Sirey 1894.3.119
1º Dans l’exécution des marchés passés pour le service de leur département (spécialement des marchés passés avec les Comp. de chemins de fer pour les transports millilitres pendant la guerre), rien ne s’oppose à ce que les ministres acceptent pour l’administration les conséquences d’événements de force majeure (C. civ., 1148).
Les ministres ne peuvent pas reconnaître contre l’Etat des créances sans cause d’obligation préexistante. – Motifs.
Mais, lorsqu’il s’agit du règlement de difficultés nées de l’exécution de conventions passées avec les Comp. de chemins de fer pour les transports durant la guerre, le ministre n’admet pas contre l’Etat une créance sans cause, de nature à entraîner la nullité de l’arrangement, en dispensant les Comp. de chemins de fer de produire, pour les transports, les justifications règlementaires, en admettant comme justifications suffisantes les écritures de ces Comp., et en prorogeant les délais qui leur avaient été accordés pour produire ces justifications.
Les ministres ne peuvent, au nom de l’Etat conclure un compromis ayant pour effet d’établir un arbitrage pour le jugement de contestations nées ou à naître (C. proc., 83 et 1004).
Ils peuvent au contraire transiger sur les contestations élevées au sujet des marchés passés pour les services publics (c. Civ., 2045).
Un compte définitivement arrêté à la suite d’une transaction passée entre l’Etat et un entrepreneur ne peut être redressé que dans les conditions prévues par l’art. 541, C. proc. (C. proc., 541).
S’il appartenait au ministre de la guerre, avant d’arrêter définitivement la liquidation des sommes dues aux Comp. de chemin de fer pour les transports militaires pendant la guerre, de procéder à toutes les investigations qui lui auraient paru utiles pour contrôler l’exactitude et l’authenticité des pièces produites par les Comp., il ne peut revenir sur ses appréciations antérieures pour contester la validité des pièces qu’il a acceptées comme base d’un règlement devenu définitif (Id.).
Le ministre ne peut se prévaloir de prétendus faux, alors qu’il n’est pas allégué qu’une seule des pièces arguées de faux ait été découverte depuis les arrêtés de compte, qu’il est constant au contraire que ces pièces ont toutes figuré au nombre des éléments du compte, et ont, comme telles, été connues de l’administration ; que, d’ailleurs, il n’est pas justifié que les inexactitudes qu’elles peuvent contenir soient l’œuvre de l’entrepreneur, et que rien ne permet de les rattacher à une intention frauduleuse (Id.).
De même, le ministre ne peut se fonder, pour opérer un redressement du compte, sur ce que l’assentiment donné par lui à la convention a été le résultat d’une erreur d’appréciation sur l’étendue des avantages qu’elle confère à l’Etat (Id.).
2º L’Etat peut conclure avec les Comp. de chemin de fer, pour les transports concernant les services publics, des conventions dérogeant aux tarifs des cahiers des charges de ces Comp. – Sol. implic.
Les grandes Comp. de chemins de fer ont demandé au Conseil d’État l’annulation de deux décision du ministre de la guerre, en date des 1er sept. 1885 et 29 oct. 1891, qui avaient pour but de revenir sur les comptes des transports de la guerre, arrêtés définitivement en 1879, et réglés par la restitution à l’Etat d’une somme de 1,521,019 fr. 21.
M. Romieu, commissaire du gouvernement, a donné des conclusions qui sont reproduites intégralement dans la Gaz. des trib. du 19 mars 1893, et dont nous publions les extraits suivants, relatifs aux questions de principe relevées dans notre sommaire :
Messieurs, le litige dont vous êtes saisis est relatif aux comptes des compagnies pour les transports de matériel effectués pour le compte de l’administration de la guerre, d’une part pendant la période dite de guerre, d’autre part pendant la période normale.
Ces comptes ont été liquides à la suite de nombreuses transactions et de nombreuses conventions.
À la suite de ces comptes, les compagnies ont été payées du montant afférent à la période normale, et pour la période de guerre, comme elles avaient touché à l’origine provisoirement la somme de 50 millions, et que le compte définitif a été arrêté en 1879 à 48 494 152 F, elles ont dû reverser, en exécution de ce compte, une somme de 1 521 019,21 F.
Le ministre de la guerre a-t-il pu, par ses deux décisions du 1er sept. 1885 et du 29 oct. 1891, revenir sur les comptes ainsi arrêtés et prescrire aux compagnies des reversements, par la décision du 1er sept. 1885, de 823 805,30 F., dont 823 229,85 F pour la période de guerre et 575,45 F pour la période normale, et, par la décision du 29 oct. 1891, de 289 387 F pour la période de guerre, l’administration se réservant d’ailleurs d’ordonner des reversements ultérieurs si certaines questions de principe sur lesquelles étaient fondés des reversements étaient tranchées en sa faveur ?
Les moyens juridiques de l’administration de la guerre pour justifier ce droit du ministre de prescrire ces reversements, auxquels en somme se rattachent toutes les questions de ce grave débat, nous paraissent pouvoir, autant que cela est possible, se ranger sous trois grandes rubriques.
1er moyen. – L’ administration a, d’après les prétentions de M. le ministre de la guerre, le droit de revenir sur les comptes définitivement arrêtés, dans les conditions du droit commun, c’est-à-dire par application de L’art. 541 C. proc. civ., qui permet l’action en redressement de comptes pour omissions, faux, doubles emplois, erreurs, l’erreur devant, suivant l’administration, s’entendre dans le sens le plus large (erreurs sur les tarifs, les distances, les itinéraires, etc.).
2e moyen. – L’administration a le droit, comme tout particulier, en matière de transports par chemin de fer, d’exiger l’application du tarif légal et d’exercer l’action en détaxe ou en redressement et d’obtenir, au moyen de cette action, le reversement des sommes perçues en sus du tarif légal qui est la loi, qui seule doit être appliquée, aucune convention, aucune transaction n’étant applicable quand il s’agit de tarifs.
3e moyen. – L’administration a le droit de revenir sur un compte, si ce compte est le résultat d’une convention qu’en toute matière l’administration n’avait pas le droit de passer, parce que cette convention constituait non pas une simple transaction qui rentre dans les pouvoirs du ministre, mais constituait un acte que l’administration n’a jamais le droit de faire, c’est-à-dire, d’une part, un compromis, d’autre part, une libéralité, ou, si l’on préfère, une renonciation à des droits acquis, une obligation sans cause préexistante. De pareils actes sont entachés d’une nullité radicale, d’une nullité d’ordre public, constituent une véritable incompétence, puisque l’administration fait ce que seul le législateur aurait le droit de faire ; par conséquent, les arrêtés de compte qui ont pu être dressés en exécution de pareilles conventions illégales, contraires à l’ordre public, doivent tomber comme elles.
L’administration de la guerre, on vous l’a dit, a varié, au cours de l’instruction, dans l’exposé de ses prétentions. Dans son premier mémoire, elle semblait s’attacher plus spécialement aux deux premiers moyens : l’action en redressement et l’action en détaxe ; dans le second mémoire, on voyait poindre le troisième moyen, celui de nullité d’ordre public s’attachant à des actes que le ministre n’avait pas le droit de faire, et dans le troisième mémoire elle semble s’appuyer tout particulièrement sur ce dernier moyen, ne visant presque que la nullité de la transaction de 1877.
Si nous signalons ces variations, c’est uniquement pour vous expliquer comment nous serons amenés à traiter un peu toutes les questions, même celles qui n’ont pas été examinées à la barre.
Nous devons envisager tous les côtés de la question, ceux qui ressortent des observations orales que vous avez entendues ou des mémoires multiples qui ont été produits devant vous, en même temps que ceux qui sont indiqués par des documents officiels, comme le rapport de la commission parlementaire qui est produit par le ministre de la guerre, et auquel il se réfère dans certains cas, comme les débats qui, dans diverses circonstances, ont pu se produire devant le Parlement.
Nous n’avons pas l’intention de parler des conditions dans lesquelles sont intervenues les deux décisions attaquées ; nous ne voulons pas rechercher ce qui s’est passé, soit dans les bureaux de l’administration, soit dans le domaine du Parlement : c’est un terrain qui n’est pas le nôtre, et sur lequel nous nous reprocherions de faire la moindre incursion. Nous tenons simplement, en passant, à faire les réserves que nous croyons utiles.
Si les projets de traité dont on vous a donné lecture, et qui étaient, disent les compagnies, destines à être passés entre le ministre de la guerre et M. Niclot, si ces projets avaient été effectivement réalisés dans les termes mêmes où ils avaient été rédigés à l’origine, nous aurions quelque doute sur la légalité des décisions ministérielles de reversement qui auraient pu être prises en exécution de semblables dispositions. En effet, s’il est admissible qu’une administration quelconque passe des traités avec des personnes n’appartenant pas à l’administration, pour exiger d’elles un travail particulier en vue d’obtenir certains renseignements, et les rémunère comme il lui convient ; si, d’autre part, le ministre peut déléguer ses pouvoirs à des mandataires placés sous son autorité, mandataires dont le mandat est toujours révocable, il ne nous paraîtrait pas conforme aux principes constitutionnels que le ministre pût, par contrat, aliéner sa responsabilité et mettre l’action publique à la disposition d’un tiers.
Or, telle était la portée du projet de traite dont l’avocat des compagnies vous a donne connaissance ; on y lit notamment :
Projet de traité entre le sieur Niclot et l’administration de la guerre.
Art. 3. – M. Niclot s’engage, à ses frais, risques et à forfait, à vérifier les susdites pièces, opérer le règlement des décomptes.
Après complet apurement des comptes, le ministre devrait introduire et poursuivre toutes les instances nécessaires pour amener au recouvrement des sommes dues.
Art. 5. – Sur les sommes qui seront restituées au Trésor, il sera alloué à M. Niclot 25 pour 100 sur les deux premiers millions et 10 pour 100 sur le reste des sommes à recouvrer.
Art. 7. – La maladie ou le décès de M. Niclot ne pourront être cause d’une rupture de ce traité, M. Niclot ayant la faculté, en prévision de ces éventualités, de se substituer telle personne qu’il jugera convenable, sauf l’agrément de la commission.
II y aurait eu loin des dispositions de cet art. 3 à la faculté de délégation dont nous vous parlions, et sur laquelle nous nous réservons de revenir plus tard : on aurait pu y voir une véritable aliénation des pouvoirs du ministre par voie contractuelle, et se demander si les décisions prises pour l’exécution d’une pareille convention ne pouvaient pas être considérées comme contraires au principe constitutionnel de la responsabilité ministérielle.
Mais, nous le répétons, la question ne se pose pas dans l’espèce : les compagnies n’ont produit qu’un projet de traité et n’ont pas justifié qu’il ait reçu aucune exécution ; d’autre part, le ministre de la guerre, sans contester l’existence d’accords intervenus entre l’administration et le sieur Niclot pour les recherches à effectuer, affirme qu’à aucun moment il n’a abdiqué par contrat son initiative et sa responsabilité, et que les décisions attaquées ont été prises par lui dans la plénitude de son indépendance et dans toute sa liberté d’appréciation. Une telle affirmation nous suffit : dans ces conditions, nous n’avons pas à nous préoccuper de ces préliminaires, et nous abordons immédiatement l’examen de la légalité des deux ordres de reversement et des moyens juridiques invoques par l’administration de la guerre.
Nous vous rappelons que nous rattachons tous ces moyens à l’étude des trois questions suivantes :
1º Dans quels cas peut-on revenir sur les comptes par application du droit commun en matière de révision de comptes ? (art. 541 C. proc. civ.) ;
2° Quelle est la situation de l’Etat et des compagnies de chemins de fer au point de vue de l’application des tarifs de chemins de fer pour les contrats passés pour l’exécution des services publics ?
3° Quels sont les pouvoirs généraux du ministre pour régler les dettes de l’Etat, pour arrêter les comptes, pour traiter, pour transiger ? Quelle est leur étendue ? Quelles sont leurs limites ?
I. – Nous abordons, Messieurs ; le premier moyen que nous venons de signaler, celui qui est fondé sur l’action en redressement de compte de l’art. 541 C. proc. civ., qui ne vous retiendra pas très longtemps.
D’après l’art. 541, vous le savez, « il ne sera procédé à la révision d’aucun compte, sauf aux parties, s’il y a erreurs, omissions, faux ou doubles emplois, à en former leurs demandes devant les mêmes juges ». L’action qui est ainsi réservée aux parties dans les quatre cas déterminés par l’art. 541, c’est ce que l’on appelle action en redressement de compte.
Deux principes sont absolument reconnus dans cette matière. Tout d’abord, c’est à celui qui intente l’action en redressement à faire la preuve des doubles emplois, des erreurs par lui signalés ; de plus, l’omission, l’erreur, le faux emploi, le double emploi, doivent résulter d’une façon immédiate et certaine, soit du compte lui-même, soit de l’examen de toutes les pièces de comptabilité qui ont servi ou qui auraient dû servir à l’établissement du compte.
L’omission de l’art. 541, c’est l’omission de dépenses qui devaient, en raison des opérations sur lesquelles portent les comptes, figurer dans ces comptes.
Le double emploi, c’est la reproduction sous deux articles de dépenses correspondant à un même service fait.
Le faux emploi, c’est le contraire de l’omission, c’est l’introduction dans les comptes d’un article de dépenses qui ne correspond à aucune espèce de service fait (le faux emploi comprend évidemment le faux).
L’erreur est, d’après tous les arrêts qui vous ont été cites hier l’erreur matérielle. Qu’est-ce que c’est que l’erreur matérielle ? C’est d’abord l’erreur arithmétique, l’erreur dans les calculs du compte lui-même ; puis ce sont les erreurs dans les éléments du compte, ces éléments résultant des pièces de comptabilité qui ont été par erreur mal transcrites sur le compte lui-même.
Mais il est impossible en aucun cas de discuter soit les pièces de comptabilité qui ont servi à dresser le compte, soit les faits qui y sont mentionnés.
Si on soutient qu’il y a une interprétation erronée du contrat, une application inexacte des quantités ou des prix, comme il faudrait contester les affirmations des pièces comptables elles-mêmes et les apprécier, ce n’est plus là le domaine de l’art. 541 ; et nous vous citerons, entre autres, un arrêt de la Cour de cassation du 15 mars 1876.
Dans une affaire de liquidation et de partage de succession, on soutenait qu’on avait violé la loi en considérant comme paraphernaux certains biens dotaux. La Cour a reconnu qu’il n’y avait pas là de ces erreurs de compte qui peuvent donner lieu à l’action de l’art. 541.
