Recueil Sirey 1893.III.14
La décision par laquelle la commission départementale approuve le tracé d’un chemin vicinal ordinaire et déclare d’utilité publique les travaux et la cession des terrains nécessaires à leur exécution, ne rentre pas dans les mesures autorisées par l’art. 15 de la loi du 21 mai 1836 ; elle a pour objet l’ouverture d’un chemin nouveau, et ne peut être prise que pas application de l’art. 16 de la même loi (LL. 21 mai 1836, art. 15 et 16 ; 10 août 1871, art. 86).
En conséquence, la commission départementale ne peut sans excès de pouvoir prescrire l’exécution de ces travaux sans l’assentiment du conseil municipal, s’il doit en résulter une dépense pour la commune (LL. 21 mai 1836, art. 1er et 16 ; 5 avril 1884, art. 68).
M. le commissaire du gouvernement Romieu a présenté les conclusions suivantes :
Le maire de la commune d’Albias défère au Conseil pour excès de pouvoir une décision de la commission départementale du Tarn-et-Garonne, qui a prononcé, contrairement à l’avis du conseil municipal de la commune, la déclaration d’utilité publique des travaux à exécuter pour donner au chemin vicinal n° 15 une largeur de 6 mètres fixée dans une précédente décision de la même commission. Les travaux qui ont été prescrits coûteraient, suivant le conseil municipal de la commune d’Albias, 3 920 F ; et le maire soutient qu’une pareille dépense ne pouvait être mise malgré elle à la charge de la commune.
Aux termes de l’art. 86 de la loi du 10 août 1871, la commission départementale prononce sur l’avis des conseils municipaux la déclaration de vicinalité, le classement, l’ouverture et le redressement des chemins vicinaux ordinaires, la fixation de la largeur et de la limite desdits chemins. Elle exerce à cet égard les pouvoirs conférés au préfet par les art. 15 et 16 de la loi du 21 mai 1836. Mais, pour ces diverses mesures, la commission départementale est-elle tenue d’obtenir, avant de les ordonner, l’avis conforme du conseil municipal de la commune intéressée ? La loi du 10 août 1871, tout comme la loi du 21 mai 1836, est muette sur ce point, mais la jurisprudence est venue suppléer à son silence.
Suivant la jurisprudence, il y a lieu de combiner les dispositions de notre législation municipale et les diverses dispositions de la loi de 1836. On en arrive alors à décider que le droit de la commission départementale est limité par le droit qu’ont les conseils municipaux de régler les dépenses communales, et c’est par suite seulement lorsqu’il s’agira de dépenses obligatoires pour la commune que la commission départementale n’aura pas besoin de l’avis conforme du conseil municipal. La question se ramène ainsi à celle de savoir quelles sont les dépenses obligatoires pour les communes en matière de chemins vicinaux.
Suivant la loi du 21 mai 1836 et suivant la loi du 5 avr. 1884, il faut distinguer en cette matière deux catégories de dépenses : les dépenses d’entretien, d’une part, et les dépenses d’établissement et d’amélioration, d’autre part.
Pour les dépenses d’entretien, elles sont obligatoires pour la commune ; en effet, l’art. 1er de la loi de 1836 nous dit que les chemins vicinaux légalement reconnus sont à la charge des communes, et l’art. 5 ajoute que le préfet pourra d’office imposer la commune dans les limites du maximum des centimes additionnels pour faire face aux dépenses des travaux d’entretien, lorsque le conseil municipal n’aura pas voté les fonds nécessaires. Or, quand il s’agit de la reconnaissance, de la déclaration de vicinalité d’un chemin public existant, on est en face d’actes qui ne doivent entraîner pour la commune que des dépenses d’entretien ; le chemin est construit, il est livré à la circulation, on n’a plus qu’à l’entretenir ; il en est de même en cas de fixation de la largeur ou de l’assiette du chemin, quand la commission départementale se borne à constater les limites actuelles de la voie publique.
Pour tous ces actes, l’avis conforme du conseil municipal de la commune intéressée n’est point nécessaire, car les dépenses qui vont résulter de la décision de la commission départementale constituent des dépenses obligatoires pour la commune. C’est ce qu’ont décidé le Conseil d’Etat statuant au contentieux le 9 déc. 1845 (Commune de Cérences, S. 1846.2.153), et la section de l’intérieur dans un avis du 29 juil. 1870.
Il en est tout autrement des dépenses d’établissement. Ce sont des dépenses facultatives pour les communes. « Les travaux d’ouverture et de redressement des chemins vicinaux, dit l’art. 16 de la loi du 21 mai 1836, seront autorisés par arrêté du préfet ». L’art. 68 de la loi du 5 avr. 1884 porte de son côté que les conseils municipaux délibèrent sur les acquisitions de terrains et les travaux à exécuter ; il réserve à l’administration supérieure seulement un pouvoir d’approbation. Il n’y a là qu’une dépense facultative pour la commune.
