Recueil des arrêts du Conseil d’Etat 1892, p. 359
Le conseil de préfecture est-il compétent, sauf appel au Conseil d’Etat pour connaître d’une demande en réduction de taxes d’affouage et pâturage fondée sur ce que le contribuable ayant son habitation dans la commune ne devait être taxé que d’après le tarif imposé auxdits habitants ? – Rés. aff. – Cette demande qui ne constitue qu’une question d’aptitude personnelle du prétendant droit à la jouissance en nature des biens communaux ne soulève aucune question préjudicielle de la compétence des tribunaux judiciaires.
L’individu qui n’a dans la commune où se distribue l’affouage qu’une habitation temporaire et qui es au contraire imposée dans une commune voisine à la contribution personelle et à la taxe des prestations et y est électeur, est-il taxé légalement d’après le tarif afférent aux non-domiciliés dans la commune ? – Rés. aff.
Cet arrêt constitue un revirement sur la jurisprudence adoptée depuis 1850 en matière d’affouage.
M. Romieu, commissaire du gouvernement, a dit en substance :
Le domicile et l’habitation ne sont pas nécessairement des questions préjudicielles de la compétence exclusive, des tribunaux judiciaires ; car il existe des dispositions dans la législation administrative qui établissent des domiciles différents de ceux du Code civil, notamment en matière de contribution personnelle (L. du 21 avr. 1832, art. 13), de prestations en nature (L. du 21 mai 1836, art. 3), de distribution des secours publics (déc. du 24 vendémiaire an II).
Ce n’est donc pas sur des textes du Code civil que l’on s’est fondé pour revendiquer la compétence judiciaire dans les questions de domicile et d’habitation soulevées au cours des réclamations de l’espèce, mais sur l’attribution aux tribunaux judiciaires des questions d’aptitude personnelle des ayant droit en matière de jouissance de biens communaux.
Une décision célèbre du premier Tribunal des conflits en date du 10 avr. 1850, p. 341 (Caillet) avait fait un départ entre les compétences respectives de l’autorité judiciaire et de la juridiction administrative, en attribuant au conseil de préfecture, sauf appel au Conseil d’Etat, les questions relatives au mode de jouissance, à l’interprétation des actes, édits anciens, etc., et aux tribunaux judiciaires les questions d’aptitude personnelle desquelles dérive le droit individuel à l’affouage.
La jurisprudence de l’arrêt Caillet a été vivement attaquée. M. Serrigny (Théorie de la compétence administrative, t. II, p. 587) s’exprime à cet égard dans des termes énergiques : « cette jurisprudence, dit-il, est une transaction bâtarde qui est tout ce qu’on peut imaginer de plus contraire au bon sens, à la commodité de la pratique et à la vérité des principes. L’arrêt a décidé que l’autorité administrative est compétente pour statuer sur des réclamations individuelles, sauf au conseil de préfecture à renvoyer aux tribunaux judiciaires les questions relatives à l’aptitude des réclamants qu’il a considérées comme des questions d’état préjudicielles à résoudre et le Conseil d’Etat s’est conformé à cette déplorable distinction. II nous semble que c’est là une erreur manifeste. L’objet de la demande est la réclamation d’une portion affouagère, la qualité de chef de famille ou de maison domicilié dans la commune n’est qu’un motif à l’appui de la demande. La chose jugée ne touche qu’à l’admission ou au rejet du rôle des affouagistes. Le renvoi préalable devant l’autorité judiciaire, pour faire statuer sur la question relative à l’aptitude des réclamants, n’est point dans le texte de la loi du 10 juin 1793, et encore moins dans son esprit. Il ne s’agit pas ici d’une question d’état. Quand le législateur veut qu’il soit sursis à raison de questions d’état, il a le soin de le dire, comme il la fait dans les listes électorales. Les questions d’aptitude personnelle exigée pour l’aptitude du droit d’affouage ne sont pas des questions d’état ».
M. Serrigny demandait qu’on revînt à la jurisprudence antérieure à 1856 et d’après laquelle le Conseil d’Etat se déclarait compétent sur les contestations de l’espèce en se fondant sur la loi du 10 juin 1793, section V, art. 1 et 2, relative aux partages des biens communaux autres que les bois, et étendue aux bois par les lois du 26 nivôse an II et 19 frimaire an II (Conseil d’Etat, 4 mai 1843, Clément, p. 177 ; 28 mai 1844, Ponlot, p. 282 ; 28 nov. 1845, Auribault, p. 504 ; 8 sept. 1846, Grosdidier et commune de Lamorville, p. 477 et la note).
Le Conseil d’Etat s’est conformé pendant quelques années au système adopté par le Tribunal des conflits en 1850, soit en ce qui concerne l’affouage, soit même en ce qui touche toutes les autres jouissances communales. V. en ce sens : Conseil d’Etat, 21 déc. 1850, commune d’Ambly, p. 953 ; 18 janv. 1851, Pracros, p. 38 ; 7 juin 1851, Tabouret, p. 419, v. aussi 30 nov. 1850, Triste, p. 876 (lots de terrains dans les trois Évêchés) ; 13 avr. 1854, commune d’Uchizy, p. 468 (jouissance de prairies) ; 12 août 1854, commune de Cattenom, p. 768 (pâturages).
Toutefois, dès 1855, il semble qu’un revirement progressif se soit produit dans la jurisprudence du Conseil d’Etat au sujet de la doctrine admise conformément à la décision du Tribunal des conflits de 1850.
