Recueil des arrêts du Conseil d’Etat 1892, p. 724
La décision par laquelle le ministre des travaux publics, agissant au nom de l’Etat, a refusé de garantir un de ses subordonnées des condamnations prononcées contre ce dernier, par l’autorité judiciaire, à raison de la mort d’un ouvrier employé en régie sous ses ordres sur les chantiers de l’Etat, et due à l’imprudence ou à la faute de ce subordonné, est-elle susceptible d’être déférée directement au Conseil d’Etat ? – Rés. nég. – La décision du ministre ne constitue qu’une simple prétention : il appartient au conseil de préfecture de connaître des contestations soulevées contre l’administration à l’occasion de l’exécution des travaux publics.
M. Le commissaire du gouvernement Romieu a présenté sur cette affaire les conclusions suivantes :
Mongin, ouvrier mineur, était employé en régie aux travaux de construction du canal de Montbéliard à la Haute-Saône, sous la direction de Marcelat, conducteur des ponts et chaussées. Le 16 août 1884, Mongin était occupé au forage du puits de la maison d’un garde port. À 4 heures du matin, suivant ordre reçu la veille, il avait commencé les opérations nécessaires pour vider le puits avant de le livrer aux maçons ; vers 11 heures, après l’épuisement, il se fit donner par Bardot, jeune homme de 18 ans, employé aux travaux, un cordeau muni d’une pierre à son extrémité à l’effet de mesurer la profondeur d’eau de la fouille. Au cours de la descente du cordeau, la pierre se détacha, vint tomber sur la tête du sieur Mongin, et lui fracassa le crâne. Cet ouvrier expira le soir même.
Les héritiers Mongin ont alors assigné devant le tribunal civil de Lure, Bardot et Marcelat, pour faute, négligence ou imprudence dans leurs fonctions, ayant causé la mort de l’ouvrier placé sous leurs ordres. Le sieur Bardot père, cité comme civilement responsable au regard de son fils mineur, a de son côté appelé en garantie Marcelat comme chef des travaux du canal.
Le tribunal de Lure s’étant déclaré compétent sur ces deux actions, le préfet a élevé le conflit sur l’action en garantie dirigée par Bardot contre Marcelat, agent de l’Etat. Le Tribunal des conflits a, par arrêt du 17 août 1886, p. 386, validé le conflit. À la suite de cette décision, les héritiers Mongin, abandonnant leur instance contre Marcelat, reprirent leur action contre Bardot devant le tribunal de Lure Bardot, à son tour, appela Marcelat et l’Etat en garantie. Le tribunal, par jugement du 17 juin, se reconnut incompétent sur cette nouvelle action en garantie et ordonna une enquête sur les faits reprochés à Bardot. Par jugement du 20 avr. 1888 rendu sur l’enquête, le tribunal reconnaissant la faute personnelle de Bardot, le condamna à payer 200 F à la veuve Mongin, et 1 000 F aux enfants. Sur appel de Bardot, un arrêt de la Cour de Besançon du 17 nov. 1888 a confirmé purement et simplement la décision des premiers juges.
À la suite de cette condamnation, Bardot a adressé au ministre des travaux publicsune requête tendant à ce que l’Etat le garantisse de la condamnation prononcée contre lui, par le tribunal de Lure et la cour de Besançon, et il a demandé que le ministre statue sur l’action en garantie sur laquelle les tribunaux judiciaires s’étaient déclarés incompétents. Par une décision, en date du 19 févr. 1890, le ministre a rejeté la réclamation par le motif qu’aucune faute n’était imputable à Marcelat, ni à tout autre agent de l’Etat, et que l’accident éprouvé par le sieur Mongin était dû à un fait personnel de Bardot.
Bardot s’est pourvu contre cette décision. À l’appui de son pourvoi il soutient qu’il n’a fait qu’exécuter l’ordre de Marcelat, en mesurant le puits ; d’autre part, il s’est servi d’une pierre attachée à un cordeau, faisant partie du matériel de l’Etat et employée précédemment par ses agents.
Le pourvoi soulève une question délicate de compétence. D’après la jurisprudence, lorsque l’action est fondée sur un fait personnel de l’agent, le tribunal civil est compétent pour statuer ; mais si l’action est dirigée contre l’Etat ou contre des agents de l’Etat n’ayant commis aucune faute personnelle, le litige est de la compétence de la juridiction administrative. À cet égard, il convient de distinguer : lorsque l’on se trouve dans la matière de travaux publics, comme dans l’espèce, le conseil de préfecture statue en premier ressort, dans les autres cas, le Conseil d’Etat statue en premier et dernier ressort.
