Recueil des arrêts du Conseil d’Etat 1896, p. 59 Recueil Dalloz 1896.3.103
Le conseil de préfecture est-il compétent pour statuer sur les contestations entre l’Etat et le concessionnaire du service de halage par bêtes de trait sur des canaux ou rivières canalisées ? – Rés. aff. implic.
Décidé par application du cahier des charges et d’un arrêté préfectoral y annexé, dont les adjudicataires du service de halage avaient accepté les dispositions avant de soumissionner, que le halage devait être rétribué d’après la longue déterminée audit arrêté et non d’après la longueur effective.
L’arrêté préfectoral, dont les dispositions ont été acceptées par les adjudicataires du service de halage, portant que l’augmentation du prix du halage pour le service de nuit ne sera pas appliquée lorsque la navigation de nuit aura été rendue obligatoire par les ingénieurs en exécution du règlement de police du canal, aucune augmentation de prix n’est due aux adjudicataires, alors qu’ils n’établissent pas que les ingénieurs aient prescrit la navigation de nuit en dehors des cas prévus par le règlement de police du canal.
Un décret en date du 19 juin 1875 a érigé en service public monopolisé le halage des bateaux sur l’ensemble des rivières canalisées et canaux qui relient la région de l’Aisne à la Belgique (Escaut, Scarpe, canal de Saint-Quentin, etc..) et ce service a été confié à un concessionnaire par voie d’adjudication. L’adjudicataire devait fournir les chevaux nécessaires, organiser les relais, effectuer la traction des bateaux dans des conditions fixées par le cahier des charges : le halage ainsi établi était obligatoire pour les mariniers qui payaient des taxes destinées à rémunérer le concessionnaire de son travail.
Des difficultés se sont élevées entre le concessionnaire et l’Etat sur l’interprétation du cahier des charges et le litige a été porté devant le conseil de préfecture, puis en appel devant le Conseil d’Etat.
M. le commissaire du gouvernement Romieu a soulevé la question de compétence du conseil de préfecture, c’est-à-dire de la nature du marché passé entre le sieur Fidon et l’Etat pour le halage sur les 1er et 2e lots du canal de Saint-Quentin. Est-ce un marché de travaux publics entraînant la compétence du conseil de préfecture ? Est-ce au contraire un marché de transport ou de fourniture pour lequel la compétence appartient au Conseil d’Etat statuant en premier et dernier ressort ? M. le commissaire du gouvernent s’est prononcé dans ce dernier sens et a conclu en conséquence à ce que le Conseil d’Etat annulât la décision du conseil de préfecture pour incompétence et, retenant l’affaire, statuât lui-même au fond ; à l’appui de cette opinion il a fait valoir les motifs suivants:
1º Le marché ne comporte l’exécution d’aucun ouvrage public, si minime qu’il soit : il consiste uniquement dans la fourniture de chevaux et dans le transport des bateaux au moyen de ces chevaux. C’est une véritable service de relais de poste sur rivières et canaux.
2ª Le service c’est pas organisé dans l’intérêt du canal ou de la rivière canalisée, car, partout ailleurs, le halage est libre sur les canaux et rivières et le décret du 19 juin 1975 n’a été fait que dans l’intérêt des mariniers, c’est-à-dire des transporteurs, pour leur assurer des relais convenables et les garantir contre la mobilité des prix qui résulte de la libre concurrence. Il n’a donc en vue que l’usage de la voie de navigation, absolument comme les services d’omnibus concédés par les villes n’ont pour but que l’usage des voies terrestres : or, les services d’omnibus ne sont pas considérés par la jurisprudence comme des marchés de travaux publics.
3º Il es impossible de considérer, dans l’espèce, comme un élément de travail public, l’obligation imposée au concessionnaire d’établit des bureaux et abris à l’extrémité de chaque lot et de construire ses écuries suivant des places approuvées par l’administration, sur des terrains fournis par le canal. En effet, cette obligation, purement accessoire au service lui-même, est simplement éventuelle : car le concessionnaire a la faculté de louer des locaux pour ses écuries et ses abris, et ce n’est qu’à défaut de location qu’il doit construire : les constructions qu’il peut ainsi, subsidiairement, être amené à faire, doivent être élevées en dehors des digues, c’est-à-dire en dehors de l’ouvrage public, et ne font pas retour à l’État en fin de concession. D’ailleurs, des dispositions du même genre existent dans les contrats des Compagnies d’omnibus, dont les bureaux sont même souvent établis sur la voie publique et n’ont jamais suffi à transformer ces contrats en marchés de travaux publics.
4º Enfin, lors de l’élaboration du décret du 19 juin 1875 l’assemblée générale du Conseil d’État a supprimé une préfecture et indiqué, dans son avis, que cette compétence lui paraissait très douteuse (Voy. Picard, Traité des Eaux, tome 3, p. 459). Par toutes ces raisons, le halage ne comportant la création d’aucun outillage fixe, c’est-à-dire d’aucun travail public, semblerait devoir être assimilé aux marchés de fourniture et de transport, de même que le remorquage, tandis que le touage qui implique la pose d’une chaîne noyée, c’est-à-dire un véritable travail, serait un vrai marché de travaux publics, et cette différence serrait de la même nature que celle qui explique la dualité de compétence pour les marchés des omnibus et pour les marchés de tramways, ces derniers seuls, à raison de la pose des rails, étant considérés comme marchés de travaux publics.
Le Conseil d’Etat, statuant au contentieux, n’a pas adopté ces conclusions et a reconnu la compétence du conseil de préfecture. Cette décision marque un pas de plus dans la voie de l’extension de la compétence des conseils de préfecture. Il n’est pas possible en effet d’admettre que la particularité de la construction éventuelle d’abris ou écuries ait pu suffire dans les conditions rappelées plus haut, pour être attributive de compétence : il deviendrait en effet trop facile, s’il en était ainsi, de transformer, par une clause de style un marché quelconque en marché de travaux publics.
Il est peu probable, d’autre part, que le Conseil d’Etat ait entendu faire une application du § 5 de l’art. 4 de la loi du 28 pluviôse an 8, relatif aux difficultés en matière de grande voirie, qui a été visé dans des circonstances analogues pour des entreprises de lestage et délestage des navires (Conseil d’Etat, 23 mars 1870, Seillon, p. 345 ; – Cf. Conseil d’Etat, 1er avril 1840, Giraud, p. 98 et 27 juillet 1870, Jéhan, p. 962), mais qui parait peut propre à être invoqué pour des contestations relatives à des marchés. Il semble plus probable que le Conseil d’Etat a entendu reconnaître la compétence du conseil de préfecture pour tous les marchés qui, sans comprendre nécessairement la création d’un ouvrage ou d’un outillage fixe, ont pour objet l’usage, l’exploitation de cet ouvrage ou de cet outillage : dans l’espèce, l’ouvrage public ou l’outillage public, c’est le canal, ce sont les digues, les écluses, etc., en un mot l’ensemble des travaux exécutés pour la navigation.