495 • Le dualisme juridictionnel, dans le droit français, repose sur deux blocs de compétences exclusives et constitutionnellement protégées. C’est le Conseil constitutionnel qui, conformément à la conception française de la séparation des pouvoirs, a fixé la ligne de démarcation entre les compétences exclusives du juge judiciaire et celles du juge administratif. Pour ce dernier, « figure au rang des principes fondamentaux reconnus par les lois de la République, celui selon lequel […] relève en dernier ressort de la compétence de la juridiction administrative l’annulation ou la réformation des décisions prises, dans l’exercice des prérogatives de puissance publique, par les autorités exerçant le pouvoir exécutif, leurs agents, les collectivités territoriales de la République ou les organismes publics placés sous leur autorité ou leur contrôle » (CC, n°86-224 DC, 23 janvier 1987, précité, cons. n°15). Les compétences du juge administratif s’arrêtant là où commencent celles qui relèvent « par nature » (Ibid.) du juge judiciaire. Au-delà de ce partage de compétence, la frontière entre les deux ordres de juridiction n’a jamais rien eu de linéaire et a été forgé au gré des normes produites par le législateur ou des décisions façonnées par le juge des conflits, le juge judiciaire pouvant connaitre d’actes administratifs et le juge administratif pouvant interpréter ou apprécier la légalité d’actes de droit privé.
496 • L’équilibre entre ces blocs de compétences propres à chaque juge a longtemps reposé sur un dialogue formel, au départ source de complexité pour le justiciable et de non-respect des droits et libertés. Ce dialogue s’est, cependant, aujourd’hui,considérablement développé pour mieux satisfaire aux exigences de simplification et de célérité des procéduresmais aussi pour permettre d’affirmer pleinement les nouveaux droits consacrés, notamment, par les normes constitutionnelles ou européennes. On peut ainsi dire, comme le relève Jean-Marc Sauvé, vice-président du Conseil d’Etat, que « ce faisant, à une frontière un peu ésotérique et en tout cas étanche, séparant les deux blocs juridictionnels, se sont progressivement substituées, depuis le début de ce siècle, une délimitation plus rationnelle et une interface ouverte au travers de laquelle coopèrent de manière renforcée les juges de chaque ordre » (J.-M. Sauvé, « Des blocs et des frontières : les juges de la légalité administrative », www.conseil-etat.fr) L’auteur ajoutant que « le dualisme juridictionnel français, qu’avait moins fondé que rendu nécessaire la loi des 16 et 24 août 1790, est entré dans une époque nouvelle ; à l’âge de la séparation et de la confrontation, a succédé le temps de la coopération et de l’entente sous la houlette d’un Tribunal des conflits, davantage gardien de la cohérence, de la clarté et de la simplicité de la répartition des compétences, que garde-frontière d’un privilège de juridiction » (Ibid.)
497 • Le dialogue entre les juges des deux ordres de juridiction peut d’abord s’inscrire dans une logique d’influence et de persuasion respective lorsqu’un juge prend, par exemple, connaissance des réponses apportées à des questions comparables par un autre juge et s’en inspire pour forger sa propre solution mais ce qui ressemble le plus à un dialogue authentique, c’est le mécanisme des questions préjudicielles. Ces dernières peuvent survenir dans le cadre d’un litige principal, elles ne sont pas susceptibles de relever de la juridiction du tribunal du principal et imposent, pour être réglées, la saisine d’un autre tribunal. Le renvoi s’impose en principe dès lors que la question commande l’issue du litige et qu’elle soulève une difficulté sérieuse (Y. Gaudemet, « Les questions préjudicielles devant les deux ordres de juridiction », RFDA 1990, p. 764). Ce mécanisme a, dès l’origine, été fortement critiqué, étant autant un mode de communication qu’une perturbation du procès et engendrant de réelles complications procédurales. Dès lors, il a été fortement assoupli par souci de simplification allant jusqu’à réduire les cas dans lesquels les juges doivent obligatoirement se poser des questions préjudicielles et élargissant les exceptions à l’obligation de renvoi dans l’intérêt d’une bonne administration de la justice et du respect, au final, des droits et libertés. Cet assouplissement s’effectuant du côté du juge répressif (1) comme du côté du juge civil (2).
1. Le juge judiciaire répressif et l’exception de l’article 111-5 du Code pénal
498 • Par un arrêt du 5 juillet 1951, « Avranches et Desmarets », le Tribunal des conflits a élargi la compétence du juge répressif afin de lui permettre d’apprécier lui-même la légalité des seuls actes réglementaires en jugeant qu’il « résulte de la nature de la mission assignée au juge pénal que celui-ci a, en principe, plénitude de juridiction sur tous les points d’où dépend l’application ou la non application des peines » (TC, 5 juillet 1951, Avranches et Desmarets, req. n°01187, Rec. CE, p. 638, D. 1952, p. 271, note C. Blaevoet, JCP 1951, G, n°6623, note A. Homont, RA 1951, p. 492, note G. Liet-Veaux, S. 1952.3.1, note J.-M. Auby et TC, 2 juillet 1962, Préfet de Loire Atlantique, req. n°1777, Rec. CE, p. 827, RA 1962, p. 389, note G. Liet-Veaux). Il importe, en effet, que le juge pénal se prononce rapidement sur les sanctions aux infractions ou qu’à l’inverse les relaxes ou acquittement soient prononcés rapidement.
