Recueil des arrêts du Conseil d’Etat 1892, p. 702
L’arrêté par lequel le maire accorde un alignement individuel à un riverain, mais en subordonnant la permission qu’il délivre à des conditions destinées à sauvegarder les intérêts financiers de la commune, est-il entaché d’excès de pouvoir ? – Rés. aff.
M. Le commissaire du gouvernement a présenté les observations suivantes :
Deux principes dominent la matière de l’alignement : 1° la partie qui veut construire à la limite de la voie publique, doit demander l’alignement à l’autorité compétente ; 2° l’autorité compétente n’a pas le droit de le refuser.
C’est sur la portée du second principe que le Conseil d’Etat est appelée à se prononcer.
Non seulement l’administration n’a pas le droit de refuser l’alignement sollicité, mais elle ne saurait subordonner son autorisation à d’autres conditions que celles que le législateur a établies dans l’intérêt du domaine public. Si elle impose des conditions autres, le pétitionnaire pourra en faire prononcer l’annulation par le juge de l’excès de pouvoir. La jurisprudence du Conseil d’Etat et celle de la Cour de cassation sont d’accord sur ce point.
C’est ainsi que le Conseil d’Etat a prononcé l’annulation d’un arrêté d’alignement dans lequel le préfet avait subordonné la permission de bâtir à des conditions relatives à des questions de servitude et d’application des lois et règlements en matière de grande voirie en vue notamment de réserver à une maison voisine des facilités de jour et d’accès. (15 déc. 1859, Klein c. Préfet de la Seine, p. 748.) De même encore, le Conseil a considéré comme irrégulier un arrêté par lequel le préfet avait accordé l’alignement sollicité sur une route royale, à la condition que le permissionnaire ne construirait aucune partie de la façade de son bâtiment en retrait de la voie publique (6 déc. 1844, Taque), et il a décidé que le fait de ne pas se conformer à cette prescription ne constituait pas une contravention. II a décidé également qu’un arrêté qui accorde un alignement à la condition que le permissionnaire renoncerait à demander à la commune une indemnité quelconque à raison des dommages que pourrait causer à sa propriété l’exécution de travaux exécutés dans l’intérêt de la salubrité ou de la viabilité publique est susceptible d’être annulé pour excès de pouvoir (23 janv. 1868 Terravalien, p. 85 et la note ; 17 avr. 1869, Tahardel c. Ville de Paris, p. 389 et le renvoi ; 31 déc. 1869, Ville de Marseille c. Blanc, p. 1041 et la note).
Enfin, le Conseil d’Etat, appelé à statuer sur la légalité d’arrêtés préfectoraux ou municipaux qui avaient accordé l’autorisation de bâtir sollicitée par des riverains, mais à la condition que le pétitionnaire élève ses constructions suivant un mode de décoration extérieure conforme à un plan uniforme adopté par le conseil municipal, a déclaré que ces conditions étaient illégales, et que les pétitionnaires étaient en droit de ne pas s’y conformer. (7 avr. 1859, Delondre, Ville de Paris, p.278 ; 7 déc. 1859, Meusnier, Ville de Paris, p. 692 et la note ; 19 juin 1863, Minet, p. 503 et les conclusions de M. Robert ; 5 mai 1865, Gibaud, p. 194).
De son côté la Cour de cassation a déclaré non obligatoire un arrêté ordonnant de n’employer dans les constructions pour lesquelles l’alignement est sollicité que des matériaux d’une certaine nature, et par conséquent, dépourvu de toute sanction pénale. (Cass. ch. crim. 13 janv. 1844, Manigold c. Commune de Massevaux, Haut-Rhin, Sirey. 1844, 1, p.638).
Cette jurisprudence est d’ailleurs conforme aux principes. En effet, lorsqu’un agent de l’administration délivre un alignement individuel, il agit en qualité de voyer et non comme représentant des intérêts financiers des personnes morales qui ont la surintendance du domaine public (Etat, département, commune).
D’autre part, l’alignement, acte purement administratif, ne saurait porter atteinte aux droits privés. Toutes les questions de propriété ou autres sont absolument réservées pour être débattues, s’il y a lieu, devant le juge compétent. Spécialement, lorsqu’il se présente, au cours de l’instruction de la demande d’alignement, des difficultés relatives à l’acquisition de terrains par les riverains, ou au sujet de la propriété du sol, ou à l’exercice du droit de préemption, ces difficultés restent entières pour faire l’objet d’un débat devant l’autorité judiciaire. Si la commune est propriétaire des délaissés, elle pourra empêcher, en cette qualité, le riverain d’entrer en possession du terrain abandonné par l’arrêté d’alignement, avant que celui-ci n’ait payé le prix ; mais le litige qui naît à cette occasion est absolument étranger à l’alignement.
Ces principes sont certains. Cependant il s’est introduit dans la pratique administrative des usages dont la légalité est sujette à caution. C’est ainsi que l’administration a pris l’habitude d’insérer dans les arrêtés d’alignement une clause portant que les terrains appartenant à la commune ne seront livrés qu’avec l’agrément du conseil municipal et moyennant un prix. L’art. 178 du règlement général de 1872 sur les chemins vicinaux, porte : « Lorsque les chemins auront plus que la largeur légale, et que les propriétaires riverains seront autorises par mesure d’alignement, à avancer leurs constructions jusqu’à l’extrême limite de cette largeur, ils devront payer la valeur du sol du chemin ainsi concédé et de ses dépendances… L’arrêté d’alignement devra faire connaître que la prise de possession ne pourra avoir lieu qu’en vertu d’une délibération du conseil municipal régulièrement approuvée ».
Quelle est la valeur de clauses semblables ? Leur utilité semble contestable puisque les réserves auxquelles elles s’appliquent sont de droit. D’autre part, il peut se faire qu’elles altèrent l’esprit de l’arrêté d’alignement, et que dans certains cas, elles en compromettent la légalité.
Des réserves de cette nature ne sont légales qu’à la condition qu’elles ne soient qu’une simple indication, sans constituer une condition de l’arrêté ou qu’elles se bornent à rappeler une vérité incontestable, comme par exemple : « On paiera les terrains appartenant à la commune. » (v. Conseil d’Etat 23 nov. 1888, Commune de Saint-Cyr-du-Doret, p. 864.) Mais la clause serait illégale si l’arrêté prétendait préjuger la question de propriété. C’est en effet à la partie intéressée à saisir le tribunal compétent si le riverain s’empare à la suite d’un arrêté d’alignement d’un terrain sur lequel ladite partie prétend avoir des droits privatifs (v. Tribunal des conflits, 30 nov. 1888, Commune de Saint-Cyr-du-Doret, p. 883 ; rapp. Conseil d’Etat, 21 mars 1879, Taddei, p. 233).
Dans le cas particulier, la réserve est, à notre avis, absolument illégale. En premier lieu elle figure parmi les conditions même de l’arrêté ; d’autre part, l’arrêté prétend se faire juge des obligations du sieur Molembaix vis-à-vis de la commune au sujet de la jouissance de la parcelle lui appartenant, et statue sur l’interprétation des conventions intervenues au sujet de la reprise de la parcelle. Dès lors, l’alignement, c’est-à-dire la mesure de protection du domaine public communal, se trouve subordonne à la solution de questions qui touchent uniquement à l’application, de contrats intervenus entre la commune et un particulier relativement à des intérêts privés.
Dans ces conditions, nous estimons que l’arrêté doit être annulé sur ce point, comme entaché d’excès de pouvoir.