Le « pouvoir juridictionnel » : protection légitime des droits fondamentaux ou appropriation illégitime du pouvoir politique ?
« Mon cher frère, je hais toute tyrannie, et je ne serai jamais ni jésuite, ni janséniste, ni parlementaire »
(Voltaire, Lettre à M. Damilaville, 2 mars 1763)
1 – Le « pouvoir juridictionnel » : un pouvoir, depuis longtemps, arbitre du jeu politique
→Les Parlements d’Ancien-Régime : une opposition critiquée mais légitime contre l’arbitraire de la monarchie
1027 • L’image historique des juges ou magistrats et de leurs rôles sous l’Ancien-Régime a toujours été celle héritée de Voltaireet de son ouvrage « Histoire du Parlement de Paris » (Voltaire, Histoire du parlement de Paris, Paris, Editions Delangle, 1826 ou B. Garnot, « Voltaire et la justice d’Ancien Régime : la médiatisation d’une imposture intellectuelle », Le Temps des médias 2010, n°2, n°15, p. 26 et suiv.). Il nous présente les parlementaires de l’époque, et donc les juges ou magistrats, comme des opposants voulant troubler ou renverser l’ordre établi par la Monarchie qui, elle, tente, désespérément, de mener à bien sa mission administrative et centralisatrice d’unification de la France. On a pu montrer que cette approche était historiquement fausse, que le rôle des parlementaires pouvait surtout se décrire à travers celui d’une opposition légale ou légitime fondée sur l’existence d’une constitution coutumière et dirigée contre le pouvoir arbitraire ou parfois injuste de la Monarchie (Cf. Egalement en ce sens, J. Rogister, « La résonance des parlements de l’Ancien Régime au XIXe siècle », Parlement[s], Revue d’histoire politique 2011, n°1, n°15, p. 105 et suiv.). Après la Révolution et l’expérience autoritaire napoléonienne, les premiers à traiter des Parlements ont, avant tout, présenté ces cours comme les défenseurs de la liberté collective, individuelle, et provinciale (Cf. Par ex., la publication, par Jean-Marie Pardessus des Œuvres Complètes du Chancelier d’Aguesseau, Paris, Editions J.M. Pardessus, 16 volumes, 1818-1820). Perçus comme une classe privilégiée obsédée par l’esprit de caste et la recherche de la prééminence sociale, les juges des Parlements avaient surtout des valeurs morales, ainsi qu’un sens élevé et héréditaire du devoir.
1028 • On a pu parler à leur égard de « dynasties des juges » (B. Garnot, Histoire des juges en France de l’Ancien Régime à nos jours, Paris, Nouveau Monde éditions, 2014). On peut citer la dynastie des « Harlay » (Cf. Par ex., J. Broch, « Un corps judiciaire conservateur de l’Etat : Le Parlement dans les discours du Premier Président Achille Ier de Harlay (1536-1611) » in Justice et Etat, 2014, p. 85 et suiv. ; la rue de Harlay, sur l’ouest du Palais de justice de Paris, a été baptisée en son honneur tout comme une statue qui se trouve sur l’une des façades de l’Hôtel de ville de Paris), des « Lamoignon » (Cf. Par ex., Jean-Louis Thireau, « Les arrêtés de Guillaume de Lamoignon : une œuvre de codification du droit français ? », Droits 2004/1, n°39, p. 53 et suiv. ou R. Nanteuil et L. Depambour-Tarride, « Représenter une conscience : le portrait de Guillaume de Lamoignon » in J.-M. Carbasse et L. Depambour-Tarride (dir.), La Conscience du juge dans la tradition juridique européenne, Paris, PUF, 1999, p. 195 et suiv.), des « d’Ormesson » (Cf. Journal d’Olivier Lefèvre d’Ormesson, Paris, Éd. Cheruel, Imprimerie impériale, 1860, t. I, 1643-1650 et t. 2 1650-1672) ou encore celles des « d’Aguessau » (Cf. M. Figeac, « « Le Roi est mort ! Vive les Parlements ! » ou la justice du Roi-Soleil revisitée par le chancelier d’Aguesseau », in G. Aubert et O. Chaline (dir.), Les Parlements de Louis XIV. Opposition, coopération, autonomisation ?, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2010, p. 19 et suiv.).
1029 • Le corps de métier était avant tout marqué par les honneurs et les privilèges. Le juge ou magistrat était source de vertu et on associait sa personne aux notions de probité, de droiture ou, de manière plus générale, de sagesse. Les Parlementsétaient considérés comme des « temples de justice » ou s’exerçait la justice souveraine. A ce sujet, les juges formaient avec le monarque un seul et même corps et étaient associés à la majesté royale. C’est cette incorporation à l’essence de la royauté qui leur a permis, entre autres, d’établir le caractère sacré et inviolable de leur fonction. Ceux qui représentaient le Roi dans l’exercice de la justice souveraine étaient bien plus que des officiers supérieurs, ils étaient, selon l’expression couramment employée, des « prêtres de justice » (J. Krynen, « De la représentation à la dépossession du roi : les parlementaires « prêtres de la justice » », Mélanges de l’école française de Rome 2002, n°114-1, p. 95 et suiv. ou M. Houllemare, Politiques de la parole. Le parlement de Paris au XVIe siècle, Genève, Droz, 2011, p. 511), expression le plus souvent employée à leur égard parce qu’ils jugeaient, en termes concrets, comme le ferait « Dieu » (Cf. Par ex., Marie-France Renoux-Zagamé, Du droit de Dieu au droit de l’homme, Paris, PUF, 2003). Leur apparence et leur conduite devaient, comme chez les hommes d’Eglise, être marqués par une certaine sobriété, humilité ou tempérance. On parlait, à cet égard, de « dignité sacerdotale » ou de « noblesse sacerdotale ».
1030 • Peu à peu, cette « noblesse sacerdotale » a été remplacé par une « noblesse du savoir » liant la personne du juge à l’érudition, à la connaissance universelle ou encore à l’émulation intellectuelle. Le droit, science du juste ou de l’injuste, remplace la théologie et a pour même vocation la béatitude éternelle. Les parlementaires constituent ainsi « un nouveau clergé, le sacerdotium temporalis, bien distingué mais tout aussi indispensable que le sacerdotium spiritualis » (J. Krynen, « De la représentation à la dépossession du roi : les parlementaires « prêtres de la justice » » précité). A la fin du XVIIIème siècle se produit un changement dans la perception des missions attribuées aux parlementaires. D’abord vue comme un sacerdoce, leur mission s’analyse, de plus en plus et avant tout, comme une mission de gardien de la loi et des acquis coutumiers pour encadrer ou canaliser la puissance souveraine royale. A la fin de l’Ancien-Régime, la préoccupation liée à la préservation des droits des sujets du Roi devient prépondérante dans l’exercice de leur mission. Il restait cependant un paradoxe non négligeable, les juges ou magistratsétaient soumis, sous l’Ancien-Régime, au système de la vénalité et de la patrimonialité des offices. Propriétaires de leur office, le travail et la charge exercés étaient leur possession. C’est pour dépasser cette tension entre la dimension financière de leur charge et cette prétention à incarner un idéal qu’a été développé cette exigence accrue au niveau des apparences mais cette vénalité et patrimonialité des offices avait un gros avantage, celle d’assurer une certaine permanence du pouvoir dans l’opposition légale aux excès de la monarchie.
→ De la thèse « républicaine » anti-juge à la victoire de la thèse « libérale » du modèle kelsénien
1031 • La Révolution a mis en place une autre justice. La Constitution de l’an VIII consacre la nomination des juges judiciaires par l’Exécutif. La fonctionnarisation de la magistrature remet définitivement en cause la vénalité et patrimonialité des offices et tout retour à l’élection. C’est toute la légitimité des juges qui est remise en cause. La magistrature d’Ancien Régime disparait même si les dynasties vont quelque peu survivre à la révolution. Les juges traversent une profonde crise identitaire : devenus des fonctionnaires ordinaires, ils voient diminuer, si ce n’est disparaître, leurs privilèges, et se trouvent supplantés par la bourgeoisie industrielle et commerciale. Il faut que les magistrats ne disposent que d’une fonction technique juridictionnelle et non d’un véritable pouvoir à l’instar de l’exécutif et du législatif. C’est, comme on l’a vu, la consécration du dogme révolutionnaire de la loi et de la conception française de la séparation des pouvoirs en tant que « théorie anti-juge » qui voit le jour. C’est la mise en place de la Constitution politique servant seulement à fixer le statut de l’Etat et non celui du citoyen qui amène, conjointement, à une tradition de dépendance du pouvoir juridictionnel qui va perdurer jusqu’au début de la Vème république. C’est la thèse dite « républicaine », qui fonde la souveraineté sur la légitimité démocratique, qui s’impose. Le souverain est celui élu démocratiquement à savoir les représentants du pouvoir législatif et, plus tard, le représentant du pouvoir exécutif. La mission des juges, dans ce cadre et dans leur rôle visant à trancher les litiges entre particuliers ou entre particuliers et l’Etat, doit consister à rester fidèle à la règle de droit élaborée par les deux autres pouvoirs et, en aucun cas, la remettre en cause (Voir, en ce sens, B. Frydman, « Le juge à l’âge global », Cités 2017, n°1, n°69, p. 59 et suiv.).
1032 • Cette théorie « républicaine » va progressivement être mise en cause après la seconde guerre mondiale, un peu plus tardivement en France qu’ailleurs, dans la mesure où on a pu se rendre compte que des régimes institués ou gouvernés selon les préceptes issus du siècle des lumières pouvaient déboucher sur la plus incroyable des barbaries. C’est la victoire du modèle Kelsenien sur la célèbre controverse avec le modèle prôné par Carl Schmitt affirmant le primat de la volonté du chef. Ce qui va s’imposer dans toute l’Europe, c’est la nécessité d’un contrôle juridictionnel de la loi, par une Cour constitutionnelle distincte des juridictions ordinaires. C’est la victoire de la théorie « libérale » qui supplante le concept de l’Etat légal au profit de celui de l’Etat de droit. Il faut, en ce sens, un pouvoir « juridictionnel » indépendant chargé de garantir le respect du droit, notamment les droits et libertés fondamentaux, non seulement par les gouvernés mais aussi et surtout par les gouvernants (Voir, en ce sens, B. Frydman, « Le juge à l’âge global », précité). Cette évolution va s’accompagner d’une extension considérable des normes servant de fondement au contrôle du juge. Comme il devient le garant du respect de l’Etat de droit, le juge ne se limite plus à chercher les solutions dans les lois ou règlements mais il intègre, plus largement, les PGD, les droits et libertés et mêmes des principes ou simples valeurs sans réelle portée normative qui sont alors traduit en moyens juridiques et intégrés dans l’ordre juridique. Enfin, par son pouvoir d’interprétation, il est en mesure de redéfinir l’ensemble des règles du droit positif pour les rendre conformes au nouvel ordre juridique.
