens de légalité interne qu’elle avait invoqués. La cour administrative d’appel de Marseille rejeta au fond cet appel, sans se prononcer sur la recevabilité de la requête, après avoir estimé que le tribunal avait « retenu le motif le mieux à même de régler le litige »(9 fév. 2017, SARL Eden, n° 15MA03745, inédit).
La société Eden se pourvut alors en cassation en soutenant notamment (elle fit aussi valoir que l’arrêt d’appel était irrégulier en tant qu’elle n’avait pas été mise en mesure de connaître le sort que réservait le rapporteur public à ses conclusions à fin d’injonction. Ce moyen fut écarté en application d’une jurisprudence constante : C.E., 20 oct. 2014, Commune de Rueil-Malmaison, n° 371493, Lebon T. p. 805) que la cour avait commis une erreur de droit en ne faisant pas droit à son argumentation d’appel. Les questions posées par ce moyen étaient susceptibles de faire les délices des amateurs du contentieux administratif : lorsque plusieurs moyens sont susceptibles de fonder l’annulation d’une décision et que le requérant a hiérarchisé ses conclusions à fin d’injonction, le juge doit-il examiner prioritairement ceux qui se rattachent aux conclusions principales ? Répondre par l’affirmative impliquait de permettre aux juges d’appel et de cassation de vérifier que le juge de première instance s’était acquitté de ce nouveau devoir juridictionnel. Il fallait donc aussi déterminer si un requérant qui avait obtenu l’annulation d’une décision sans obtenir gain de cause au titre de ses conclusions principales à fin d’injonction avait un intérêt suffisant pour critiquer le choix du motif d’annulation.
Ces interrogations se posaient avec insistance depuis l’entrée en vigueur de la loi du 8 février 1995 qui a octroyé au juge administratif des pouvoirs d’injonction (J.O. n° 34 du 9 fév. 1995, p. 2175) et qui, par conséquent, a multiplié la formulation de conclusions en ce sens par les requérants au procès. En effet, en cas de pluralité de moyens d’annulation, le juge peut, en application de l’économie des moyens, ne fonder sa décision d’annulation que sur un seul moyen et il dispose, en principe, d’une liberté pour sélectionner celui qu’il estime le plus judicieux. Mais ce choix a des conséquences sur l’exécution de son jugement et, dès lors, sur l’épuisement réel du litige : un moyen d’annulation de légalité externe n’impliquera qu’une injonction de réexaminer la situation (L. 911-2 du CJA) alors qu’un moyen de légalité interne entraînera une injonction de délivrer une décision dans un sens déterminé (L. 911-1 du CJA). D’où la question d’encadrer la liberté du juge de choisir le motif d’annulation. Ce problème divisait les juges du fond : la plupart des cours administratives d’appel étaient défavorables à cette limitation (par ex. : C.A.A. de Lyon, 30 mai 2006, M. Mouna, n° 01LY01646, au Lebon T.), à l’exception de la juridiction d’appel parisienne (C.A.A. de Paris, 13 fév. 2008, Mme Continella, n° 06PA02800, Lebon, p. 507) dont la position était majoritairement partagée par la doctrine organique (V. not. : F. Dieu, « La règle de l’économie de moyens doit-elle paralyser le pouvoir d’injonction du juge administratif ? », AJDA 2009, p. 1082 ; F.-X. Bréchot, concl. sur C.A.A. de Nantes, 24 nov. 2017, M. Modicium, AJDA 2018, p. 398).
Si le Conseil d’État s’était déjà prononcé en faveur de la liberté du juge (C.E., 21 fév. 2011, Soc. Véolia Propreté, n° 335306, Lebon T. p. 1091 ; C.E., 5 oct. 2011, Commune de Maugiuo, n° 326310, inédit), le souci d’épuiser définitivement le litige l’a conduit à réexaminer sa jurisprudence en réunissant la section du contentieux. Souhaitant peut-être anticiper de futurs problèmes contentieux, la Haute juridiction en profita pour déterminer si, lorsque le requérant hiérarchise ses conclusions en fonction de la cause juridique, le juge doit également examiner prioritairement les moyens se rattachant à cette cause.