C’est ce que vous avez décidé vous-mêmes dans l’affaire du 8 févr. 1866, Tessnières et autres (P. chr.), relativement également aux transports de la guerre. La commission ministérielle qui avait été nommée à ce moment soutenait la possibilité de revenir sur des erreurs d’appréciation relativement des questions que les parties n’avaient pas à examiner, et on en faisait l’application aux erreurs de tarif, aux erreurs de distances, erreurs dans l’établissement des prix. Le Conseil d’Etat a décidé que ce n’était pas le cas d’appliquer l’art. 541.
L’allégation que certaines questions n’ont pas été examinées par les parties lors de l’établissement des comptes ne suffit pas pour autoriser l’action en redressement de comptes. Cette action serait au contraire, ouverte si cette appréciation n’avait pas pu être faite, par exemple s’il était matériellement impossible que les parties puissent juger certains éléments de la question par suite de l’existence d’un titre qui a été révélé depuis et qui était inconnu des parties au moment où elles ont traité (Cass., 15 mai 1876 précité). Mais lorsqu’on n’allègue pas la production d’une pièce inconnue des parties, la circonstance même que les parties auraient ou n’auraient pas apprécié certaines des questions soumises à leur examen lorsque le compte a été dressé ne peut donner lieu à l’application de l’art. 541 ; ce n’est pas une erreur matérielle.
Cette application est encore bien plus stricte lorsqu’il y a en fait non seulement arrêté de compte, mais transaction incontestée. En effet, l’annulation de la transaction n’est autorisée que pour dol et violences, nullité du titre qui a servi de base, pièce fausse ou, dit l’art. 2058 C. civ., « erreur de calcul », mais jamais on ne peut, au moyen de l’art. 541, demander l’annulation du compte qui a fait l’application de bases transactionnelles, sous prétexte que ces bases ont été mal établies.
Dès lors, l’art. 541 ne peut pas s’appliquer dans le cas que nous vous indiquions tout à l’heure : erreurs de calcul, erreurs de distance, erreurs sur le parcours. Nous verrons dans un instant si, à propos de l’erreur sur les tarifs, il n’y a pas une autre action qui peut être exercée ; mais ce n’est plus du tout l’action en redressement de compte, l’action de l’art. 541.
L’art. 541 ainsi défini, ainsi limité, a-t-il pu être et a-t-il en fait toujours été, dans l’affaire qui nous occupe, restreint par les parties ? Tout d’abord est-il possible, en droit, de restreindre la portée de cet article ? C’est une question controversée.
Nous pensons toutefois, conformément à la jurisprudence civile que si une restriction de l’art. 541 ne pourrait pas faire à l’avance l’objet des dispositions d’un contrat, les parties peuvent après coup, par transaction, renoncer, en arrêtant le compte, au bénéfice de l’art. 541.
Ici qu’a-t-on fait ? L’art. 69 du traité de 1868 reproduit tout simplement l’art. 541. La convention de 1872 ne dit rien ; la transaction de 1877 n’en parle pas non plus. Reste l’arrêté de comptabilité dressé en exécution de cette transaction de 1877, arrêté de comptabilité que nous aurons l’occasion d’examiner et qui porte la mention « Les parties se sont interdit de revenir sur le règlement nonobstant les erreurs qui auraient pu être commises ».
La disposition du règlement de compte du 18 juil. 1879 a-t-il eu pour effet d’empêcher l’application intégrale de l’art. 541 ? La question est évidemment douteuse. Toutefois, il ne nous paraît pas que la délégation donnée par la convention de 1877 au représentant de l’administration de la guerre et au représentant des compagnies impliquât le droit de renoncer à l’application du droit commun en ce qui concerne l’art. 541. Dès lors, la disposition insérée par ces deux représentants de l’administration de la guerre et des compagnies de chemins de fer a été prise en dehors de leur délégation, et nous estimons, quant à nous, que cette disposition restrictive doit être considérée comme nulle et non avenue.
Mais, dira-t-on, le compte a été exécuté.
Cela est vrai, mais l’exécution du compte peut impliquer approbation du compte lui-même, sans emporter approbation des dispositions dérogatoires au droit commun que les délégués des deux parties ont introduites sans droit, alors surtout que la mention en question se trouve insérée seulement à la fin de la liquidation du dernier trimestre sans être reproduite in fine à la suite du débat définitif arrêté sous la rubrique: « Récapitulation générale », et suivi de la signature des parties contractantes.
Dans ces conditions, nous sommes d’avis que c’est l’art. 541 qui doit être applicable dans toute sa généralité.
II. – Nous abordons maintenant le second moyen invoqué par l’administration de la guerre pour motiver le reversement des sommes perçues. Ce n’est plus l’action en redressement de l’art. 541, ouverte seulement à l’occasion d’un compte, c’est l’action en détaxe, l’action en redressement de tarif, qui est ouverte au profit de tous ceux qui, en matière de transports effectués par des compagnies, ont payé autre chose que le tarif légal, action ouverte au profit des particuliers qui se trouvent ainsi lésés, ouverte aussi au profit des compagnies.
Peu importe, au point de vue de cette deuxième nature d’action, qu’il y ait compte ou pas compte avec les compagnies (et en fait les particuliers n’ont jamais de compte avec les compagnies de chemins de fer) ; ce qui s’impose dans ce cas, c’est le respect du tarif, le respect de la loi au même titre que lorsqu’il s’agit de perception d’impôt. Cette action, la jurisprudence judiciaire l’a toujours reconnue pour les relations entre les compagnies et les particuliers. Comment, dit-on, ne pas en faire bénéficier l’Etat et traiter l’Etat plus mal qu’on ne traite les simples particuliers ?
L’Etat a payé certains transports en vertu de traités spéciaux, cela est vrai, mais il les a payés à un prix supérieur à un des maxima légaux insérés aux conventions avec les compagnies de chemins de fer, et il doit, comme les particuliers, pouvoir réclamer l’application du tarif légal, qui est le seul titre de perception, et le reversement du surplus.
Nous sommes ainsi amené à examiner quelles sont les règles fondamentales en matière de tarifs de chemins de fer, au point de vue des rapports qui existent entre les compagnies de chemins de fer, d’une part, et, d’autre part, le public ou l’Etat.
Les rapports du public avec les compagnies de chemins de fer sont réglés par le cahier des charges de la concession, approuvé par décret autrefois, aujourd’hui par une loi. La somme à payer pour les transports est fixée par un tarif, le tarif du cahier des charges. C’est ce qu’on appelle le tarif légal, tarif maximum.
Dans les limites de ce tarif, se trouvent des tarifs proposés par les compagnies, homologués par le ministre des travaux publics, qui sont le tarif général et les tarifs spéciaux.
Les prix de transport constituent une véritable taxe qui est obligatoire pour les citoyens comme tous les impôts indirects.
Le tarif a force de loi pour le public et pour les compagnies.
Les chemins de fer ont une telle importance que, si les compagnies et les particuliers qui s’en servent pouvaient passer entre eux des conventions pour modifier les tarifs qui ont force de loi, il pourrait en résulter des perturbations profondes dans les conditions économiques des transports et du commerce. Aussi l’égalité de tous devant les tarifs, l’absence de faveurs dans l’exécution du service des chemins de fer et la valeur législative du tarif pour les rapports entre le public et les compagnies, tarifs qui s’appliquent brutalement et dans tous les cas, ont-ils dès l’origine préoccupé au plus haut degré les pouvoirs publics. Nous lisons dans le rapport au Roi sur l’ordonnance du 15 nov. 1846 :
« L’égalité est une des principales prescriptions du cahier des charges. Les chemins de fer sont des voles de monopole ; avec eux toute concurrence est généralement impossible, et, dès lors, l’égalité dans l’application des tarifs est la plus indispensable des obligations des compagnies qui les exploitent. Sans cette égalité, plus de sûreté pour le commerce et pour l’industrie, plus de certitude pour les transactions. L’administration publique doit donc veiller, autant qu’il est en elle, à la fidèle observation de la règle ci-dessus, et les mesures indiquées à l’art. 50 garantissent à cet égard toute sécurité. »
Aussi les traités particuliers que les compagnies avaient à l’origine le droit de passer avec certains industriels disparaissent bientôt, et, en 1857, un article spécial du cahier des charges, l’art. 48, dont on vous a entretenus en détail tout à l’heure, est-il inséré dans le nouveau cahier des charges des compagnies de chemins de fer. Par l’art. 48 toute espèce de traité particulier portant modification au tarif est interdite entre les compagnies et le public.
Les principes que nous venons de vous exposer et qui ont fait l’objet de cette déclaration importante de l’ordonnance du 15 nov. 1846, ont été reproduits tout récemment avec beaucoup plus de force et d’autorité dans l’exposé des motifs du projet de loi sur le transport des marchandises par chemin de fer, déposé le 17 mars 1891 par M. Yves Guyot, ministre des travaux publics.
Quelle est la conséquence de ces principes fondamentaux en matière de transports par chemin de fer ? C’est que les particuliers ne connaissent absolument que les tarifs homologues ; ils n’ont pas été parties aux contrats débattus entre l’administration et les compagnies de chemins de fer lorsqu’on a passé la convention et signé le cahier des charges ; ils ne peuvent ni traiter ni transiger sur aucune espèce de question de tarif ; le tarif n’est pas pour eux matière à contrat en vertu de ce principe d’égalité que nous exposions tout à l’heure.
Si donc on a perçu plus ou moins que le tarif du cahier des charges, il y a là un impôt perçu sans titre légal de perception, puisque le seul titre de perception possible, c’est le tarif lui-même légalement homologué. On a dès lors violé ce principe d’égalité qui est un principe absolument d’ordre public ; il y a là une somme qui a été indûment perçue, et il y a répétition de l’indu avec réciprocité, répétition soit contre les compagnies, soit par les compagnies elles-mêmes.
C’est dans ce sens qu’on a pu dire que l’observation du tarif était d’ordre public, les parties ne pouvant pas contracter en matière de chemin de fer, et tout contrat passé par les particuliers avec les compagnies étant nul, entaché d’une nullité radicale, parce qu’il porte atteinte au principe supérieur de l’égalité entre tous les citoyens.
Aussi, Messieurs, lorsque les compagnies ou les particuliers ont excipé des art.105 et 108 C. comm., d’après lesquels l’action contre les voituriers est éteinte par la réception des objets et le payement du prix, la jurisprudence a-t-elle fait une distinction et a-t-elle dit que ces dispositions ne pouvaient pas s’appliquer aux erreurs de tarifs ; qu’en matière de tarifs il y avait le titre de l’impôt, le tarif lui-même qui devait être appliqué, et qu’à tout moment, dans tous les cas, dans un délai de trente ans (réduit aujourd’hui à cinq ans par la loi du 11 avr. 1888), on pouvait exercer l’action en répétition de l’indu, l’action en détaxe. Il y a eu à ce sujet de nombreux arrêts de la Cour de cassation.
Donc, le tarif, nous le répétons, n’est pas matière à contrat : entre le public et les compagnies le tarif seul est applicable, et chacune des parties pourra à tout moment demander le redressement de cette application. C’est la seule manière d’assurer l’égalité entre tous devant l’impôt, devant le tarif, et d’empêcher toute espèce de faveur ou de lésion pour ou contre les particuliers.
Entre l’Etat se servant des chemins de fer pour ses divers services et les compagnies, il n’y avait aucune raison d’établir les mêmes règles. En effet, il n’y a plus ici le principe de l’égalité de tous. Quand il s’agit de l’Etat, on fera à l’Etat, dans certaines conditions déterminées, des réductions, certains avantages qui le mettent dans une situation toute autre que celle du public ; d’où le droit de passer des contrats, pour l’administration, tandis que les particuliers ne peuvent pas traiter avec les compagnies.
Ce principe d’ordre public faisant complètement défaut quand il s’agit de l’Etat, l’Etat a le droit de traiter avec les compagnies de chemins de fer. Alors le terrain est absolument changé ; tout, entre l’Etat et les compagnies, se passe entre contractants, et la matière du contrat est substituée à la matière de l’impôt.
Le cahier des charges d’abord est une convention passée entre l’Etat et les compagnies, qui a été discutée à l’origine entre les représentants de l’Etat et les représentants des compagnies de chemins de fer. Le ministre des travaux publics a profité de ce qu’il était appelé à négocier ce tarif pour stipuler certains avantages en faveur des divers services publics ; il a discuté à ce moment avec les compagnies, et, à la suite de cette discussion, on est arrivé aux articles que vous connaissez dans le cahier des charges : c’est l’art. 54, qui stipule certains abaissements de tarifs en faveur de l’administration de la guerre et de l’administration de la marine ; c’est l’art. 55, qui dispose que les agents du contrôle des chemins de fer, les agents des douanes, les agents des contributions indirectes qui surveillent à leur point de vue respectif l’administration des chemins de fer, voyagent gratuitement ; c’est l’art. 56, qui dispose dans quelles conditions les compagnies mettront des wagons ou des convois au service de l’administration des postes et quelle sera la taxe payée par cette administration des postes ; c’est l’art. 57, qui porte également des stipulations du même ordre en faveur de l’administration pénitentiaire.
Donc, première base contractuelle : le cahier des charges.
De plus, l’interdiction des traités particuliers que les citoyens pouvaient passer en vertu de l’art. 58, cette interdiction est supprimée en ce qui concerne l’Etat : l’Etat a le droit, pour chaque ministère, de passer des traités avec les compagnies ; et jusqu’à 1867 les administrations ont usé de cette faculté et ont passé des traités avec l’administration des chemins de fer.
Dans cette matière contractuelle, par sa nature de traités passés par l’administration dans l’intérêt des services publics, les ministères et les compagnies sont-ils absolument libres ?
L’art. 48, § 5 et 6, dit : « Tout traité particulier qui aurait pour effet d’accorder à un ou plusieurs expéditeurs une réduction sur les tarifs approuvés demeure formellement interdit. »
« Toutefois, cette disposition n’est pas applicable aux traités qui pourraient intervenir entre le gouvernement et la compagnie dans l’intérêt des services publics. »
Nous ne nous arrêterons pas à discuter si la faculté accordée par le § 6 au gouvernement de passer des traités dans l’intérêt des services publics implique le droit d’accepter des tarifs supérieurs sur certains points aux tarifs du commerce ; c’est un droit qui est absolument établi, qui a été sanctionné par votre arrêt du 13 juil. 1870 qui vous a été cité hier et qui a reçu une application constante depuis trente-six ans de la part de l’administration ; et, à la séance du 6 nov. 1891, M. de Freycinet, alors ministre, a reconnu non seulement la légalité mais encore la nécessité pour l’Etat de pouvoir conclure des traites impliquant dérogation aux tarifs du commerce sur certains articles, afin d’obtenir sur d’autres des avantages réclamés par les divers services administratifs.