La commission départementale devra donc avoir conforme du conseil municipal avant d’ordonner, en matière de chemins vicinaux, des mesures qui impliqueraient des acquisitions de terrains ou des travaux à exécuter, et qui mettraient à la charge de la commune des dépenses non obligatoires pour elle, telles que des dépenses d’ouverture et de redressement. On peut invoquer en ce sens une jurisprudence constante du Conseil d’Etat statuant au contentieux, soit avant, soit après 1871, et l’avis de la section de l’intérieur de 1870, dont il a déjà été question.
Dans les observations qu’il a présentées sur la communication du pourvoi à lui faite, M. le ministre de l’intérieur invoque, en faveur du maintien de la décision de la commission départementale, 3 arrêts du Conseil d’Etat, 7 août 1874, Pegoix (S. 1876.2.190) ; 5 janv. 1877, Commune de Pleurtuit, (S. 1877.2.220) ; 27 févr. 1880, Helliol (S. 1881.3.60). Les deux arrêts de 1877 et de 1880 doivent être repoussés : en effet, dans les deux affaires, il s’agissait, non point de travaux d’ouverture ou de redressement, mais de simples fixations d’alignement qui ne devaient pas entraîner de grosses dépenses pour les communes intéressées.
Reste l’arrêt du 7 août 1874. Assurément cette décision a reconnu expressément à une commission départementale le droit de prononcer l’élargissement d’un chemin vicinal ordinaire, contrairement à l’avis du conseil municipal. Il ne faut point toutefois exagérer la portée de cette décision. En effet, cet arrêt est isolé ; il est contraire à plusieurs arrêts rendus antérieurement à 1871, notamment aux arrêts Champy, 21 juin 1866 (Rec. des arr. du Cons. d’Etat, p. 711), et Pernelle, 19 nov. 1868 (Ibid., p. 998), ainsi qu’à l’avis de principe de la section de l’intérieur du 29 juil. 1870. D’autre part, le Conseil d’Etat est revenu lui-même sur cet arrêt, dans une affaire Roux, jugée le 18 mars 1881 (Ibid.), p. 297. D’ailleurs, tous les principes en matière de dépenses communales semblent contraires à la doctrine de cette décision. Tout au plus pourrait-on dispenser la commission départementale d’obtenir l’avis conforme du conseil municipal, si, dans la détermination de l’assiette d’un chemin vicinal, elle rectifiait sur quelques points isolés le tracé de la voie publique et en augmentait légèrement la largeur. On maintiendrait alors sa décision en considérant les faibles dépenses d’expropriation qu’elle entraînerait comme comprises dans les dépenses d’entretien que la loi met obligatoirement à la charge des communes. Il faudrait en tout cas que les dépenses nécessitées par ces rectifications de tracé fussent presque insignifiantes. Encore pourrait-on avoir des doutes sérieux sur la validité d’une semblable décision de la commission départementale.
Telle est la doctrine qui semble se dégager tant des lois de 1836, 1871 et 1884, combinées, que de la jurisprudence du Conseil d’Etat. Reste à voir comment les choses se sont passées dans la commune d’Albias.
En 1885, la commission départementale, dans une première délibération, avait classé comme chemin vicinal la voie dont il s’agit, et lui avait assigné une largeur de 6 mètres, mais n’avait point fixé son tracé. Le conseil municipal de la commune d’Albias s’éleva contre cette décision. En 1889, la commission départementale a pris une délibération nouvelle fixant le tracé du chemin et ordonnant l’exécution des travaux. Les expropriations auxquelles il y avait lieu de procéder et les travaux à exécuter devaient entraîner une dépense de 2 477 F, suivant le devis estimatif dressé par l’agent voyer.
Des dépenses de cette importance ne peuvent être mises à la charge de la commune, sans l’assentiment du conseil municipal. Il s’agit là en réalité d’un chemin nouveau que l’on veut créer. La commission départementale ne pouvait dès lors sans excès de pouvoir statuer contrairement à l’avis du conseil municipal de la commune d’Albias.
On objecte, il est vrai, que la décision prise en 1889 n’est que la conséquence de celle prise en 1885, et que cette décision de 1885 n’ayant pas été attaquée et étant devenue définitive, on ne peut se pourvoir contre celle de 1889. Mais il ne faut point oublier qu’en 1885 on s’était borné à classer le chemin, sans fixer son tracé, ni déterminer les travaux à exécuter. Aucune atteinte n’avait dès lors été portée à ce moment aux droits de la commune. Du reste, dans la délibération de 1885, on avait eu grand soin de réserver le droit de la commune de ne point approuver les travaux. En 1889, au contraire, on a fixé le tracé du chemin, on a approuvé le plan des ouvrages, et enfin on a déclaré l’utilité publique les travaux et les cessions de terrains qui seraient nécessaires. C’est à ce moment seulement qu’on a porté atteinte aux droits de la commune ; c’est la délibération de 1889 seule qui a imposé des dépenses à la commune. On ne peut dès lors considérer la décision de 1889 comme la conséquence nécessaire et directe de la décision de 1885.
M. le commissaire du gouvernement conclut pour ces motifs à l’annulation de la délibération de la commission départementale du Tarn-et-Garonne.