À la veille de la réunion des conseils généraux, il peut être utile de rappeler les principes récemment posés par la jurisprudence, en ce qui concerne les opérations de sectionnement électoral confiées par la loi à ces assemblées départementales.
Nous ne pouvons mieux faire que de reproduire les conclusions données devant le Conseil d’État, statuant au contentieux, dans la séance du 25 mars dernier, par M. Romieu, commissaire du gouvernement, à l’occasion des pourvois formés relativement aux sectionnements des communes de Saint-Flour, Merville, Hazebrouck, etc.
Jusqu’à l’année dernière, on n’admettait que deux voies de recours pour faire juger la légalité des sectionnements électoraux opérés par les conseils généraux : l’un était un recours purement administratif, celui qui, en exécution de l’article 47 de la loi du 10 août 1871, permet au préfet de faire annuler pour violation de la loi les sectionnements électoraux par décret en Conseil d’État ; l’autre était le droit reconnu à tout électeur de présenter, à l’appui d’une protestation contre les élections municipales d’une commune, un moyen tiré de l’irrégularité du sectionnement d’après lequel ces élections auraient eu lieu. La jurisprudence, inaugurée récemment par le Conseil d’État (7 août 1903, section de la commune de Saint-Xandre) permet aux électeurs et aux communes de former un recours direct en annulation pour excès de pouvoir contre la décision même du conseil général. Il est bien entendu que les anciens recours subsistent toujours ; la jurisprudence administrative et la jurisprudence contentieuse sont, d’ailleurs, parfaitement concordantes et nous nous proposons de résumer en quelques mots les principes qu’elles ont posés et dont nous vous demanderons de faire application aux nombreux recours pour excès de pouvoir dont vous êtes en ce moment saisis.
La loi distingue deux sortes de sectionnements électoraux, soumis à des règles très différentes, suivant qu’il s’agit de communes ayant plus ou moins de dix mille habitants de population agglomérée (loi du 5 avril 1884, article 11). Si la commune a une population agglomérée supérieure à dix mille habitants, le droit du conseil général de procéder à un sectionnement existe en principe ; il n’y a de conditions qu’au point de vue de la manière dont le sectionnement devra être opéré : chaque section doit avoir au moins quatre conseillers à dire ; chaque section ne peut être formée de fractions appartenant à des cantons ou à des arrondissements différents ; les fractions de territoire ayant des biens propres ne peuvent pas être divisés en plusieurs sections électorales. Pour les communes, au contraire, qui ont moins de 10 000 habitants de population agglomérée, la dérogation au régime légal de l’unité de liste pour la commune entière n’est autorisée qu’à titre exceptionnel et le droit pour le conseil général de sectionner n’existe qu’autant que la commune se compose de plusieurs agglomérations distinctes et séparées : dans ce cas, chaque section doit avoir au moins deux conseillers à élire. En dehors de ces règles particulières pour ces deux cas tout à fait différents, il y a des règles communes visant les sectionnements de toute nature : la première, édictée par la loi, est que chaque section doit être composée de territoires contigus ; la seconde, fixée par la jurisprudence, est que la délimitation des sections ne doit pas avoir un caractère arbitraire tendant à grouper artificiellement les électeurs. Cette seconde règle est, d’ailleurs, naturellement beaucoup plus sévère pour les petites communes, où elle se combine avec la nécessité d’une agglomération distincte, que pour les communes de plus de 10 000 habitants, où le sectionnement est de droit. C’est ainsi que, dans cette dernière hypothèse, on peut, pour la rue qui limite une section, suivant les cas, comprendre dans cette section soit un seul côté, soit les deux côtés de la rue en question (cette dernière hypothèse est celle qui se rencontre dans le sectionnement de la ville de Rodez, que vous aurez à examiner aujourd’hui).
Les principales difficultés en matière de sectionnement électoral se rencontrent surtout au sujet des communes de moins de 10 000 habitants : c’est, en effet, là que le caractère restrictif des dispositions législatives est le plus impératif et que la définition de « l’agglomération distincte et séparée » peut prêter aux interprétations les plus variables. Si l’on songe que la division en circonscriptions électorales est, par sa nature, œuvre législative, que la loi a établi comme principe pour les élections municipales le scrutin de liste, que le sectionnement électoral d’une commune peut avoir pour effet, au lieu de permettre la représentation des intérêts divers des groupes d’habitants, de changer la majorité politique réelle du corps municipal, en fin qu’il suffit de disposer d’un peu plus du quart des électeurs pour pouvoir, grâce à une géographie électorale très simple, attribuer à cette minorité d’électeurs la majorité des élus, on conçoit combien il est nécessaire de veiller à la stricte observation de la condition imposée par l’article 11, et on comprend que le Conseil d’État se soit appliqué toujours avec le plus grand soin à empêcher les détournements de pouvoir par lesquels les conseils généraux seraient tentés de violer la lettre ou l’esprit de la loi. Les règles principales qui se dégagent des arrêts du Conseil d’État statuant au contentieux et des avis de l’assemblée générale administrative du Conseil d’État en ce qui concerne le sectionnement des communes de mains de 10 000 habitants de population agglomérée semblent être les suivantes :
1º Toute section, aux termes de la loi, doit correspondre à une agglomération distincte et séparée. Il faut donc, pour qu’on puisse créer une section électorale, qu’il ait un noyau aggloméré pour cette section ; s’il n’y a qu’une seule agglomération, sans qu’il existe d’autre noyau en dehors, on ne peut sectionner ; de même, s’il n’y a que deux agglomérations, on ne peut créer que deux sections : à toute section doit correspondre un noyau différent. Des groupes épars d’habitations ou de hameaux, insuffisants par eux-mêmes pour constituer chacun une agglomération, ne peuvent, par leur réunion, former une section électorale ; c’est ainsi qu’on ne peut créer une section rurale avec les diverses habitations épares autour du bourg central : l’anneau rural ne peut érigé en section, parce que ce n’est pas une agglomération. De nombreux avis de l’assemblée générale du Conseil d’État l’ont décidé (18 novembre 1884, commune de Boisseron ; 10 novembre 1887, commune de Vailhan ; 10 novembre 1887, commune des Plans ; 27 octobre 1890, commune de Roquefeuil ; 27 octobre 1890, commune de Pexiora ; 26 octobre 1897, commune de Montagnac). Même solution dans les arrêts au contentieux: 6 août 1887, commune de Mazerolle ; 9 août 1893, commune de ; 22 décembre 1894, commune de Nogaro ; 12 décembre 1896, commune de Saint-Jean-de-Luz.