Mais n’y a-t-il pas d’autres limites que l’on ne peut jamais franchir ?
N’y a-t-il pas pour limites les maxima que l’autorité concédante a inscrits dans le cahier des charges même, maxima résultant de stipulations particulières dont nous vous parlions tout à l’heure au profit des divers services publics ? Il n’y a évidemment ici aucune espèce de question d’ordre public engagée, il n’y a pas là question d’égalité des citoyens devant le tarif, il y a là une convention entre des parties qui peuvent contracter, et nous trouvons excessives les prétentions de l’administration de la guerre, dans un de ses mémoires, de considérer les tarifs édictés par les art. 53, 55 et 56 comme ayant une valeur non seulement législative, mais constitutionnelle.
Constitutionnelles les dispositions par lesquelles les militaires payent le quart de place, d’après l’art. 54 ? Constitutionnelles les dispositions de l’art. 56, d’après lesquelles les wagons mis par le ministre des financesà la disposition de l’administration des postes seront, suivant les cas, fournis gratuitement ou payés 0 F 75 par kilomètre pour la première voiture et 0 F 25 pour les autres ? Constitutionnelles les dispositions de l’art. 57, d’après lesquelles les employés de l’administration pénitentiaire ne payeront que la moitié du prix de la place de troisième classe, et les gendarmes voyageant pour le même service payeront le quart de la même taxe ?
Mais ce ne sont là que des dispositions d’ordre purement financier qui n’ont à aucun degré le caractère d’ordre public.
Eh bien, lorsque le ministre passe un traité a-t-il le droit, pour obtenir certains avantages sur certains points, de faire sur certains autres des concessions ayant pour objet d’amener l’application d’un tarif supérieur à celui du maximum ?
Dans une opinion, on soutient qu’il est impossible de donner une pareille latitude au ministre.
D’abord les art. 54, 55 et 57 ne viennent qu’après l’art. 48 du cahier des charges, et par conséquent ils auraient pour effet de délimiter les pouvoirs que le ministre tient de l’art. 48. Ce serait une condition inhérente au contrat, à laquelle le ministre ne peut porter aucune dérogation.
Dans une autre opinion, on prétend au contraire que le ministre n’est pas lié par les maxima du cahier des charges, pourvu que l’ensemble des traités passés par lui soient conclus dans l’intérêt des services publics.
C’est la décision qui a été prise par le Conseil d’Etat dans l’arrêt du 6 janv. 1865, relatif au Chemin de fer de ceinture, dont on vous a donné connaissance.
Malgré la très grande autorité de cet arrêt, nous conservons quelque doute sur le pouvoir qui appartiendrait au ministre de passer des traités pour certains articles, contrairement aux maxima du cahier des charges ; nous croyons que, ce faisant, le ministre pourrait peut-être commettre une irrégularité, et si nous étions en charge, quant à nous, de préparer un traité ministériel dans ces conditions, nous hésiterons à le faire sans le consentement de l’autorité même qui a fixé ces maxima, autorité du pouvoir exécutif à l’origine, du pouvoir législatif aujourd’hui.
Mais si, en fait, et quelque opinion qu’on puisse avoir sur la régularité de pareilles dispositions, des conventions passées entre le ministre et des compagnies portent certaines dérogations à ces maxima spéciaux, en vue d’autres avantages obtenus d’ailleurs, et que ces conventions soient exécutées, est-ce que l’Etat pourra venir redemander le reversement des sommes qui auront été perçues sur certains articles, en vertu d’un tarif supérieur au tarif des maxima du cahier des charges, sous prétexte qu’il y a là une violation d’un tarif, et qu’en vertu des règles d’ordre public on peut toujours demander le redressement du tarif, même après son exécution ? Messieurs, cela nous paraît absolument inadmissible.
Nous avons indiqué tout à l’heure qu’il n’y avait, au point de vue des traités passés entre l’Etat et les compagnies, et au point de vue des rapports existant entre les compagnies et l’Etat, aucune espèce de principe d’ordre public engagé ; il n’y a en matière de tarif de ce genre que des questions financières. Si donc l’Etat a passé un traité qui porte atteinte à ces maxima, et s’il l’a exécuté, l’Etat ne pourra pas prétendre au reversement des sommes qui ont été payées pour l’exécution de ses transports faits conformément aux traités approuvés par lui. Ce n’est là que l’application de ce principe, reconnu par votre jurisprudence et formulé très nettement dans un arrêt du 18 mai 1877, que lorsque dans les rapports qui existent entre l’Etat et les particuliers il intervient certaines irrégularités, certaines violations de texte législatif ou réglementaire, l’Etat n’a pas le droit d’invoquer sa propre faute pour venir soutenir la nullité du contrat, pendant la période où ce contrat a reçu son exécution.
II s’agissait, dans cette affaire du 18 mai 1877, d’un contrat qui avait été passé par l’administration avec le sieur Dalloz et en dehors des règles fixées par l’ordonnance réglementaire de 1836 sur les formalités à observer en matière de marchés de travaux publics ou de fournitures. Cette ordonnance, rendue par délégation de la loi du 21 janv. 1833 et ayant ainsi valeur législative, détermine les cas dans lesquels on doit procéder par voie d’adjudication ou de marché de gré à gré.
On avait, dans l’espèce, passé un contrat de gré à gré, alors que c’était à l’adjudication qu’on aurait dû recourir. Le Conseil a statué dans ce sens : « Considérant que les dispositions générales de l’ordonnance du 23 juil. 1823 et les dispositions spéciales du décret du 27 déc. 1871, aux termes desquels l’Imprimerie nationale est chargée des travaux d’impression qu’exige le service des divers ministères et spécialement de l’impression du « Bulletin des communes », ne sont pas d’ordre public, mais constituent seulement des règles d’ordre intérieur et d’administration dont l’inobservation ne peut être invoquée par l’Etat, vis-à-vis du tiers qui a contracté avec lui, comme une cause de nullité du contrat ; qu’il en est de même des dispositions réglementaires qui portent que, sauf dans certains cas d’exception déterminés, les marchés passés au nom de l’Etat seront faits avec publicité et concurrence ; qu’ainsi le fait par le ministre, sous l’autorité duquel est placé le service du Bulletin des communes, d’avoir recours, pour assurer ce service, à un marché de gré à gré passé avec un particulier, ne saurait constituer une nullité du contrat opposable au sieur Pierre Dalloz, qui a traité avec le représentant de l’Etat. »
Voilà une décision absolument formelle, et nous estimons qu’elle est tout à fait conforme aux principes du droit et de l’équité. Nous avons dit tout à l’heure que, entre le public et les compagnies de chemins de fer, il n’y avait pas matière à contrat : on ne connaît absolument que les tarifs. Il en résulte que s’il y a une infraction aux tarifs, cette infraction peut servir de base à une action en redressement, soit de la part de la compagnie, soit de la part du particulier ; le droit est absolument réciproque.
Au contraire, entre l’Etat et les compagnies, le contrat est absolument permis, et si on admettait que l’Etat pût venir demander le redressement pour des traités supérieurs au tarif légal, on ne pourrait pas admettre que les compagnies pussent demander le reversement pour des tarifs inférieurs au tarif légal, puisqu’il n’y aurait plus de question d’ordre public. D’où vous voyez que les maxima du cahier des charges seraient d’ordre public contre les compagnies et ne le seraient pas en leur faveur.
Le principe de réciprocité qui existe dans les rapports entre les particuliers et les compagnies n’existerait plus.
Si l’irrégularité dont nous vous parlons se produit, quelle en sera donc la sanction ? Elle sera surtout dans la responsabilité ministérielle, comme dans l’arrêt de 1877. Elle pourra en avoir une autre plus effective ; vous savez, en effet, que les contrats de transport sont des contrats successifs ; si donc l’Etat s’aperçoit que les traités qu’il a passés avec les compagnies contiennent des dispositions qu’il aurait dû ne pas y insérer, il pourra refuser d’appliquer ces traités pour tous les transports qu’il fera effectuer dans l’avenir ; mais pour le passé, il devra payer conformément à l’exécution qu’il leur a donnée sans réserve. C’est l’application directe de l’arrêt que vous avez rendu, en mars 1880, relativement au transport des chevaux de remonte.
À ce moment, le ministre avait cru pouvoir imposer, par simple arrêté ministériel, aux compagnies de chemins de fer, au point de vue de l’application des transports des chevaux de militaires (art. 54, § 1er), certaines dispositions portant dérogation, dans un sens défavorable aux compagnies, à cet art. 54. L’art. 54 était donc violé contre les compagnies. Les compagnies ont intenté une action devant le Conseil d’Etat, et le Conseil d’Etat a dit qu’en effet l’arrêté ministériel constituait une violation de l’art. 54 au préjudice des compagnies ; qu’il en résultait que les compagnies étaient fondées à demander pour l’avenir l’application pure et simple de l’art. 54, et non de l’arrêté ministériel qu’elles avaient bénévolement exécuté jusqu’ici ; mais que pour le passé, comme elles avaient exécuté cet arrêté ministériel sans aucune réserve, elles étaient irrecevables à venir demander l’application pure et simple de l’art. 54.
La situation nous paraît être la même dans l’espèce actuelle. Si l’Etat passe certains contrats qui impliquent une modification défavorable à l’Etat aux maxima prévus par le cahier des charges, il pourra demander à ne plus appliquer ces traités à l’avenir ; ainsi tant que ces traités auront été exécutés et appliqués, l’Etat devra payer ce qui correspond à cette exécution.
Dans quelles conditions contractuelles se trouvaient les compagnies de chemins de fer et l’administration de la guerre en 1870 ? Dans quelles conditions légales ?
Les rapports entre le ministère de la guerreet les compagnies étaient fixés depuis longtemps, et consistaient en deux textes l’une nature différente : c’était, d’une part, l’art. 54 du cahier des charges dont nous avons parlé ; c’étaient, d’autre part, des traités spéciaux passés par l’administration de la guerre depuis 1853 pour les transports de matériel, et renouvelés successivement.
Le § 1er de l’art. 54 fixe le quart de tarif auquel peuvent voyager en temps ordinaire les militaires ou marins ; le § 2 vise un cas particulier, le cas de réquisition :
« Si le gouvernement avait besoin de diriger des troupes et un matériel militaire ou naval sur l’un des points desservis par le chemin de fer, la compagnie serait tenue de mettre immédiatement à sa disposition, pour la moitié de la taxe du même tarif, tous ses moyens de transport. »
Qu’est-ce que c’est d’abord que le quart du tarif du § 1er, ou la moitié du tarif du § 2 ? Il suffit de lire le texte même pour se rendre compte qu’il s’agit du quart du tarif légal ou de la moitié de ce même tarif maximum ; l’art. 54 parle « du quart de la taxe du tarif fixé par le présent cahier des charges » ; c’est donc le tarif maximum, il ne nous paraît pas pouvoir y avoir de difficulté à ce sujet. M. Picard, dans son ouvrage sur les chemins de fer, est aussi formel que possible sur ce point.
Voilà pour l’art. 54.
À côté de cet article, il y avait les traités passés depuis 1853 sur les transports de matériel. Nous sommes en 1870 ; il s’agissait d’un traité passé en 1868.
Par ce traité, l’administration de la guerre s’engageait, sauf dans certains cas exceptionnels, à remettre aux compagnies la totalité de ses transports de matériel ; les compagnies s’engageaient à effectuer ces transports. Il y avait un agent général représentant les compagnies syndiquées, pour simplifier les rappris entre les compagnies et l’administration de la guerre. On prévoyait également une vitesse particulière. Le cahier des charges ne prévoit que deux vitesses : la grande et la petite vitesse ; le traité de 1868 prévoit une vitesse intermédiaire qui est payée à un prix intermédiaire, c’est la vitesse dite accélérée. Les différentes dispositions de ce cahier des charges contenaient en outre, pour l’administration, certains avantages dont nous ne parlerons pas plus longuement.
Mais ici une question se pose tout naturellement. Le traité de 1868 pouvait-il s’appliquer au cas de guerre, et non seulement au cas de guerre, mais au cas de réquisition pendant la période de guerre ? Nous ne le pensons pas ; nous croyons que le traité de 1868 n’a jamais entendu empiéter sur le § 2 de l’art. 54.
D’abord, dans le traité de 1868, il n’est fait aucune allusion au § 2 de l’art. 54 ; de plus, cette disposition de l’art. 54 existait déjà dans le cahier des charges de 1845. C’est en 1853 que les traités de la guerre ont été créés ; ils n’y font aucune espèce d’allusion.
C’est en 1857 que le cahier des charges actuel est passé ; il n’en fait pas non plus mention. Nous croyons que l’ordre d’idées des traités particuliers de l’administration de la guerre et l’ordre d’idées de l’art. 54 ont toujours coexisté et correspondu absolument à des cas différents.
Le traité de 1868 vise tous les cas de transports de matériel exécutés par les compagnies de chemins de fer pour le compte de l’administration de la guerre en temps de paix et en temps de guerre, tant qu’il n’y a pas de réquisition ; mais quand il y a réquisition, c’est l’art. 54 qui devient applicable.
Donc, en 1870, normalement, c’était l’art. 54 qui devait s’appliquer aux quatre compagnies réquisitionnées : Est, Nord, Paris-Lyon-Méditerranée, Ouest, du 15 déc. 1870 au 30 juin 1871 ; pour les deux compagnies non réquisitionnées, Orléans et Midi, et pour la Compagnie de l’Ouest avant la réquisition du 15 déc. 1870, c’était le traité de 1868 qui était applicable.
Mais, pendant la guerre de 1870, l’Etat s’est lui-même placé sur le terrain du traite de 1868, il a ordonné lui-même l’exécution des transports conformément aux dispositions du traité de 1868 : c’est ainsi que les quatre cinquièmes des transports effectués par les compagnies pendant la guerre ont été ordonnés en vitesse accélérée.
Or, qu’était-ce que la vitesse accélérée ? Elle n’est pas connue au cahier des charges, et quand le cahier des charges de 1854 parle de la moitié de la taxe du tarif, il s’agit de moitié de la taxe de grande vitesse ou de petite vitesse. La vitesse accélérée n’est pas au tarif du cahier des charges.