→De la constitutionnalisation des droits à l’européanisation des droits
1033 • A cette grande évolution issue de la seconde guerre mondiale, il faut, au surplus, ajouter le mouvement conjoint, à partir des années 1950, de la fondation d’un droit et d’une justice à caractère supranational. C’est l’avènement du juge européenet du juge de l’Union, les deux contribuant et accentuant cette image du juge indépendant du pouvoir politique chargé de lui faire respecter des règles et principes qui le dépassent parce qu’ils ne sont plus simplement présents au niveau national mais qu’ils présentent aussi une dimension supranationale. Ces principes étant directement applicables dans l’ordre interne, le juge national ou ordinaire doit en tenir compte au surplus des règles nationales et les faire prédominer, en dehors des règles constitutionnelles, puisque supérieures dans la hiérarchie des normes. Les juges ordinaires deviennent, de la sorte et au surplus, les juges de droit commun dans l’application de ces principes supranationaux qu’ils appliquent conjointement aux principes nationaux démultipliant ainsi les sources de référence. Au-delà de cette convergence sur les principes de fond applicables, c’est tout l’office du juge à proprement dit qui est rénové, développé et approfondi renforçant ainsi sa légitimité par rapport au pouvoir politique.
1034 • Deux principes fondamentaux sont, aujourd’hui, significatifs quant au renforcement de la légitimité de l’office du juge par l’entreprise de l’apport des principes supranationaux, deux principes qui étaient, pourtant, loin d’être méconnus en France. C’est tout d’abord l’application générale du principe de proportionnalité qui a conduit à un approfondissement du contrôle du juge. Sous l’effet de son application par les deux juges européens, les pratiques nationales ont évolué, particulièrement en France, où le contrôle a été étendu et généralisé et où l’examen, dans ce cadre, a été approfondi. C’est, ensuite, le développement de l’exigence de sécurité juridique qui a conduit les juges à se préoccuper davantage des effets concrets et pratiques de leurs décisions et à renforcer la prévisibilité et la stabilité des situations juridiques. L’influence marquante se situant notamment dans l’appropriation, par les juges nationaux, des principes européens de confiance ou d’espérance légitime, étape maitresse dans le dialogue des juges. Par l’appropriation de ces principes est né une sorte de « justice idéale » exempte de reproches, justice fondée sur les exigences du droit au procès équitable, sur un accès au juge beaucoup plus développéet sur une manière de contrôler les décisions soumises au juge beaucoup plus approfondie. Au final, cette convergence des standards et des règles « contribue à l’élévation de la qualité de la justice sur le continent au profit de l’Etat de droit et, très concrètement, des justiciables qui peuvent désormais attendre de leur juge qu’il tranche les litiges plus rapidement, au terme d’une procédure impartiale et dynamique et à l’issue d’un contrôle approfondi » (Voir, en ce sens, B. Lasserre, « L’européanisation de l’office du juge : vers un jus commune procédural ? », Revue de l’UE 2019, p. 204 et suiv.)
2 – Le « pouvoir juridictionnel » : une dérive institutionnelle qui irait à l’encontre de la démocratie ?
1035 • Le juge qui exécute fidèlement la loi et qui respecte fidèlement la volonté des gouvernants n’existe plus ce qui bouleverse forcément l’équilibre entre les pouvoirs institués. Le véritable maitre de la loi n’est plus le législateur mais le juge parce, qu’au final, c’est lui qui l’applique en dernier ressort. La question est de savoir si l’on doit parler de « gouvernement des juges » dans son aspect le plus polémique ou, précisément, de « démocratie juridictionnelle » ou « démocratie constitutionnelle » où le dernier mot appartiendrai au « pouvoir juridictionnel » à supposer qu’il ait toute la légitimité requise pour exercer un tel pouvoir. Les juges doivent aujourd’hui être perçus, non pas comme l’affirme les textes, comme relevant d’une simple autorité mais bien comme un véritable pouvoir au sens habituel accordé à ce terme dans la théorie de la séparation des pouvoirs. Si on va plus loin, on pourrait même considérer, comme certains auteurs, que plus qu’un pouvoir, les juges sont en réalité un contre-pouvoir au pouvoir politique. Lorsqu’on parle, aujourd’hui, du nouveau rôle du « pouvoir juridictionnel » ou de celui joué par les 5 Cours suprêmes (Conseil d’Etat, Cour de cassation, Conseil constitutionnel, CJUE, CEDH) dans la protection des droits fondamentaux et, de manière plus générale, de l’Etat de droit, il est souvent fait allusion à une dérive institutionnelle qui, contrairement à ce que l’on pourrait croire, irait à l’encontre de la souveraineté du peuple et compromettrait la démocratie. La critique est forte, les juges, non élus, se retrouvant en mesure d’effectuer des choix politiques sous couvert de raisonnement juridique et de placer ainsi les gouvernants et le législateur, qui eux sont élus et légitimes, dans la situation de ne plus pouvoir agir souverainement pour gouverner ou légiférer.
→ La démocratie et l’Etat de droit : des notions a priori consubstantielles
1036 • Il peut être aberrant d’un prime abord de vouloir séparer la démocratie et l’Etat de droit où la mise en avant des droits et libertés. Les deux éléments sont, en effet, immanquablement liés. Ce sont d’abord les déclarations post révolutionqui n’ont cessé de proclamer simultanément les droits du citoyen ou droit politiques, fondement du pouvoir démocratique, et les droits de l’homme ou droits civils, fondement de l’Etat de droit (Cf., par ex., Art. 2 DDHC : « le but de toute association politique est la préservation des droits naturels et imprescriptibles de l’homme »). Ils font partie d’une même logique, il n’y a pas de démocratie sans reconnaissance d’un Etat de droit au préalable et la démocratie est le seul régime capable de rendre effectif et de protéger cet Etat de droit. Danièle Lochak évoque à cet égard le fait qu’il existe « un rapport biunivoque et donc une forme de consubstantialité entre la démocratie et les droits fondamentaux » (D. Lochak, « La démocratie » in Les Droits de l’Homme, Paris, La découverte, 4ème éd., p. 71 et suiv.) d’où les liens constamment rappelés. Dans le préambule de la ConvEDH, les gouvernements signataires réaffirment leur attachement aux droits et libertés « dont le maintien repose essentiellement sur un régime politique véritablement démocratique ».
Les participants d’une table ronde sur la démocratie et les droits de l’homme à New York au siège de l’ONU ont ainsi convenu que « la démocratie et les droits de l’homme sont interdépendants, étroitement imbriqués, symbiotiques et qu’ils se renforcent mutuellement ». Le terme « co-constitutifs » étant suggéré par certains comme étant celui qui caractérisait le mieux la relation (Cf. Doc. directif de la table ronde des 11 et 12 juillet 2011 : M. Tommasoli (dir.), Démocratie et droits de l’homme : le rôle de l’ONU, New York, IDEA International 2013, https://www.idea.int/sites/default/files/publications/democratie-et-droits-de-l%27homme.pdf).
→ Une nouvelle opposition politique entre « Etats de droit épistocratiques » et « démocraties illibérales » ou « démocratures »
1037 • Pour autant, les valeurs qui ont pris corps au sortir du second conflit mondial, faites d’humanisme et de libéralisme politique, sont plus que jamais désavouées, pour ne pas dire dénigrées. Il y a un changement majeur sur la scène politique des Etats où l’offre politique ne se situe plus réellement sur l’échelle droite-gauche mais sur une distinction où l’on va retrouver, d’un côté, les partis politiques « pro-système » ou favorisant l’Etat de droit et, de l’autre côté, les partis « antisystème » ou dénigrant l’Etat de droit (Cf. sur ce point et de façon plus générale, Y. Mounk, Le peuple contre la démocratie, Paris, éd. de l’Observatoire, 2018). Après plus de deux décennies de libéralisme dominant, c’est le retour au communautarisme et au nationalisme qui se matérialise à travers la naissance de ce que l’on a pu appeler des « démocraties illibérales » (Cf. par ex., D. Mineur, « Qu’est-ce que la démocratie illibérale ? », Cités 2019/3, n°79, p. 105 et suiv. ou T. Chopin, « « Démocratie illibérale » ou « Autoritarisme majoritaire » ? Contribution à l’analyse des populismes en Europe », Institut Jacques Delors www.institutdelors.eu, 2019 ; O. Andreea Macovei « L’Etat illibéral dans l’Union européenne, essai de conceptualisation », Rev. Civitas Europa 2019, p. 127 à suiv.) ou « démocratures » (Cf. Le numéro spécial consacrée à la notion dans la Revue Pouvoirs 2019/2, n°169 avec notamment les articles de N. Baverez, « Les démocratures contre la démocratie », p. 5 et suiv. et X. Philippe, « La légitimation constitutionnelle des démocratures », p. 33 et suiv.).
1038 • Deux mondes s’opposent dorénavant. Un premier monde se manifeste, d’un côté, par une aversion pour tout ce qui relève du « national » ou du « démocratique » ce qui rend suspect l’Etat ou les choix du peuple, par referendum (qui n’existent plus d’ailleurs en France) ou par des élections (marquant chez toutes les élites intellectuelles, universitaires, politiques, économiques ou médiatiques)amenant à un glissement sémantique du terme « populaire » vers celui de « populiste » (Cf., en ce sens, A.-M. Le Pourhiet, « La Cour européenne des droits de l’homme et la démocratie », Constitutions 2018, p. 205 et suiv. et voir P. Ory, Peuple souverain. De la révolution populaire à la radicalité populiste, Paris, Gallimard, 2017). Un second monde se manifeste, de l’autre côté, par une aversion pour tout ce qui relève du « système » et de « l’image du juge », gardien sourcilleux du politiquement correct, chargé de faire respecter l’Etat de droit. Ce monde serait caractérisé par le « gouvernement des juges » et une dérive institutionnelle qui détruirait la souveraineté du peuple et compromettrait la démocratie. L’inflation des procédures par l’idéologie de l’Etat de droit et la complexité du droit lié au foisonnement législatif ou jurisprudentiel permettant aux juges de développer un pouvoir idéologisé.