Sur les questions d’affouage, la jurisprudence n’a pas eu occasion de se prononcer, et, en fait, l’administration a laissé aux tribunaux judiciaires le jugement des questions relatives à l’aptitude personnelle des affouagistes ou des prétendants droits à la jouissance en nature des communaux. V. Tribunal de Saint-Dié, 6 déc. 1869, Célestin Michel, commune de Péheux, (Vosges) (question de savoir si le prétendant a droit à l’affouage possède une habitation distincte dans la commune) ; Cour de Bourges, 29 oct. 1889, commune de Lys (question de savoir si un gendre qui couche chez son beau-père, mais qui a un ménage a droit à l’affouage) ; Cour de Besançon, 6 nov. 1882, commune de Blaincourt (question de savoir si des ouvriers logés dans des maisons d’usines ont droit à l’affouage) ; Cour de Besançon, 20 avr. 1875, commune de Marchaux (question de savoir en quoi consiste le chef de ménage) DP 1875.II.202 ; Tribunal de Marvejols, 22 nov. 1882, Vidal, commune de Nasbinals (Lozère) (question d’aptitude personnelle à la jouissance des communaux) ; Tribunal de Saint-Flour, 6 juin 1886, Pignol et autres, commune de Saint-Urcize (Cantal) (même question).
Mais en ce qui concerne les jouissances en nature autres que l’affouage (les partages de marais, les allotissements), une décision du 27 févr. 1862 (Decloquement, p. 140) rendue au rapport de M. Aucoc, a statué, contrairement à l’avis du ministre, sur une question d’aptitude personnelle du prétendant droit à la jouissance. Depuis, d’autres arrêts du Conseil d’Etat se sont prononcés dans le même sens (31 juil. 1862, Maurois, p. 614 ; 5 mars 1858, Carpentier, p. 251 ; 18 mai 1870, Henueau, p. 594). On doit cependant relever deux décisions en sens contraire : 16 mars 1870, Messant, p. 289 et 29 nov. 1870. Bourgeois, p. 1083.
Depuis 1870, le revirement, opéré en 1862 s’affirme de plus en plus (v. Conseil d’Etat, 4 août 1882, Hardelin, p. 765 ; 8 juin 1883, dame veuve Laurent, p. 507 ; 22 mai 1885, Cerf, p. 522). Dans ces trois affaires, il s’agissait d’examiner si les requérants réalisaient les conditions d’aptitude spéciale auxquelles est subordonné, par l’arrêt du Conseil d’Etat du 25 juin 1779, l’envoi en possession des parts de marais vacantes en Artois.
En résumé, il résulte de la jurisprudence ci-dessus analysée que, depuis 1860, pour les jouissances communales autres que l’affouage, le conseil de préfecture a pleine compétence pour apprécier l’aptitude personnelle des ayants droit. La question posée au Conseil d’Etat par l’affaire actuelle est celle de savoir s’il convient d’étendre cette compétence à l’affouage ?
L’affirmative semble devoir être admise.
Nous avons vu que des auteurs importants, notamment Serrigny, avaient combattu la jurisprudence résultant de la décision Caillet. Plus récemment, M. Laferrière (Traité de la juridiction administrative, t. I, p. 476) s’est prononcé énergiquement contre la solution adoptée de 1850 à 1855 et a démontré qu’elle avait été implicitement informée par les arrêts du Conseil d’Etat intervenus depuis 1870.
Il convient donc d’examiner à nouveau la difficulté. Or, les lois du 10 juin 1793 et du 9 ventôse an XII ont donné compétence au conseil de préfecture pour résoudre toutes les questions relatives au mode de partage des biens communaux ; elles ne réservent à l’autorité judiciaire que les contestations relatives à la propriété des biens et aux véritables droits d’usage. Il en résulte que les difficultés concernant l’aptitude personnelle des affouagistes appartiennent au conseil de préfecture, à moins qu’il ne s’élève une question de droit civil, c’est-à-dire une question de nationalité, de capacité civile, ou de domicile dans les termes de l’art. 102 du Code civil. Mais ces questions préjudicielles ne sauraient s’élever quand il s’agit de difficultés relatives à l’interprétation d’anciens usages, d’anciens édite, ou de règlements administratifs, et en l’absence de ces dispositions, de l’application de l’art. 105 du Code forestier. C’est qu’en effet, d’une part, l’affouage n’est pas un droit d’usage, car il porte sur une chose dont les habitants sont copropriétaires, et, en outre, l’art. 105 du Code forestier, lorsqu’il parle d’un domicile réel et fixe, prévoit un domicile différent du domicile prévu par l’art. 102 du Code civil.
Au surplus, il n’y a aucune raison de distinguer, au point de vue de la compétence, entre les jouissances communales, autres que l’affouage et l’affouage lui-même, l’art. 105 du Code forestier met sur la même ligne les usages et les règlements. Rien ne s’oppose dès lors à ce que le conseil de préfecture, investi du droit de statuer sur les difficultés qui s’élèvent au sujet de la taxe, ne résolve la question d’aptitude personnelle ou contestant imposé à la taxe. Il s’agit en effet d’une jouissance administrative dont le contentieux doit appartenir à la juridiction administrative. S’il n’y avait pas de texte, cette compétence ne pourrait être contestée. Or, la doctrine contenue dans la décision du Tribunal des conflits de 1850 est fondée, non pas sur des textes de droit civil, mais sur une inexacte appréciation des lois de 1793 et de l’an XII.
Rappelons en terminant les motifs qui ont été maintes fois invoqués avant et depuis 1850 en faveur de la compétence administrative : il y a le plus grand intérêt au point de vue pratique à ce que le même juge statue sur toute la contestation qui lui est dévolue ; il s’agit en effet de réclamations portant sur des sommes modiques, il faut que le conseil de préfecture dont la procédure est sans frais statue sur le tout pour éviter aux contribuables des dépenses considérables d’une instance judiciaire venant se greffer sur la réclamation soumise au conseil de préfecture.