Donc, l’Etat lui-même avait ordonné l’exécution des transports en 1870 dans des conditions telles que le cahier des charges ne pouvait pas permettre de les régler, et il avait requis lui-même l’application d’un prix qui ne se trouve que dans le tarif de 1868.
Il semblerait donc que l’Etat ne fût pas recevable à refuser la vitesse accélérée du tarif de 1868, du moment que c’est lui qui s’est placé, pour l’exécution des transports de la période de guerre, dans les conditions du traité de 1868.
Mais, Messieurs, nous n’insistons pas sur ce point ; car il y a, croyons-nous, des raisons beaucoup plus graves qui n’ont pas permis l’application pure et simple de l’art. 54.
Tout ce que nous venons de vous dire vise, en effet, le cas d’exécution ordinaire du marché. Quand il s’agit d’une exécution normale, on peut admettre que l’Etat n’a le droit, dans aucun cas, de déroger aux dispositions du cahier des charges.
Mais, après 1870, l’Etat n’avait-il pas le droit, en vertu de ces circonstances toutes exceptionnelles qu’on venait de traverser, d’adopter pour la liquidation des comptes des compagnies des bases différentes des tarifs ordinaires ?
Nous abordons ici la troisième partie de notre étude, celle qui a trait aux pouvoirs généraux des ministres pour traiter au nom de l’Etat, aux conventions spéciales passées par l’administration de la guerre pour liquider les transports de 1870-1871 avec les compagnies, la convention de 1872 d’abord et ensuite celle de 1877.
Nous vous avons dit que l’Etat et les compagnies sont des contractants qui passent entre eux des traités, entre lesquels interviennent des liquidations pouvant évidemment donner lieu à l’application du pouvoir de transiger.
Au moment de la liquidation d’un marché, le ministre fixe les droits de l’Etat ; il a plein pouvoir pour faire une appréciation complété de fait et de droit, pour tenir compte des éléments de force majeure qui ont pu modifier les bases du contrat et la situation respective des parties, et pour conclure telle transaction qui lui paraît nécessaire. Cette application est courante en matière de marchés et de travaux publics ; elle est absolument nécessaire pour éviter les procès, et le ministre a, à ce moment, des pouvoirs beaucoup plus considérables qu’à l’époque où il passe les marchés.
Lorsque le ministre passe un marché, il ne doit pas renoncer aux droits garantis par des textes particuliers, par des règlements spéciaux ; mais au moment de la liquidation, le ministre peut prendre une solution différente, attendu que l’exécution du marché a pu faire naître des circonstances particulières, des cas de force majeure, qui sont alors la contrepartie des concessions qu’il peut faire par voie transactionnelle ; le ministre exerce dans ce cas-là et véritablement les fonctions de juge, ainsi qu’on le disait dans l’ancienne théorie du Conseil d’Etat.
On objecte que, dans bien des cas, le Conseil admet que la force majeure peut excuser des inexécutions, mais qu’elle ne donne pas lieu à l’allocation d’indemnités, qu’elle permet simplement la rupture d’un marché. Est-ce que vous auriez admis que, en raison des circonstances de force majeure qui se produisaient en 1870-1871, les compagnies auraient dû, pour rester sur le terrain juridique, refuser l’exécution du marché et demander simplement la résiliation à l’amiable ? II faut tenir compte du caractère particulier de la force majeure de 1870-1871.
Ce qui caractérise la force majeure en général, c’est d’être un accident. En 1870-1871, cela a été l’Etat normal, le droit commun.
Pendant la période de 1870 et 1871, quelles étaient les obligations des compagnies de chemins de fer vis-à-vis de l’administration de la guerre ? Quelle était la législation ? Y avait-il des textes qui fissent aux compagnies l’obligation d’exécuter certains transports dans des conditions déterminées, créant pour elles des obligations tout à fait spéciales ?
Messieurs, avant 1870, la législation sur les chemins de fer en cas de guerre est absolument inexistante ; nous ne connaissons que cet art. 54, qui ne prononce même pas le mot de guerre et où il n’est question que de réquisition. On peut dire que l’art. 54 n’a certainement pas songé à régler les conditions de l’Etat et des compagnies de chemins de fer pendant que le territoire était envahi, à régler les conditions dans lesquelles les transports devaient être effectués au milieu de pareilles difficultés ; l’art. 54 a visé l’Etat auquel on songeait à ce moment : les expéditions à l’extérieur, la Crimée, l’Italie, le Mexique.
En 1870, cela n’a pas été la guerre de l’art. 54, cela a été l’invasion, qui n’était dans l’esprit de personne, et, comme nous le disions, la législation se trouvait, en dehors de cet art. 54, absolument inexistante : aucune loi de réquisition imposant en cas de guerre des obligations particulières aux compagnies de chemins de fer, aucune règle tracée pour le fonctionnement des chemins de fer pendant la guerre, aucun personnel dressé à cette éventualité. L’Allemagne était absolument prête, la France n’avait pas la moindre organisation. Un seul essai avait été tenté par le seul homme qui ait eu à ce moment le sentiment des besoins du pays le maréchal Niel, dont on vous parlait hier. Le maréchal Niel a constitué une commission de transports qui a eu vingt-deux réunions, et qui n’a pas abouti par suite du décès du maréchal.
Aujourd’hui, nous avons la loi sur les réquisitions du 3 juil. 1877 et le règlement du 2 août 1877, la loi du 28 déc. 1888, et les trois décrets du 5 févr. 1889 sur l’organisation du service des chemins de fer en temps de guerre.
En 1870, il n’y avait aucune législation, aucune organisation, rien. II n’y avait donc à cette époque rien qui obligeât, pour ainsi dire stricto jure, les compagnies de chemins de fer à exécuter le service dans les conditions où l’on se trouvait.
Cependant ce service a dû être exécuté en 1870, et, en l’exécutant, les compagnies se sont placées hors contrat. Ce n’est donc pas dans des actes contractuels qui ont précédé 1870 qu’il fallait chercher après 1870 la solution du litige.
En fait, quelle était la situation de fait au point de vue des transports de la guerre de 1870 ?
Le territoire était envahi, les sections de chemins de fer coupées, les compagnies de chemins de fer toutes atteintes, sauf celles du Midi, les lignes de chemins de fer concentrées toutes, suivant l’ancien système, vers Paris, et Paris, le nœud du réseau des voies ferrées, absolument bloqué et les communications transversales rendues aussi d’une difficulté inouïe. Le désordre, le désarroi, les ordres contradictoires, avant comme après Sedan, les réapprovisionnements pour l’armée de la Loire, pour l’armée de Metz, pour l’armée du Nord, tout cela rendait le service extrêmement difficile. Il n’y avait plus rien, il y avait une impossibilité matérielle.
Pour vous rendre vraiment compte des conditions dans lesquelles les compagnies exécutaient leurs transports, nous vous citerons un exemple emprunté au livre de M. Jacqmin sur les chemins de fer français et allemands pendant la guerre de 1870 : c’est celui de l’évacuation de la gare de Dôle.
Le 20 janv., la gare de Besançon fut prévenue que, l’ennemi menaçant Dôle, il y avait lieu de diriger sur Besançon les cinq ou six cents wagons qui se trouvaient à Dôle. On répondit que la gare de Besançon était déjà encombrée de wagons, de munitions, de vivres et même de bestiaux, que l’intendance ne voulait pas faire décharger ; qu’on attendait les trains d’évacuation venant de Baume-les-Dames et de Clerval, et qu’il ne restait qu’une ressource extrême, celle de prendre une des voies principales et de la transformer en voie de garage. C’était, à notre avis, une ressource bien désespérée, car transformer une ligne à deux voies en ligne à une voie, c’est en réduire singulièrement la valeur.
Cependant, on s’y résigna et on commença à occuper une des voies principales pour faire, à Besançon, de la place aux wagons attendus de Dôle.
Cette manœuvre eut les conséquences que l’on devait prévoir.
Les trains partis de Dôle s’échelonnaient entre Dôle et Besançon, sans pouvoir arriver à cette dernière ville, et le temps se passait.
L’intendance donna alors l’ordre de dégager Dôle sur Dijon. Les voies étaient libres et tout eût été sauvé. Malheureusement, une heure après, un second ordre prescrivait de trier les wagons à Dôle et de ne diriger sur Dijon que les wagons chargés de pain, d’orge, de foin et d’avoine. Cet ordre fut transmis à Dôle, qui commença le triage avec la plus grande énergie. Trois quarts d’heure après, un troisième ordre suspendait le triage, et l’on revenait aux ordres de la veille, c’est-à-dire au retour sur Besançon de tous les wagons de Dôle.
La gare de Dôle obéit encore, et, changeant ses machines de front, elle se disposait à diriger les trains sur Besançon, lorsqu’à midi quinze minutes un express vint prévenir que l’ennemi était à quatorze kilomètres. Il n’y avait plus à hésiter, il fallait partir sur Dijon et on commença le mouvement ; mais, dès une heure, le second train recevait une décharge d’une batterie placée à sept ou huit cents mètres par les Allemands. Les agents de la gare ne s’arrêtèrent pas, et dans l’espace d’une heure ils firent partir trois cent soixante-dix wagons sur Dijon, pendant que les projectiles tombaient sur la gare.
À deux heures l’ennemi entrait dans la gare de Dôle, et il y trouvait encore cent dix- huit wagons de foin, paille, vin et effets de campement.
Est-ce que c’était là l’implication de l’art. 54 du cahier des charges ? C’était une situation nouvelle, imprévue, tout entière imprégnée de la force majeure qui dominait tout. II fallait à cette situation une base nouvelle. Ajoutons que l’Etat avait intérêt à la rechercher, car si les compagnies à la suite de 1870 avaient intenté une action en justice, on ne savait pas à quelle sorte d’indemnité on aurait pu aboutir.
Donc, en 72 le ministre de la guerreet le chef de l’Etat avaient le droit, et pour nous le devoir de transiger sur la période de 1870-1871.
Quelle base a été adoptée en 1870 pour le transport du matériel ? On a adopté le traité de 1868 et des modifications à ce traité. Pourquoi a-t-on pris pour base le traité de 1868 ? Parce que ce traité était appliqué journellement par l’administration de la guerre, parce qu’on le connaissait, qu’il était établi sur des bases plus simples que le recueil Chaix, si compliqué, et que, le gouvernement s’étant place lui-même sur le terrain du traité de 1868 au point de vue de la vitesse accélérée, il était tout indiqué de prendre pour base ce traité de 1868. Pourquoi le traité de 1868 a-t-il été modifié ? Ces modifications étaient rendues nécessaires par la force des choses, notamment en ce qui concerne les justifications ; on ne pouvait songer à exiger notamment les justifications minutieuses exigées du service de l’intendance et des compagnies par le traité de 1868.
Pour les parcours exceptionnels, il y avait des parcours motivés par des circuits dont les compagnies n’étaient pas responsables. Enfin, quant aux vitesses, il était impossible d’appliquer aux transports effectués par les compagnies pendant la guerre des pénalités pour des retards qui presque toujours ne leur étaient pas imputables.
Il y avait d’ailleurs, dans ce traité de 1872, des contreparties utiles pour l’Etat. Ainsi, on stipulait une retenue de 5 pour 10 sur toutes les factures, et 1 pour 100 pour pertes et avaries pour les stationnements, on accordait le prix de 3 F au lieu de 5 F ; on stipulait, en outre, une réduction de 50 pour 100 sur le tarif ordinaire pour les civils qui avaient voyagé sur réquisition de l’autorité militaire, etc. La convention de 1872 était donc légale et nécessaire.
A-t-elle été mauvaise ? Le gouvernement a-t-il mal procédé ? Il paraît extrêmement difficile de se faire une idée à cet égard ; il nous semble, en tout cas, impossible de juger aujourd’hui la chose mieux que ceux qui, immédiatement après la guerre ayant été eux-mêmes mêlés à cette guerre, avaient dans leurs souvenirs récents des éléments d’appréciation les plus sûrs sur ce qu’avait été le service pendant la période de 1870-1871. Pourrions-nous créer aujourd’hui l’Etat d’âme où étaient le ministre et le President de République en 1872, et est-il possible que l’homme auquel était alors confié le soin de liquider le passé et de préparer l’avenir, – c’est de M. Thiers que nous parlons, – l’homme qui connaissait si admirablement toutes les questions financières et militaires, eût apposé sa signature au bas de l’acte de 1872 si cet acte était contraire aux intérêts du pays ? Est-il vraisemblable que l’emprunt national et les impôts dont on écrasait les citoyens aient été employés à faire un cadeau aux compagnies de chemins de fer ?
Si M. Thiers a signé l’acte de 1872, c’est qu’il a reconnu qu’il y avait là une dette de l’Etat envers les compagnies de chemin de fer, et qu’il a tenu à affirmer dès le début la nécessité quelque pénible que fût la situation du Trésor, de régler les dettes du pays.
Après Waterloo, le comte Corvetto, ministre des finances disait aux Chambres :
« Nous ne déshonorerons pas notre malheur en le faisant servir de prétexte à un manque de foi. Si la situation des finances est changée, la probité de la Nation, soutenue par celle du Roi est invariable. » Reprochera-t-on à l’homme d’Etat qui avait la charge du pouvoir en 1872 d’avoir eu, pour le crédit du gouvernement nouveau qu’il venait de fonder, autant d’égards que les ministres de Louis XVIII pour le crédit du gouvernement de la Restauration. Nous estimons donc que la convention de 1872 est inattaquable et qu’elle doit être respectée.
Dès lors, on ne peut contester aujourd’hui aucun des points qui sont souverainement réglés par cette convention ou par le traité de 1868, qu’elle a rendu transactionnellement applicable à la période de 1870-1871 ; c’est ce qui exclut toute réclamation ; relativement aux tarifs, à l’exonération des pénalités, aux vitesses, aux parcours exceptionnels à l’art. 54, à l’art. 42, etc.
Nous arrivons à l’étude de la transaction de 1877.
III. – La convention de 1872 avait été faite ; il s’agissait de l’exécuter, et des difficultés nouvelles, nombreuses, se produisaient. Au moment de l’exécution, les Compagnies avaient réclamé la somme de 59 344 000 F : on leur avait versé 50 millions en chiffres ronds. Après 1873 et pour l’exécution de cette convention, une commission ministérielle est nommée ; cette commission termine ses opérations le 5 mai 1875, opérations faites sur les bases de la convention de 1872, telle que cette commission ministérielle l’a interprétée. Le résultat de cette première liquidation est le suivant : le compte doit être arrêté à 45 315 961 F ; d’où à reverser par les compagnies, 4 700 653 F.