Le Conseil d’État devait donc se poser la question de l’opportunité de limiter la technique séculaire de l’économie des moyens. C’est cette alternative qu’il a choisie dans une décision dont la motivation, si elle est proche de l’arrêt de règlement, reste particulièrement subtile. Ce faisant, il a alourdi la compétence juridictionnelle des juges de nouvelles obligations. Mais elles restent raisonnables pour les juges de première instance, compte tenu de leur pratique (1.). L’alourdissement de l’office des juges d’appel et de cassation est davantage prononcé (2.).
I. L’alourdissement modéré de l’office des juges de première instance
Cet arrêt marque un refus du Conseil d’État de renoncer à l’économie des moyens (A.). Mais il poursuit la réduction de cette technique en créant deux nouvelles hypothèses dans lesquelles le juge doit respecter une priorité dans le traitement des moyens soulevés devant lui (B.).
A. La confirmation de l’économie des moyens
En principe, les décisions du juge administratif doivent être motivées (L. 9 du CJA) et, par conséquent, répondre à l’ensemble des moyens soulevés par les parties. Mais l’économie des moyens (l’expression est utilisée par le doyen Auby : « Les moyens inopérants dans la jurisprudence administrative », AJDA,1966, p. 12) permet au juge de parfois se dispenser de répondre aux moyens opérants (pour le requérant : C.E., 28 déc. 2005, Soc. Sodinel, n° 263982, Lebon, p. 600 ; pour le défendeur : C.E., 21 fév. 2003, Département de la Seine-Maritime, n° 230872, Lebon T., p. 909) soulevés par les parties : il s’agit d’une « économie de motivation » (C. Broyelle, Contentieux administratif, 6eéd., LGDJ, 2018, Manuel, p. 260) et d’une manifestation de l’imperatoria brevitas. Présentée comme une atténuation au principe de motivation des décisions juridictionnelles, elle tend en fait à être l’hypothèse la plus courante. En effet, l’obligation juridictionnelle de répondre aux moyens opérants des parties est nuancée : s’agissant du requérant, le juge n’a à s’en acquitter que lorsqu’il rejette sa requête au fond. A contrario, il peut mobiliser l’économie des moyens lorsqu’il la rejette pour incompétence (par ex. : C.E., 18 fév. 1998, Soc. des carrières de la vallée heureuse, n° 181342, Lebon, p. 54), irrecevabilité (par ex. : C.E., 27 oct. 2008, M. El Hazzat, n° 291422, inédit) ou s’il annule la décision attaquée sur le fondement d’un moyen soulevé par le requérant (par ex. : C.E., 29 mai 1963, Sieur Maurel e. a., n°54245 e. a., Lebon, p. 534) ou d’un moyen d’ordre public relevé d’office (par ex. : C.E., 17 mai 2006, Commune de Wissous, n° 293110, Lebon, p. 253). Quant au défendeur, le juge est exempté de répondre aux fins de non-recevoir (par ex. : C.E., 25 fév. 2019, Association « Le peuple des dunes du Pays de la Loire » e. a, n° 410170 e. a., au Lebon), aux demandes de substitution de base légale ou de motif (par ex. : C.A.A. de Douai, 8 fév. 2011, Mme Thallot, n° 09DA00819, inédit) ou aux autres moyens opérants qu’il soulève s’il rejette au fond la requête du requérant en considérant que l’argumentation de ce dernier est mal fondée, sans qu’il soit besoin de la confronter à celle de son adversaire (C.E., 2 juin 2010, Fondation de France, n° 318014, Lebon, p. 177). L’emploi de l’économie des moyens se manifeste par la fameuse expression « sans qu’il soit besoin de statuer sur[…] ».
