Recueil des arrêts du Conseil d’Etat 1892, p. 713
Le riverain d’une voie publique sur laquelle est établi un tramway est-il fondé à réclamer une indemnité à raison du dommage que lui cause l’inaccomplissement par la compagnie des conditions qui lui sont imposées par le cahier des charges en ce qui concerne l’espace à laisser pour la circulation entre la voie et le trottoir, alors même que la propriété aurait un accès sur une autre voie ? – Rés. aff.
M. Romieu, commissaire du gouvernement, a conclu en ces termes :
La Société lyonnaise des tramways et chemins de fer à voie étroite, concessionnaire du tramway de Lyon à l’asile de Brou, a établi cette voie conformément au décret déclaratif d’utilité publique rendu le 20 mai 1887 et suivant un plan approuvé par le préfet du Rhône, à la date du 31 janv. 1888. La voie longe, sur le chemin vicinal ordinaire n° 17, dit des Pins, un immeuble appartenant aux consorts Piraud. À cet endroit le chemin a une largeur de 7 mèt. 90 cent., du côté opposé à la maison Piraud, le trottoir a 1 mèt. 40 cent., – de l’autre côté cette largeur n’est que de 0 mèt. 80 cent à 0 mèt. 55 cent.par suite de l’irrégularité de l’alignement des murs. En effet, un plan d’alignement non encore exécuté prévoit l’élargissement du chemin à 8 mètres. Le bord extérieur du matériel roulant est à 30 cent. du trottoir tel qu’il se comporte actuellement, cette largeur est prévue par le cahier des charges de la concession.
Les consorts Piraud ont assigné l’Etat devant le conseil de préfecture en se fondant sur le dommage causé à leur propriété à raison des modifications apportées à l’accès de leur immeuble par l’établissement du tramway. Il en résulterait selon eux des difficultés pour leur locataire, une gêne notable et même un sérieux danger pour la circulation des piétons ; ils relèvent une véritable violation de l’art. 6 du cahier des charges type des concessions de tramways, qui exige une largeur de 1 mèt. 10 cent., entre la bordure du trottoir et le matériel roulant.
Le conseil de préfecture, après avoir ordonné une expertise, a condamné la Société à payer une indemnité de 8 000 F une fois pour toutes, ou une indemnité annuelle de 400 F tant que l’Etat actuel de la voie ne sera pas modifié.
La Société lyonnaise a interjeté appel de cet arrêté.
Le pourvoi soulève diverses questions intéressantes : et d’abord le cahier des charges type crée-t-il des obligations contre les tiers et des droits dont les tiers puissent se prévaloir ? Le cahier des charges des concessions de tramways a une autorité spéciale, car il a été délibéré en Conseil d’Etat, en vertu d’une délégation inscrite dans l’art. 38 de la loi du 11 juin 1880, et le cahier des charges spécial à chaque concession doit indiquer les modifications apportées au cahier des charges type. En outre l’art. 3 du règlement d’administration publique du 6 août 1881 porte « que les dispositions prescrites doivent, d’ailleurs, assurer dans tous les cas la sécurité des piétons qui circulent sur la voie publique et celle des riverains dont les bâtiments ont une façade sur cette voie ».
Le cahier des charges peut-il porter atteinte aux droits des tiers ? II faut répondre négativement. La loi du 11 juin 1880 n’a créé aucune servitude contre les tiers, en conséquence si l’établissement d’un tramway leur cause un dommage, ils ont droit à une indemnité dans les conditions ordinaires des travaux publics. L’approbation du travail par une loi ou par un décret en Conseil d’Etat, et l’observation des conditions usées par le règlement d’administration publique rendu pour l’exécution de la loi de 1880 n’ont pas pour effet de soustraire ledit travail à l’application du droit commun. L’administration essaie de ménager les divers intérêts en jeu, mais elle n’autorise en définitive la concession qu’aux risques et périls du concessionnaire. Dès lors, le cahier des charges ne peut être invoqué contre les tiers si leurs droits sont méconnus.
Les tiers peuvent-ils se prévaloir des dispositions du cahier des charges ? II faut répondre affirmativement lorsque ces dispositions ont été introduites dans leur intérêt. C’est le cas de l’art. 5 du règlement du 6 août 1881 et des art. 6, 7 et 8 du cahier des charges type qui prennent par la référence au règlement un caractère réglementaire. Les tiers sont donc recevables à invoquer l’inobservation de ces clauses. D’autre part, la simple inobservation de ces clauses ne suffit pas à créer un droit à indemnité, de même que leur observation ne supprime pas ce droit : il faut qu’il y ait dommage ; mais s’il y a dommage causé aux tiers, l’inobservation des clauses l’aggrave, et dans le doute, on doit présumer une faute du concessionnaire.