→ Une nouvelle opposition doctrinale qui dénonce les méfaits de l’hyper individualisation de l’Etat de droit
1039 • Les deux mondes précédemment décrits ou, plus précisemment, la fracture précédemment décrite, apparait aussi, de plus en plus et de façon assez paradoxale, sur la scène doctrinale où des analyses mettent en avant les dangers de cette prédominance des principes de l’Etat de droit pour la démocratie (Voir pour un résumé très complet de cette critique doctrinale : X. Dupré de Boulois, « La critique doctrinale des droits de l’homme », RDLF 2020, chron. n°38). Si ces analyses existent depuis longtemps déjà (Voir, les différents auteurs cités par J. Lacroix, « Droits de l’homme et politique. 1980-2012 », La vie des idées 2012, https://laviedesidees.fr/Droits-de-l-homme-et-politique.html), elles font l’objet d’une nouvelle vitalité (Cf. Par ex., J. Lacroix et J.-Y. Pranchère, Le Procès des droits de l’homme. Généalogie du scepticisme démocratique, Paris, Seuil, 2016 et Les droits de l’homme rendent-ils idiot ?, Paris, Seuil, 2019 ; M. Gauchet, L’avènement de la démocratie, Paris, Galimard, tome 1, 2010 ; La démocratie contre elle-même, Paris, Gallimard, 2002 ou encore « Que faire des droits de l’homme ? », Revue des deux mondes 2018, février-mars, p. 12 et suiv. ; B. Mathieu, Le droit contre la démocratie ?, Paris, LGDJ, 2017 ; « Une démocratie ne peut pas être exclusivement fondée sur la protection des droits individuels », in Mélanges Sudre, 2018, p. 453 et suiv. ; « De l’objectif au subjectif : les droits et libertés ont-ils fait oublier l’intérêt général ? », Politeia 2016, n°30, p. 279 et suiv. ou encore « Le droit et la démocratie : des relations ambigües », JCP 2018, G, n°6230 ; A.-M. Le Pourhiet, « La Cour européenne des droits de l’homme et la démocratie », Constitutions 2018, p. 205 et suiv., « La limitation du pouvoir politique : la garantie des droits subjectifs face à la démocratie politique », RFDC 2015, n°102, p. 277 et suiv., « L’hégémonie des droits fondamentaux ou l’inversion des fins » in « Les droits fondamentaux, horizon indépassable du droit constitutionnel ? », Revue Politeia 2016, n°30, p. 317 et suiv., « Rébellion ou soumission à la Cour de cassation ? », Revue Droit & Littérature 2019/1, n°3, p. 45 et suiv. ; J. Krynen, L’emprise contemporaine des juges, Paris, Gallimard, 2012 ; J.-L. Harouel, « Les droits de l’homme érigés en religion détruisent les nations », Figarovox, entretien, 17 juin 2016 et Les droits de l’homme contre le peuple, Paris, Desclée De Brouwer, 2016 ; E. Desmons, « Peut-on encore critiquer les droits de l’homme ? », RDLF 2019, chron. n°26 ou « L’oligarchie des juristes », Droits 2018, n°68, p. 127 et suiv. ; G. Puccinck, Les droits de l’homme dénaturé, Paris, Ed. du Cerf, 2018). Leur critique est essentiellement fondée sur le fait que l’Etat de droit est lié à une puissante montée d’individualisme et ne permet pas à la collectivité d’agir sur elle-même d’un point de vue collectif. Il amènerait à penser l’individu comme référence ultime de la politique au détriment des instances collectives du vivre-ensemble démocratique.
1040 • Les mots sont forts : « Totalitarisme intellectuel », « cancer des systèmes démocratiques » (B. Mathieu, « Le droit et la démocratie : des relations ambigües », op. cit.) ; « Coup d’Etat juridictionnel », « Aristocratie judiciaire », « Tyrannie minoritaire » ou encore « Mouvement réactionnaire » (A.-M. Le Pourhiet, « Rébellion ou soumission à la Cour de cassation ? », op. cit.) ; « droits de l’individu en société contre la société » et donc contraire à la République (M. Gauchet, « Que faire des droits de l’homme ? », op. cit.) ; naissance de la « robinocratie » (J. de Saint Victor, « Les droits de l’homme : de la morale à la « robinocratie » », Revue des deux mondes 2018, février-mars, p. 28 et suiv.). La dénonciation repose d’abord sur le développement, de façon conjointe et hors de l’Etat, d’ordres juridiques non démocratiques dont l’organe essentiel est juridictionnel (Conseil de l’Europe et CourEDH ; Union européenne et CJUE) et de pouvoirs humanitaires, économiques et financiers internationaux qui reposent soit sur des ONG, soit sur des entreprises privées ou des institutions internationales (FMI, Banque mondiale, agences de notation). La dénonciation repose ensuite sur le développement de la conception essentiellement individualiste et subjective des droits en question qui conduirait pour certains « au déchirement du tissu social, à l’éclatement de la notion d’intérêt général, à un système de valeurs communautaristes et concurrentielles qui affaiblissent la démocratie » (B. Mathieu, « Une démocratie ne peut être exclusivement fondée sur la promotion des droits individuels », op. cit., p. 454 ; Voir X. Boy, « L’individualisme dans le contentieux des droits de l’homme », in E. Dubout et S. Touzé (dir.), Refonder les droits de l’homme. Des critiques aux pratiques, Paris, Ed. A Pedone, 2019, p. 153 et suiv.). C’est d’abord l’avènement des « droits-créances » qui amène à dévaloriser voire remettre en cause le rôle de l’Etat, les institutions ou pouvoirs publics étant considérées, à partir de ce moment et avant tout, comme « des prestataires de services et de droits individuels » (B. Mathieu, « Une démocratie ne peut être exclusivement fondée sur la promotion des droits individuels », op. cit., p. 455). Les rôles ont été inversés, on est passé d’un Etat créancier à un Etat débiteur. C’est l’individu qui est devenu le créancier de l’Etat, ce dernier devant lui rendre des comptes. L’Etat devient la principale menace pour l’individu, il n’est plus un défenseur des droits comme dans la pensée libérale traditionnelle mais il devient le principal obstacle au respect des droits et libertés. Dans cette logique, plus rien ne doit s’imposer à l’individu qui lutte contre toute prédétermination touchant sa personne. La dignité de l’être humain, par exemple, ne doit plus être vu comme un principe objectif qui protège tous les individus pris dans leur ensemble mais doit être déterminé subjectivement dans le seul intérêt personnel (Même si c’est toujours la conception objective qui prédomine aujourd’hui, exemple cité aussi par B. Mathieu, « Une démocratie ne peut être exclusivement fondée sur la promotion des droits individuels », op. cit., p. 456, voir, de manière plus générale, J. Habermas, « La conception de la dignité humaine et l’utopie réaliste des droits de l’homme», in J. Habermas, La constitution de l’Europe, Gallimard, Paris, 2002, p. 133 et suiv.).
1041 • C’est, ensuite, la naissance et la création de nouvelles solidarités communautaristes qui fonctionneraient selon des mécanismes de légitimation étrangers à la démocratie et qui empêcherait le multiculturalisme et la construction d’une volonté générale (En ce sens, Mathieu, « Une démocratie ne peut être exclusivement fondée sur la promotion des droits individuels », op. cit., p. 456 ; voir, de manière plus générale : C. Langlais, « Le communautarisme dans le contentieux des droits de l’homme De la pertinence des critiques à l’encontre de la Cour européenne des droits de l’homme », in E. Dubout et S. Touzé (dir.), Refonder les droits de l’homme. Des critiques aux pratiques, Paris, Ed. A Pedone, 2019, p. 181 et suiv.). Sous l’optique de l’Etat de droit, certains ont, ainsi, pu relever que les « revendications identitaires et différencialistes des minorités religieuses, culturelles, ethno-raciales, sexuelles ou autres font l’objet d’une promotion bienveillante tandis que l’idée d’une culture nationale propre à un pays est fortement récusée » (A.-M. Le Pourhiet, « Rébellion ou soumission à la Cour de cassation ? », op. cit.). Cette nouvelle logique est d’autant plus forte qu’elle est favorisée par le développement d’Internet et des réseaux sociaux (B. Mathieu soulignant « la création de réseaux constitués d’individus partageant les mêmes valeurs, les mêmes identités, les mêmes vérités, les mêmes outils de désinformation ») et qu’on la retrouve à des moments différents du processus normatif. La loi, expression de la volonté générale, est devenue un objet de méfiance qu’il faut, naturellement, remettre en cause et soumettre aux « volontés et intérêts minoritaires : soit que l’on influence a priori le législateur par un lobbying virulent et menaçant, soit que l’on fasse écarter la loi a posteriori par un juge national ou européen » (A.-M. Le Pourhiet, « Rébellion ou soumission à la Cour de cassation ? », op. cit.).