Le juge est libre de recourir à cette méthode de rédaction des décisions juridictionnelles (C.A.A. de Paris, 13 fév. 2008, Mme Continella, n° 06PA02800, préc.) : il peut régulièrement choisir de répondre à plusieurs moyens (C.E., 1er avril 1977, Bouniol, n° 99074, Lebon, p. 172). Son emploi lui permettra, d’une part, de gagner du temps dans l’écriture de sa décision, d’autre part, de l’affermir dans la perspective d’éventuels contrôles d’appel ou de cassation en lui évitant de se prononcer sur des moyens délicats. Bien souvent, ce moyen « imparable »relève de la légalité externe (J.-F. Flauss, note sous T.A. de Strasbourg, 3 août 1989, La Province de la Hollande Septentrionnale, D. 1991, p. 49).
Cette technique juridictionnelle, mobilisée par d’autres juridictions nationales (par ex. : 1e Civ., 12 juin 1965, n° 61-11042, Bull. n° 381) ou internationales (par ex. : CJUE, 21 déc. 2016, Conseil de l’Union européenne, C-104/16 P, §. 126), reste critiquée pour trois raisons. D’abord, elle ne permet pas toujours un règlement définitif du litige. Ainsi, une décision annulée sur le fondement d’une illégalité externe, comme l’avait en l’espèce fait le juge toulonnais, permet à l’administration de reprendre une nouvelle décision au sens identique. Elle traduit ensuite un manque évident de pédagogie de la part du juge à l’égard des parties qui n’obtiennent pas de réponse à tous les moyens qu’elles ont soulevés. Enfin, alors que le recours pour excès de pouvoir est initialement objectif, il reste singulier que le juge n’ait jamais eu l’obligation de répondre à tous les moyens soulevés, ou au moins ceux qui étaient fondés. C’est pourquoi une partie de la doctrine propose l’abandon pur et simple de l’économie des moyens, au moins en excès de pouvoir (par ex. : J. Petit, « La motivation des décisions du juge administratif français », inS. Caudal (dir.), La motivation en droit public, Dalloz, 2013, Thèmes et commentaires, p. 219).
Ce n’est pas la voie choisie par le Conseil d’État dans cette décision qui, au contraire, confirme la possibilité d’employer cette technique. Mais le champ de cet arrêt est limité à trois égards. Premièrement, il ne vise que l’hypothèse dans laquelle le juge annule une décision administrative ; les autres cas d’économie des moyens ne sont pas concernés. Deuxièmement, il se rapporte au seul contentieux de l’excès de pouvoir. Il ne concerne ni le contentieux de l’annulation dans son ensemble (les juges d’appel et de cassation ont aussi recourt à cette technique lorsqu’ils annulent la décision juridictionnelle contrôlée sans, il est vrai, qu’existe dans cette situation un problème d’articulation avec des injonctions) ni l’entier contentieux objectif, où, pourtant, l’économie des moyens est mobilisée (par ex. : C.E., Avis, 9 juill. 2010, Berthaud, n° 336556, Lebon,p. 287) et où les problèmes posés par la hiérarchisation des écritures sont susceptibles d’exister. C’est la raison pour laquelle le plein contentieux objectif des titres exécutoires a été récemment « édenisé » : le juge a dorénavant l’obligation d’examiner prioritairement les moyens mettant en cause le bien-fondé de ces actes et justifiant une décharge si le requérant a présenté, d’une part, des conclusions à fin d’annulation, d’autre part, des conclusions à fin de décharge (C.E., 5 avril 2019, Soc. Mandataires Judiciaires Associés, n° 413712, au Lebon). D’autres pleins contentieux objectifs devraient connaître le même sort.