Il convient d’examiner : 1º s’il y a dommage ; 2° s’il existe dans le cas particulier une infraction au cahier des charges.
1° La modification des accès et la difficulté de stationner résultant des tramways sont-elles de nature à créer des droits à indemnité ? C’est une pure question de fait. Pour le stationnement des voitures, il faut apprécier quelle est la nature des immeubles bordant la voie, la nécessité de chargement et de déchargement continus, le mode de circulation des voitures de tramways, la fréquence des trains, la faculté de stationner sur le trottoir d’en face ou à côté, l’existence d’autres accès devant lesquels le stationnement est possible.
Pour la circulation, on doit examiner la nature des immeubles, la fréquence des trains, la largeur des trottoirs, le mode d’exploitation, si la l’action est mécanique ou animale, l’existence des courbes, etc., toutes circonstances qui rendent plus ou moins dangereuse la circulation des tramways.
S’il résulte de ce double examen une simple gêne consistant dans un léger allongement, de parcours, ou un surcroît de précautions, le riverain n’a pas droit à indemnité, l’établissement du tramway constitue un usage normal de la voie publique ; il n’existe pas pour les riverains de droit au stationnement continu sur une voie publique au droit de leurs immeubles (Tramways de Marseille, 23 avr. 1880, p. 407 et la note). Mais s’il résulte au contraire de cette vérification des faits qu’il y a modification complète des accès, et par voie de conséquence, une gêne grave équivalant à une privation d’accès en voiture, une impossibilité de charger et de décharger les voitures même en prenant des précautions raisonnables, et un danger véritable pour les piétons, on se trouve en présence d’un usage abusif par le tramway de la voie publique, et le riverain a droit à indemnité.
Dans ce cas particulier, l’accès en voiture n’est pas sérieusement atteint ; le stationnement est simplement modifié, il n’existe à la propriété que de simples portes pour piétons, au surplus, les voitures peuvent stationner en face, d’ailleurs la circulation des tramways est minime, il n’y a que quatre trains par jour. Mais le danger est grave pour les piétons. La largeur entre les maisons et le bord extérieur du matériel roulant n’est que de 85 centimètres dans certains endroits. D’autre part, la maison du sieur Piraud est dans une courbe d’où on n’aperçoit le tramway qu’à 20 mètres alors que la traction se fait par la vapeur à toute vitesse. On a objecté que le danger provenait de l’exiguïté du trottoir et non du tramway. Cette objection n’est pas sans réponse. Sur les voies ordinaires, si le trottoir est insuffisant, cette circonstance ne présente aucune gravité ; dans le cas particulier on risque d’être écrasé par le tramway. On objecte encore qu’il pourrait en être de même si l’on était rencontré par une voiture, mais on peut répondre que les voitures peuvent se déranger, tandis que le tramway ne se dérange pas.
2° Y a-t-il une infraction au cahier des charges ? Les art. 6, 7 et 8 du décret du 6 août 1881 réservent aux piétons un espace libre de 1,10 mètre. Il n’y a aucune raison de diminuer cette largeur dans les villes. Si l’art. 8 prescrit de laisser, quand il y a un trottoir, un intervalle de 30 centimètres à partir du trottoir, cette disposition n’a pas pour effet de restreindre le minimum de 1,10 mètre. Cet article doit être interprété dans ce sens : s’il n’y a pas de trottoir on réservera un espace de 1,10 mètre en tout, et s’ il y a un trottoir, on réservera d’abord 1,10 mètre et en plus 30 centimètres pour le trottoir. Les rédacteurs du cahier des charges n’ont pu avoir en vue un trottoir tel qu’en ajoutant 30 centimètres on ait une largeur moindre de 1,10 mètre, c’est-à-dire un trottoir plus petit que 80 centimètres.
En résumé, la circulation au droit de l’immeuble des consorts Piraud est dangereuse pour les piétons, et ce danger résulte de l’inobservation des prescriptions du cahier des charges ; alors même que l’on aurait observé les prescriptions, il y aurait dommage et par conséquent ouverture au droit à indemnité. Mais, dans ce cas particulier, la Société a commis une faute grave : elle avait 3,60 mètres, pour installer son tramway ; elle a alors escompté le retrait par voie d’alignement, et elle a établi la voie comme si le plan était exécuté ; elle doit la réparation du préjudice qu’elle cause aux riverains. Comme le montant de l’indemnité allouée par le conseil de préfecture n’est pas exagéré, nous concluons au rejet de la requête avec dépens.