a) Des jurisprudences initiales pas clairement définies dans le pouvoir d’appréciation de la légalité des actes administratifs par le juge répressif
i) Une interprétation initiale divergente entre le Tribunal des conflits et la chambre criminelle de la Cour de cassation
499 • Les jurisprudences du Tribunal des Conflits et de la Chambre Criminelle ont été, à l’origine, assez confuses. La juridiction paritaire a posé un contrôle limité à la légalité et à l’interprétation des actes réglementaires ayant une portée générale et impersonnelle et a exclu ce contrôle pour la légalité et l’interprétation des actes individuels. L’invocation de l’illégalité n’était, de plus, possible que si les règlements administratifs servaient de « fondement à la poursuite ou qu’ils soient invoqués comme moyen de défense » (TC, 5 juillet 1951, Avranches et Desmarets, req. n°01187 précité). La Chambre Criminelle de la Cour de cassation avait, pour sa part, une jurisprudence dissidente (voir, pour l’ensemble des points développés ci-après, Cass., crim., 21 décembre 1961, Dame Le Roux, n° de pourvoi : 61-90.710, Bull. crim. n°551, D. 1962, p. 102, rapport Costa, JCP 1962, G, n°12680, note J. Lamarque, S. 1962, p. 89, rapport Costa ; Cass., crim., 1er juin 1967, Canivet et dame Moret, n° de pourvoi : 67-90.899, Bull. crim. n°172, JCP 1968, G, n°15505, note J. Lamarque). Pour cette dernière, le juge pénal avait compétence pour apprécier la légalité de tous les actes administratifs qu’ils soient réglementaires ou individuels quand ces actes, pénalement sanctionnés, servaient de fondement à la poursuite. A contrario, le juge pénal était incompétent pour apprécier la légalité de ces actes lorsqu’ils n’étaient pas la base nécessaire des poursuites (ceci concernait notamment les actes administratifs invoqués comme moyen de défense). Quant au pouvoir d’interprétation du juge pénal, celui-ci n’était possible que pour les règlements servant de fondement à la poursuite, pas quand ces derniers étaient invoqués comme moyen de défense. Pour les actes individuels, leur légalité ne pouvait être appréciée qu’à la condition qu’ils soient clairs et qu’aucune interprétation ne soit nécessaire. Le juge pénal se voyant reconnaitre le pouvoir de contrôler la légalité des actes individuels et non celle de les interpréter. En pratique, c’est la jurisprudence de la Chambre criminelle qui était la plus représentative de l’état du droit, le tribunal des conflits n’ayant pas eu l’occasion de réaffirmé la jurisprudence de 1951 (Cass., crim., 21 octobre 1987, Mme Montorio et Preira, n° de pourvoi : 80-90.439, AJDA 1988, p. 405, obs. X. Prétot, D. 1988, p. 58, note S. Kehrig, D. 1989, p. 116, obs. P. Waquet et F. Julien Laferrière ; Cass., crim., 11 octobre 1990, n° de pourvoi : 90-81.201, D. 1991, p. 75, note P. Couvrat et M. Massé).
ii) Des dispositions textuelles qui se rajoutaient au trouble posée par cette jurisprudence discordante
500 • Il convient aussi de relever qu’il existait certaines dispositions textuelles pouvant rajouter au trouble posée par la jurisprudence discordante du Tribunal des conflits et de la Cour de cassation. On peut citer, à titre d’exemple, la loi du 11 juillet 1938 (loi du 11 juillet 1938 (JO, 13 juillet 1938, p. 8330) relative à l’organisation de la nation en temps de guerre) où le juge répressif avait été déclaré compétent pour apprécier la légalité des réquisitions légalement ordonnées par l’autorité administrative (article 31). De même, et de façon plus significative, il faut évoquer la loi du 10 juin 1983 (loi n°83-466 du 10 juin 1983 (JO, 11 juin 1983, p. 1755) portant abrogation ou révision de certaines dispositions de la loi n° 81-82 du 2 février 1981 et complétant certaines dispositions du code pénal et du code de procédure pénale) qui a institué l’article 78-1 du Code de procédure pénale, toujours en vigueur, où le juge répressif est compétent pour apprécier la régularité des contrôles d’identité. Cette compétence a affaibli la portée de la distinction entre le contrôle d’identité fait au titre de la police administrative et celui fait au titre de la police judiciaire.
iii) Des dispositions textuelles qui ont été diversement utilisées par les juges
501 • Pour la chambre criminelle, le juge répressif était compétent tant en vertu de l’article 136 du Code de procédure pénale(qui dispose que les tribunaux judiciaires sont toujours exclusivement compétents pour statuer dans les instances civiles fondées sur des faits constitutifs d’atteintes à la liberté individuelle réprimés par le Code pénal et cela que ces instances soient dirigées contre l’administration ou qu’elles le soient contre ses agents) que de l’article 66 C° (Cass., Crim., 25 avril 1985, Bogdan et Vuckovic, n° de pourvoi : 84-92.916,D. 1985, p. 329, concl. H. Dontenwille, JCP 1985, G, n°20465, concl. H. Dontenwille et note W. Jeandidier, RFDA 1986, note J. Morange, p. 444 ; Cass., 2ème civ., 28 juin 1995, Préfet de la région Midi-Pyrénées contre Bechta, n° de pourvoi : 94-50.002, AJDA 1996, p. 72, note A. Legrand, D. 1996, p. 102, obs. F. Julien-Laferrière, JCP 1995, G, n°22504, concl. J. Sainte-Rose). La chambre criminelle donnant à ces dispositions une portée très large amenant alors à ce que le juge répressif soit compétent pour apprécier la légalité de tous les actes administratifs ayant un rapport avec la liberté individuelle. Cette position a été confirmée par le Conseil constitutionnel pour qui « il revient à l’autorité judiciaire, gardienne de la liberté individuelle, de contrôler en particulier les conditions relatives à la légalité, à la réalité et à la pertinence des raisons ayant motivé les opérations de contrôle et de vérification d’identité » (CC, n° 93-323 DC, 5 août 1993, Loi relative aux contrôles et vérifications d’identité, JO, 7 août 1993, p. 11193, Rec. CC, p. 213, cons. n°10) et pour qui, il appartient, à cette fin, à cette même autorité d’apprécier, le cas échéant, « le comportement des personnes concernées » (Ibid.). La liberté individuelle incluant, on le rappelle la sureté entendue comme garantie contre les arrestations et détentions arbitraires, la liberté d’aller et venir et l’inviolabilité du domicile (CC, n°83-164 DC, 29 décembre 1983, Loi de finances pour 1984,JO, 30 décembre 1983, p. 3871, Rec. CC, p. 67, cons. n°28).