Par ailleurs, en exposant explicitement dans ses motifs certaines facettes de l’économie des moyens, l’arrêt Eden (re)pose la question de la valeur juridique de cette technique. Celle-ci a toujours été incertaine : la jurisprudence la qualifie alternativement de « règle » (par ex. : C.A.A. de Marseille, 12 nov. 2008, SDIS de la Corse du Sud, n° 07MA01802, inédit), de « principe » (par ex. : C.A.A. de Nantes, 26 juin 2014, SAS Panavi, n° 13NT01729, inédit) ou de « pratique » (par ex. : C.A.A. de Marseille, 25 mars 2014, Mme Cezon e. a., n° 11MA00409, inédit). La doctrine lui dénie la qualité de règle de droit positif : selon l’opinion communément admise, il ne s’agit pas d’un principe général du droit (F. Dieu, loc. cit., p. 1082), mais d’un simple « usage » (J. Kahn, concl. sur C.E., Ass., 12 déc. 1969, Sieur de Talleyrand-Périgord, AJDA1970, p. 42), c’est-à-dire une habitude de rédiger ainsi spontanément les décisions juridictionnelles sans que, faute d’opinio necessatis, aucune coutume ne puisse être caractérisée. L’économie de moyens n’est donc pas une règle de droit positif. Mais l’arrêt Eden l’élève au rang de règle jurisprudentielle pour les aspects qu’il concerne. En effet, cette décision fixe de nouvelles limites à cette technique et permet aux juges d’appel et de cassation d’en sanctionner la méconnaissance sur le fondement de l’erreur de droit (V. infra II. B.).
B. La multiplication des tempéraments à l’économie de moyens
Lorsque le juge annule une décision administrative, l’économie de moyens autorise le juge, d’une part, à ne faire reposer sa décision juridictionnelle que sur un motif d’annulation, d’autre part, à choisir, en cas de pluralité de moyens fondés, celui qui justifiera l’annulation. Le juge est ainsi libre « d’examiner les moyens dans l’ordre qu’il souhaite » (S. Roussel, concl. sur l’arrêt commenté, RFDA,2019, p. 281). Néanmoins, l’arrêt Edenconfirme l’existence de limites qui encadrent cette liberté et en introduit de nouvelles. En bornant ainsi l’économie des moyens, cet arrêt, concomitant à la parution par le Conseil d’État d’un Vade-mecum sur la rédaction des décisions de justice, participe à la dynamique d’enrichissement de la motivation des décisions juridictionnelles.
En premier lieu, l’arrêt Edenmentionne l’hypothèse dans laquelle la loi écarte l’économie des moyens. Puisque l’amendement sénatorial d’abandon général de cette technique n’a pas été adopté (J.O. Sénat CR, 10 nov. 1987, p. 3794), seul le cas dans lequel le juge annule ou suspend un acte d’urbanisme est concerné : il doit alors se prononcer sur tous les moyens susceptibles de faire droit à ces mesures (L. 600-4-1 du Code de l’urbanisme) pour que les parties « soient éclairées sur l’ensemble des vices » entachant ces actes (C.E., 16 juin 2004, Soc. laboratoire de biologie végétale Yves Rocher, n° 254172 e. a., Lebon T. p. 913). Toutefois, l’arrêt Eden ne réserve pas les atténuations jurisprudentielles de l’économie des moyens. Ainsi, il appartient au juge qui module dans le temps les effets d’une annulation contentieuse d’examiner tous les moyens « pouvant affecter la légalité de l’acte en cause »(C.E., Ass., 11 mai 2004, Assoc. AC ! e. a., n° 255886 e. a., Lebonp. 197, GAJA,n° 105). De même, dans le contentieux de l’homologation et de la validation des plans de sauvegarde de l’emploi d’entreprises qui ne sont ni en redressement ni en liquidation judiciaire, le juge doit, s’il est soulevé, « toujours »se prononcer sur le moyen tiré de l’absence ou de l’insuffisance du plan (C.E., 15 mars 2017, Min. du travail, de l’emploi, de la formation professionnelle et du dialogue social, n° 387728 e. a., Lebon, p. 92). Le juge avait une obligation similaire dans le contentieux de l’annulation d’un titre exécutoire pour un motif de régularité (C.E., 16 mars 2011, Min. de la défense et des anciens combattants, n° 324984, Lebon, p. 84), avant que celui-ci ne soit « édenisé » (C.E., 5 avril 2019, Soc. Mandataires Judiciaires Associés, n° 413712, préc.).