2° Quand la loi parle d’agglomérations, elle entend des agglomérations naturelles ; on ne peut donc les composer artificiellement, soit en coupant en deux ou en plusieurs parties des agglomérations existantes, soit en formant des agglomérations artificielles par un groupement arbitraire contraire à la disposition naturelle des lieux (avis de l’assemblée générale du 4 novembre 1890, commune de Bouguenais ; 24 octobre 1899, commune de Routier ; 30 octobre 1899, commune de Pépieux). Ce dernier avis porte que « la ligne séparative des sections doit respecter les limites naturelles des agglomérations » (Arrêts au contentieux des 16 juillet 1886, commune de Graneson ; 27 janvier 1894, commune de Saint-Barthélemy-le-Pins ; 17 novembre 1899, commune de Guise). La formule habituellement adoptée dans ces arrêts est que « les sections électorales ont été tracées sans tenir compte de la disposition naturelle des lieux et en vue de grouper arbitrairement ,les électeurs ». Dans l’affaire de Saint-Barthélemy-le-Pin, il y avait bien deux agglomérations, mais la délimitation adoptée violait les limites naturelles, en prolongeant l’une des sections en forme de coin dans l’intérieur de l’autre. La condition que l’on trouve relevée dans un certain nombre de décisions, que les sections forment des circonscriptions « d’un seul tenant et sans enclaves » est loin d’être suffisante ; il faut, en outre, qu’il y ait agglomération distincte et que les limites n’en soient pas fixées arbitrairement, contrairement à l’évidence topographique. Il va sans dire qu’il pourra y avoir des questions de fait assez délicates : la tendance de la jurisprudence est plutôt d’être assez sévère et de n’admettre l’agglomération distincte que si elle est nettement caractérisée. Voir : avis de l’assemblée générale des 10 novembre 1887, commune des Plans (deux quartiers peu distant d’une petite commune) ; 18 novembre 1884, commune de Servian, et 27 octobre 1887, commune de Saint-Sever (bourg coupé par une rivière) ; 24 octobre 1899, commune de Routier (simple quartier ayant un nom spécial). De même, l’arrêt au contentieux du 17 novembre 1899 n’a pas admis que le familistère de Guise, compris dans l’agglomération, pût être érigé en section. N’oublions pas que toutes ces règles visent uniquement les communes qui ont moins de 10 000 habitants de population agglomérée, les seuls dont nous nous occupions ici.
Par application de ces principes, nous vous demanderons de prononcer l’annulation d’un assez grand nombre de sectionnements qui vous sont actuellement déférés. Nous vous citerons notamment ceux de Portiragues, de Sumènes, de Castillon-Gagnières, où le bourg aggloméré a été découpé en secteurs, prolongés dans la périphérie rurale ; ceux d’Hazebrouck et de Saint-Sulpice-la-Pointe, où il n’y avait qu’une agglomération, celle du bourg, et où l’on a formé une seconde section avec l’anneau rural des habitations éparses ; celui de Saint-Flour, où la ville haute et la ville basse, reliées sans interruption, sont assez difficiles à considérer comme deux agglomérations, où, en tous cas, le grand séminaire a été arbitrairement détaché de la ville haute pour être rattaché à la section basse, contrairement à la disposition naturelle des lieux. Dans la commune de Merville, qui compte 7 400 habitants, on a formé une section urbaine avec 3 800 habitants et douze conseillers municipaux, et bloqué l’anneau rural en une section de 3 600 habitants avec onze conseillers, sous prétexte qu’il existerait dans la campagne un hameau, le Sart, pouvant servir de noyau à cette section rurale ; or, d’une part, ce hameau, qui n’a que 650 habitants, ne peut pas être considéré comme le centre auquel on puisse rattacher normalement la périphérie rurale de la commune de Merville tout entière, notamment pour les parties situées dans une région située, on peut dire, aux antipodes de ce hameau par rapport au bourg et, naturellement, reliées à ce bourg par la disposition topographique ; et, d’autre part, on a ajouté au noyau urbain une très légère fraction de la campagne, d’un côté, pour lui permettre d’acquérir le nombre d’habitants lui donnant droit à douze membres sur vingt trois dans le conseil municipal. Le détournement de pouvoirs est évident, aussi bien que la violation de la règle relative à l’agglomération distincte.
Les solutions que nous vous proposons dans ces diverses espèces nous paraissent de tous points conformes à la jurisprudence administrative et contentieuse dont la tendance nous a jusqu’ici paru très sage et très ferme et dont nous avons uniquement cherché à nous inspirer.