Si l’on examine l’hypothèse où l’action est fondée sur un fait personnel à l’agent, l’Etat peut être quelquefois responsable ; cela arrive si, en dehors du fait personnel de l’agent, on rencontre un défaut de surveillance, une erreur dans les ordres de la direction, une violation de règlements. Il en est de même lorsqu’une législation spéciale a dans tous les cas admis la responsabilité de l’Etat, comme en matière de poste, par exemple. En dehors de ces hypothèses, l’Etat n’est pas responsable des fautes exclusivement personnelles de ses agents.
Dans le cas où l’Etat peut être responsable, sa responsabilité s’exerce toujours vis-à-vis des tiers. Sur l’action en garantie du coupable, au contraire, elle ne s’exerce que dans l’hypothèse où l’indemnité mise à la charge de celui-ci comprend tout à la fois la part correspondant à la faute personnelle de l’agent et la part afférente à la faute de l’Etat. Dans le cas particulier si nous avions à examiner le fond, nous dirions que l’Etat n’a pas à garantir Bardot des condamnations prononcées contre lui. En effet, il ne paraît pas qu’il y ait eu faute des préposés de l’Etat ; en tout cas, la cour de Besançon a eu soin d’isoler la responsabilité personnelle de Bardot et d’en faire la base unique de la condamnation prononcée coutre lui. De sorte que si l’on peut admettre que les héritiers Mongin, en attaquant l’Etat directement, eussent pu obtenir quelque chose de plus que ce que la Cour leur a alloué, il est impossible que Bardot, qui n’a été condamné que dans la mesure de sa faute personnelle, puisse obtenir de l’Etat une indemnité correspondant à sa condamnation.
Ce point admis quelle est l’autorité à qui il appartient de dire que le recours contre l’Etat est fondé ? En d’autres termes, quel est le juge compétent sur l’action en garantie contre l’Etat, pour faire déclarer celui-ci responsable ou non, ou responsable en partie des condamnations proclamées par les tribunaux judiciaires pour fait personnel des agents ? D’après la jurisprudence constante, c’est toujours la juridiction administrative. Et dans le cas particulier, cette compétence est indiquée puisqu’il y a eu disjonction devant les tribunaux judiciaires.
Mais quelle est l’autorité administrative compétente ? Si le fait générateur d’indemnité, à raison duquel l’action en garantie contre l’Etat est formée, se rattache aux travaux publics, c’est le conseil de préfecture ; en dehors de ce cas, c’est le ministre. Cette théorie a été contestée ; on a songé à distinguer à cet égard entre le recours du tiers lésé contre l’Etat, et le recours de l’agent condamné contre l’Etat. Lorsqu’un tiers se plaint de dommage causé par l’exécution de travaux publics, on appliquerait l’art. 4 de la loi du 28 pluviôse an VIII, et on renverrait la cause au conseil de préfecture. C’est le cas de la décision du Tribunal des conflits du 17 avr. 1886. Mais si l’ouvrier forme un recours contre l’Etat, comme il s’agit d’apprécier les rapports entre l’agent et l’Etat, on a proposé de renvoyer l’affaire au ministre sauf appel au Conseil d’Etat.
Cette opinion ne nous paraît pas fondée. Il ne s’agit pas dans l’espèce de l’action d’un ouvrier contre l’Etat, basée sur un motif quelconque ; l’action a sa base unique dans la condamnation prononcée sur la demande d’une partie lésée, à raison des accidents survenus au cours de l’exécution de travaux publics. C’est une action en garantie à propos d’un accident causé par un travail public : le conseil de préfecture est seul compétent, c’est à lui qu’il appartiendra de dire si les termes de l’arrêt de la Cour n’excluent pas tout recours en garantie contre l’Etat.
La solution que nous proposons a l’avantage de ne pas multiplier les juridictions dans une matière où il en existe déjà un grand nombre. Il y a déjà, en effet, un départ de compétence à établir entre la juridiction judiciaire et administrative sur la question du fait personnel. On rencontre en outre le ministre et le conseil de préfecture, suivant qu’il s’agit ou non de travaux publics. On a essayé d’introduire une troisième distinction quand il s’agit de patrons et d’ouvriers en matière de dommages causés par des travaux publics ; le Conseil d’Etat n’a pas admis cette solution. Si l’on veut créer une quatrième distinction entre le cas d’action directe, et le cas d’action en garantie, il sera impossible aux justiciables de se reconnaître dans ce chaos de compétence. Au surplus, la tendance du Conseil est d’unifier les compétences. En matière de marchés, la jurisprudence admet que le conseil de préfecture est compétent toutes les fois qu’il y a travaux publics ; en matière de dommages, elle proclame la compétence du même conseil pour statuer sur la responsabilité de l’Etat, sans distinguer entre le patron et l’ouvrier. Nous vous proposons de faire la même unification en ce qui concerne l’action directe, et l’action en garantie contre l’Etat.
Par ces motifs, nous estimons que la lettre du ministre est un simple refus qui ne fait pas obstacle à ce que le requérant porte sa réclamation devant le juge compétent, qui est le conseil de préfecture, et nous concluons au rejet du recours comme non recevable.