De plus, en cas de pluralité de moyens susceptibles d’entraîner l’annulation de la décision attaquée, le juge doit choisir « le moyen qui lui paraît le mieux à même de régler le litige, au vu de l’ensemble des circonstances de l’affaire ». Cette formulation transpose celle qui avait été adoptée dans le contentieux de l’aide sociale (C.E., Sect., 16 déc. 2016, Mme Guionnet, n° 389642, Lebon, p. 555) et qui résultait de fameuses conclusions de commissaires du Gouvernement (J. Kahn, concl. préc. p. 42). Le juge a donc l’obligation de « bien juger » (D. Piveteau, concl. sur C.E., 12 juill. 2002, Leniau, RFDA 2003, p. 307), c’est-à-dire de « régler définitivement le litige […] en tranchant la question de fond » (Y. Aguila, concl. sur C.E., Sect., 5 oct. 2007, Ordre des avocats du Barreau d’Évreux, LPA 2008 n° 78, p. 11). Le juge évite ainsi que les parties le saisissent à nouveau et engorgent son prétoire. Mais le moyen pertinent, qui devrait être un moyen de légalité interne, n’est pas toujours le« plus évident », qui se rattache souvent à la légalité externe (M. Lannoy, Les obiter dicta du Conseil d’État statuant au contentieux, Préface de M. Deguergue, Dalloz, 2016, NBT Vol. 156, p. 52). Dès lors, l’arrêt Edenencourage le juge à privilégier la légalité interne pour justifier ses annulations et, par conséquent, s’inscrit dans le mouvement de dépréciation de la légalité externe (par ex. : C.E., Ass., 18 mai 2018, Féd. des finances et affaires économiques de la CFDT, n° 414853, préc.). Curieusement, l’arrêt commenté précise que l’obligation de choisir le moyen judicieux n’existe qu’« en principe ». Mais il est difficile d’imaginer le cas qui justifierait le choix par le juge du moyen le moins à même de régler le litige…
En second lieu, l’arrêt Eden crée deux nouvelles hypothèses dans lesquelles le pouvoir du juge de choisir un moyen d’annulation est encadré. Ces nouvelles limites découlent d’une application stricte de la règle du principe dispositif en vertu de laquelle le juge administratif est tenu par la volonté des parties qui se matérialise dans leurs écritures (C. Meurant, L’interprétation des écritures des parties par le juge administratif français, Préface de C. Chamard-Heim, LGDJ, 2019, t. 309, pp. 50-60). Tout d’abord, ce dernier doit examiner en priorité les moyens susceptibles de justifier le prononcé de l’injonction demandée à titre principal, c’est-à-dire celle qui tend à la délivrance d’une décision dans un sens déterminé (L. 911-1 du CJA). Si la possibilité pour le requérant de hiérarchiser ses prétentions n’est pas nouvelle (par ex. : C.E., 27 avril 1815, Sieur Nucker, in J.-B. Sirey, Jurisprudence du Conseil d’État depuis 1806, époque de l’institution du contentieux jusqu’à la fin de septembre 1818, Renaudière, 1818, Vol. 3, p. 103), la gradation des conclusions à fin d’injonction est très courante. Le Conseil d’État tire ainsi les conséquences de la mutation du raisonnement juridictionnel impliquée par la loi de 1995 : le juge de l’excès de pouvoir doit avoir en tête les conclusions à fin d’injonction« dès le stade de l’examen des conclusions à fin d’annulation » (D. Chauvaux, T.-X. Girardot, « Précision quant à l’office du juge de l’injonction », AJDA,1997, p. 584). En effet, l’injonction prononcée dépend du motif d’annulation retenu.
