Section IV – Voies de recours
857.- Absence de caractère suspensif des voies de recours.- L’article L. 4 du Code de justice administrative définit comme principe que « sauf dispositions législatives spéciales, les requêtes n’ont pas d’effet suspensif s’il n’en est autrement ordonné par la juridiction ». Cette règle, qui découle du privilège du préalable, s’applique notamment en matière d’appel, ce qui constitue un point de différence notable avec la procédure civile.
Les deux principales voies de recours sont l’appel et la cassation. Elles coexistent avec des voies de recours spéciales.
§I – Recours en appel
858.- Procédure.- L’appel doit être formé dans un délai de deux mois contre les jugements rendus en premier ressort, devant une cour administrative d’appel ou devant le Conseil d’Etat (Code de justice administrative, art. R. 811-2). Ce délai court contre toute partie à l’instance à compter du jour où la notification a été faite à cette partie dans les conditions prévues aux articles R. 751-3 à R. 751-4-1 du Code de justice administrative. Il a un effet dévolutif, ce qui signifie que le juge d’appel est saisi de l’ensemble du litige et qu’il va juger une seconde fois avec les mêmes pouvoirs que le premier juge. Il s’agit d’une conséquence du principe de double degré de juridiction.
859.- Missions du juge d’appel.- Toutefois, la mission du juge d’appel ne se limite pas à cette fonction. En effet, le juge d’appel, selon l’expression de René Chapus (Droit du contentieux administratif, Montchrestien, ouv. précité, p. 1199), exerce deux missions complémentaires : il juge le jugement et il rejuge le litige.
En effet, d’une part, il vérifie la régularité externe de la décision rendue. Sur ce point, les irrégularités peuvent concerner une erreur sur la compétence, c’est-à-dire des hypothèses dans lesquelles les premiers juges se sont déclarés à tort compétents ou incompétents. L’erreur peut également porter sur la recevabilité du recours, par exemple lorsque la demande du requérant a été présentée après l’expiration du délai de recours contentieux. Peuvent également être sanctionnées des irrégularités dans la composition de la formation de jugement, la violation du principe du contradictoire, etc.
D’autre part, le juge d’appel rejuge le litige, c’est-à-dire qu’il va connaître de l’ensemble des éléments de droit et de fait qui ont déjà été soumis aux premiers juges.
A partir de là plusieurs cas de figure sont susceptibles de se présenter.
Le juge d’appel peut d’abord estimer que la première décision est régulière. Il fait alors jouer l’effet dévolutif de l’appel et rejuge l’affaire sur le fond.
Il peut ensuite estimer que le premier jugement est irrégulier, ce qui va conduire à son annulation.
Depuis l’arrêt du Conseil d’Etat du 17 décembre 2020, Ministre de la Transition écologique et solidaire c/ Société Smurfit Kappa Papier Recycle France (requête numéro 430592, préc.) les pouvoirs du juge d’appel ne sont plus exactement limités à ces deux options (annulation du premier jugement ou rejet de l’appel confirmant l’annulation de la décision contestée) : il peut en effet désormais confirmer l’annulation d’un acte prononcée en première instance, tout en modulant dans le temps les effets de cette annulation. Tel sera le cas « s’il apparaît que (l’) effet rétroactif de l’annulation est de nature à emporter des conséquences manifestement excessives en raison tant des effets que cet acte a produits et des situations qui ont pu se constituer lorsqu’il était en vigueur, que de l’intérêt général pouvant s’attacher à un maintien temporaire de ses effets ». Dans cette hypothèse, il pourra réformer le premier jugement sur ce point. On retrouve ici la même logique que celle qui préside à l’arrêt d’Assemblée Association AC ! et a. du 11 mai 2004 (requête numéro 255886, Association AC ! et a., préc.).
En cas d’annulation du premier jugement, le juge d’appel dispose d’une alternative. Il peut d’abord choisir de renvoyer l’affaire aux premiers juges, puisque cette solution est la seule qui permette de respecter la règle du double degré de juridiction. En effet, l’annulation du premier jugement a un effet rétroactif, ce qui fait que ce jugement est censé n’être jamais intervenu. Par conséquent, si le juge d’appel statue sur le fond du litige, il n’aura été régulièrement jugé qu’une seule fois.