b) Un article 111-5 du Code pénal qui met fin aux incertitudes et offre un fondement textuel précis
i) Un article 111-5 CP qui fait disparaitre toutes les limites antérieures
502 • L’article 111-5 CP (issu de la réforme du Code pénal de la loi n°92-684 du 22 juillet 1992 (JO, 23 juillet 1992, p. 9875) portant réforme des dispositions du code pénal relatives à la répression des crimes et délits contre les personnes) élimine lesincertitudes et procure une base textuelle précise. Selon cet article, depuis le 1er mars 1994, « les juridictions pénales sont compétentes pour interpréter les actes administratifs réglementaires ou individuels et pour en apprécier la légalité lorsque, de cet examen, dépend la solution du procès pénal qui leur est soumis ». Il s’agit d’éviter qu’une question préjudicielle relative à la légalité d’un acte administratif ne retarde à l’excès une procédure mettant en jeu à la fois les intérêts de la société et les droits et libertés de la personne mise en cause à savoir le droit à la présomption d’innocence et, le cas échéant, la liberté individuelle. Il permet un contrôle de tous les actes administratifs quelle que soit leur place dans la hiérarchie des normes (arrêtés, décrets et ordonnances de l’article 38 C° non encore ratifiées). Les limites antérieures disparaissent comme celle tenant à la clarté de l’acte ou la nécessité de son interprétation. Il n’y a plus la nécessité de faire la distinction entre les actes réglementaires ou individuels, les actes pénalement sanctionnés ou non ou encore entre les actes constituant le fondement des poursuites ou simplement un moyen de défense. La seule limite qui est maintenue tient au fait que l’acte administratif doit conditionner l’existence de l’infraction dans la mesure où la solution du procès pénal doit dépendre de la légalité de l’examen de l’acte.
ii) Une compétence du juge pénal qui est conçue de la manière la plus large pour les actes contrôlés
503 • Le plus souvent, c’est le texte réglementaire prévoyant une sanction pénale qui fait l’objet d’une contestation par le prévenu. Mais la jurisprudence va plus loin puisque les actes administratifs dont il peut apprécier la légalité ne sont pas seulement ceux, pénalement sanctionnés, qui constituent le fondement de la poursuite. La « solution du procès » ne s’entend pas uniquement de la décision sur la culpabilité ou la peine mais, plus largement, de la solution du contentieux, quel qu’il soit, dont est saisi le juge pénal. On peut citer, à titre d’exemple, tous les actes liés à des contentieux devant être traités par le juge pénal comme en matière fiscale (Cass., crim., 26 octobre 1995, n° pourvoi : 94-82.956 ou Cass., crim., 31 octobre 2000, n° pourvoi : 99-86.980, Bull. crim. n°325) ou en matière de circulation routière à propos de la procédure de retrait de points(Cass., crim., 30 janvier 2008, n° pourvoi : 06-81.027, Bull. crim. n°27, D. 2008, p. 1805, note J.-L. Lennon, AJ Pénal 2008, p. 187, obs. G. Roussel, Droit pénal 2008, p. 46, obs. J ;-H. Robert ; en sens contraire, parce que sanction non proprement pénale, accessoire à une condamnation pénale : Cass., crim. 11 juillet 1994, Fedaouche Sid Ahmed, n° de pourvoi : 93-85.801, Bull. crim, p. 668). Au demeurant, le juge répressif admet de façon constante la compétence du juge pénal pour connaître de la régularité d’actes d’investigation ou de coercition accomplis dans un cadre administratif (Cass., crim., 31 janvier 2006, n° pourvoi : 05-80.640, Bull. crim. n°30, AJ pénal 2006, p. 177, obs. C. Girault, RSC 2006, p. 343, obs. D. N. Commaret et p. 876, obs. J.-F. Renucci ; Cass., crim., 9 décembre 2015, n° pourvoi : 15-82.300, D. 2016, p. 151, chron. E. Pichon ; Cass., crim., 25 octobre 2016, n° pourvoi : 16-80.368). Néanmoins, lorsque l’acte administratif est détaché de la procédure pénale, le juge répressif n’est plus compétent. C’est le cas, par exemple, lors du placement d’une personne en état d’ivresse en cellule de dégrisement. Cet acte, « ordonné tant pour la protection de la personne concernée que pour la préservation de l’ordre public », est « une mesure de police administrative relevant, pour les litiges survenant à l’occasion de son exécution, de la seule compétence des juridictions de l’ordre administratif » (Cass., crim., 8 janvier 2013, n° pourvoi : 12-81.208, Bull. crim., n° 8). L’acte est en effet détachable de la procédure pénale même s’il est suivi d’une mesure de garde à vue ou si la procédure figure dans le dossier pénal.
iii) Une compétence du juge pénal qui est conçue de la manière la plus large pour les normes de contrôle
En vertu de l’article 111-5 CP, le juge répressif est compétent pour effectuer un contrôle de légalité des actes administratifs réglementaires, mais également individuels avec comme seul limite que l’issue du procès dépende du contrôle ainsi opéré. Concernant les normes à disposition du juge pénal pour le contrôle, il n’est fait référence, dans l’article 111-5 CP, qu’à l’examen de la conformité d’un acte administratif à la loi et donc, si on s’en tient à la lettre du texte, à l’exclusion des traités internationaux ou de la Constitution. En réalité, il n’en est rien puisque le juge judiciaire interprète largement la notion de « contrôle de légalité», celui-ci s’étendant à l’ensemble des normes juridiques supérieures à l’acte administratif. Le juge répressif peut, en effet, vérifier la validité d’un règlement au regard des traités internationaux (Cass., crim., 21 octobre 2003, n° de pourvoi : 99-83.867, Bull. crim. n°195) comme au regard de la Constitution (Cass., crim., 30 novembre 1992, n° de pourvoi : 91-86453, DPén. 1993, comm. n°45, obs. J.-H. Robert). Il y a cependant une limite à l’exercice de ce contrôle pour les règlements d’application d’une loi, le juge ne peut exercer qu’un examen de légalité stricto sensu en application de la théorie de la « loi écran » et de l’impossibilité, en conséquence, d’apprécier la constitutionnalité de l’acte. Par contre, pour les règlements autonomes, cette limite n’existe plus, un contrôle de conventionnalité ou de constitutionnalité pouvant alors être appliqué (voir pour un exemple récent de contrôle de constitutionnalité : Cass., crim., 29 janvier 2019, n° de pourvoi : 17-84.366, DPén. 2019, comm. n°53, par J.-H. Robert).