→ Une nouvelle opposition doctrinale qui dénonce les méfaits du nouveau « gouvernement des juges »
1042 • Dans leur critique, les juges chargés de garantir ces principes deviennent des boucs émissaires tout trouvé à l’origine du mal être de notre société actuelle. C’est tout l’activisme juridictionnel qui est dénoncé et, notamment sa « finalité aristocratique ou épistocratique », celle visant, dans le système politique, à accorder notamment plus de crédit, de pouvoir à des personnes ayant une meilleure maîtrise des sujets traités, le critère de tri des citoyens aptes à décider étant le savoir (J.-J. Daigre, « Le danger d’une « épistocratie juridique » … ou le droit envahi par l’expertise » Revue Banque & Droit 2017, n°176 ; A. Viala, « Le macronisme ou le spectre de l’épistocratie » Le monde 2017, 18 octobre ; J. Giroux, « Le spectre épistocratique », Philosophiques 2013, n°40, p. 301 et suiv.). C’est toujours le Parlement qui a eu le rôle d’arbitre politique pour résoudre les conflits entre intérêts particuliers et politiques d’intérêt général. Avec le contrôle juridictionnel de la loi, ce sont les juges qui se sont attribués ce rôle, il y a une sorte de détournement de la fonction du Parlement et de l’œuvre de la représentation nationale dont les délibérations sont par nature démocratiques. Les juges se sont substitués aux élus du peuple dans une logique qui irait à l’encontre des fondements d’un régime démocratique. Comme le note Dominique Rousseau, « la démocratie par l’élection laisse la place à la démocratie par le droit et, conséquence logique, la République des citoyens laisse la place à la République des juges » (D. Rousseau, « Les droits de l’homme sont-ils anti-démocratiques ? », Mélanges Sudre 2018, p. 655 et suiv.). A travers la mise en place du nouveau contrôle de proportionnalité, le juge « se reconnait en effet le droit de statuer, non seulement en droit, en application de la loi, mais également en équité, au nom des droits. Le tour de force consiste à faire passer cette régression pour un progrès par le simple emploi de mots nouveaux : « droits fondamentaux » pour « droit naturel », « proportionnalité » pour « équité » » (F. Chénedé, « Contre-révolution tranquille à la Cour de cassation ? », Dalloz 2016, p. 796 et suiv.).
1043 • La jurisprudence constructive des juges est souvent présentée comme garantissant l’Etat de droit. Pour certains, elle dépasse voire s’oppose, au contraire, à la logique première de l’Etat de droit qui est de nature avant tout objective et non subjective. C’est une « société de droit » qui supplanterai l’Etat de droit avec « une immixtion tout à fait nouvelle à ce niveau de fréquence dans les comportement individuels » ce qui excède le caractère objectif de l’Etat de droit (G. Carcassonne, « Société de droit contre Etat de droit », Mélanges Braibant 1996, p. 37 et suiv.). Les juristes allemands à l’origine de sa définition l’ayant avant tout défini dans une logique « légaliste républicaine » et comme « une organisation hiérarchique des normes et des décisions destinées à éviter l’arbitraire des décideurs et l’insécurité juridique en obligeant les fonctionnaires et les juges à statuer sur la base de lois générales et impersonnelles égales pour tous et connues de tous et non pas en fonction de leur appréciation personnelle » (A.-M. Le Pourhiet, « Rébellion ou soumission à la Cour de cassation ? », op. cit.). La diffusion de la « société de droit » développe, en effet, un mouvement perpétuel d’extension et d’approfondissement des droits subjectifs, tant en faveur des individus que de catégories ou de groupes sociaux déterminés jusqu’à annihiler toutes les zones de non-droit (mesures d’ordre intérieur, actes de gouvernement, droit souple, …). Or, comme le note Jacques Chevallier, si « l’Etat de droit se présente sous l’aspect d’une hiérarchie de normes, dont le respect doit être garanti, à tous les niveaux, par le contrôle d’un juge indépendant ; c’est donc une conception purement « objective » d’un ordre juridique formée d’un ensemble de règles, agencées en échelons successifs, sans que la problématique des droits subjectifs ait réellement sa place dans cette construction » (J. Chevallier, « Conclusion/Etat des droits versus Etat de droit ? », in P.-Y. Baudot et autres (dir.), L’Etat des droits, Presses de Sciences Po, 2015, p. 245 et suiv.). L’Etat de droit dénonce justement le mythe du droit naturel, les contrôle d’opportunité et les jugements pris contra-legem ou en équité tels que pratiqués, parfois, suite aux développements des nouveaux pouvoirs des juges.
1044 • C’est le sens même de la démocratie qui est redéfini au final. Le débat pluraliste autour de la loi posant la règle dans l’intérêt de la société en général est remis en cause par le contrôle du juge visant à vérifier qu’elle ne porte pas une atteinte « disproportionnée » à un intérêt individuel ou catégoriel. Beaucoup d’auteurs reprennent ainsi la définition de la démocratie par le juge européen visant à ce que « « la démocratie ne se ramène pas à la supériorité constante de l’opinion d’une majorité ; elle commande un équilibre qui assure aux minorités un juste traitement et qui évite tout abus de position dominante » (CourEDH, CEDH, 13 août 1981, Young, James et Webster, série A, n°44, req. n°7601/76 et n°7806/77, §63, cité notamment par A.-M. Le Pourhiet, « Rébellion ou soumission à la Cour de cassation ? », op. cit.). Cette définition apparaissant contraire à la définition même de la République (res publica) qui vise à rechercher le bien commun en désignant ou en fixant la « chose publique » ou l’intérêt général. Pour ainsi dire, « la volonté générale serait un instrument de « domination » qu’une aristocratie judiciaire devrait donc écarter chaque fois qu’une minorité s’estime injustement opprimée par l’intérêt général » (A.-M. Le Pourhiet, « Rébellion ou soumission à la Cour de cassation ? », op. cit.). La logique de la démarche du juge est contraire, au final, à la démocratie dans la mesure où « c’est un processus de contrainte idéologique qui est à l’œuvre » visant « à régénérer un peuple qui, correctement éduqué, pourra légitimement participer à la décision politique, et à disqualifier une population, victime de ses préjugés et délégitimée par ses tendances au populisme » (B. Mathieu, « Le droit et la démocratie : des relations ambigües », op. cit.). Le souci est que cette manière de procéder, en « définissant ce que les citoyens doivent croire et penser, la manière dont ils peuvent s’exprimer […] relève nécessairement d’une pensée totalitaire » (B. Mathieu, « Le droit et la démocratie : des relations ambigües », op. cit.).
→ Une nouvelle opposition doctrinale qui dénonce tout particulièrement la tyrannie du système conventionnel des droits de l’homme
1045 • L’accusation de mépris de la démocratie s’amplifie lorsqu’il faut évoquer les droits de l’homme dans le cadre de la construction européenne. Elle concerne tout aussi bien l’Union européenne qui, par définition, se veut plus intégratrice, que le Conseil de l’Europe qui, par définition, est plus favorable à la coopération. A chaque fois, l’accusation porte sur la destruction de l’Etat, de l’identité nationale et de la souveraineté populaire. Si ces accusations ont toujours existé, elles sont, aujourd’hui, plus fréquentes et plus virulentes tout particulièrement à l’égard du juge européen ou CourEDH (on peut parler à ce sujet de critique « ataviques » (Y. Lecuyer, « Les critiques ataviques à l’égard de la Cour européenne des droits de l’homme », RDLF 2019, chron. n°53), qui fait l’objet d’une sorte de dénigrement systématique et assez violent (Par ex. : B. Mathieu, « S’opposer à la Cour européenne des droits de l’homme ? C’est possible et justifié », Le Figaro, 18 novembre 2016 ; A.-M. Le Pourhiet, « La Cour européenne des droits de l’homme et la démocratie », Constitutions 2018, n°2, p. 206 et suiv. ; L. De Charrette, « Les juges européens de la CEDH sous le feu des critiques », Le Figaro, 29 janvier 2012 ; V. Haïm, « Faut-il supprimer la Cour européenne des droits de l’homme », Dalloz 2001, n°37, pp. 2988 et suiv. ; B. Edelman, « La Cour européenne des droits de l’homme : une juridiction tyrannique ? », Dalloz 2008, p. 1946 et suiv ; « La Cour européenne des droits de l’homme et l’homme du marché », D. 2011, p. 827 et suiv. ou « Naissance de l’homme sadien », Droits 2009, n°49, p. 107 et suiv. ; E. Desmons, « Peut-on encore critiquer la politique des droits de l’homme ? », RDLF 2019, chron. n°26 ; Ph. Meunier, « Pour la sauvegarde de notre civilisation, réformons la CEDH ou quittons-la ! », Figarovox, 12 février 2019).
1046 • Les droits fondamentaux, surtout ceux de la ConvEDH, seraient « la cause de tous les maux : l’économie de marché qu’ils légitimeraient, la dissolution des liens sociaux qu’ils provoqueraient et l’individualisme qu’ils sacraliseraient. Ils seraient même responsables de la crise des démocraties. Les sociétés seraient devenues ingouvernables parce que les hommes auraient trop de droits » (D. Rousseau, « La CEDH, stop ? Non, encore ! », Dalloz actualités 2016, www.dallozactualite.fr). Le juge européen, inspiré « par la vision libérale du droit que l’on trouve dans le cadre globalisé du libéralisme à l’anglo-saxonne » (L. Bouvet, La nouvelle question laïque, choisir la République, Paris, Flammarion, 2019, p. 173), jouerai « la carte du droit jurisprudentiel contre celle de la démocratie en plaçant la loi nationale sous la tutelle d’une aristocratie judiciaire » (A.-M. Le Pourhiet, « La Cour européenne des droits de l’homme et la démocratie », op.cit.). Celui-ci étant, d’autant plus, aidé par les juges nationaux « qui n’hésitent pas à changer leur mission et inverser leur office pour mieux se soumettre à la domination de la Cour » (Ibid.). Le juge des droits de l’homme serait comme « l’incarnation, l’emblème de la démission du « droit » devant les « droits », de l’incapacité du « droit » à continuer de se penser comme limite et donc de sa fatale soumission à la logique invidualistico-anomique qui transformerait tous les désirs individuels en autant de « droits » > subjectifs » (S. Hennette-Vauchez, « Droits de l’homme et tyrannie : de l’importance de la distinction entre esprit critique et esprit de critique », D. 2009, p. 238 et suiv. dans sa réponse à Bernard Edelman).