Une deuxième commission de liquidation est alors nommée, qui prend fin le 1er mars 1876. Cette commission de liquidation interprète la convention de 1872 et le fait d’une façon plus rigoureuse que la première : elle fixe le chiffre de la créance des compagnies à une somme inférieure, soit 43 820 000 F ; à reverser par les compagnies, 6 196 000 F.
Les compagnies admettaient la réduction de leur réclamation jusqu’à 50 611 324,21 F ; elles prétendaient donc être créancières de l’Etat pour 600 000 F.
La somme en litige entre les compagnies et l’Etat était donc la somme totale de 6 790 834,50 F, comprenant d’une part 4 101 496,35 F relatifs à différentes questions, et 2 689 338,15 F relatifs à ce que l’on appelait les stationnements, non pas que l’Etat contestât qu’il dût aux compagnies le prix des stationnements, mais on n’était pas d’accord sur des questions d’interprétation dont nous allons parler tout à l’heure, et on avait laissé de côté cette nature de factures, rejetant pour ordre les 2 689 338 F, sauf à voir dans la suite dans quelle mesure on devrait retenir cette somme.
La deuxième commission de liquidation s’est séparée le 1er mars 1876, et le sous-intendant Gamelin, qui avait déjà figuré dans cette commission de liquidation, est nommé expert liquidateur au mois d’août 1876 pour s’occuper de ce reliquat de 6 790 834 F, sur lesquels il y avait matière à contestation.
C’est pour régler ce litige, qui portait, vous le voyez, sur une somme de 6 790 834,50 F, qu’est intervenue la transaction de 1877 ; et, avant d’aborder l’examen de cette transaction, nous tenons à réfuter deux critiques générales auxquelles cette convention a donné lieu et qui ont, au point de vue de l’appréciation générale des faits et des conditions dans lesquelles la transaction de 1877 est intervenue, une certaine importance.
On a soutenu que la convention de 1877 avait été faite uniquement pour donner aux compagnies des sommes qui avaient été impitoyablement rejetées par la commission ministérielle, et qui devaient être rejetées d’une façon évidente, ces sommes ayant trait exclusivement à des stationnements et à des déchéances.
Cette allégation est absolument inexacte, d’abord parce que, sur les 6 790 000 F, les stationnements, qui figurent pour 2 689 000 F, n’avaient pas été rejetés en bloc, ils avaient au contraire été réservés en bloc ; ensuite parce que, sur les 4 101 000 F restants, les déchéances n’entrent que pour une partie tout à fait minime. Un second reproche a été adressé à la convention en 1877. On a dit que la transaction de 1877 avait été arrachée au gouvernement par les compagnies de chemins de fer, qu’il y avait eu là une sorte de violence et de surprise. Il semblerait que l’administration de la guerre s’étant refusée à admettre aucune des réclamations qui avaient été rejetées par la commission de révision, les compagnies de chemins de fer aient profité de la situation politique créée par le 16 mai pour exercer une pression sur le nouveau gouvernement, et obtenir en quelques jours (la convention est du 18 juin 1877) les concessions qu’on n’avait cessé de leur refuser.
Cette allégation ne nous paraît pas conforme à la réalité des faits ; il est absolument inexact que les propositions de transaction soient venues de la part des compagnies de chemins de fer : c’est l’administration elle-même qui en a pris l’initiative, et ce n’est pas en 1877, c’est dix-huit mois avant le 16 mai, c’est dès 1875.
Depuis longtemps des difficultés avaient surgi sur l’interprétation de la convention de 1872, et dès le 5 juil. 1875 un rapport était adressé au ministre de la guerre au nom de la seconde commission de révision ministérielle pour lui indiquer qu’il y aurait peut-être lieu de recourir à une transaction, de faire un bloc de questions litigieuses et de procéder par voie de solution amiable plutôt que d’affronter un débat judiciaire.
En 1876, dès que la commission de révision a terminé son travail, ce projet de transaction reparaît, et nous trouvons, le 29 juil. 1876, une lettre de l’agent général des compagnies en réponse au projet propose par l’administration de la guerre.
Donc, en 1875 et 1876, c’est l’administration de la guerre qui demande à transiger, et nous retenons cette date du 29 juil. 1876, car, en ce moment, le ministère au pouvoir était le premier ministère franchement républicain, c’était le ministère Dufaure de Marcère.
Le 28 févr. 1877, les négociations sont à peu près closes ; seulement on n’est pas encore d’accord sur la question des stationnements, et nous trouvons une lettre du directeur général du contrôle et de la comptabilité qui discute l’article sur les stationnements. On proposait 5 pour 100 de retenue et 20 pour 100 sur la journée de déchargement, et le directeur de la comptabilité écrit à M. Gamelin pour tâcher d’obtenir 20 pour 100 sur le tout. M. Gamelin lui répond peu de temps après qu’il faut s’en tenir aux 20 pour 100 qui ont été obtenus. On était sur le point de s’entendre, mais il y avait une question de quantum qui n’était pas définitivement réglée.
Enfin, dans un rapport du 7 août 1879 de M. Gamelin sur l’arrêt de compte, nous trouvons la phrase suivante : « Il a fallu démontrer aux compagnies et l’impuissance de la convention de 1872 et l’impossibilité de faire régler par le Conseil d’Etat une multitude de questions qu’un tribunal pouvait difficilement apprécier ».
L’acte de 1877 n’est donc que la conséquence des pourparlers qui avaient été engagés depuis deux ans par l’administration de la guerre elle-même en vue de la solution des difficultés que, dès 1875, l’exécution de la convention de 1872 lui avait fait reconnaître.
Ceci dit uniquement pour réfuter les critiques d’ordre général dirigées contre la transaction de 1877, nous arrivons à l’étude de cette transaction.
Tout d’abord nous avons à nous demander ce que sont les pouvoirs du ministre pour arrêter les comptes de l’Etat, quelle est l’étendue des pouvoirs ministériels en ce qui touche les intérêts pécuniaires de l’Etat. Ces pouvoirs sont très étendus : ce sont les pouvoirs de liquidation, les pouvoirs d’appréciation, et, comme on le disait autrefois, les pouvoirs de juge.
Les ministres ont le droit de transiger, tandis que l’art. 2045 C. civ. porte que les communes ne peuvent transiger qu’avec l’autorisation expresse du Président de la République ; aucune disposition ne limite les pouvoirs de transaction des ministres pour l’Etat, vous l’avez reconnu formellement dans un arrêt du 22 juin 1883 et dans un arrêt du 23 déc. 1887, et la Cour de Paris avait l’occasion de le déclarer le 23 avr. 1891.
Toutefois, deux choses leur sont interdites : les ministres ne peuvent pas compromettre, c’est défendu par les art. 1004 et 83 C. proc. civ., et des anciens arrêts (votre arrêt dans l’affaire du 23 déc. 1887) l’ont nettement établi : les ministres ne peuvent pas remettre aux mains des arbitres la solution d’une question litigieuse, parce qu’ils ne peuvent pas se dérober aux juridictions établies. Ils ne peuvent pas non plus engager les finances de l’Etat sans aucune espèce d’obligation préexistante : c’est, pour employer une expression plus brutale, dire qu’ils ne peuvent pas faire de libéralités, les deniers de l’Etat ne pouvant servir qu’à payer les services faits. Voilà le principe. L’Etat ne peut, en somme, contracter qu’a titre onéreux, une transaction étant d’ailleurs considérée comme un contrat à titre onéreux parce qu’elle suppose des concessions réciproques, ces concessions fussent-elles même inégales.
Cette seconde prohibition faite au ministre, c’est celle que vous avez consacrée dans l’arrêt de la Banque de France du 18 mai 1877, où vous avez reconnu que l’Etat ne pouvait dédommager un établissement comme la Banque de France des préjudices subis par le fait de la Commune insurrectionnelle en 1871.
On a cité également un arrêt du 24 janv. 1872 dans une affaire Souberbielle, à propos d’un marché de fournitures de transport pendant l’expédition du Mexique, et on a relevé ce fait que le ministre, voulant l’indemniser de certaines conditions de force majeure, avait cru devoir solliciter un crédit des Chambres.
Cette affaire est une affaire d’espèce ; elle est revenue plusieurs fois devant vous. Une dernière fois, en 1872, il s’agissait d’interpréter un article du cahier des charges. Le cahier des charges portait que le sieur Souberbielle ne pourrait réclamer aucune indemnité si l’évacuation du Mexique avait lieu avant la fin de 1867.
Cette évacuation ayant eu lieu dans les conditions que vous savez, il a demandé une indemnité, prétextant qu’il y avait eu cas de force majeure. Le Conseil d’Etat a reconnu que le cahier des charges était tel qu’il n’y avait pas possibilité d’allouer une indemnité. C’est pour cette raison que le ministre s’est vu obligé de demander une indemnité spéciale au Parlement.
Mais, dans la même affaire Souberbielle, le 25 mai 1870, à propos d’un autre chef de réclamation pour lequel on ne se trouvait pas lié par une semblable restriction du cahier des charges, le Conseil d’Etat a dit que « c’était à tort que le ministre n’avait pas tenu assez compte des circonstances exceptionnelles et n’avait pas accordé une indemnité suffisante », reconnaissant ainsi que le ministre a le droit, après l’exécution d’un contrat, d’apprécier les faits qui ont pu modifier les liens de droit existant entre les parties, et, le cas échéant, d’allouer une indemnité à titre transactionnel.
La question peut devenir délicate, et nous approchons du point du débat actuel, si, sous le couvert d’une transaction, le ministre fait une véritable libéralité. Il y a là évidemment une question de fait, et nous sommes d’avis que le juge a plein pouvoir pour la vérifier.
Si on qualifie de transaction un acte qui est purement une libéralité, cet acte est entaché de nullité, et le Conseil d’Etat a le droit de vérifier quel est le vrai caractère de la transaction.
Quelles sont donc les conditions essentielles de la transaction ?
La transaction comprend, ou l’abandon de certains droits à raison de circonstance exceptionnelles de force majeure qui ont rendu l’exécution de ces droits impossible ou douteuse et qui auraient par conséquent pu motiver un procès donnant lieu à l’allocation d’indemnités, ou l’abandon de certains droits en raison de concessions réciproques. Une transaction peut être plus ou moins avantageuse si les concessions sont plus ou moins inégales ; mais, pour qu’elle perde le caractère de transaction, pour qu’elle devienne une libéralité, il faut qu’on y fasse d’une façon évidente l’abandon de droits tellement considérables en échange d’avantages si illusoires, qu’on puisse dire que la différence est vraiment trop considérable à la charge de celui qui en subit les effets. Cela devient une libéralité, c’est le contrat nummo uno.
Les éléments à considérer sont par conséquent les suivants : Premièrement, les droits abandonnés, la réalité de l’abandon et le caractère incontestable du droit.
En second lieu, les avantages qu’on pouvait avoir à transiger.
Enfin l’importance du sacrifice par rapport aux intérêts engagés.
Il est incontestable que, si sur un point une concession peut être un peu douteuse, mais que ce point soit négligeable dans l’ensemble de la transaction, il pourra en résulter que la transaction sera plus ou moins bonne, mais nous ne pourrons pas dire que la transaction est nulle, car, remarquez bien que, dans le cas où une transaction recouvrirait une libéralité, la nullité de la transaction tiendrait à une compétence qui serait absolument d’ordre public. Le ministre qui, au lieu de faire une transaction, fait une libéralité, est incompétent, il empiété sur le domaine du pouvoir législatif, il y a là une nullité d’ordre public qui est opposable à toute époque, tandis que la transaction simplement mauvaise ne constitue pas une incompétence ; c’est une question de défense plus ou moins habile des intérêts de l’Etat et cela n’engage que la responsabilité du ministre.
L’administration de la guerre soutient que la transaction de 1877 est nulle, parce que c’est un acte que le ministre n’avait pas le droit d’exécuter et qu’il appartenait seulement au pouvoir législatif de faire ; il y avait donc incompétence du ministre.
En 1872, dit-on, les abandons consentis par l’Etat avaient une contrepartie qui en constituait le payement : c’était la force majeure, l’impossibilité d’une exécution pendant la guerre et la possibilité d’une réclamation d’indemnité de la part des compagnies.
La convention de 1872 avait fixé très logiquement et définitivement les droits des parties d’après la considération de tous ces éléments divers ; mais, entre 1872 et 1877, fait-on observer, qu’est-il intervenu ? Aucun fait nouveau, aucune circonstance de force majeure ; le seul fait, c’est l’arrêté de liquidation qui constituait les compagnies en débet de près de 7 millions. Le résultat de la transaction de 1877 a été de permettre de discuter à nouveau sur ces 7 millions et d’en attribuer une partie, soit 4 675 103 F, aux compagnies. Les compagnies ont ainsi obtenu 2 128 444 F pour les stationnements et 2 046 252 F pour le reste, c’est-à-dire qu’elles ont obtenu 80 pour 100 des stationnements qu’elles réclamaient et qui avaient été refusés par la liquidation, et 62 pour 100 de leurs autres réclamations. Cette somme de 4 675 000 F est un pur cadeau qui a été fait par l’administration de la guerre en 1877 aux compagnies.
On reconnaît bien que la convention de 1877 pouvait intervenir pour donner une interprétation raisonnable à la convention de 1872 ; mais elle a constitué, dit-on, une modification profonde de la transaction de 1872, si bien que la conséquence a été que les compagnies ont perçu de ce chef 4 675 000 F qu’elles n’auraient point touché par l’application pure et simple de la convention de 1872.
Ce résultat, ajoute-t-on, est dû à une seconde illégalité de la convention de 1877. Non seulement cette convention est une libéralité, mais c’est encore un compromis, et l’acte de 1877 se trouve ainsi entaché d’une double nullité d’ordre public : c’est une libéralité, une renonciation à des droits définitivement fixés en 1872 et auxquels on ne pouvait pas porter atteinte s’il ne se produisait pas une circonstance nouvelle qui permit de revenir sur les événements de 1872 ; c’est, d’autre part, un compromis absolument défendu et qui se trouve réalisé par la convention de 1877.
Ici, nous sommes obligé de serrer d’assez près la convention de 1877.