c) L’exemple du contrôle du juge répressif dans le cadre des mesures de perquisitions administratives
i) Une compétence de principe du juge administratif en cas de contestation d’une technique de renseignement
504 • Le contrôle du juge pénal s’est récemment posé dans le cadre des mesures de perquisition administrative. Affirmant que la police administrative n’excluait pas, dans ses buts la prévention des infractions pénales, le législateur a étendu la compétence du juge administratif en la matière en donnant au Conseil d’Etat compétence directe pour juger des recours concernant la mise en œuvre des techniques de renseignement et des fichiers informatiques intéressant la sûreté de l’Etat (article L. 841-2 CSI). Dans le cadre de l’état d’urgence, les perquisitions ou assignations à résidence ont été justifiées par des buts de police administrative et assimilées en ce sens à des mesures administratives. Ce n’est seulement que dans le cas où une perquisition administrative révélait une détention illégale d’armes ou qu’un assigné à résidence se soustrayait à ses obligations que le juge pénal devenait compétent. Un champ de compétence, en conséquence, assez clair a priori puisqu’il n’y a pas de lien entre les décisions administratives et les poursuites pénales ultérieures, les mesures administratives en question n’étant pas le fondement de l’engagement des poursuites pénales. L’article 11 de la loi sur l’état d’urgence dispose clairement que « […] les mesures prises sur le fondement de la présente loi sont soumises au contrôle du juge administratif dans les conditions fixées par le Code de justice administrative […] » ce qui vise toutes les mesures décrites par le texte et notamment, parmi celles-ci, les perquisitions administratives. Cette compétence a été confirmée par le Conseil constitutionnel quand il rappelle qu’elle est reconnue au titre des PFRLR (CC, n°86-224 DC, 23 janvier 1987, précité, considérant n°15) ou quand il évoque le fait que « le juge administratif est chargé de s’assurer que cette mesure doit être motivée et adaptée, nécessaire et proportionnée à la finalité qu’elle poursuit » (CC, n°2016-536 QPC, 19 février 2016, Ligue des droits de l’homme, JO, 21 février 2016, texte n° 27).
ii) Une compétence du juge pénal qui confirme la conception large de l’art. L. 111-5 CP
505 • Contrairement aux juridictions du fond qui s’étaient déclarées incompétentes, la Cour de cassation a pourtant jugé, sur le fondement de l’article 111-5 CP, qu’il n’était pas nécessaire, pour apprécier la légalité d’un acte administratif, que ce dernier serve de fondement aux poursuites pénales. Il peut suffire que l’acte administratif en question ait un effet sur la régularité de la procédure de poursuite dont dépend l’issue du procès pénal, justifiant la compétence du juge répressif (Cass., crim., 13 décembre 2016, n° de pourvoi : 16-82.176 ; Cass., crim., 28 mars 2017, n° de pourvoi : 16-85.073 ; Cass., crim., 3 mai 2017, n° de pourvoi : 16-86.155, voir, par ex., B. Plessix, « Compétence administrative ou judiciaire – Le retour du juge répressif », DA 2017, n°6, repère n°6). La chambre criminelle de la Cour de cassation retient cette interprétation à la faveur d’une partie de la doctrine (Par ex., O. Cahn, « Un Etat de droit, apparemment… », AJ Pénal 2016, p. 201 ; N. Roret, « Etat d’urgence : quel rôle pour le juge pénal ? », GP 2016, 22 mars, p. 13). Elle agit conformément aussi à certaines décisions rendues par les juges du fond dont la position a été approuvée sur ce point mais remis en cause pour une autre raison (Cass., crim., 13 décembre 2016, n° pourvoi : 16-82.176, D. 2016, p. 2573). Comme en matière civile, le caractère large de l’interprétation de l’article L. 111-5 CP s’explique aussi par la volonté de concentrer le contentieux entre le juge pénal pour éviter de faire appel à des questions préjudicielles et gagner ainsi du temps dans un contentieux sensible.