1047 • La CourEDH serait « tout à la fois parricide et infanticide, ayant tué à la fois son père (la Convention) et ses fils (l’autorité de ses propres précédents). Ainsi libérée contre nature de toute loi d’engendrement et de contrainte, la Cour – le nouvel homme des droits de l’homme – laisserait libre (ou sauvage) cours à sa folie prométhéo-sadienne, ce qui expliquerait son irresponsable consécration de notions aussi subversives – nous dit-on – que l’« autonomie personnelle », le « consentement », etc. » (S. Hennette-Vauchez, « Droits de l’homme et tyrannie : de l’importance de la distinction entre esprit critique et esprit de critique », op. cit.). Ce sont les méthodes d’interprétation du juge européen qui sont ainsi dénoncées, méthodes qualifiées d’ « extrêmement « constructives » voire franchement abusives, dans lesquelles on a pu constater que la « balance des intérêts » penche clairement en faveur de l’accumulation de droits individuels et catégoriels au mépris des valeurs collectives et de l’intérêt général » (A.-M. Le Pourhiet, « La Cour européenne des droits de l’homme et la démocratie », op.cit.). Ces méthodes permettant au juge européen de s’ériger « en défenseur des intérêts des minorités contre les droits nationaux pour défendre une conception des droits de l’homme fort différente, en tous cas, de ceux que la France avait proclamés dans sa Déclaration de 1789 » (Ibid.). Cette interprétation censée être consensuelle et fondée sur un dénominateur commun aux Etats, fait surtout l’objet « d’une sélection arbitraire » sur le fondement, parfois, « d’autres textes internationaux y compris ceux que l’Etat en cause n’a jamais ratifiés » (Ibid.). Sur cette base, ce sont, surtout, les interprétations dans les arrêts relatifs à l’immigration, aux moeurs et à la famille qui heurtent immanquablement cette partie de la doctrine : droit au respect de la vie familiale ou droit de ne pas subir des traitements inhumains et dégradants dans le contentieux des étrangers, gestation pour autrui, homosexualité, fin de vie, avortement, …
3 – Le « pouvoir juridictionnel » : une protection légitime des droits fondamentaux
→Des critiques du juge européen souvent très éloignés de la réalité jurisprudentielle
1048 • Si une certaine partie de la doctrine a pu dénoncer l’activisme disproportionné du juge européen, elle a entrainé, à chaque fois, une réaction rapide remettant en cause prestement, méthodiquement et juridiquement les critiques alors formulées (Cf. Par ex. : S. Hennette-Vauchez, « Droits de l’homme et tyrannie : de l’importance de la distinction entre esprit critique et esprit de critique », D. 2009, p. 238 et suiv. en réponse à B. Edelman, « La Cour européenne des droits de l’homme : une juridiction tyrannique ? », op. cit. ; J. Andriantsimbazovina, « Ni idolâtrie, ni exécration – A propos de l’opposition de la Cour européenne des droits de l’homme à la démocratie », Constitutions 2018, n°4, p. 523 et suiv. en réponse à Anne-Marie Le Pourhiet, « La Cour européenne des droits de l’homme et la démocratie » op. cit. ; X. Dupré de Boulois « Les misères du droit : au sujet de l’ouvrage de Laurent Bouvet, « La nouvelle question laïque. Choisir la République » (Flammarion, 2019) », RDLF 2019, chron. n°09 ; M. Afroukh, « Non, la Cour européenne des droits de l’homme n’a pas reconnu l’existence d’un délit de blasphème ! », RDLF 2018, chron. n°23 en réponse à R. Letteron, « La Cour européenne n’est pas Charlie », http://libertescheries.blogspot.com, 4 novembre 2018 ou G. Puppinck, « Délit de blasphème : « La CEDH n’est pas Charlie ! » », Figarovox, entretien, 26 octobre 2018 ; Y. Lécuyer, « Les critiques ataviques à l’encontre de la Cour européenne des droits de l’homme », op. cit. en réponse à la mode générale des attaques envers le juge européen).
1049 • Comme peut le noter Yannick Lécuyer, le dynamisme tant décrié du juge européen est « essentiellement fantasmé. Que ce soit au niveau de la procédure comme sous l’angle matériel, le droit de la Convention est plutôt favorable aux Etats et si la Cour se permet parfois quelques audaces, c’est fréquemment pour décerner in fine aux autorités étatiques un brevet de conventionnalité » (Y. Lécuyer, « Les critiques ataviques à l’encontre de la Cour européenne des droits de l’homme », op. cit.). Sur la question de l’imposition par le juge européen de normes concurrentielles ou contraires à celles mises en place et voulues par les Etats, il faut rappeler que tout le système conventionnel repose sur le principe de subsidiarité (principe avant tout protecteur de la souveraineté des Etats à tous les stades de la procédure : épuisement voies de recours, marge d’appréciation, protocole n°15 qui inscrit le principe de subsidiarité et la marge d’appréciation dans le préambule de la ConvEDH, … Cf. F. Sudre (dir.), Le principe de subsidiarité au sens de la Convention européenne des droits de l’homme, Bruxelles, Anthémis, 2014) et le dialogue et la complémentarité entre le niveau national et européen (protocole n°16 et avis consultatif,…). Le juge européen est, ainsi, dans l’ensemble, très respectueux de la souveraineté des Etats en autolimitant son pouvoir d’interprétation et en garantissant l’équilibre entre l’intérêt général et la souveraineté des Etats et les droits et les libertés des individus. Le contrôle porte d’abord sur la forme et la manière dont les droits sont appliqués plutôt que sur le fond et le contenu des droits (voir, en ce sens, N. Le Bonniec, La procéduralisation des droits substantiels par la Cour européenne des droits de l’homme. Réflexion sur le contrôle juridictionnel du respect des droits garantis par la Convention européenne des droits de l’homme, Paris, Larcier, 2017).
1050 • Cette liberté d’action pour les Etats est largement présente, par exemple, en matière de liberté religieuse. La Cour ne remettant pas en cause, pour cette raison, de nombreuses lois ou normes portant, pourtant, atteinte à cette liberté (par ex., les lois françaises interdisant le port de signes religieux ostensibles par les élèves (CourEDH, 30 juin 2009, Aktas contre France, req. n°43563/08), le voilement intégral dans l’espace public (CourEDH, GC, 1er juillet 2014, SAS contre France, req. n°43835/11) le port de signes religieux par les agents publics (CourEDH, 26 novembre 2015, Ebrahimian contre France, req. n°64846/11) ou acceptant, à l’inverse, la présence de crucifix dans les salles de classe d’une école publique italienne (CourEDH, GC, 18 mars 2011, Lautsi contre Italie, req. n°30814/06) ou que des dispositions nationales incriminent le blasphème ou le dénigrement des religions (CourEDH, 25 octobre 2018, E.S. contre Autriche, req. n°38450/12). Le juge européen rappelant, dans ce dernier cas, à propos de la condamnation d’une Autrichienne qui avait évoqué en public la « pédophilie » de Mahomet, que les autorités nationales sont mieux placées pour déterminer quelles étaient les déclarations susceptibles de troubler la paix religieuse dans le pays sans introduire un délit de blasphème ou succomber au lobby islamique comme pouvaient le prétendre certains (Cf. M. Afroukh, « Non, la Cour européenne des droits de l’homme n’a pas reconnu l’existence d’un délit de blasphème ! », op.cit. en réponse àR. Letteron, « La Cour européenne n’est pas Charlie », op.cit. ou G. Puppinck, « Délit de blasphème : « La CEDH n’est pas Charlie ! » », op. cit.). La logique a été la même concernant un cas d’application de la Charia en Grèce (M. Afroukh, « L’application de la Charia en Grèce : la fermeté incomprise de la Cour européenne des droits de l’homme », RTDH 2019, n°120, p. 925 et suiv. en réponse à G. Puppinck, « Charia : ce que révèle la décision de la CEDH », Figarovox, 26 décembre 2018).
1051 • Autre critique, celle concernant l’interprétation dite dynamique du juge européen, c’est-à-dire cette interprétation qui se veut à la fois finaliste et évolutive et qui fait que, notamment, l’interprétation de la ConvEDH ne soit pas figée mais tienne compte des évolutions sociales au sein des différents pays. Cette interprétation concrète et effective n’est pas une porte ouverte pour élever toute évolution positive dans les Etats membres au niveau d’une norme internationale contraignante. On ne trouve, aujourd’hui, guère, ou peu de commentateurs, pour récuser la légitimité même d’une telle ouverture interprétativeau temps qui passe mais, pour certains, il y aurait une interprétation « très « personnelle » voire arbitraire de telle sorte que des États qui avaient ratifié une convention qui leur paraissait raisonnable et conforme à leurs conceptions se retrouvent plus tard confrontés à une jurisprudence chaotique qui vient contrarier jusqu’à leurs valeurs et leurs intérêts fondamentaux ». Or, il faut clairement rappeler que le juge européen s’assigne à lui-même, des limites. La lettre même de la ConvEDH formerait, d’abord, pour lui, l’une de ces limites à sa croissance (CourEDH, 15 mars 2012, Austin et autres contre Royaume-Uni, req. n°39692/09, n°40713/09 et n°41008/09, § 53 où « la Cour ne saurait […] dégager des droits [de la Convention] n’y ayant pas été insérés au départ […], retailler des droits existants ou créer des « exceptions » ou « justifications » non expressément reconnues dans la Convention […] »). Une autre limite, résiderait, ensuite, dans l’appréciation du constat de l’évolution : si celle-ci suppose le constat argumenté d’une évolution dans l’environnement de la ConvEDH, en aucun cas, la CourEDH précède ou essaye d’imposer les évolutions, au contraire, elle les accompagne voire les canalise (Cf. En ce sens, S. Van Drooghenbroeck, « Retour sur l’interprétation « involutive » de la Convention européenne des droits de l’Homme », Mélanges François Ost, Bruxelles, Presses de l’Université de Saint-Louis, 2019, p. 417 et suiv.). Plus prosaïquement, les critiques, la plupart du temps, correspondent, en réalité, à « une idéologie de la peur, peur des changements, peur des évolutions sociales et morales » et une volonté de « figer son environnement, culturel politique et social » (Y. Lecuyer, « Les critiques ataviques à l’encontre de la Cour européenne des droits de l’homme », op.cit.). Le juge européen a fait le choix, au contraire, de suivre les évolutions sociales et de les accompagner ce qu’on ne peut concrètement remettre en cause.