Cette convention est la raison même des deux derniers mémoires de l’administration de la guerre ; c’est pour ces nouveaux moyens que le dossier a été retiré il y a dix-huit mois et a fait l’objet d’un travail supplémentaire de la part de l’administration.
II est évident que l’administration de la guerre attache un intérêt spécial aux moyens juridiques tirés de cette convention ; nous sommes donc obligéde prendre un à un les griefs qui ont été présentés contre la convention de 1877 :
1. La première libéralité faite par la convention de 1877 serait relative aux vitesses. Nous allons prendre le texte de 1872, nous prendrons ensuite le texte de 1877, et nous nous efforcerons de voir en quoi le texte de 1877 diffère de celui de 1872 et si cette différence constitue bien une libéralité sans cause.
L’art. 3 de la convention de 1872 est ainsi conçu :
« Toutes les expéditions seront réglées suivant le mode de vitesse ordonné et, à défaut de reproduction d’un ordre au départ, suivant la vitesse effective résultant des écritures des compagnies et sans application en aucun cas des pénalités prévues par le traite en cas de retard. »
Retenez bien ces mots, Messieurs : « Toutes les expéditions seront réglées suivant le mode de vitesse ordonne ! »
En 1872, l’administration, qui avait pris l’initiative du traité de 1872, avait propose, à la date du 6 mars, aux compagnies un projet de convention moins favorable que la convention de 1872 ; et avait proposé aux compagnies de les exempter des pénalités en cas de retard, moyennant la transformation de la vitesse accélérée en petite vitesse, disant que bien souvent la vitesse réalisée n’avait pas été la vitesse accélérée. Les compagnies ont refusé ce règlement en faisant remarquer que les pénalités de retard ne pouvaient être appliquées en aucun cas, qu’on était dans le cas de force majeure, qu’elles n’étaient pas responsables des retards qui avaient pu se produire, et que, les transports étant partis à vitesse accélérée, si des circonstances avaient arrêté le transport, la vitesse accélérée n’en était pas moins la vitesse ordonnée ; il a fini par admettre le système des compagnies et on a formellement établi qu’il n’y aurait en aucun cas application des pénalités prévues par le traité en cas de retard. Cela veut dire que si même les transports en vitesse accélérée étaient restés six semaines en route, du moment qu’on justifiait que ces transports avaient été ordonnés en vitesse accélérée, on devait les considérer comme ayant été effectués en vitesse accélérée : on se place au départ, on ne se place pas à l’arrivée ; on ne se préoccupe pas de la vitesse réalisée, puisque ce qui avait été envisagé simplement, c’était ce qui avait été ordonné, et du moment que l’on prouve qu’une vitesse a été ordonnée en vitesse accélérée, il ne peut pas y avoir de pénalité de retard. En échange de ce sacrifice, les compagnies subissaient une retenue de 5 pour 100 sur leurs factures de transport.
Une difficulté d’interprétation s’est produite au sujet de cet art. 3, d’ailleurs assez mal rédigé.
Quand il y a un ordre de départ, c’est bien simple, « les expéditions sont réglées suivant le mode de vitesse ordonné » ; mais quand il n’y a pas d’ordre de départ, elles sont réglées « suivant la vitesse effective résultant des écritures des compagnies ».
Que veut dire « la vitesse effective résultant des écritures des compagnies » ? Il est certain que ce texte était très mauvais et méritait une interprétation. L’administration disait : Dans « vitesse effective résultant des écritures », il y a « vitesse effective », cela veut dire vitesse réalisée. Donc, nous cherchons quelle a été la vitesse réalisée, et nous entendons ne payer que celle-là.
Les compagnies disaient : C’est la vitesse effective « inscrite aux écritures… ». Vous me présentez un ordre ; si la vitesse accélérée était inscrite sur cet ordre, le transport était effectué en vitesse accélérée, et l’art. 3 vous défend de vérifier dans quelles conditions il a eu lieu. S’il n’y a pas d’ordre, au lieu de prendre la mention inscrite sur l’ordre émanant de l’administration, vous prendrez les écritures. Les difficultés étaient ouvertes sur ce point, et la transaction de 1877 a adopté l’interprétation des compagnies.
L’administration prétend que c’est là une renonciation à des droits acquis, sans aucune espèce de compensation, qu’on a substitué la vitesse inscrite sur les écritures à la vitesse effectivement réalisée. Voilà la prétention de l’administration. Nous croyons, Messieurs, que si on examine de près l’art. 3 de la convention de 1872, et si on s’inspire de l’esprit du traité l’interprétation qui a été donnée en 1877 était la seule qui pût être donnée de l’art. 3 de la convention de 1872. Il était, en effet, impossible de prétendre que, depuis 1872, il était permis de rechercher la vitesse réalisée, c’est-à-dire les délais subis pour les comparer aux délais normaux ; c’était là le système qui avait été proposé par l’administration à l’origine et qui avait été rejeté par la convention de 1872. Puisque l’art. 3 expliquait que dans aucun cas on n’appliquerait les pénalités prévues pour retards, il interdisait par là même la comparaison entre la vitesse ordonnée et la vitesse effectivement réalisée.
Remarquez, Messieurs, et c’est là un argument qui nous paraît avoir sa valeur, si on avait voulu rechercher la vitesse réalisée, pourquoi ne pas la rechercher lorsqu’on pouvait produire un ordre de l’administration ? Or, le principe de l’art. 3 est que les expéditions sont réglées suivant la vitesse ordonnée ; donc, quand on a les pièces de l’administration, il n’y a pas à rechercher quelle vitesse a été effectuée. Mais quand il n’y a pas d’ordre émanant de l’administration, il y a l’inscription au départ sur les registres de la compagnie, et les écritures de la compagnie ont, à défaut des écritures de l’administration, la même valeur que ces dernières. Cela nous paraît être absolument l’application du principe qui domine la convention de 1872 : quand il y a une pièce de l’administration, on s’en sert ; quand il n’y en a pas, on remplace ce mode de preuve par le mode de preuve que constituent les livres des compagnies. Veuillez observer, Messieurs, que dans l’art. 1er on admet que la seule inscription sur les registres de la compagnie justifie la réalité du transport. C’est une interprétation procédant absolument du même esprit que de dire qu’on admettra les écrits des compagnies pour justifier de la vitesse.
Voici un transport qui est inscrit sur les écritures des compagnies, on n’a pas de récépissé à l’arrivée, on ne sait pas si la marchandise est effectivement parvenue à destination ; cependant on en paye le prix. Eh bien, du moment que la convention de 1872 admet que les écritures des compagnies sont suffisantes pour justifier de la réalité du transport, il était logique d’admettre que ces mêmes écritures justifieraient de la vitesse.
Nous déclarons, quant à nous, que si nous avions eu à interpréter le contrat de 1872 sans l’acte de 1877, c’est absolument l’interprétation donnée par la convention de 1877 à l’acte de 1872 que nous aurions cru devoir proposer.
Cela est si vrai que c’est en ce sens que l’administration de la guerre avait, avant l’acte de 1877, reconnu qu’il fallait interpréter la convention de 1872. Le liquidateur désigné par la deuxième commission ministérielle pour examiner le reliquat, écrit au mois d’août 1876, au moment de la négociation qui prépare la convention de 1877 aux compagnies, en leur disant : « J’ai renoncé, motu proprio, à l’application rigoureuse de l’art. 3 de la convention ».
Par conséquent, l’administration elle-même se voit acculée à faire l’interprétation qu’a faite la convention de 1877, et elle le fait de sa propre initiative.
Peut-on, dans ces circonstances, dire que l’art. 1er de la convention de 1877 a constitué une renonciation gratuite sur les droits tels qu’ils étaient définis par l’art. 3 de la convention de 1872 ? Pour nous, nous ne le croyons pas. Comme nous vous le disions tout à l’heure, l’acte de 1877 est la seule interprétation que nous aurions pu donner à la convention de 1872 si nous avions eu à l’interpréter.
2. Nous arrivons à la seconde cause de libéralité de l’acte de 1877, qui est relative aux stationnements.
Quand des wagons ne sont pas décharges dans le temps voulu, ou que les objets déchargés ne sont pas emportés, on paye un droit de magasinage pour les marchandises, droit de stationnement pour les wagons. Les art. 42 et 59 du décret de 1868 étaient relatifs à ces droits de stationnement et de magasinage.
Le prix du stationnement était alors de 5 F par wagon ; il est assez bon de le faire remarquer, parce qu’on verra que la convention de 1872 faisait un avantage à l’Etat lorsqu’elle n’accordait qu’un prix de 3 F pour ce droit de stationnement.
Pendant la guerre, vous savez que les stationnements ont été extrêmement nombreux : des trains étaient arrêtés à chaque instant par ordre de l’intendance pour rester à la disposition de l’armée ou pour être expédiés sur d’autres points. Il était donc bien difficile de voir dans quelles conditions ces stationnements avaient eu lieu, dans quelles conditions les ordres avaient été donnés par l’intendance, ainsi que le constate l’art. 6 dont nous allons vous donner lecture.
On s’est entendu par la convention de 1872, et voici comment parle l’art. 6. Vous allez voir si cet article ne constate pas l’importance des stationnements et du prix que l’administration de la guerre devait payer aux compagnies.
« Les frais de stationnement des wagons immobilisés pour les services de l’administration de la guerre seront réglés au prix de trois francs (3 F) par wagon et par jour ».
« Les récépissés des marchandises ayant été souvent donnés sur les lettres de voiture administratives, avant le déchargement desdites marchandises et pendant qu’elles restaient en wagon à la disposition de l’armée, pour recevoir ultérieurement telle destination que les circonstances de la guerre pourraient indiquer, la durée de stationnement sera réglée d’après les écritures des compagnies, à partir du surlendemain de l’arrivée des wagons aux lieux des stationnements ». Et l’art. 6 reconnaît qu’il n’y a absolument que les écritures des compagnies qui puissent faire foi, étant données les conditions dans lesquelles ces stationnements étaient ordonnés.
Cet article semblait avoir traité définitivement la question des stationnements. Mais, après 1872, cette question a fait l’objet de grandes difficultés entre l’administration et les compagnies. L’administration a d’abord prétendu ne pas devoir payer le stationnement pour la journée de déchargement et de réexpédition ; elle a prétendu ensuite que l’art. 3 ne visait les écritures des compagnies que pour prouver la durée des stationnements, et non pas pour prouver le fait ; qu’il y avait eu des stationnements qui n’étaient pas imputables au service de la guerre, qui étaient dus aux fautes des agents des compagnies ; que c’était aux compagnies, chaque fois qu’elles portaient un stationnement sur leurs factures, à justifier que ce stationnement avait été causé par des immobilisations pour le service de l’administration de la guerre.
Les compagnies n’ont pas admis cette interprétation, on ne s’est pas entendu et alors les commissions ministérielles ont rejeté en bloc les 2 500 000 F de stationnements pour faire l’objet d’un règlement ultérieur.
La convention de 1877 a admis le point de vue des compagnies, elle a décidé tout d’abord que le jour du déchargement serait payé par l’Etat, mais en le frappant d’une sorte de taxe de 20 pour 100 ; elle a décidé ensuite que la preuve que les wagons avaient été immobilisés pour le service de la guerre ne serait pas réclamée des compagnies. En échange, on a frappé toutes les factures de stationnements d’une taxe compensatrice de 5 pour 100.
L’administration a prétendu qu’il y avait là une double irrégularité : d’abord en ce que l’administration de la guerre avait alloué aux compagnies la journée de déchargement pour 80 pour 100 et qu’on n’y avait pas droit d’après les usages du commence ; ensuite, parce qu’on lui accordait ainsi gratuitement des stationnements qui n’étaient pas dus à des événements militaires.
Nous passerons rapidement sur le premier point, qui concerne la journée de déchargement et de réexpédition, mais nous croyons qu’il est utile d’en parler, parce que nous estimons que cette clause, loin d’avoir été une concession faite par l’Etat aux compagnies, a été une concession faite par les compagnies à l’Etat.
En effet, ce qu’on pouvait appliquer en 1872, c’étaient les usages du commerce en matière de tarifs et de stationnements ; or, les règlements ministériels qui fixent les frais accessoires, les déterminent toujours de telle façon qu’on donne au destinataire un délai de… pour décharger ; passé ce délai, la taxe de stationnement est due ; il est, en effet, absolument entendu que, du moment que le wagon n’est pas remis à la disposition de la compagnie, que ce wagon reste sur place, la compagnie a droit au payement du stationnement. Ces dispositions sont insérées dans tous les livrets Chaix, que vous pouvez consulter, et en particulier elles se trouvent relatées dans l’arrêté ministériel du 30 avr. 1862, qui était applicable en 1870 et qui est ainsi conçu : « Les wagons devront être complètement déchargés dans le délai de…. Passé ce délai, la compagnie perçoit un droit de stationnement de 5 F. »
Donc, il y a un délai de… qui est de deux jours, comme dans l’art. 6 ; une fois ce délai passé, on doit le stationnement, que l’on décharge ou que l’on ne décharge pas. Sur ce point, aucune difficulté n’est possible.
Il ne faut donc pas dire que la clause de la journée de réexpédition de l’art. 6 est une concession de l’Etat : les compagnies avaient le droit de percevoir la taxe de stationnement pour la journée complète, et en supportant une taxe de 20 pour 100 sur cette journée, ce sont elles qui ont fait une concession, et cette concession est assez importante, car si vous supposez un stationnement qui a duré trois jours, pendant les deux premiers jours l’Etat n’a rien à payer, et, pour le troisième jour, la somme qui était due par l’Etat est diminuée de 20 pour 100. Vous voyez qu’il y a eu par conséquent là une concession effective de la part des compagnies.
Mais nous arrivons à un point important relativement à la question des stationnements : c’est la question de preuve relative à l’immobilisation des wagons pour le service de la guerre.
La convention de 1872 ne disait rien sur ce point ; elle ne disait pas ce qui prouverait que les wagons avaient été immobilisés pour le service d’administration de la guerre. Il y avait donc là une question d’interprétation. Comment devait-on interpréter l’art. 6 ?
Messieurs, ici encore comme pour l’art. 3, il nous paraît que l’interprétation donnée par la convention de 1877 était la seule qui pût être donnée du contrat de 1872, et nous le croyons, parce que nous pensons qu’il était impossible d’obliger les compagnies à faire cette preuve ; nous le croyons pour deux raisons : d’abord à cause des énonciations mêmes de l’art. 6, ensuite à raison des circonstances de fait relatives à la guerre de 1870-1871.