2. Le juge judiciaire civil et l’assouplissement de l’obligation de renvoi grâce à la nouvelle jurisprudence du Tribunal des conflits
506 • Dans l’hypothèse où un tribunal judiciaire civil est saisi d’une affaire relevant de sa compétence mais qu’il ne peut la régler sans interpréter les termes ou apprécier la légalité d’un acte administratif, il faut choisir entre deux principes : soit celui qui tient compte de la séparation des autorités administratives et judiciaires, soit celui qui tient compte du principe que le juge du principal est aussi celui de l’exception et qu’il bénéficie ainsi d’une plénitude de juridiction une fois saisi. Par un arrêt du 16 juin 1923, Septfonds, le Tribunal des conflits, tout en reconnaissant la compétence des tribunaux judiciaires pour interpréter le sens des actes réglementaires, leur a dénié toute compétence pour apprécier la légalité de ces actes par voie d’exception. Si la règle veut que normalement le juge du principal soit aussi celui de l’exception, le juge judiciaire doit, lorsque l’appréciation de la légalité d’un acte administratif est la condition de la solution du litige qui lui est soumis, surseoir à statuer et poser une question préjudicielle au juge administratif. Cette obligation vaut, non seulement, pour les actes réglementaires mais aussi pour les actes administratifs individuels (TC, 16 juin 1923, Septfonds contre Chemins de fer du Midi, req. n°00732, Rec. CE, p. 498, D. 1924.3.41, concl. Matter, S. 1923.3.49, note M. Hauriou). Il existe certains contentieux pour lesquels l’obligation de renvoi préjudiciel est écartée par la jurisprudence pour les tribunaux judiciaires civils. Ces derniers sont d’abord compétents pour apprécier la légalité d’un acte réglementaire qui porte une atteinte grave au droit de propriété ou à la liberté individuelle (TC, 30 octobre 1947, Barinstein contre Lemonnier, req. n°983, Rec. CE, p. 511). Le Tribunal des conflits a également apporté une exception en matière de contentieux de la fiscalité indirecte en attribuant au judiciaire une plénitude de juridiction pour se prononcer sur la légalité et l’interprétation des actes en application desquels l’imposition contestée a été mise à la charge du contribuable (TC, 27 octobre 1931, Société Pannier contre Protectorat du Tonkin, req. n°777, Rec. CE, p. 1173, DH 1932, p. 9 ; TC, 12 novembre 1984, Sogedis, req. n°2359, Rec. CE, p. 451, RFDA 1985, p. 445, concl. G. Picca ; TC, 7 décembre 1998, District urbain de l’agglomération rennaise contre Société des automobiles Citroen, req. n°3123, D. 1999, p. 179, concl. J. Sainte-Rose).
a) La non-obligation de renvoi en cas d’interprétation requise au regard des dispositions du droit de l’Union
i) Une jurisprudence fixée par la Cour de cassation
507 • La Cour de cassation a admis la compétence des juridictions judiciaires non répressives pour apprécier la validité d’un acte administratif au regard du droit de l’Union et juge qu’il n’y a pas lieu, dans pareille hypothèse, de saisir le juge administratif d’une question préjudicielle (Cass., com., 6 mai 1996, France Telecom contre Communication média service, n° de pourvoi : 94-13.347, Bull. civ., IV, n°125, AJDA 1996, p. 1033, note M. Bazek, RFDA 1996, p. 1161, note B. Seiller ; Cass., soc., 18 décembre 2007, Société RATP contre Somazzi, n° de pourvoi : 06-45.132, Bull. civ., V, n°215, D. 2008, p. 225, obs. B. Ines, RFDA 2008, p. 499, étude X. Dupré de Boulois ; Cass., 2ème civ., 20 décembre 2007, M. X. contre RATP, n° de pourvoi : 06-20.563, Bull. civ., II, n° 273, RFDA 2008, p. 499, étude X. Dupré de Boulois). Cette plénitude de juridiction du juge judiciaire est fondée, à la fois, sur le principe de supériorité des traités sur les lois (art. 55 C°) et partant, sur les actes réglementaires et sur les spécificités du contrôle de conventionnalité. Cela légitime, en conséquence, le fait de ne pas limiter les entorses à la jurisprudence Septfonds aux seuls cas touchant au respect du droit de l’Union mais de l’étendre aussi au respect du droit de la ConvEDH (Cass., Ass. Plén., 22 décembre 2000, n° de pourvoi : 98-15.567, Bull. A. P., n°12, p. 21,D. 2001, p. 789, chron. C. Pettiti, RDSS 2001, p. 325, obs. P.-Y. Verkindt et p. 615, obs. P. Pédrot ; Cass., 3ème civ., 2 juillet 2003, n° de pourvoi : 02-70.047, AJDI 2003, p. 600, obs. R. Hostiou et p. 553, étude D. Musso, RDI 2003, p. 425, étude J.-F. Strullou). Pour le juge judiciaire, faire primer la primauté des dispositions conventionnelles ne serait pas apprécier la légalité des actes réglementaires.
ii) Une jurisprudence du Tribunal des conflits, dans un 1er temps, ouvertement contraire
508 • Le Tribunal des conflits, quant à lui, ne partageait pas ce point de vue et continuait jusqu’à peu de déclarer le juge administratif seul compétent pour connaitre de la légalité d’un acte administratif au regard du droit de l’Union (TC, 19 janvier 1998, Union française de l’express contre La Poste, req. n°3084, D. 1998, p. 329, concl. J. Arrighi de Casanova, RFDA 1999, p. 189, note B. Seiller, RTDCom 1999, p. 76, obs. G. Orsoni) ou de la ConvEDH (TC, 23 octobre 2000, Boussadar, req. n°3227, AJDA 2001, p. 143, chron. M. Guyomar et P. Collin, D. 2001, p. 2332, concl. J. Sainte-Rose). Par un arrêt de principe, il a, même, dans un 1er temps, directement remis en cause les fondements de cette jurisprudence de la Cour de cassation en jugeant que « les dispositions de l’article 55 de la Constitution conférant aux traités, dans les conditions qu’elles définissent, une autorité supérieure à celle des lois ne prescrivent ni n’impliquent aucune dérogation aux principes […]régissant la répartition des compétences entre juridictions, lorsque est en cause la légalité d’une disposition réglementaire, alors même que la contestation porterait sur la compatibilité d’une telle disposition avec les engagements internationaux » (TC, 17 octobre 2011, Préfet de la Région Bretagne, Préfet d’Ille-et-Vilaine, Société civile d’exploitation agricole du Chéneau contre Interprofession nationale porcine, req. n°3828 et n°3829, RFDA 2011, p. 1122, concl. J.-D. Sarcelet, p. 1129, note B. Seiller, p. 1136, note A. Roblot-Rozier, RFDA 2012, p. 339, étude J.-L. Mestre, p. 377, chron. L. Clément-Wilz, F. Martucci et C. Mayeur-Carpentier, AJDA 2012, p. 27, chron. M. Guyomar et X. Domino, D. 2011, p. 3046, note F. Donnat, D. 2012, p. 244, obs. N. Fricero). Si l’on peut déduire de l’article 55 C° un principe hiérarchique dans lequel s’impose les dispositions conventionnelles et qui légitime le contrôle en ce sens des deux ordres de juridictions, on ne peut en tirer comme conséquence une règle de compétence qui ferait de tous les juges les gardiens de la supériorité des traités non seulement sur les lois mais aussi sur les actes réglementaires. La situation est différente pour les actes réglementaires et l’article 55 C°, selon le Tribunal des conflits, n’a pas d’effet sur la répartition des compétences entre les deux ordres de juridiction.