Il peut ensuite évoquer le litige et statuer sur le fond, cette solution paraissant conforme à l’idée de bonne administration de la justice qui suppose qu’une procédure juridictionnelle aboutisse dans des délais raisonnables. En outre, dans un tel cas, la dérogation apportée au principe de double de degré de juridiction est généralement limitée. En effet si, en droit, le premier jugement est censé n’avoir jamais existé, dans les faits, les premiers juges ont déjà néanmoins connu de l’ensemble des éléments de fait et de droit du litige. Ceci étant, cette observation n’est pas valable dans les cas où les premiers juges ont rendu un jugement d’incompétence ou déclarant irrecevable le recours. Dans cette hypothèse, en effet, en cas d’évocation, le fond de l’affaire ne sera abordé pour la première fois qu’en appel.
Il se pose alors la question de savoir ce qui va conduire le juge d’appel à choisir l’une ou l’autre de ces solutions.
Dans certaines hypothèses, le juge d’appel a l’obligation d’utiliser la technique de l’évocation après avoir annulé le premier jugement. C’est le cas en matière de contentieux des contraventions de grande voirie, ce qui va permettre que les poursuites soient jugées le plus rapidement possible (CE, 5 juillet 1968, requête numéro 74397, Ministre de l’Equipement et du Logement c/Sieur Le Rollé : Rec., p. 420). Cette solution est manifestement inspirée des principes généraux de la procédure pénale qui obligent le juge à évoquer le litige (Code de procédure pénale, art. 520). Toutefois, elle n’a pas été étendue aux autres contentieux répressifs relevant de la compétence des juridictions administratives, pas plus qu’au contentieux disciplinaire.
Hormis ces rares hypothèses, le principe retenu est que le juge d’appel est pratiquement libre d’évoquer l’affaire ou de la renvoyer aux premiers juges. Pour que l’évocation soit possible, il suffit que la juridiction d’appel soit saisie de conclusions des parties – c’est-à-dire de demandes – tendant à ce qu’elle statue sur le fond (CE Ass., 24 juin 1969, requête numéro 4221989, Société Frampar : Rec., p. 412, concl. Heumann ; RDP 1960, p. 815, concl. Heumann ; AJDA 1960, 1, p. 154, chron. Combarnous et Galabert ; S. 1960, p. 348, note Debbasch ; D. 1960, p. 744, note Robert ; JCP 1960, II, comm. 11743, note Gour). Cette restriction est liée à l’idée que le juge ne peut pas statuer ultra petita, c’est-à-dire au-delà de ce que demandent les parties. Toutefois, cette règle est appréciée très souplement par la jurisprudence : celle-ci n’exige pas, en effet, que l’une des parties demande expressément au juge d’évoquer. Il suffit simplement que l’appelant ou l’intimé soulèvent devant le juge d’appel une question touchant au fond du litige. Par conséquent, l’évocation n’est impossible que dans les cas, extrêmement rares, ou les parties ne discutent en appel que de la régularité du premier jugement. Et encore faut-il souligner que cette restriction ne s’applique pas en matière disciplinaire, le juge d’appel pouvant faire usage de son pouvoir d’évocation, même en l’absence de conclusions en ce sens, lorsque sont en cause des poursuites devant une juridiction disciplinaire (CE, 21 février 1973, requête numéro 76331, Bonello : Rec., p. 161).
Il n’existe plus d’autres limites à la faculté d’évoquer depuis l’arrêt de Section Dlle Bloc’h du 22 mai 1981 (requête numéro 15397 : Rec., p. 236 ; AJDA 1982, p. 166, concl. Costa). Avant le revirement provoqué par cet arrêt, la jurisprudence soumettait la faculté d’évoquer à l’obligation que l’affaire soit en l’état d’être jugée. En d’autres termes, pour que le juge d’appel puisse évoquer, il fallait qu’il soit en mesure de statuer immédiatement, sans qu’il lui soit nécessaire de prescrire des mesures d’instruction ni de mettre en cause de nouvelles parties qui ne l’avaient pas été devant les premiers juges.
§II – Recours en cassation
860- Compétence exclusive du Conseil d’Etat.- Alors que la compétence d’appel appartient aux cours administratives d’appel et au Conseil d’Etat, celle de juge de cassation n’appartient qu’au Conseil d’Etat, juridiction suprême de l’ordre administratif. Il convient d’examiner la question de l’exercice du recours en cassation, avant d’évoquer les moyens de cassation et la décision du juge de cassation. Ceci étant, l’évocation peut difficilement être mise en œuvre si le dossier ne comporte pas d’éléments suffisants permettant de régler l’affaire au fond.