L’art. 6 vient reconnaître que la plupart du temps, « souvent », dit l’art. 6, les récépissés des marchandises ont été donnés immédiatement à l’arrivée des wagons ; ensuite on a dit aux compagnies de laisser les wagons là jusqu’à ce que l’administration juge opportun de faire décharger.
Comment voulez-vous que les compagnies puissent apporter une preuve en présence de cette constatation formelle de l’art. 6 ?
La convention de 1872 a-t-elle prétendu qu’il n’y avait pas eu de stationnements pendant la guerre ? On ne pouvait pas le prétendre en 1872 ; on savait bien ce qui s’était passé, et il est impossible de faire un aveu plus net du désarroi qui s’était produit à cet égard que ne le fait l’art. 6 dont nous avons donné lecture.
D’ailleurs, en dehors même de cet aveu fait par l’administration de la guerre, il suffit de se rappeler ce qui s’est passé en 1870 et de se souvenir du rôle qu’ont joué ces stationnements dans le service des compagnies de chemins de fer. Le service a été compliqué dans des conditions extraordinaires à la suite des ordres donnés par l’intendance, ordres verbaux obligeant les trains à rester sur place, ordres et contre-ordres qui avaient pour effet de convertir les wagons en simples magasins d’intendance ; les trains étaient arrêtés, il y avait des refoulements des trains qui arrivaient en gare ; des kilomètres de voies, près des gares, étaient couverts par des trains que l’administration n’avait pas fait décharger, soit parce qu’elle ne savait pas encore ce qu’il fallait en faire, soit parce qu’elle s’en servait comme de magasins et quelle ne voulait prendre les denrées que lorsqu’elle estimait qu’il était nécessaire de les prendre.
Nous tenons à mettre sous vos yeux les constatations que nous avons trouvées dans divers ouvrages au sujet du rôle de ces stationnements pendant la guerre. Voici ce que nous lisons dans l’ouvrage de M. Picard : « Le défaut d’unité dans le commandement, le manque d’instructions aux troupes sur leur destination à l’arrivée, les retards qui en résultaient dans le débarquement des hommes, surtout du matériel, l’immobilisation des wagons de vivres et d’approvisionnements dont l’intendance ne prenait pas livraison, ne tardèrent pas à provoquer des encombrements inouïs, dont nous avons été témoins dans la gare de Metz. »
Et, dans l’ouvrage de M. Jacqmin, nous relevons les faits suivants : « 20 janv., à Besançon, la gare était encombrée de wagons de munitions, de vivres et même de bestiaux que l’intendance ne voulait pas faire décharger ».
Enfin, en ce qui concerne la transformation des wagons en magasins pour le service de l’intendance, voici les constatations que nous trouvons (Jacqmin, p. 188) : « au Mans, le 15 déc., de nombreux groupes de wagons de subsistances furent constitués et immobilisés par l’intendance pour pourvoir aux besoins journaliers des troupes » .
« Le 11 au soir, il y avait en gare du Mans 1 200 véhicules, dont 558 wagons d’approvisionnements ».
Lors de l’évacuation du camp de Conlie, il restait à Laval 100 wagons d’approvisionnements que l’intendance y conservait, et entre Laval et Rennes plus de 2 000 véhicules de toute nature.
Dans la dernière partie de la guerre, l’immobilisation des wagons atteignit des proportions formidables.
L’intendance avait fait pour rapprovisionnement des armées des efforts considérables et dont le pays doit lui savoir gré ; mais elle pensa que, pour être en mesure de repartir plus rapidement ces approvisionnements, il convenait de les envoyer dans les lieux les plus rapprochés des armées et de ne les décharger qu’au fur et à mesure des besoins de ces dernières. On ne se préoccupait même pas de la question de savoir si les gares sur lesquelles on dirigeait ces wagons avaient assez de voles pour les recevoir.
Voilà ce que savaient ceux qui ont rédigé la convention de 1872 et celle de 1877 : ils savaient qu’en obligeant les compagnies à prouver que les stationnements étaient la conséquence de l’Etat de guerre, c’était absolument détruire l’art. 6 de la convention de 1872, que c’était absolument contraire à l’esprit de cette convention et aux constatations formelles du § 2 ; et la simple règle qui prescrit d’interpréter les contrats : Potius ut valant quam ut pereant, commandait d’interpréter dans le sens où l’a fait la convention de 1877 ; il est en effet certain que, dans l’ensemble des stationnements de la guerre, la plus grande partie était due aux stationnements de la nature de ceux dont nous venons de parler.
On peut dire que le stationnement pour le compte de l’administration de la guerre a été de droit commun.
L’Etat, s’il avait fallu interpréter la convention de 1872, pouvait donc craindre qu’on ne donnât à l’art. 6 une interprétation dans le sens que nous indiquons, et pour notre compte, nous n’aurions pas hésité à mettre cette preuve à la charge de l’administration. On pouvait donc redouter le résultat d’un procès, on a préféré une transaction. L’ administration a obtenu en échange 5 pour 100 sur le chiffre des stationnements, 20 pour 100 sur la journée de déchargement.
C’était un avantage très appréciable, comme nous l’avons indiqué. Les réclamations des compagnies, qui s’élevaient à 2 546 000 F pour les stationnements, ont été réduites, à la suite de la convention de 1877, à 2 128 444 F. Cela revenait à estimer que dix-huit fois sur vingt, pendant la guerre, les stationnements avaient été dus à des événements de guerre.
Il est probable que ceux qui ont fait cette estimation n’ont pas fait une estimation bien éloignée de la vérité.
Mais il est impossible de dire si la clause a été bonne ou mauvaise ; nous croyons simplement que l’interprétation était nécessaire, et cette nécessité a été reconnue par l’administration de la guerre.
Nous estimons que l’interprétation a été faite de bonne foi, et qu’en somme l’administration de la guerre avait peut-être raison de préférer l’interprétation à un procès qui aurait pu lui être défavorable, qui, dans tous les cas, était plus que douteux pour elle sur ce point.
Voilà, Messieurs, la seconde des prétendues libéralités de 1877. Nous allons examiner la troisième, qui est relative aux déchéances.
3. D’après l’art. 67 du traité de 1868, les compagnies encourent la déchéance pour le payement des dépenses dont les pièces n’ont pas été produites dans les six mois à partir du trimestre à régler.
Aussi l’art. 8 de la convention de 1872 porte-t-il : « Il est accordé jusqu’au 31 déc. 1872 pour la production du complément de pièces afférentes à la période de guerre. Passé ce délai, la déchéance sera de droit ».
Donc on applique en somme la déchéance du traité de 1868 et comme point de départ de cette déchéance, la transaction de 1872. On dit que la production des factures doit être faite dans le délai de six mois, et que ce délai de six mois partira de la convention de 1872 pour finir le 31 déc. de la même année.
La convention de 1877, dans son art. 3, relève, il faut le reconnaître, les compagnies de cette déchéance :
« Les factures de transports qui ont été produites après l’expiration du délai de l’art. 8 de la convention de 1872, ainsi que celles qui seraient présentées à l’administration avant l’approbation de la présente transaction par le ministre, seront liquidée dans la forme ordinaire ; mais elles seront passibles d’une retenue supplémentaire de 20 pour 100 ».
Voilà ce qui est indiqué par la convention de 1877.
Eh bien ! dit l’administration de la guerre, ici, c’est une pure libéralité, il n’y a aucune espèce de question d’interprétation ; les droits des parties ont été fixés en 1872 d’une façon définitive : la déchéance de la convention de 1872 n’étant qu’une prorogation des délais fixés pour la déchéance de 1868, fait partie de l’ensemble des choses sur lequel la transaction de 1872 est intervenue ; il ne s’est produit entre 1872 et 1877 aucun fait nouveau, c’est donc, en 1877, 80 pour 100 que l’on a généreusement octroyé aux compagnies.
Messieurs, nous pensons que si, comme on l’a dit à la barre on ne peut pas d’avance renoncer aux déchéances, on peut y renoncer après. Il est reconnu qu’on peut renoncer à la « prescription » acquise ; on peut renoncer également à la « déchéance quinquennale », et nous vous rappelons une affaire de 1879 dans laquelle le ministre, qui avait primitivement opposé la déchéance alors qu’un pourvoi avait été introduit, l’a retirée. Le commissaire du gouvernement discuta devant le Conseil la question de savoir si le ministre avait le droit de renoncer à une déchéance acquise. La question fut examinée par le conseil, qui en toute connaissance de cause se borna à déclarer qu’il n’y avait pas lieu de statuer, puisque le ministre n’opposait plus la déchéance quinquennale (12 août 1879), reconnaissant ainsi que le ministre avait le droit de renoncer à cette déchéance.
S’il en est ainsi des déchéances législatives, il doit en être de même des déchéances purement conventionnelles.
Il s’agit d’une déchéance qui avait été introduite par le ministre dans le traité de 1868 et que l’on aurait pu ne pas insérer. Dira-t-on qu’en renonçant à cette déchéance le ministre a fait aux compagnies une libéralité ? Il est difficile de prétendre que lorsqu’on renonce à invoquer une prescription, on fait une concession sans cause. Il s’agit dans tous les cas d’une rémunération de service fait, et non d’un payement sans obligation préexistante. Nous ajouterons que, dans l’espèce, il y avait certaines circonstances qui ont pu très légitimement amener le ministre à relever les compagnies de cette déchéance. Il parait, en effet, que pour la compagnie de Paris à Lyon et à la Méditerranée, l’incendie des archives a été cause de toutes espèces de difficultés dans les recherches. Il est vrai qu’on dira qu’en 1872 on connaissait déjà cet incident. C’est vrai, mais les difficultés dans les recherches ne se sont produites qu’après, et on a pu reconnaître la nécessité d’une prorogation de délai.
Nous ajoutons cependant que si la déchéance portait sur un chiffre très considérable, si on pouvait dire, comme le dit le rapport Lombard, que la convention de 1877 a été faite pour deux choses, les stationnements dont on ne devait pas un centime et les déchéances, on pourrait peut-être se demander si, la déchéance faisant partie de la convention de 1872, le ministre a pu renoncer à un article aussi grave que celui-là. Eh bien, savez-vous à combien s’élevaient les factures frappées de déchéance pour production tardive en 1877 ?
Il y avait à ce moment 6 790 834 F litigieux. Sur ces 6 790 834 F litigieux, savez-vous à combien s’élèvent les factures produites en dehors des délais ? Les factures portaient sur le chiffre de 288 931 F, soit, en chiffres ronds, 300 000 F réclamés sur les sept millions.
Comment a-t-on pu dire que la convention de 1877 avait été faite pour liquider des stationnements de 2 500 000 F dont la plupart étaient dus, et des productions tardives qui s’élevaient à un chiffre de 288 000 F ? Sur ces 288 931 F on a alloué aux compagnies 214 463 F. Donc, sur les quatre millions qui étaient alloués par la convention de 1877 il n’y a que 214 000 F qui furent exclus par la déchéance de 1872.
Eh bien, peut-on dire que c’est une renonciation de cette importance qui peut donner la transaction de 1877 le caractère d’une libéralité ?
Nous pensons que les trois concessions qui ont été relevées dans l’acte de 1877 comme constituant un abandon sans cause du droit qui appartenait à l’Etat, n’ont été qu’une interprétation absolument nécessaire et légitime de la convention de 1872. Pour les deux premiers points, cette interprétation nous paraît absolument conforme à l’esprit et au texte de la convention convention de 1872. Pour le troisième point, la question de déchéance, nous reconnaissons qu’il n’y a pas d’interprétation nécessaire, mais nous croyons que le ministre pouvait faire cet abandon, en tout cas qu’il est trop peu considérable pour changer la nature de l’acte de 1877.
II est à remarquer d’ailleurs, Messieurs, que dans la convention de 1877 il y avait certaines contreparties : la contrepartie de 5 pour 100 sur toutes les factures de stationnements, de 20 pour 100 sur les journées de réexpédition, et l’ensemble de ces avantages peut être considéré comme correspondant dans une certaine mesure à la concession sur les productions tardives.
Il est impossible, croyons-nous, de dire que d’Etat eût gagné à une interprétation judiciaire de la convention de 1872.
Ajoutons qu’au moment où se négociait la convention de 1877, se négociait parallèlement le renouvellement du traité de 1868. Les compagnies, au mois de mars 1877, en présence des nouvelles prétentions manifestées de la part de l’administration, lui ont fait connaître qu’elles désiraient que ces pourparlers aboutissent enfin à un acte, et que si on n’arrivait pas à une solution définitive sur la liquidation des comptes de la guerre, elles hésiteraient peut-être à renouveler les contrats pour l’avenir.
On a voulu voir dans cette intervention des compagnies une pression illégale, un acte destiné à arracher par la violence la signature de la convention de 1877. Les compagnies nous paraissent n’avoir fait qu’user de leur droit. II s’agissait de deux questions qui avaient certainement un côté commun, et les compagnies ont pu très légitimement faire connaître qu’elles n’étaient point disposées à renouveler un traité dont l’exécution avait donné lieu à des difficultés insurmontables.
Le ministre, dès lors, a pu parfaitement se décider à se montrer plus conciliant à propos de la transaction de 1877, en raison de l’intérêt qu’attachait l’administration au renouvellement des traités de la guerre avec les compagnies de chemins de fer.
4. Nous arrivons maintenant au quatrième grief dirigé contre la transaction de 1877, grief d’après lequel la transaction de 1877 aurait créé un compromis entre l’Etat et les compagnies de chemins de fer. L’art. 19, dit-on, a chargé le représentant nommé par l’administration de la guerre et le représentant nommé par les compagnies de trancher toutes les questions qui n’étaient pas résolues par les deux transactions précédentes. II y a là un véritable compromis, un arbitrage : l’administration de la guerre a remis entre les mains de l’arbitre la solution de questions qu’elle aurait dû porter devant la juridiction instituée, et par conséquent elle a fait acte nul. On ajoute : En admettant que la convention de 1877 en son art. 19 ne constitue pas à proprement parler un compromis, en tout cas l’arrêté de 1879, qui a été pris en exécution de cette convention, est un arrêté nul parce qu’il n’a pas été signe par le ministre, car, en somme, l’arrêté de compte de 1879 est l’œuvre d’un sous-intendant qui n’avait aucune qualité pour liquider définitivement la dette.
Sur le premier point, nous n’insisterons pas longtemps.