iii) Une jurisprudence du Tribunal des conflits, dans un 2nd temps, compréhensive
509 • Dans le même arrêt de principe, le juge paritaire a, dans un 2nd temps, et après s’être ainsi opposé ouvertement à la jurisprudence de la Cour de cassation, admis, qu’au-delà des termes de l’article 55 C°, le juge judiciaire devait pouvoir, « lorsqu’il s’estime en état de le faire, appliquer le droit de l’Union, sans être tenu de saisir au préalable la juridiction administrative d’une question préjudicielle, dans le cas où serait en cause, devant lui, à titre incident, la conformité d’un acte administratif au droit de l’Union européenne » (Ibid.). Le fondement retenu par le tribunal est, de prime abord, le principe de primauté du droit de l’Union garanti constitutionnellement par l’article 88-1 C° mais comme celui-ci n’est pas plus opérant que l’article 55 C° sur la répartition des compétences juridictionnelles, c’est le principe d’effectivité du droit de l’Union qui est surtout, en limitant l’autonomie institutionnelle et procédurale des Etats membres, plus à même d’avoir un impact sur la répartition des compétences juridictionnelles. La simplification procédurale ainsi opérée reste néanmoins incomplète dans la mesure où le juge fait une distinction entre le droit de l’Union et le droit international et, plus spécifiquement, le droit issu de la ConvEDH qui ne peut ainsi servir de fondement au juge judiciaire non répressif en dépit d’un acte administratif réglementaire contraire.
iv) Une exception à l’obligation de renvoi confirmée par le Conseil d’État
510 • Si l’exception à l’obligation de renvoi ainsi définie au profit de l’effectivité du droit de l’Union concerne les questions posées par le juge judiciaire au juge administratif, elle a également été opérée et confirmée, de façon symétrique, par le Conseil d’Etat à propos, cette fois-ci, des questions posées par le juge administratif au juge judiciaire (CE, sect., 23 mars 2012, Fédération Sud santé sociaux, req. n° 331805, Rec. CE, p. 102, concl. C. Landais, AJDA 2012, p. 1583, note E. Marc, RFDA 2012, p. 429, concl. C. Landais et p. 961, chron. C. Mayeur-Carpentier, L. Clément-Wilz et F. Martucci, RTDEur. 2012, p. 926, obs. D. Ritleng). Si la jurisprudence ainsi établie n’évoque, d’un prime abord, que les conventions et accords collectifs de travail, elle a vocation néanmoins à s’appliquer à tous les actes de droit privé dont la validité est susceptible d’être soulevée par voie d’exception devant le juge administratif. Si l’exception se veut ainsi identique devant les deux ordres de juridiction, elle a néanmoins été largement commentée (voir, par ex., F. Donnat, « Abandon de la jurisprudence Septfonds : le droit de l’Union en demandait-il autant ? », D. 2011, p. 3046 ; D. Ritleng, « Le juge français se veut bon élève de l’Union », RTDEur 2012, p. 135 ou encore A. Levade, « La spécificité du droit de l’Union européenne réaffirmée », Constitutions 2012, p. 294) notamment quant à « l’effet de torsion induit une fois de plus par le droit de l’Union sur les schémas habituels du juge français » (J. Lessi, « Les questions préjudicielles du juge administratif à l’autorité judiciaire », AJDA 2015, p. 274).
v) Une 2nde exception à l’obligation de renvoi rajoutée par le Conseil d’État
511 • Le juge administratif a ajouté, dans la même jurisprudence évoqué ci-dessus, une autre exception élargissant les exceptions à l’obligation de renvoi le concernant. Cette autre exception concerne l’hypothèse où le législateur a prévu que les mesures prises pour l’application de la loi seront définies par un accord collectif conclu entre les partenaires sociaux, dont l’entrée en vigueur est subordonnée à l’intervention d’un arrêté ministériel d’extension ou d’agrément. Dans ce cas, il appartient au juge administratif, saisi d’un recours pour excès de pouvoir dirigé contre cet arrêté, de se prononcer lui-même, compte tenu de la nature particulière d’un tel accord, sur les moyens mettant en cause sa légalité. Cette nouvelle exception témoigne d’une nouvelle perception des choses quant à la plénitude de compétence du juge administratif quant à l’interprétation et à l’appréciation de la légalité des conventions et accords collectifs. Si de tels accords conservent la nature d’actes de droit privé et parce que « la fonction de l’acte l’emporte sur sa nature juridique » (J. Lessi, « Les questions préjudicielles du juge administratif à l’autorité judiciaire » précité), le juge administratif peut et doit se prononcer lui-même sur les moyens mettant en cause sa légalité. C’est son rôle de juge « naturel » des mesures d’application de la loi qui justifie alors le fait qu’il se prononce également sur la légalité d’un tel accord agréé ou étendu de droit privé. Le Conseil d’Etat s’était déjà pleinement reconnu compétent pour constater la non validité d’une clause et en tirer les conséquences sur l’arrêté d’agrément (CE, 11 juillet 2001, Mouvement des entreprises de France et Confédération générale des petites et moyennes entreprises, req. n° 224586, Rec. CE, p. 377, RDSS 2001, p. 867, note C. Willmann ; CE, 28 décembre 2009, Guillot, req. n° 311421 ; CE, 18 juin 2010, Syndicat des agences de presse photographiques d’information et de reportages [SAPHIR], req. n°318143) ou pour se reconnaitre comme ayant une plénitude de juridiction dans le cadre d’un recours pour excès de pouvoir dirigé contre le refus d’un ministre d’étendre un avenant à une convention collective (CE, 23 décembre 2010, Fédération de l’équipement, de l’environnement, des transports et des services FO, req. n°332493, Dr. soc. 2011, p. 423, concl. C. Landais). L’unité du procès était déjà ainsi favorisé d’une certaine manière avant la décision du Tribunal des conflits.