I – Exercice du recours en cassation
861.- Ouverture de plein droit du recours en cassation.- Le recours en cassation est ouvert de plein droit contre toutes les décisions des juridictions administratives, ce qui veut dire que ce recours est ouvert même si aucun texte ne le prévoit, sauf pour ce qui concerne les décisions du Conseil d’Etat et des juges statuant en premier ressort dans les cas où leurs décisions peuvent faire l’objet d’un appel.
Ce principe a été dégagé par le Conseil d’Etat dans son arrêt d’Assemblée d’Aillières du 2 février 1947 (requête numéro 79128, préc.). Après avoir décidé que les jurys d’honneur sont des juridictions administratives (V. supra n°583), il se posait la question dans cette affaire de savoir si leurs décisions pouvaient être attaquées. Or, la loi instituant les jurys d’honneur se bornait à préciser que leurs jugements ne sont susceptibles d’aucun recours. Pour le Conseil d’Etat, cette disposition ne pouvait être interprétée « en l’absence d’une volonté contraire clairement manifestée » par le législateur, « comme excluant le recours en cassation devant le Conseil d’Etat ». Par conséquent, le recours en cassation est en principe ouvert, sauf dans les cas où il est expressément exclu par le législateur.
Toutefois, pour qu’un jugement fasse l’objet d’un examen par le juge de cassation, il doit passer par le filtre de la procédure préalable d’admission prévue à l’origine par l’article 11 de la loi n°87-1127 du 31 décembre 1987, cette procédure étant exercée non plus, comme cela était le cas à l’origine, devant une commission spéciale, mais devant chacune des chambres depuis le décret n°97-1177 du 24 décembre 1997 (Code de justice administrative, art. R. 822-1 s.). La non-admission doit être justifiée soit par l’irrecevabilité du recours, soit par l’absence de moyens sérieux dans le pourvoi (Code de justice administrative, art. L. 822-1). Elle n’est susceptible que d’un recours en rectification d’erreur matérielle ou d’un recours en révision (Code de justice administrative, art. R. 822-3).
Pour être recevable, le recours en cassation doit être exercé dans un délai qui est en principe de deux mois à compter de la notification régulière de la décision contestée (Code de justice administrative, art. R. 821-1 s.). Le ministère d’un avocat aux conseils est en principe obligatoire (Code de justice administrative, art. R. 821-3 s.).
II – Moyens de cassation
862.- Jugement des questions de droit.- Le régime de la cassation est inspiré par les règles applicables dans l’ordre judiciaire : l’idée principale est que le juge de cassation n’est pas un troisième degré de juridiction. Il ne rejuge donc pas de l’intégralité du litige. Ce qui lui est soumis, ce sont uniquement des questions de droit et non pas des questions de fait. Par conséquent, et sauf exceptions, les questions de fait selon l’expression consacrée « relèvent de l’appréciation souveraine des juges du fond ».
Le contrôle de cassation porte sur la régularité externe des jugements qui précède l’examen de leur régularité interne.
A – Contrôle de la régularité externe des jugements
863.- Eléments contrôlés.- La violation des règles de compétence, de procédure et de forme est susceptible de provoquer la cassation des jugements attaqués devant le Conseil d’Etat.
Exemple :
– CE, 16 mars 1998, requête numéro 139738, Ruggiu (Rec., p. 89 ; Droit adm. 213, obs. R.S.) : en se bornant à regarder les faits reprochés à un entrepreneur comme constitutifs d’une faute assimilable à une fraude ou à un dol sans rechercher leur caractère intentionnel et sans se prononcer sur la gravité de leurs conséquences, la cour administrative d’appel a insuffisamment motivé sa décision qui est cassée par le Conseil d’Etat.
– CE, 8 juillet 1983, requête numéro 31170, Association gestionnaire de l’école Violet : Rec., p. 304 : la décision du conseil supérieur de l’éducation nationale, qui, tout en faisant état des améliorations apportées ou projetées au fonctionnement de l’école d’électricité et de mécanique industrielle dite école Violet, lui retire la faculté de délivrer des diplômes d’ingénieurs, est entachée tout à la fois d’insuffisance et de contradiction de motifs et encourt l’annulation.
B – Contrôle de la régularité interne des jugements
864.- Eléments contrôlés.- Du point de vue du contrôle de la régularité interne des jugements, le juge de cassation contrôle l’existence d’une erreur de droit, d’une erreur de fait et d’une erreur sur la qualification juridique des faits.