Cependant, l’arrêt Edendevra être actualisé à la lumière des modifications voulues par l’article 40 de la loi du 23 mars 2019 de programmation 2018-2022 et de réforme pour la justice (J.O. n° 71 du 24 mars 2019, texte n° 2) : le juge peut dorénavant « prescrire d’office »les injonctions prévues aux articles L. 911-1 et -2 du Code de justice administrative. S’il est tenu de tirer les conséquences d’une annulation contentieuse lorsqu’il est saisi de conclusions à fin d’injonction, il n’en aura que la possibilité lorsque le requérant n’aura pas formulé de telles prétentions. Ce pouvoir juridictionnel d’office sera difficile à encadrer : imposer au juge d’appliquer dans ce cas l’arrêt Edenpourrait le dissuader d’en faire usage. Mais ne pas l’astreindre à un tel devoir restaurera la situation antérieure à l’arrêt commenté.
Ensuite, le Conseil d’État a, par un obiter dictum, ajouté un devoir juridictionnel lorsque le requérant hiérarchise ses conclusions à fin d’annulation en fonction de la cause juridique sur laquelle elles reposent, c’est-à-dire, dans le contentieux objectif, la légalité externe et la légalité interne. Le juge doit alors statuer prioritairement sur les moyens qui découlent de la cause rattachée aux conclusions principales. Si la possibilité pour le requérant de hiérarchiser ses conclusions en fonction de la cause juridique avait déjà été évoquée par le Président Kahn (concl. sur C.E., 23 mars 1956, Dame Veuve Ginestet, AJDA,1956, II, p. 164), ce cas se rencontre rarement. Les parties semblent plus enclines à hiérarchiser leurs moyens (par ex. : C.A.A. de Lyon, 20 nov. 2018, M. Janin, n° 17LY03895, inédit).
Toutefois, la nouveauté est que le requérant doit opérer cette hiérarchisation dans le délai de recours contentieux. Cet arrêt étend ainsi la jurisprudence Intercopie (C.E., Sect., 20 fév. 1953, Soc. Intercopie, n° 9772, Lebon p. 88, GACA, n° 51) à la hiérarchisation des conclusions en fonction de la cause juridique. Jusque là, elle ne « cristallisait » (R. Odent, Contentieux administratif [Rééd.], Dalloz, 2007, t. 1, p. 875) au-delà de ce délai que la nature du recours contentieux, la présentation des conclusions principales et des causes juridiques.
Le Conseil d’État précise et crée ainsi de nouveaux devoirs juridictionnels pour le juge de première instance dans le contentieux de l’excès de pouvoir. À noter que, malgré l’article L. 600-4-1 du Code de l’urbanisme, le juge devra s’acquitter de ces obligations dans le contentieux des actes d’urbanisme qui a été récemment « edénisé » (C.E., 30 janv. 2019, M. Renaud, n° 408513, inédit). En effet, ces dispositions ne tirent pas les conséquences d’une hiérarchisation des écritures. La charge supplémentaire de travail impliquée par ces nouveaux devoirs devrait être raisonnable en première instance. En effet, le rapporteur doit déontologiquement examiner tous les moyens soulevés (J.-F. Flauss, loc. cit., p. 49). Mais, les juges d’appel et de cassation doivent à présent veiller au respect de ces obligations. Ces contrôles, délicats, peuvent sensiblement alourdir leur office.
II. L’alourdissement prononcé de l’office des juges d’appel et de cassation
Dorénavant, il est possible d’interjeter appel ou de se pourvoir en cassation contre une décision en tant qu’elle n’a pas fait droit aux conclusions principales (A.). Cela complexifie et, par conséquent, alourdit les contrôles d’appel et de cassation (B.).