b) La non-obligation de renvoi en cas de « jurisprudence établie » sur l’illégalité de l’acte administratif
i) Des juges qui évitaient la question lorsqu’elle n’était pas nécessaire ou ne présentait pas de caractère sérieux
512 • La décision SCEA du Chéneau du 17 octobre 2011 précitée renouvelle les règles du renvoi préjudiciel en permettant d’éviter le renvoi lorsqu’une jurisprudence non équivoque permet de considérer que l’illégalité de l’acte administratif relève de l’évidence. Si la 1ère exception de l’arrêt était relative, comme on l’a vu, à l’appréciation de la conformité des actes administratifs par rapport au droit de l’Union, la 2nde exception consiste à écarter l’obligation de renvoi « lorsqu’il apparait manifestement, au vu d’une jurisprudence établie, que la contestation peut être accueillie par le juge saisi au principal ». C’est la notion de « jurisprudence établie » qui cristallise alors les débats autour de la nouvelle jurisprudence mise en place par le juge paritaire. Elle était, jusque-là, très peu employée par les juges français qui lui préféraient d’autres concepts ayant une finalité similaire, les juges se soustrayant à l’obligation de renvoi dès lors que la question soulevée n’était pas nécessaire à la résolution du litige ou ne présentait pas un caractère sérieux. L’intérêt de ces conditions étant déjà marqué par l’idée d’éviter les renvois inutiles, voire dilatoires et de faire gagner du temps aux parties et à la justice même si la notion de bonne administration de la justice n’est pas encore ici évoquée. Sur la condition de nécessité, il était notamment mis en avant par les deux juges que, si le litige pouvait être réglé sans examen du moyen comportant une question préjudicielle, celle-ci ne devait pas être posée (CE, 30 octobre 1968, Secrétaire d’Etat au logement contre époux Ringel, req. n°69736, Rec. CE, p. 532 ; Cass., Civ. 16 décembre 1964, Bull., civ. I, n° 574, p. 444). Le Tribunal des conflits approuvant cette attitude et considérant qu’il n’y a pas lieu à question préjudicielle lorsque la réponse attendue est simplement utile à la solution du litige sans être indispensable (TC, 25 novembre 1963, Préfet des Ardennes, Rec. CE, p. 849). C’est surtout la condition relative au « caractère sérieux » de la question posée qui était mise en avant dans les différentes jurisprudences. Elle a donné lieu, selon l’expression du professeur Gaudemet, à de « véritables « stratégies » jurisprudentielles » (Y. Gaudemet, « Les questions préjudicielles devant les deux ordres de juridiction », RFDA 1990, p. 764, spéc. p. 769) selon que le renvoi émanait du juge judiciaire ou du juge administratif ou selon les époques et les hypothèses de renvoi. Si plusieurs éléments peuvent être pris en considération et si, en ce domaine le « plus grand empirisme prévaut » (Ibid.), la question présente un caractère sérieux essentiellement lorsque la « question n’est pas claire » (CE, 19 décembre 1986, Burel, req. n°76139, Rec. CE, p. 745) ou plus précisément lorsque le sens et la portée de l’acte « ne sont pas clairs » (CE, 12 février 1975, Ministre délégué auprès du 1erministre chargé de la protection de la nature et de l’environnement contre Montero, req. n°93900, Rec. CE, p. 872). Dans ce cadre, le Conseil d’Etat apprécie les conditions du renvoi de façon plus stricte que la Cour de cassation puisqu’il faut que l’acte soit clair par lui-même pour le juge judiciaire alors que cela n’est pas nécessaire pour le juge administratif qui tient compte aussi de l’interprétation constructive du juge en la matière.
ii) Une incertitude sur le champ d’application de la notion de « jurisprudence établie » (1)
513 • Concernant la notion et l’utilisation de la notion de « jurisprudence établie », il y a de nombreuses questions qui se posent si on observe de plus près la jurisprudence ultérieure aux décisions SCEA du Chéneau et Fédération Sud santé sociaux. Le Tribunal des conflits a d’abord modifié son considérant de principe dès la 1ère décision suivant l’arrêt de référence en écartant le renvoi préjudiciel s’il « apparait clairement, au vu notamment d’une jurisprudence établie, que la contestation peut être accueillie par le juge saisi au principal » (TC, 12 décembre 2011, Société Green Yellow contre Electricité de France, req. n°3841, Rec. CE, p. 705, AJDA 2012, p. 27, chron. M. Guyomar et X. Domino). L’adverbe « notamment » faisant en sorte d’affaiblir la notion de « jurisprudence établie », cette dernière n’étant plus alors « la » condition de l’exception au renvoi. Cette jurisprudence n’a cependant été que furtive, aucune autre décision et aucun autre juge ne réitérant cette formulation. Au-delà de cette première décision, il y a une incertitude sur le champ exact de de la condition tenant à la jurisprudence établie dont la définition apparait, pour certains, pour le moins « insaisissable » (A. Minet, « La jurisprudence établie : les ambiguïtés d’une notion », AJDA 2015, p. 279). D’un prime abord, l’appréciation du juge sur la notion doit s’effectuer en suivant deux étapes : il doit, en 1er lieu, vérifier qu’il existe une jurisprudence dénuée d’ambiguïté sans qu’il y ait nécessairement besoin d’une certaine réitération des solutions, un précédent isolé suffisant à caractériser la « jurisprudence établie » puis le juge doit, en 2nd lieu, vérifier que cette jurisprudence soit « d’application aisée » (A. Minet, « La jurisprudence établie : les ambiguïtés d’une notion » précitée) pour relever l’illégalité manifeste (Voir, en ce sens, CE, 19 novembre 2013, Société Credemlux International, req. n°352615, Rec. CE, p. 288, AJDA 2014, p. 2008, note C. Vautrot-Schwarz ; TC, 16 juin 2014, Mme Semavoine contre Communauté d’agglomération de la Rochelle, req. n°3953, AJDA 2014, p. 1658). Il faut que la solution n’appelle que des constatations, pas d’appréciation de la part du juge de l’action. Ce dernier ne doit pas avoir à « soupeser, apprécier les divers éléments » (J.-F. Struillou, note précitée) de la contestation ou effectuer « un effort intellectuel » (Ibid.) pour l’accueillir même si la notion ne semble pas requérir que « la solution sorte toute armée et casquée d’un précédent de la juridiction de référence » (J. Lessi, « Les questions préjudicielles du juge administratif à l’autorité judiciaire », AJDA 2015, p. 274), il faut juste que « le référentiel d’analyse puisse être aisément déduit par le juge » (Ibid.).