II est évident que l’art. 19 ne peut pas être considéré comme un compromis dans le sens juridique du mot. Nous en remettons le texte sous vos yeux : « Toutes les questions qui ne peuvent pas être tranchées au moyen du traité des transports de la guerre ou de la convention du 15 juil. 1872 et qui ne rentrent pas dans la catégorie ci-dessus, seront résolues à l’amiable entre le représentant dûment autorisé de l’administration de la guerre et l’agent général des compagnies, auquel celles-ci donnent plein pouvoir à cet effet ».
L’art. 1006 C. proc. civ. porte que « le compromis doit mentionner les objets en litige et les noms des arbitres sous peine de nullité » ; et vous savez que c’est en se fondant sur l’impossibilité même de mentionner les noms des arbitres qu’on a reconnu la nullité de la clause compromissoire dans laquelle les parties s’engagent, au début d’un traité à résoudre par voie d’arbitrage les questions qui pourront se produire.
Or, vous le voyez, on n’a nullement désigné une personne déterminée pour servir d’arbitre. Qui est-ce qui devra s’entendre avec les représentants des compagnies de chemins de fer ? Ce n’est pas M. Gamelin : c’est tout simplement « le représentant autorisé de l’administration » de la guerre, représentant qui était un fonctionnaire de l’administration de la guerre, sous la dépendance de cette administration, « révocable à volonté ».
Que voulait dire cet art. 19 ? Que les délégués du ministère de la guerre et des compagnies de chemins de fer essayeraient de s’entendre ; si on ne s’entendait pas, y avait-il moyen de rendre la décision acceptable ? Pouvait-on nommer un tiers arbitre ? Si on ne s’était pas entendu, on aurait pu plaider. C’est ce que vous avez reconnu dans un arrêt du 22 juin 1883 (aff. Courtignon).
Ici, c’est absolument la même chose ; si le représentant du ministère de la guerre n’avait pas exécuté la consigne du ministre, ne s’était pas entendu avec le représentant des compagnies, conformément aux ordres qu’il avait reçus, le procès aurait suivi son cours.
On ne peut donc pas soutenir qu’il y ait là quelque chose qui ressemble à un compromis dans le sens du Code civil et dans le sens où l’entend votre jurisprudence.
Mais nous arrivons à la deuxième branche de l’argument.
L’arrêté de compte n’est pas signé du ministre ; par conséquent il n’existe pas, il n’y a pas d’arrêté de compte du tout.
Messieurs, nous croyons que le ministre a parfaitement qualité, avec l’approbation du Président de la République, pour déléguer une partie quelconque de ses attributions. C’est ce que vous avez reconnu récemment dans une affaire où vous avez admis la validité de la délégation faite par le ministre de la marine au sous-secrétaire d’Etat des colonies. En particulier pour le règlement de dettes de l’Etat, il y a un texte formel (décr. 31 mai 1868, art. 62) qui porte que la liquidation des dettes de l’Etat est faite par les ministres ou par leurs délégués.
Remarquez d’ailleurs, Messieurs, que, dans l’espèce, nous avons un décret spécial signé du Président de la République.
Nous ne trouvons pas qu’il y ait dans l’art. 19 une délégation qui dépasse les délégations que le ministre peut donner à un fonctionnaire de son administration pour liquider un marché ; les pouvoirs de l’art. 15 n’allaient pas au-delà, et, comme nous rayons dit au début de nos observations, ils n’autorisent pas le délégué à renoncer au bénéfice de l’art. 541 ; ce délégué était simplement chargé de s’entendre et de tâcher d’arriver, en appliquant les transactions acceptées par le gouvernement en 1872 et en 1877, à un arrangement équitable, après avoir résolu certaines questions d’appréciation, ce qui ne pouvait évidemment se faire que dans ses conditions.
Nous ajoutons qu’en admettant qu’on ne donne pas à l’arrêté de 1879 en lui-même un caractère définitif, qu’on n’admette pas qu’il ait pu y avoir une délégation définitive, cet arrêté a reçu la ratification du ministre, ratification complété et, nous ajoutons, ratification donnée en toute connaissance de cause.
En effet, l’arrêté de compte est du mois de juil. 1879, et, le 17 juil. 1879, le sous-intendant militaire Gamelin, délégué du ministère de la guerre, après avoir arrêté les comptes, a adressé un rapport au ministre sur les conditions dans lesquelles cet arrêté de compte de 1879 est intervenu. Il y joint toutes les factures et pièces nécessaires pour se rendre compte de la façon dont le travail de liquidation a été effectué.
Et, à la date du 7 août 1879, le même M. Gamelin adresse au ministre un rapport définitif sur les questions dont le ministre a eu entre les mains tous les éléments d’appréciation et de vérification ; si donc le ministre considérait que l’arrêté de 1879 n’était pas définitif par lui-même, il pouvait s’opposer à son exécution.
Est-ce que l’Etat s’est opposé à l’exécution de l’arrêté de 1879 ?
Le compte a été exécuté de la façon la plus nette au mois de déc. de la même année, trois mois après que le ministre avait le moyen de vérifier l’arrêté de compte de M. Gamelin.
Le débet des compagnies était de 1 521 000 F ; l’Etat a accepté d’une part 521 642 F en compensation d’une créance qu’avait la Compagnie de Lyon pour des transports spéciaux.
Or, il est certain qu’une compensation, lorsqu’il s’agit de l’Etat, ne peut être faite sans l’approbation de l’autorité supérieure.
D’autre part, d’Etat a reçu le solde, soit 999 376 F versés au Trésor, le 11 déc. 1879. N’est-ce pas là l’approbation la plus nette de l’arrêté de compte fait par le délégué du ministre le 18 juil. ?
Postérieurement à cette approbation, très complète d’après nous, la Cour des comptes, dans son rapport au Président de la République, constate le caractère transactionnel de la convention de 1877 et décharge les comptables.
Enfin, en 1882, on s’occupe de la question de révision, qui est à l’ordre du jour de la Chambre. C’est à ce moment que M. Panafieu, directeur du contrôle, est délégué par le ministre à la commission pour dire au nom du ministre que, dans sa pensée, il n’y a plus à revenir sur ce qui a été fait.
Quand, plus tard, on songe à rechercher si la révision est possible, est-ce qu’on conteste l’arrêté de compte de 1879 ? Non. Le premier mémoire du ministre au Conseil d’Etat se place uniquement sur le terrain de l’art 541, et à tout moment, notamment dans le second mémoire, l’administration reconnaît absolument cet arrêté de compte de 1879 comme définitif.
Il est certain pour nous que l’arrêté de compte de 1879 a reçu l’approbation la plus nette, la plus définitive par l’administration de guerre, qui n’a pensé qu’en 1891 à s’aviser qu’il n’était peut-être pas définitif.
Messieurs, nous nous résumons en ce qui concerne la convention de 1877.
Cette convention, à notre avis, n’est pas un compromis, et l’arrêté de compte est absolument définitif. Le compte a été arrêté régulièrement en vertu de deux conventions, toutes deux légales, toutes deux nécessaires, dès lors, on ne peut le contester que par le moyen de droit commun, par l’art. 541 C. proc. civ.
Nous sommes amenés ainsi à écarter immédiatement toutes les questions relatives aux erreurs sur les tarifs, à l’application des art. 54 et 42, aux parcours exceptionnels, à la vitesse, à la justification par les pièces des compagnies.
Reste l’art. 541 : les doubles emplois, les faux emplois, les erreurs matérielles.
IV. – On a prétendu que certaines distances ne correspondaient pas aux distances réelles telles qu’elles résultent du tableau joint au tarif homologué. Cela est vrai, mais on a annexé au traité de 1868 un volume contenant un tableau de distances spéciales pour l’administration de la guerre. Ce tableau est dès lors applicable aux transports effectués par l’administration de la guerre, et il n’y avait pas à se référer aux distances portées sur les documents du ministère des travaux publics.
Il y a, paraît-il, certaines distances portées sur le tableau du ministère de la guerrequi ne correspondent pas aux distances réelles ni aux distances du ministère des travaux publics. Nous croyons qu’il n’y a pas à tenir compte de ces différences. Les tableaux de distances, en effet, ne correspondent pas toujours aux distances réelles, et contiennent ce qu’on appelle des distances d’application.
Le tableau des distances de 1868 a été un tableau contractuel ; les parties y ont placé un article final dans lequel l’administration se réserve la possibilité de réparer les erreurs qui viendraient à être reconnues d’accord avec les compagnies. Cet accord indiquait bien que le tableau dont il s’agit avait un caractère contractuel, comme du reste le tableau des distances du ministère des travaux publics.
Nous n’insistons pas sur ces chefs. Nous voulons simplement signaler au Conseil deux faits sur lesquels nous nous arrêterons, parce qu’on en a beaucoup parlé dans la presse et au sein du Parlement et qu’ils ont été cités comme des exemples de faux commis par les compagnies pour se faire payer des services qui n’étaient pas faits.
Nous parlerons en particulier de l’expédition de Lyon à Belfort, lard salé, 370,85 F. Il y a, dit-on, un faux, attendu que la signature du destinataire est antidatée ; la signature du destinataire porte la date du 31 août 1870, alors que le timbre qui est apposé sur cette signature est le timbre de la République.
L’explication nous paraît nette et facile. Il s’agit d’un avis d’expédition, lequel est envoyé par l’intendant de Lyon à l’intendant de Belfort.
C’est à la date du 27 août que l’envoi est porté à la compagnie du chemin de fer ; la pièce est signée à cette date du sous-intendant de Lyon avec le timbre de l’Empire. Puis, cet avis d’expédition est envoyé directement par l’intendance l’intendant de Belfort, et, à l’arrivée en gare, on voit la signature du sous-intendant de Belfort le 31 août 1870 et, à côté, le timbre de la République.
Puis, au-dessous, la décharge définitive donnée par l’intendance à la compagnie, après vérification, sans date, avec le timbre de la République.
Qu’est-ce que cela prouve, Messieurs ? Cette pièce, qui est l’avis donné par le sous-intendant militaire du point de départ au point d’arrivée, et qui n’a pas cessé d’être entre les mains de l’administration, constate que le transport a effectivement eu lieu ; elle constate en outre que, le 31 août 1870, le sous-intendant militaire chargé des transports a donné sa signature. II est très probable qu’à ce moment on n’a pas mis le timbre qui était nécessaire et que, quelques jours après, une fois la vérification faite par l’administration, après que le sous-intendant militaire a eu donné sa signature et apposé son timbre, postérieurement au 4 sept. 1870, on s’est aperçu que le timbre manquait sur la partie supérieure de la feuille, et on a réparé cette omission. Si l’on regarde la pièce, on s’aperçoit en effet que le second timbre a, selon toute vraisemblance, été donné du même coup que le premier.
Nous trouvons une seconde accusation de faux : c’est le célèbre faux Datas, qui a déjà son histoire, car il a été plusieurs fois cité à l’occasion de ce procès.
II s’agit d’une pièce relative à un transport effectué par les compagnies de chemins de fer : on a apposé la signature de M. Datas, sous-intendant militaire, et il est certain que cette inscription n’est pas de la main de M. Datas ; la preuve, c’est que M. Datas, devant la commission parlementaire, l’a lui-même déclaré.
Regardons, Messieurs, les choses d’un peu près. Il s’agit d’un ordre de transport qui émane de l’intendance ; cet ordre de transport précède, sur la même feuille, la lettre de voiture administrative qui arrive entre les mains de la compagnie : puis vient, au verso, le récépissé à l’arrivée. Cet ordre de transport est détaché par l’administration d’un registre à souche qui est entre ses mains.
Sur l’ordre de transport, on voit le timbre apposé par l’administration, et qui porte : Datas, sous-intendant militaire.
Il est probable que, lorsque cet ordre a été délivré par l’intendance, la signature avait été omise. La lettre de voiture est absolument régulière et constate que le service a été fait ; cette pièce est signée de l’agent comptable auxiliaire de l’armée de la Loire, au départ, et, à l’arrivée, du sous-intendant, qui constate que le matériel est parvenu à Bourges.
Alors on se demande à quoi a pu servir le faux commis sous la signature de M. Datas. Il est certain que le service a été exécuté ; le timbre de la sous-intendance, le timbre de M. Datas, est sur la pièce ; la compagnie, en recevant cet ordre de réquisition portant le timbre, avait à l’exécuter. Il semble donc probable qu’un agent de l’administration, ayant vu que la signature avait été omise, l’a opposée après coup et a ajouté de sa main le nom de Datas, un peu effacé sur le timbre.
Quel intérêt la compagnie aurait-elle eu à commettre un faux ?
Mais ce n’est pas tout : le transport a été exécuté ; la seule chose douteuse, à la rigueur, serait l’ordre. Or, nous avons la copie certifiée conforme de l’avis d’expédition qui a été adressé directement par l’intendant de Moulins à l’intendance de Bourges.
Il se trouve donc qu’en même temps que l’ordre était donné, l’intendant d’arrivée dupoint de départ avisait l’intendant du point d’arrivée de l’expédition.
Il est donc certain qu’il y a eu ordre délivré par l’intendant du point de départ à la compagnie, comme il est certain qu’il y a eu réellement transport exécuté par elle. Le grief invoque se réduit donc à rien.
Tel est, Messieurs, le résultat absolument négatif de ces investigations, et l’on est presque étonné de n’avoir pas une seule erreur à redresser dans un travail si considérable. Nous pensons que, pour porter des accusations aussi graves que celles qui ont été articulées contre les compagnies de chemins de fer et, implicitement, contre l’administration de la guerre, qui aurait été leur complice, il faudrait apporter d’autres preuves que celles dont vous avez pu apprécier le peu de fondement.
Pour nous, l’impression qui résulte de l’étude de ce long dossier, c’est que les solutions intervenues étaient les seules matériellement possibles, les seules qui fussent conformes à la fois au droit et à l’équité, et que les accords signés par deux ministres de la guerre et par deux présidents de la République doivent être respectés.
Nous croyons que c’est pour l’Etat une question de légalité, d’honneur et de bonne foi. Nous ajouterons que c’est aussi son intérêt bien entendu : un gouvernement n’a rien à gagner à renier au bout de quinze ans sa signature.
Messieurs, on l’a dit, l’Etat doit être avant tout « honnête homme ». On a reproché à l’Ancien Régime de fabriquer de la fausse monnaie ; il est bon qu’on ne puisse pas dire du gouvernement de la République qu’il fabrique de faux contrats.
Nous concluons à l’annulation des deux décisions du ministre de la guerre et à la condamnation de l’Etat aux dépens.