A. L’ajustement de l’appréciation de l’intérêt à faire appel et à se pourvoir en cassation
L’arrêt Edenautorise le requérant en première instance à interjeter appel du jugement qui ne fait pas droit à ses conclusions principales. Dès lors que les deux cas de hiérarchisation des écritures envisagés par cet arrêt dépendent de l’argumentation soulevée, l’appelant peut ainsi contester les motifs retenus par le juge de première instance qui répondent à celle-ci. Mais cette affirmation jurisprudentielle impliquait d’ajuster les modalités classiques d’appréciation de l’intérêt à faire appel qui ne permettait pas de formuler une telle critique. En effet, celui-ci s’apprécie, en principe, à la lumière du dispositif du jugement attaqué qui doit lui faire grief (C.E., Sect., 11 fév. 2005, M. Marcel, n° 247673, Lebon, p. 56), et non par rapport à ses motifs (C.E., Sect., 13 déc. 2002, M. Morez, n° 243109, Lebon, p. 457). La lésion de cet intérêt est donc réputée insuffisante pour justifier un appel contre des motifs qui ne satisfont pas l’appelant si le dispositif fait intégralement droit à ses conclusions de première instance (C.E., Sect., 28 janv. 1966, Soc. La Purfina, n° 60273, Lebon, p. 68).
Mais cette jurisprudence était critiquable dès lors que les motifs d’un jugement peuvent faire grief à une partie qui a obtenu gain de cause. Après tout, certains d’entre eux permettent de déterminer l’étendue de l’autorité de la chose jugée (C. Broyelle, op. cit., pp. 334-335). De même, dans les deux hypothèses de hiérarchisation des écritures, la satisfaction entière ou partielle du requérant dépend directement du motif d’annulation de la décision. Il était donc logique que le Conseil d’État ajuste l’appréciation de l’intérêt à faire appel en ne la bornant pas à la seule comparaison avec le dispositif, mais en prenant en compte le motif d’annulation retenu. Par conséquent, l’appel, même incident (en creux : C.A.A. de Lyon, 24 janv. 2019, Commune de Montluel, n° 17LY01925, inédit), est dorénavant ouvert aux requérants de première instance en tant que le jugement n’a pas fait droit à leur demande principale. Cela est susceptible de créer un afflux d’appels, notamment dans les contentieux où la gradation des conclusions à fin d’injonction est fréquente, comme celui des étrangers.
Il reste que ce type d’appel constitue un risque qui doit être mesuré pour l’appelant qui a tout de même obtenu une satisfaction partielle devant le juge de première instance. Il ouvre effectivement la possibilité pour l’intimé de former un appel incident contre l’appelant et, par conséquent, de remettre en cause le jugement de première instance (admettant déjà cette possibilité : C.E., 21 nov. 2008, Leclercq, n° 302144, Lebon T. p. 872).
Par ailleurs, il faut relever que l’arrêt Eden n’admet un intérêt à faire appel que contre les jugements en tant qu’ils n’ont pas fait droit aux demandes principales. L’hypothèse tirée de l’appel d’un jugement en tant qu’il a mal déterminé le moyen pertinent n’est pas envisagée. En l’état, et quand bien même il s’agit d’une obligation juridictionnelle, un tel appel serait irrecevable. La violation de ce devoir ne semble donc pas pouvoir être sanctionnée par les juges d’appel et de cassation si le requérant a obtenu gain de cause en première instance.
L’appréciation de l’intérêt à se pourvoir en cassation dans les hypothèses de hiérarchisation des écritures a également été adaptée. Celui-ci s’apprécie effectivement à la lumière du dispositif de la décision juridictionnelle attaquée (C.E., Sect., 17 juill. 2009, Min. de l’économie, des finances et de l’industrie, n° 288559, Lebon, p. 283). Mais un demandeur est aujourd’hui recevable à se pourvoir contre un jugement (C.E., 5 avril 2019, M. Bonato e. a., n° 420608, au Lebon) ou un arrêt (C.E., 30 janv. 2019, M. Renaud, n° 408513, préc.) rendus en dernier ressort en tant qu’ils n’ont pas fait droit à cette demande principale. Ces ajustements de l’appréciation des intérêts à relever appel ou à se pourvoir en cassation permettent les contrôles d’appel ou de cassation pour examiner, en cas de hiérarchisation des écritures, la priorité du moyen d’annulation retenu.