1° Contrôle de l’erreur de droit
865.- Différents types d’erreurs de droit.- Il y a erreur de droit lorsque les juges du fond ont mal appliqué un texte où mal apprécié la portée de règles jurisprudentielles.
Exemple :
– CE Sect., 5 juillet 1991, requête numéro 108826, Société Mondial auto (Rec., p. 272 ; RDP 1992, p. 557 ; RFDA 1991, p. 949, concl. Gaeremynck) : les juges d’appel refusent de faire bénéficier une société d’une exonération fiscale concernant des installations de magasinage, au motif que celles-ci ne sont pas exclusivement réservées au magasinage. L’arrêt est cassé par le Conseil d’Etat qui relève que le texte qui prévoit l’exonération n’a pas posé une telle restriction à sa mise en œuvre.
De même, il y a erreur de droit lorsque les juges du fond ont appliqué un texte ou un principe inapplicable, ou au contraire lorsqu’ils ont écarté l’application d’un texte ou d’un principe applicable.
Exemple :
– CE, 9 mai 2001, requête numéro 210944, Entreprise de transports personnelle Freymuth (préc.) : le principe de confiance légitime, qui fait partie des principes généraux du droit communautaire, ne trouve à s’appliquer, dans l’ordre juridique national, que dans le cas où la situation juridique dont a à connaître le juge administratif français est régie par le droit communautaire. Tel n’est pas le cas en l’espèce. Par conséquent, en rejetant la demande de l’entreprise au motif que les conditions d’application du principe de confiance légitime n’étaient pas réunies, alors qu’il était en réalité inapplicable, la cour administrative d’appel a entaché son arrêt d’une erreur de droit.
2° Contrôle de l’erreur de fait
866.- Définition.- Il y a erreur de fait lorsque les faits pris en considération par les juges du fond et qui conditionnent l’issue du litige n’existent pas. Cet élément est contrôlé par le Conseil d’Etat alors que selon la Cour de cassation, la matérialité des faits relève de « l’appréciation souveraine des juges du fond » (Cass. Ch. Réunies, 2 février 1808, S. 1908, I, p.183).
Cette solution a été retenue à l’occasion de l’arrêt Moineau du 2 février 1945 (requête numéro 76127 : Rec., p. 27). Les juges distinguent, dans cette affaire, la matérialité des faits qui est contrôlée, de l’appréciation juridique des faits qui ne l’est pas. Il a été ici jugé « qu’il ne ressort pas des pièces du dossier au vu duquel a statué la chambre de discipline de l’ordre national des médecins que sa décision soit fondée sur des faits matériellement inexacts ». Les juges relèvent ensuite que « l’appréciation que la chambre de discipline a faite de la valeur de certaines méthodes pratiquées par le sieur Moineau échappe au contrôle du juge de cassation… compte tenu de cette appréciation souveraine, les actes reprochés au requérant étaient de nature à motiver le refus de son inscription au tableau de l’ordre des médecins ».
867.- Rareté de l’hypothèse.- Il est assez rare, en pratique, qu’un jugement fasse l’objet d’une cassation pour erreur de fait.
Exemple :
– CE, 5 juillet 2013, requête numéro 367316, Sakkriou : le juge des référés avait rejeté la requête du requérant comme manifestement irrecevable au motif que la copie de la requête tendant à l’annulation des décisions litigieuses n’était pas jointe à la requête à fin de suspension. Toutefois, il ressort des pièces du dossier soumis au juge des référés que la copie du recours en annulation était au nombre des pièces jointes à la demande de suspension, conformément à l’inventaire annexé à cette demande. Par suite, le requérant est fondé à soutenir que le juge des référés s’est fondé sur des faits matériellement inexacts.
3° Contrôle de la qualification juridique des faits
868.- Définition.- Le Conseil d’Etat censure les juges du fond qui ont improprement décidé que les faits dont ils ont à connaître rentrent dans une catégorie juridique donnée, ce qui se justifie par le fait qu’une telle erreur influe directement sur les règles appliquées.
Exemple :
– Le comportement d’un agent public est qualifié de faute de service par les premiers juges. Cette décision sera cassée si le Conseil d’Etat estime que ces faits sont constitutifs d’une faute personnelle.