→ Un choix en faveur de la souveraineté démocratique du Parlement qui ne peut exister seul pour constituer la société politique : l’exemple des pays du Commonwealth
1052 • La mise en avant du législateur, seule institution capable de départager ou concilier sur la question des valeurs, en lieu et place du juge philosophe, montre, avant tout, une préférence idéologique en faveur d’un certain modèle de société politique. Il y a deux modèles possibles pour constituer juridiquement une société politique et déterminer quelle majorité politique doit avoir le dernier mot : le « constitutionnalisme légal » fait le choix du pouvoir constituant (la Constitution est la norme suprême qui s’impose à la majorité politique et au nom de laquelle une Cour constitutionnelle peut invalider une loi) ; le « constitutionnalisme politique »donne, pour sa part, le dernier mot à la majorité issue des élections (les caractéristiques essentielles de ce système reposent sur l’importance de la loi et sur son absence de remise en cause par un juge) (Voir, en ce sens et pour les expressions employées, J. Arlettaz, « Le juge, le citoyen et le justiciable : les droits et libertés dans un contexte démocratique », RDLF 2017, chron. n°22). Il est très difficile pour l’un des systèmes de fonctionner sans l’autre. Par exemple, dans les pays du Commonwealth, c’est le système du « constitutionnalisme politique » qui domine, dans la mesure où le principe politique de souveraineté du Parlement fait obstacle, a priori, à une pleine remise en cause de la loi par les juges. Le Parlement est la source de droit la plus éminente, ces actes ne peuvent être abrogés que par lui-même et la volonté d’un Parlement ne peut limiter la volonté d’un Parlement futur. Pour autant, ce sont les juges qui demeurent les interprètes de ce principe de souveraineté parlementaire qu’ils placent parmi les principes fondamentaux de la Common law.
1053 • En vertu du principe de souveraineté parlementaire, des dérogations peuvent, en effet, être apportées par le Parlement aux droits et libertés proclamés par la Common Law ou d’éventuelles Chartes pour des considérations politiques mais, il y a une condition, le Parlement droit emprunter une voie procédurale claire et transparente et assumer explicitement l’atteinte aux droits et libertés. Il « doit directement se confronter à ce qu’il fait et en accepter le coût politique » (Cour suprême britannique, 9 juillet 1999, R v Secretary of State for the Home Department ex p Simms, [2000] 2 AC 115), l’expression faisant du juge, en conséquence, « non un agent destructeur des fondements de la démocratie mais un acteur essentiel dans le contrôle de l’efficacité du jeu démocratique » (J. Arlettaz, « Le juge, le citoyen et le justiciable : les droits et libertés dans un contexte démocratique », op. cit.). Dans cette logique, la souveraineté parlementaire s’inscrit dans un cadre déterminé par le juge. Le législateur est ainsi responsable devant le peuple sous le contrôle du juge qui assure ainsi l’efficacité du jeu démocratique. C’est aujourd’hui un des aspects essentiels du constitutionnalisme britannique (Cf. J. Arlettaz, « Le juge, le citoyen et le justiciable : les droits et libertés dans un contexte démocratique », op. cit.). Il faut noter, en complément, qu’une telle extension du pouvoir de contrôle juridictionnel des normes s’est accompagnée d’une « auto-restriction des juges » ou d’un « principe de déférence du pouvoir judiciaire à l’égard du pouvoir légiférant » (C. Girard, « Le réalisme du juge constitutionnel britannique », Cahiers du CC 2007, n°22) pour ne pas déséquilibrer les pouvoirs et porter atteinte au principe démocratique. Il y a, constamment, chez les juges britanniques, une « aptitude à mesurer leurs décisions et à les inscrire dans le rapport institutionnel imposé par le principe de la souveraineté parlementaire » (Ibid.).
→Un Parlement, simple chambre d’enregistrement, qui n’est plus réellement représentatif de la voix du peuple
1054 • Le Parlement a toujours été l’institution la plus représentative du peuple dans toutes les démocraties contemporaines. Mais a-t-il toujours, aujourd’hui, notamment en France, cette capacité à incarner la voix du Peuple ? Le parlementarisme rationnalisé, le fait majoritaire, l’élection du président de la République au suffrage universel, le déclin de la loi en tant que norme suprême, le quinquennat ou encore le changement du calendrier électoral ont fait en sorte que le vote du peuple s’incarne essentiellement dans la personne même du Président. Au-delà de la particularité de cette représentation dans un régime parlementaire, la crise de la démocratie, l’échec du régime représentatif, la poussée des populismes, le développement de l’abstention ou encore la mise en place de normes législatives de plus en plus techniques voire illisibles sont autant d’éléments qui marquent le décalage croissant entre la logique même du système et la réalité politique ou démocratique. Les conditions relatives à l’organisation de la répartition des pouvoirs entre les institutions représentatives de l’Etat et la représentation nécessaire de la société civile ne sont pas réunies pour l’existence d’un débat public et une participation de cette société civile à l’Etat.
1055 • Le taux de participation aux différents processus électoraux est majoritairement à la baisse. Le niveau de militantisme politique et d’action civique se poursuit dans la même dynamique même si on note un engagement plus grand que jamais dans les organisations de la société civile, en particulier dans le domaine du respect de l’environnement ou du droit des étrangers. Les membres des partis politiques se font rares, les militants désertent. Le débat public et le militantisme sont encore l’affaire d’une minorité même s’il y a certaines exceptions dans les moments forts de la vie en société (les élections présidentielles par exemple) et, dans tous les cas, ils ne se font plus dans le cadre des partis politiques. Mis à part la colère matérialisée par certains mouvements éphémères, la mobilisation générale, celle de la majorité silencieuse, est rarissime. L’absence d’une éthique sociale élevée et largement partagée chez les citoyens est l’une des causes principales du désintérêt civique, il n’y a plus de responsabilité ni de devoir de solidarité, le développement des droits individuels mais surtout l’indépendance accrue de la société civile étant, en partie, responsable de cette situation (J.-P. Charbonneau, « De la démocratie sans le peuple à la démocratie avec le peuple », Ethique publique 2005, [En ligne], vol. 7, n°1)
1056 • A cela s’ajoute la crise de confiance du peuple vis-à-vis de ces élus, ce que plusieurs appellent aujourd’hui la « crise de la représentation ». Cette méfiance ne cesse de grandir envers les membres de la classe politique, sinon envers la fonction politique et les institutions elles-mêmes, ce qui est encore plus grave. Les sondages d’opinion témoignent régulièrement du peu d’estime, du désabusement et du cynisme des citoyens envers les politiciens accusés de tous les maux. Le jugement est pourtant plus que paradoxal si l’on observe les progrès considérables accomplis pour éliminer la corruption, la fraude électorale, le népotisme et le favoritisme. Le désordre normatif, enfin, engendré par l’inflation législative, la multiplication des jurisprudences ainsi que l’essor des réglementations et normes de tous ordres, fait aujourd’hui l’objet d’une multitude de dénonciations de la part de praticiens et théoriciens du droit notamment en raison de l’insécurité juridique qu’il entraine. Certains parlent, à cet égard, de « pagailleuse foire » (J. Krynen, Le théâtre juridique. Une histoire de la construction du droit, Paris, Gallimard, 2018, p. 371)
→ Un juge constitutionnel, en réalité, gardien du jeu démocratique
1057 • Il est clair que le contrôle de la loi eu égard aux droits et libertés perturbe, en lui-même, la répartition des pouvoirs entre les juges et le législateur et trouble la clarté de la frontière entre fonction juridictionnelle et fonction législative. Mais cette nouvelle répartition n’est pas forcément non démocratique ou synonyme d’un étiolement de la démocratie. Le juge constitutionnel protège, en effet, en premier lieu, les conditions du jeu démocratique. Il veille ainsi à ce que le débat démocratique se déroule correctement en faisant respecter les contraintes juridiques liées aux règles touchant à l’exercice du pluralisme des idées et opinions. Dans le cas où il censure la loi, il le fait souvent moins sur le fond ou la violation d’un droit ou d’une liberté que sur un problème de non- respect des règles de la procédure parlementaire (fixation d’une durée maximale pour l’examen d’un texte, limitation du temps de parole, droit d’amendement, clarté de la loi ou cadre de la navette parlementaire, etc…).C’est dans la même logique que le juge constitutionnel impose au législateur de respecter le domaine que la Constitution lui assigne. Le législateur ne pourrait être en mesure de ne pas accomplir sa tâche ou laisser d’autres la remplir, en reportant « sur des autorités administratives ou juridictionnelles le soin de fixer des règles dont la détermination n’a été confiée par la Constitution qu’à la loi » (CC, n°2004-500 DC, 29 juillet 2004, Loi organique relative à l’autonomie financière des collectivités territoriales, JO, 30 juillet 2004, p. 13562, Rec. CC, p. 116, cons. n°13)
1058 • Enfin, à l’image du « sel restraint » de la Cour suprême des Etats-Unis, de la mise en avant de la marge d’appréciation des Etats ou de l’autolimitation dans l’interprétation dynamique et évolutive de la CourEDH, les Cours constitutionnelles, et, en premier lieu, le Conseil constitutionnel, sont, la plupart du temps, très respectueuses du principe démocratique ou de la volonté exprimée par le législateur. Si c’est au moment même où le Parlement s’enfonçait dans un discrédit durable que le juge constitutionnel a acquis une stature institutionnelle et une autorité morale, ce dernier n’a eu de cesse de limiter son office et de constamment mettre en valeur l’activité du législateur que ce soit dans le cadre du contrôle a priori (G. Bergougnous, « Le Conseil constitutionnel et le législateur », Nouveaux cahiers du CC 2013, n°38 [En ligne]) ou du contrôle a posteriori (O. Dord, « La QPC et le Parlement : une bienveillance réciproque », Nouveaux cahiers du CC 2013, n°38, [En ligne]). Sans revenir sur les décisions visant à ne pas contrôler les lois constitutionnelles ou référendaires, il faut relever, qu’en réalité, tout le contrôle de constitutionnalité exercé par le Conseil, « dans ses méthodes comme ses effets, traduit sinon trahit la grande proximité des préoccupations du législateur qui anime le Conseil. Aussi bien, ce dernier s’emploie-t-il à le protéger, au besoin contre lui-même, et comprend mieux que tout autre juge ses contraintes. Il reste attentif aux circonstances qui expliquent, si elles ne les justifient toujours, les choix qu’il opère et prend la mesure des considérations d’intérêt général qui s’attachent à l’intervention ou au maintien d’une loi » (G. Bergougnous, « Le Conseil constitutionnel et le législateur », op. cit.).
