Recueil des arrêts du Conseil d’Etat 1892, p. 564
Une enquête effectuée sur un projet d’ouverture de chemin rural, qui ne fait connaître ni les dispositions principales des ouvrages ni l’appréciation sommaire des dépenses, est-elle régulière ? – Rés. nég. – En conséquence, la décision de la commission départementale qui a statué sur le vu des résultats de cette enquête faite en violation de l’art. 2 de l’ordonnance du 23 août 1835 est entachée d’excès de pouvoir.
M. Romieu, commissaire du gouvernement, s’est exprimé en ces termes :
En fait, il n’était pas contesté que les deux normalités exigées par l’art. 2 de l’ordonnance du 23 août 1835 (production du projet, appréciation sommaire des dépenses) aient été omises. Cette double irrégularité était-elle de nature à entraîner la nullité de la décision ?
Le Conseil d’Etat n’a pas encore été appelé à statuer sur cette difficulté spéciale ; mais il résulte des dernières décisions rendues en matière d’expropriation qu’il apprécie très sévèrement les irrégularités commises dans les enquêtes préparatoires à l’expropriation. C’est ainsi qu’il a annulé un décret obtenu par la ville de Paris, en vue de l’établissement du cimetière de Clichy, à raison du défaut de publicité de l’enquête dans cette commune (27 janv. 1888, p. 85, commune de Clichy). De même, par un arrêt du 1er avr. 1892 (d’Engente, p. 340), il a annulé le décret obtenu par la ville de Quimper à raison de ce que le délai de quinze jours francs exigé pour l’enquête aurait été illégalement réduit.
Si, dans d’autres affaires, des recours contre des décisions d’expropriation ont été rejetés par le Conseil d’Etat, c’est, d’une part, que les formalités de l’art. 2 de l’ordonnance de 1835 avaient été observées et que le moyen manquait en fait, ou, d’autre part, que les irrégularités relevées étaient insignifiantes.
C’est ainsi que, dans son arrêt du 4 juil. 1884 (p. 549, Lallier), le Conseil a constaté que l’enquête s’était ouverte sur un plan et un avant-projet satisfaisant à l’art. 2 de l’ordonnance de 1835, et que si des erreurs avaient été commises dans l’appréciation de la dépense, ces erreurs étaient peu importantes. De même encore, un arrêt du 9 nov. 1888 (p. 799, Mensac), relève que le projet déposé à la mairie pour être soumis à l’enquête faisait connaître le but de l’entreprise, le tracé des travaux et l’appréciation de la dépense. Enfin, un arrêt du 3 août 1877 (p. 762, Gallet), après avoir constaté que les formalités avaient été remplies, décidé que l’appréciation inexacte contenue dans le devis des travaux n’est pas de nature à entraîner l’annulation de la décision attaquée.
Le Conseil d’Etat a considéré en outre, comme insignifiantes, l’irrégularité résultant de ce que le sous-préfet s’était borné à transmettre le dossier à la préfecture sans joindre son avis sur les résultats de l’enquête (8 mars 1860, p. 192, Giraud), ou de ce que l’enquête aurait été faite par le maire de la commune, qui se serait substitué au commissaire désigné par le préfet (14 janv. 1887, p. 22, de Langlard), ou de ce que le commissaire-enquêteur aurait refusé de recevoir une protestation collective et les dines de certains habitants (18 juil. 1884, p. 600, Guiches).
En somme l’esprit de la jurisprudence paraît être le suivant : les formalités de l’art. 2 de l’ordonnance de 1835 doivent, à peine de nullité être remplies ; l’omission de ces formalités entraîne l’annulation de la décision qui a été prise après l’enquête ; si des irrégularités ou des erreurs ont été commises, il convient d’examiner quelle influence elles ont pu exercer ; sauf cas où les irrégularités sont substantielles, elles ne sont pas de nature à entraîner l’annulation de la décision.
Il est inexact de soutenir comme l’a fait le ministre de l’intérieur, que les deux obligations imposées par l’ordonnance de 1835, ayant été édictées dans un intérêt général, c’est à l’administration seule qu’il appartient de se prévaloir de leur omission. En effet, toute personne qui a qualité pour former un recours pour excès de pouvoir est fondée, par la même, à relever devant le Conseil d’Etat toute violation de formes, même édictées dans un intérêt général.
Mais, faisant abstraction de ce principe, les propriétaires, dont l’héritage doit être frappé par une expropriation, ont un intérêt direct et personnel à connaître la disposition des ouvrages et le montant approximatif des dépenses que nécessitera l’exécution du projet. D’un côté, en effet, le propriétaire est intéressé à savoir la mesure dans laquelle l’ouvrage dont il s’agit atteindra son héritage, les dommages qu’il pourra lui causer, les précautions prises par les auteurs du projet pour l’écoulement des eaux, le maintien des accès, etc. ; car, sur le vu du projet convenablement préparé, il pourra prendre les mesures et exercer les revendications que comporte la sauvegarde de ses droits. D’un autre côté, le propriétaire a intérêt à ce qu’on verse au dossier un document faisant connaître la dépense approximative des projets ; car si la dépense est exagérée, si elle dépasse notamment les ressources dont la commune dispose, le conseil municipal pourra reculer devant la mesure proposée et l’autorité de tutelle chargée d’approuver le projet pourra refuser son homologation. Dans ce cas encore, on ne saurait affirmer que la formalité édictée par l’art. 2 de l’ordonnance de 1835, quoiqu’établie dans l’intérêt général, est absolument étrangère aux intérêts privés.