iii) Une incertitude sur le champ d’application de la notion de « jurisprudence établie » (2)
514 • D’autres arrêts donnent une portée bien plus large à l’exception au renvoi préjudiciel en se bornant simplement à vérifier l’existence d’une norme jurisprudentielle clairement posée sans s’interroger sur son application. On peut, à cet égard, se reporter à un arrêt de la Cour de cassation relatif à l’exécution d’une convention d’affermage des droits de place perçus dans les halles et marchés communaux (Cass., 1ère civ., 24 avril 2013, Commune de Sancoins contre Société Les fils de Mme Géraud, n° de pourvoi : 12-18.180, Bull. civ. I, n°89, AJDA 2013, p. 1630, note J.-D. Dreyfus). Le juge judiciaire n’est normalement compétent que pour connaitre des actions relatives à l’exécution de ce contrat administratif, pas pour apprécier la légalité de ces clauses (TC, 23 avril 2007, Commune de Cabourg, req. n°3567, Rec. CE, p. 594, AJDA 2007, p. 1711, note M. Distel). Il s’est néanmoins reconnu compétent dans ce 2nd cas au vu de la jurisprudence établie du juge administratif qui veut que, eu égard à l’exigence de loyauté des relations contractuelles, les vices n’affectant pas le consentement des parties n’impliquent pas la nullité du contrat administratif (CE, Ass., 28 décembre 2009, Commune de Béziers dit « Béziers 1 », req. n°304802, Rec. CE, p. 509, concl E. Glaser, AJDA 2010, p. 142, chron. S.-J. Lieber et D. Botteghi, RFDA 2010, p. 506, concl. E. Glaser et note D. Pouyaud). Il y a ici une approche différente par rapport aux jurisprudences précitées dans la mesure où le juge s’accorde une plénitude de juridiction sans s’assurer d’une illégalité manifeste de l’acte et sans vérifier l’application de la jurisprudence et notamment sa nécessité d’une certaine appréciation. Il n’y a, au final, pas de critères de définition précis pour établir la « jurisprudence établie », les arrêts se contentant souvent de procéder au renvoi de la question préjudicielle en se bornant à préciser que celle-ci ne peut être résolue au vu d’une jurisprudence établie (CE, 15 mai 2013, Ordre des avocats au barreau de Marseille, req. n°342500, Rec. CE, p. 138 ; CE, 30 décembre 2013, Syndicat national des exploitants de parcours aventures [SNEPA], req. n°354881 ; CE, 14 mai 2014, Fédération nationale CGT des personnels des sociétés d’études, de conseil et de prévention, req. n°357039). A l’inverse, lorsqu’ils admettent cette dernière, ils ne font pas mention de l’arrêt servant de fondement à cette reconnaissance alors que cette mention pourrait, comme le soulignent certains, « être utile aux juridictions elles-mêmes en ce qu’elle améliorerait le dialogue des juges en matière de renvois préjudiciels » (A. Minet, « La jurisprudence établie : les ambiguïtés d’une notion », précité) et « conduirait le juge de l’action à une certaine retenue en lui imposant indirectement de ne reconnaitre une jurisprudence établie qu’en présence d’un arrêt de nature à en fonder l’existence » (Ibid.) .
iv) Des obligations renforcées pour le juge : le décret du 27 février 2015
515 • Il faut relever, enfin, que le régime des questions préjudicielles entre les juridictions nationales a été substantiellement modifié par un décret du 27 février 2015 (Décret n° 2015-233 du 27 février 2015 (JO 1er mars 2015, p. 4005) relatif au Tribunal des conflits et aux questions préjudicielles entré en vigueur le 1er avril 2015) pour renforcer l’efficacité et la célérité de la justice et ainsi la protection des droits et libertés. La mise en œuvre du mécanisme était en grande partie laissée à la discrétion des parties ce qui amenait notamment la juridiction de renvoi à prononcer le rejet de la requête quand il y avait absence de saisine du juge compétent pour trancher la question préjudicielle (CE, 19 janvier 1990, Union nationale commerce en gros en fruits et légumes, req. n°69188). Le décret a, en ce sens, considérablement renforcé les obligations du juge dans la mise en œuvre du mécanisme préjudiciel puisqu’il incombe, dorénavant, aux juges saisis au principal de transmettre la question préjudicielle tout en déterminant la juridiction de renvoi matériellement et territorialement compétente (art. R. 771-2 CJA et art. 49 du Code de procédure civile). Ces derniers devront également agir dans les plus brefs délais (art. R. 711-2-1 CJA et art. 126-15 Code de procédure civile) alors qu’aucune condition de délai n’était imposée auparavant pour les parties (CE, 8 novembre 1961, Commune de Sospel, Rec. CE, p. 633). Enfin, la saisine du juge administratif, avant la réforme, devait être accompagnée de conclusions en ce sens des parties présentes au litige coïncidant avec la question préjudicielle définie par le jugement de renvoi (CE, Ass., 7 juillet 1995, Wimmer, req. n°152883, Rec. CE, p. 288). Ce n’est plus le cas désormais en vertu de l’article 49 du Code de procédure civile.
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