1059 • Le juge montre, constamment, que son contrôle ne constitue qu’une étape de la procédure législative (En ce sens, G. Bergougnous, Ibid.) et prend souvent le soin de rappeler qu’il n’a pas de « pouvoir général d’appréciation et de décision de même nature que celui du Parlement » (Par ex., CC, n°98-402 DC, 25 juin 1998, Loi portant diverses dispositions d’ordre économique et financier, JO, 3 juillet 1998, p. 10147, Rec. CC, p. 269, cons. n°17 pour le contrôle a priori et CC, n° 2010-2 QPC du 11 juin 2010, Mme Vivianne L. [Loi dite « anti-Perruche »], Rec. CC, p. 105, cons. n°4 pour le contrôle a posteriori). Sans rentrer dans les détails, l’action du Conseil s’inscrit dans le cadre de la procédure législative ou, de ce que l’on peut appeler, la « tradition kelsénienne du juge aiguilleur » (Ibid.). Il est dans ce cadre quand il indique la démarche à suivre pour remédier à l’inconstitutionnalité. Pour atteindre le résultat recherché, il ne porte pas un jugement sur la valeur morale de la loi, mais sanctionne, eu égard à sa compétence d’attribution, la forme plus que le fond.
→Un contrôle de proportionnalité des juges ordinaires, en réalité, protecteur de la loi nationale
1060 • La méthode privilégiée du contrôle des lois par le juge constitutionnel est, depuis un certain temps maintenant, le contrôle de proportionnalité. S’il fait part, le plus souvent, d’une grande retenue et d’une certaine révérence à l’égard du législateur, il a progressivement pris fait et cause pour la proportionnalité (Voir V. Goesel-Le Bihan, « Le contrôle de proportionnalité exercé par le Conseil constitutionnel, technique de protection des libertés publiques ? », Jus Politicum 2012, n° 7, mai [En ligne]). Il l’a fait dans la droite ligne des juges ordinaires, Cour de cassation comme Conseil d’Etat, qui se sont engagés dans un contrôle de conventionnalité de la loi in concreto qui conduit à instaurer un contrôle de proportionnalité de la loi. Vu comme un progrès, ce type de contrôle est, parfois, accusé, de s’apparenter à un jugement en équité pris sur le fondement des droits fondamentaux et au dépriment de la loi et, en ce sens, d’être particulièrement régressif (Cf. Par ex., F. Chénedé, « Contre-révolution tranquille à la Cour de cassation ? », D. 2016, p.796 et suiv. ou B. Bénabent, « Un culte de la proportionnalité… un brin disproportionné », D. 2016, p.137 et suiv.). En réalité, par bien des aspects, ce contrôle est loin d’être attentatoire aux prérogatives du Parlement.
1061 • Ce contrôle est, tout d’abord, moins attentatoire qu’un contrôle in abstracto pratiquée par les Cours constitutionnelles (en ce sens, J. Arlettaz, « Le juge, le citoyen, et le justiciable : les droits et libertés dans un contexte démocratique », RDLF 2017, chron. n°22, [En ligne]). L’auteur donnant l’exemple de la Cour constitutionnelle italienne qui, « en rapatriant le contrôle de conventionnalité dans sa compétence transformé le contrôle in concreto en un contrôle abstrait lui permettant alors non seulement d’abroger la loi mais également de la compléter ou de contraindre le Parlement à une réécriture de la loi, au nom de la Constitution comme au nom de la Convention européenne des droits de l’Homme » (Ibid., voir N. Perlo, « La Cour constitutionnelle italienne et ses résistances à la globalisation de la protection des droits fondamentaux : un « barrage contre le Pacifique » ? », RFDC 2013, n° 93, p. 717 et suiv.). Par principe, c’est par rapport aux faits d’espèce qu’une Cour suprême écarte la loi, son action n’a pas vocation à rentrer dans le cadre d’un contrôle abstrait, objectif ou général de la loi qui reste présente dans l’ordonnancement juridique. Tout le contraire du contrôle qui pourrait être opéré par une Cour constitutionnelle. Bien plus, l’auteur montre que l’action des juges ordinaires suprêmes a surtout vocation à « sauver la loi dans un contexte de concurrence des contrôles tel que nous le connaissons avec la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’Homme » (Ibid.). Il n’y a pas, dans ce cadre, de concurrence avec le juge constitutionnel, c’est surtout à l’égard du juge européen que les réflexions des juges ordinaires sont déployées faisant à ce que « le contrôle de proportionnalité de la loi procéderait plutôt d’une (re)nationalisation de la protection des droits et libertés » (Ibid.). Enfin, l’auteur dénigre le manque de légitimité que pourrait avoir les juges en pratiquant un tel contrôle par rapport au Parlement, seul arbitre « des aspirations contradictoires inhérentes à la vie en société » (F. Chénedé, « Contre-révolution tranquille à la Cour de cassation ? », op. cit.). La logique conduirait à faire prévaloir le citoyen sur le justiciable mais « c’est alors oublier qu’il s’agit de la même personne et que le combat politique peut parfois prendre le chemin des tribunaux afin de rappeler que la démocratie est aussi une démocratie constitutionnelle » (J. Arlettaz, « Le juge, le citoyen, et le justiciable : les droits et libertés dans un contexte démocratique », op. cit.).
→ Les pièges de la « vraie » démocratie ou d’une démocratie idéalisée
1062 • Notre régime actuel, dont l’origine remonte aux révolutions de la fin du XVIIIème siècle, n’a jamais eu pour vocation première d’être fondamentalement démocratique. Ses « pères fondateurs » étaient, en effet, tout sauf des démocrates convaincus. Ils voulaient instaurer, non pas une démocratie, mais un « gouvernement représentatif », une « république » (Cf. Discours du 7 septembre 1789 de Sieyès sur l’organisation du pouvoir législatif et la sanction royale, Archives parlementaires, t. 8, p. 595 : « Le peuple, je le répète, dans un pays qui n’est pas une démocratie (et la France ne saurait l’être), le peuple ne peut parler, ne peut agir que par ses représentants »). La démocratie moderne a, ainsi, oublié le « dêmos » mais c’était aussi déjà le cas de la démocratie antique à l’origine même du terme. On a toujours, à ce sujet opposé Platon, grossièrement, contre la démocratie et Aristote, grossièrement, en faveur de la démocratie. La démocratie a été jugée par Platon comme étant, en fait, une « théatro-cratie dépravée » (Platon, Les lois, III, 701a). Le peuple n’étant pas acteur de la politique mais simplement spectateur. En aucun cas, il ne faut lui donner le pouvoir. Il faut rappeler que, pour Platon, la politique est une activité comme les autres, et, à ce titre, elle exige une compétence particulière. Une compétence est requise pour gouverner : la connaissance du Bien. Il faut donc donner le pouvoir à ceux qui connaissent le Bien, c’est-à-dire aux « philosophes » (Platon, La république, V, 473c-473e). Or, « il est […] impossible […] que la multitude (plêthos) soit philosophe » (Platon, La république, VI, 494a). L’argument premier de la disqualification politique de la multitude n’étant pas seulement la question de l’ignorance mais celle de la passivité de cette multitude facilement manipulable par les orateurs et les démagogues.
1063 • Dans une logique contraire à Platon, Aristote donne à chacun la même faculté à raisonner ou établir. Pour lui, c’est en additionnant les raisonnements individuels que l’on peut obtenir la meilleure rationalité collective. Aristote défend un régime ouvert aux citoyens libres, le peuple, avec l’aide des sages, pouvant fort bien comprendre le bien commun et vivre en intelligence. Mais, au-delà de cette distinction de base, il ne faut pas oublier qu’Aristote met en garde contre deux dérives dangereuses de la démocratie. La première dérive est la « démagogie ». Elle donne l’illusion au peuple qu’il gouverne : « pour substituer la souveraineté des décrets à celle des lois, les démagogues attribuent toutes les affaires au peuple ; car leur propre puissance ne peut qu’y gagner dont ils disposent eux-mêmes souverainement par la confiance qu’ils savent lui surprendre » (Aristote, Les politiques, Livre VI, 4, 1292 a 3 sq.). Tout en laissant croire que c’est la foule qui décide, ils ont comme seul intérêt de saisir la confiance de la multitude alors qu’en réalité ce sont eux qui gouvernent sous le couvert de la volonté populaire. A l’époque moderne, la complexification des normes politiques qui se mélange à la multiplication des moyens d’information et de communication débouche sur une nécessité voire une overdose du sensationnel et, par voie de conséquence, conduit à une dérive systémique de la démocratie en démagogie. Conséquence plus que paradoxale, les gouvernants, eux-mêmes, se retrouvent quelque peu désemparés face à ce phénomène, sous le joug de cette manifestation et, d’une certaine manière, constamment obligés de s’y adapter dans le discours, les mots, voire les choix effectués. Il y aurait une sorte de prédétermination de la décision politique qui n’a rien de démocratique, le phénomène s’étant accentuée avec le développement des nouvelles technologies de l’information et de la communication.
1064 • Les représentants politiques doivent aujourd’hui faire face au phénomène de l’ « Egocratie » dont la définition se présente sous la forme de deux composantes. La première composante se manifeste à travers le fait que la société politique est devenue une société de l’égo qui remplace le « nous » par le « je », il faut préférer le singulier au pluriel, l’individuel au collectif (Voir en ce sens, R.-G. Schwartzenberg, « Vers l’égocratie à gauche ? » Le Figaro, 6 août 2009). Le support privilégié du débat d’idée se fait dans des médias de type beaucoup plus affectif et personnalisé (Internet, Télévision) au détriment d’un contenu plus intellectuel et rationnel (presse écrite). Il y a beaucoup moins de recul sur les choses, l’image supplante le message, l’analyse logique disparait au profit du ressort émotif, l’apparence l’emporte sur la substance dans une nouvelle culture de la politique spectacle et de l’information spectacle. Les représentants politiques sont obligés d’accepter les règles du jeu sous peine d’être exclu du jeu politique ce qui dénature au final la démocratie. La seconde composante de la définition est ce pouvoir que peuvent avoir aujourd’hui des citoyens qui ne sont pas élus, pas candidats, même partiellement intéressés par la vie politique, qui peuvent, par le biais des réseaux sociaux, transformer leur opinion personnelle en opinion publique pour changer le cours des choses (Cf. A. Martin, Egocratie et démocratie. La nécessité de nouvelles technologies politiques, Limoges, FYP Editions, 2010). C’est un pouvoir qui dénature totalement la représentation politique classique, l’égocrate devenant alors le représentant de l’opinion publique sur la base d’un simple avis personnel.