B. Le contrôle des motifs implicites
Les juges d’appel et de cassation doivent vérifier que le juge dont la décision juridictionnelle est contrôlée ne pouvait pas annuler la décision administrative sur le fondement d’un moyen permettant de faire droit aux conclusions principales du requérant. Or, le juge qui retient un moyen fondant les conclusions subsidiaires du requérant ne doit expressément motiver sa décision juridictionnelle qu’au regard de ce seul moyen : il n’est pas tenu de « se prononcer explicitement »sur les autres moyens, et notamment ceux qui viennent au soutien de la demande principale. Ceux-ci sont réputés avoir été écartés implicitement. Cette méthode de motivation par prétérition, qui diffère de l’économie de moyens en tant que le juge est regardé comme ayant répondu aux moyens, lui permet aussi de gagner du temps dans la rédaction du jugement au détriment, notamment, de la facilité du contrôle par les juges supérieurs. Elle n’est pas nouvelle puisque le juge peut, par exemple, écarter ainsi les moyens d’ordre public (C.E., 18 nov. 1994, Époux Sauvi, n° 141180, Lebon, p. 503) ou les moyens inopérants (C.E., Sect., 25 mars 1960, Boileau, n° 35805, Lebon,p. 234, GACAn° 50).
Face à ce type de motivation, les juges d’appel et de cassation doivent opérer un contrôle des motifs implicites de la décision juridictionnelle critiquée. L’arrêt Eden précise qu’ils doivent alors « se prononcer sur les moyens soulevés devant [eux] susceptibles de conduire à faire droit à la demande principale ». Le contrôle d’appel aurait pu se dérouler dans le cadre de l’évocation ainsi que c’est le cas, par exemple, de l’absence d’épuisement de la compétence juridictionnelle (c’était d’ailleurs la voie choisie par la C.A.A. de Paris dans son arrêt précurseur : 13 fév. 2008, Mme Continella, n° 06PA02800, préc.). Mais l’arrêt commenté précise qu’il s’exerce dans le cadre de l’effet dévolutif. En effet, dans le cadre de la motivation par prétérition, le juge est considéré comme ayant implicitement écarté ce moyen comme mal fondé. Le juge d’appel réexamine ainsi explicitement le bien-fondé des moyens se rattachant aux conclusions principales. Si l’appel est rejeté, le juge aura ainsi au moins comblé certains « silences du jugement »attaqué (L. Janicot, « Les silences du jugement », RDP,2012, p. 1064) ; s’il est accueilli, il devra réformer le jugement en conséquence.
Quant au contrôle de cassation, tant l’arrêt Bonatoque son fichage au Lebonsont silencieux sur sa nature (C.E., 5 avril 2019, n° 420608, préc.). Mais l’obligation qui pèse sur le juge de cassation de se prononcer sur les moyens contestant les motifs de la décision critiquée en tant qu’elle a refusé de faire droit à la demande principale inscrit cet examen dans le contrôle du bien-fondé de la décision juridictionnelle. D’autant plus que la violation par les juges du fond des devoirs juridictionnels instaurés par l’arrêt commenté ouvre un contrôle de l’erreur de droit (cela ressort des arrêts Edenet Bonato).
Ces contrôles d’appel et de cassation traduisent un alourdissement de l’office de ces juges dès lors que, pour vérifier le bien-fondé des non-dits de la décision juridictionnelle, ils doivent intégralement reconstituer le raisonnement des juges précédents et vérifier la justesse du choix des moyens d’annulation. Cela implique de réexaminer chaque moyen soulevé alors et de contrôler pour chacun d’eux s’ils ne pouvaient pas justifier de faire droit aux demandes principales. Cet examen est potentiellement chronophage, d’autant plus s’il se combine à un éventuel appel d’air dans l’exercice de ces voies de recours.
Table des matières