1065 • La seconde dérive dénoncée par Aristote est celle de « l’idéal démocratique » ou de la « vraie démocratie » qui signifie forcément, pour l’auteur, l’accaparation du pouvoir par les pauvres et l’oppression des riches. Dans ce cadre, si tous gouvernent, cela ne peut être que dans l’intérêt particulier de chacun et non pour le bien commun. Si la démocratie donne tout le pouvoir au peuple, il le donne forcément aux pauvres qui sont majoritaires et ceux-ci vont s’en servir pour prendre leurs biens aux riches, ce qui est contraire à l’intérêt général et constitue une injustice. Il ne faut jamais perdre de vue le principe républicain : tout pouvoir doit s’exercer au service de l’intérêt général. Le meilleur régime ne peut qu’être confié à la classe moyenne, ni pauvre, ni riche, la mieux à même de connaitre et d’équilibrer les intérêts des deux classes sociales. Dans ce sens, le meilleur régime politique, pour Aristote, serait une combinaison équilibrée de la démocratie et de l’aristocratie. La constitution devant, en ce sens, être en mesure d’accomplir ou de faire respecter tous les intérêts, même s’ils ne sont pas pleinement légitimes, le tout en tenant compte des rapports de force et des risques d’agitation et en assurant la qualité des magistrats et des fonctionnaires, qui sont les gardiens d’une vie sociale apaisée et sans heurts.
1066 • Dans cette logique et en suivant ces préceptes, il n’y a, « aucune contradiction entre la démocratie et le recours aux experts. Ceux-ci sont indispensables car aucun citoyen, aucun groupe ne peut détenir à lui seul les capacités à même de lui faire prendre les meilleures décisions individuelles ou collectives. Le rôle de la démocratie n’est pas de mettre de côté « ceux qui savent » mais d’utiliser au mieux leurs compétences sous contrôle de ceux que le peuple a élus » (Y. Mény, « La technocratie : auxiliaire démocratique ou bouc émissaire du « peuple » ? », in Imparfaites démocraties 2019, p. 119 à suiv.). La « vraie démocratie » est un concept qui ne peut exister d’un point de vue pratique comme d’un point de vue théorique. Comme le note Olivier Jouanjan, « cet idéal démocratique, dont la réalisation passerait par une pleine et entière démocratie directe, ne peut qu’être toujours déçu par les démocraties réelles ». Comparer à un tel idéal, il ne peut exister que des « déficits démocratiques […] une critique rationnelle des démocraties existantes, de leurs institutions, de leurs procédures ou de leurs réalisations […] » ou encore « une posture idéologique à l’égard des systèmes démocratique réels ». La « vraie démocratie » apparait donc comme un mythe d’autant plus qu’elle doit faire face à certaines réalités. Il n’existe pas ainsi « de volonté du peuple parfaite en elle-même et par elle-même, une volonté qui, d’elle-même, s’exprimerait pour dire ce qu’il en est de la loi ou de la décision politique » (Ibid.) et « la démocratie, aussi « directe » qu’elle puisse être, n’évacuera jamais la domination » (Ibid.). Ensuite, l’identité rêvée entre gouvernants et gouvernés suppose une volonté unanime impossible à réaliser, cette volonté unanime nie « la condition même de la démocratie, à savoir le désaccord, le débat, l’opposition minorité/majorité et de susciter le désir du peuple unanime, du peuple total : en démocratie, la question n’est pas seulement de savoir comment d’une pluralité faire l’unité politique […] mais aussi de savoir comment cette unité même peut garantir la pluralité et donc le pluralisme » (Ibid.).
→L’Etat de droit est forcément lié à une politique démocratique prédéfinie
1067 • Si on peut parler de mythe à propos de l’idéal démocratique, on peut faire de même à propos du concept d’Etat de droit. « Gouvernement des lois et non des hommes » (J. KRYNEN, Le théâtre juridique. Une histoire de la construction du droit, Paris, Gallimard, 2018, p. 117 qui évoque un idéal grec ancien dont on trouve déjà trace chez Hérodote), soumission totale au droit, prééminence du droit sur le pouvoir politique (rule of law) et donc sur le pouvoir démocratique notamment depuis l’avènement de la justice constitutionnelle ou de la justice européenne, ce sont là autant de définitions habituellement utilisées et censées définir le concept. Or, c’est oublier qu’ « une norme ne s’applique pas elle-même. Il n’y a pas de « constitution normative » en tant que telle, car un texte constitutionnel ne s’applique pas de lui-même, par lui-même » (O. Jouanjan, « L’Etat de droit démocratique », Jus Politicum 2019, juillet, [En ligne]). La norme « présuppose un processus institutionnel et donc humain de normativisation. Le gouvernement des lois reste toujours un gouvernement des hommes » (Ibid.). En réalité, la vraie définition d’un Etat de droit est plutôt un « Etat de justice » (J. Krynen, L’Etat de justice, Paris, Gallimard, 2 vol., 2009-2012), c’est-à-dire un Etat qui fait de la justice le pouvoir qui modère ou tempère les excès des deux autres pouvoirs surtout quand ils agissent de concert et que la séparation classique des pouvoirs n’existe plus.
1068 • Dans la logique de l’ « Etat de justice », « la justice [ne] serait [pas] une instance au-dessus de la politique ou du politique, mais un véritable pouvoir qui doit être ramené au sein d’un système constitutionnel d’équilibre ou […] de séparation ou division du pouvoir » (O. Jouanjan, « L’Etat de droit démocratique », op. cit.). Le pouvoir juridictionnel serait une sorte de « pouvoir équilibrateur » ou « équipondérateur » (M. Gauchet, La révolution des pouvoirs, Paris, Gallimard, 1995, p. 137) pour modérer l’affrontement toujours possible entre l’exécutif et le législatif ou rétablir, comme c’est le cas aujourd’hui, un certain équilibre quand il n’y a plus à proprement parler de conflit entre l’exécutif et le législatif. Le modèle de justice constitutionnelle prôné par Hans Kelsen n’a ainsi pas vocation à garantir le respect suprême des droits de l’homme mais bien plus à garantir l’équilibre institutionnel dans l’Etat et, ainsi, sa forme démocratique (En ce sens, O. Jouanjan, « L’Etat de droit démocratique », op. cit.). Par la suite, « la querelle, théoriquement si faible et médiocre, sur le « gouvernement des juges », qui ne peut reposer que sur l’idéologie d’un droit pur masque le fait que les juges […] participent nécessairement, par leur fonction, au « gouvernement » des hommes » (Ibid.). Au final, tout comme la démocratie, « l’Etat de droit ne supprime pas la domination, le « gouvernement des hommes », il ne fait « ni davantage ni mieux que la démocratie » (Ibid.)
→Une démocratie représentative qui ne peut exister sans démocratie constitutionnelle
1069 • Lorsque Benjamin Constant évoque la liberté, il fait la distinction entre deux libertés qu’il estime toutes les deux nécessaires. La première, la liberté des Anciens est, pour l’auteur, la liberté politique ou liberté positive, celle qui fonde la démocratie et celle qui permet de délibérer sur la place publique sur les grandes affaires de la Cité. Elle implique une « participation active et constante au pouvoir collectif » et s’effectue au prix de « l’assujettissement complet de l’individu à l’autorité de l’ensemble » (B. Constant, De la liberté des anciens comparée à celle des modernes, Paris, Ed. Des Mille et une nuits, 2010, le discours initial objet de l’ouvrage a été prononcé à l’Athénée Royal de Paris en 1819). La seconde, la liberté des Modernes, est, pour l’auteur, la liberté individuelle ou liberté négative, celle qui concerne les droits de l’individu face à l’Etat et celle qui permet aux citoyens de « jouir de leur indépendance et de poursuivre leur intérêt individuel » (Ibid.). Il a toujours fallu, pour l’auteur, « apprendre à conjuguer les deux ensemble » (Ibid.), l’une ne va pas sans l’autre. C’est à travers cette logique qu’il faut, aujourd’hui, comprendre tout l’intérêt et toute la nécessité de conjuguer la démocratie représentative et la démocratie constitutionnelle telle que mise en place et garantie par le pouvoir juridictionnel. En ce sens, l’Etat de droit, tel que nous le pratiquons, serait « celui dans lequel la société, par le principe de représentation, participe, contrôle et limite l’action de l’Etat à l’égard de la société » (O. Jouanjan, « L’Etat de droit démocratique », op. cit.) et non « celui dans lequel les individus se retireraient dans la sphère purement civile et privée de leurs libertés particulières » (Ibid.).
1070 • Il n’y a, ainsi, au final, pas d’opposition entre démocratie représentative et démocratie constitutionnelle mais plutôt une certaine confrontation. Comme le note Olivier Jouanjan, « le rapport entre démocratie et Etat de droit n’est pas seulement négatif, mais aussi positif. Ce rapport est sans doute un rapport de tension, mais pas un rapport de pure et simple opposition […] ». Ce rapport est nécessaire pour faire vivre la démocratie, il ne peut être supprimé comme le prétendent les démocraties illibérales, « l’éliminer, le surmonter signifierait détruire la démocratie, ses conditions, son cadre, la « constitution » démocratique » (Ibid.). Il nécessite néanmoins des réajustements assez constants comme dans tous les rapports de tension pour lesquels il faut maintenir sans cesse les équilibres. C’est ce rôle que doit tenir le « pouvoir juridictionnel », celui de modérer ou de tempérer et non celui de dominer ou légiférer, celui de rappeler, en reconnaissant les droits subjectifs, l’importance du droit et de la logique objective et non celui d’imposer ou d’assujettir, celui de préserver les droits et libertés des minorités tout en rappelant le cadre général fixé par la majorité et non celui de diriger ou d’ordonner, celui d’exister au côté du pouvoir politique et non celui de s’opposer ou d’empêcher . Face à la menace des démocraties illibérales, il faut rappeler, comme on a pu le faire déjà en introduction, qu’il n’y a pas de solution hors du champ de la recherche permanente de l’équilibre entre la liberté individuelle et la sécurité collective même si pour l’instant celui-ci se révèle imparfait. En maintenant et en insistant dans cette recherche, on arrivera peut-être un jour à atteindre l’équilibre parfait si bien illustré dans les proportions idéales du corps humain, de la mesure et de la représentation du monde que l’on retrouve chez l’Homme de Vitruve, symbole emblématique de l’humanisme et du rationalisme.
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