869.- Distinction entre qualification juridique des faits et appréciation des faits.- Ceci étant, la notion de qualification juridique des faits est très délicate à aborder. En effet, on se situe ici à la frontière entre les questions de droit et celles de fait, le pouvoir du juge de cassation étant borné par « l’appréciation souveraine des juges du fond ». Ceci signifie que le juge de cassation, s’il peut contrôler l’existence des faits, ne contrôle pas en principe leur appréciation par les juges du fond (CE, 2 février 1945, Moineau, préc.).
870.- Contrôle de la dénaturation des faits.- Toutefois, ce dernier principe souffre d’une exception qui concerne les cas où le juge d’appel a dénaturé les faits qui lui ont été soumis, c’est-à-dire lorsqu’il a donné une interprétation des faits fausse ou tendancieuse (CE Ass., 4 janvier 1952, requête numéro 9329, Simon : Rec., p. 13, concl. Letourneur). Même si elle s’en rapproche, cette hypothèse ne doit pas être confondue avec celle de l’erreur de fait : il y erreur de fait en cas d’inexactitude des faits, alors que la dénaturation résulte d’une erreur d’analyse des faits par les juges du fond qui le conduisent à en faire une interprétation erronée.
Exemple :
– CE, 3 décembre 1975, requête numéro 98671, Bové : le Conseil d’Etat est saisi d’un recours en cassation dirigé contre une décision de la commission des objecteurs de conscience. L’article 41 de la loi du 10 juin 1971 portant Code du service national prévoyait que « les jeunes gens qui, avant leur incorporation, se déclarent en raison de leurs convictions religieuses ou philosophiques, opposés en toute circonstance à l’usage personnel des armes » peuvent bénéficier du statut d’objecteur de conscience. En l’espèce, le requérant s’était réclamé de la non-violence et avait notamment déclaré que « les méthodes non violentes sont incompatibles avec les concepts actuels de défense ». Par suite, en affirmant que cette requête consiste en une simple « critique de la société ainsi que de la législation relative au service national », cette juridiction a dénaturé les faits qui lui étaient soumis.
871.- Proximité entre les opérations d’appréciation des faits et de qualification juridique des faits.- Ce problème mis à part, une difficulté majeure résulte du fait que les notions d’appréciation des faits et de qualification juridique des faits sont très proches, et qu’il n’existe pas de moyens fiables de les distinguer. En effet, comme l’expose René Chapus « la notion d’appréciation des faits n’est pas susceptible de définition. Si elle est à mi-chemin entre l’opération de constatation des faits et celle de leur qualification juridique, elle est liée à la fois à la première comme à la seconde » (Droit du contentieux administratif, ouv. précité, p. 1274).
Ainsi, le raisonnement du juge suivrait trois étapes chronologiques la première et la dernière étant systématiquement contrôlées, la seconde n’étant contrôlée qu’en cas de dénaturation des faits.
Dans certains cas, cette distinction est assez simple à opérer.
Exemple :
– CE, 4 octobre 1991, requête numéro 100064, Milhaud (Rec., p. 320 ; AJDA 1992, p. 233, obs. Théron ; RFDA 1991, p. 1026) : un médecin pratique des expérimentations, ce qui relève de la constatation des faits (le juge de cassation contrôle qu’il n’y a pas d’erreur de fait). Le juge d’appel apprécie les faits et estime que l’expérimentation comportait des risques non justifiés et ne présentait aucun intérêt direct pour le patient (cet élément n’est pas contrôlé, sauf en cas de dénaturation des faits). Compte tenu de ces éléments, le juge d’appel qualifie juridiquement les faits en retenant que l’expérimentation a été réalisée en violation avec les règles du Code de déontologie, ce qui justifie une sanction (cet élément est toujours contrôlé).
En réalité, cependant, il est très difficile, dans de nombreux cas, de distinguer ce qui relève de l’appréciation des faits de ce qui relève de leur qualification juridique. Tel est le cas en particulier des hypothèses dans lesquels le juge de cassation contrôle la proportionnalité des sanctions prononcées par une autorité administrative, l’appréciation des faits et leur qualification apparaissant ici particulièrement imbriquées (CE Ass., 30 décembre 2014, requête numéro 381245, Bonnemaison, préc.– CE, 27 février 2015, requête numéro 376598, La Poste : Rec., p. 51.– V. aussi contrôlant la proportionnalité d’une sanction infligée à un professeur des universités CE, 30 décembre 2022, requête numéro 465304 : Dr. adm. 2023, comm. 13, note Seurot).
Compte tenu du caractère souvent artificiel de cette distinction, le commissaire du gouvernement Hubert, dans ses conclusions sur l’arrêt de Section Salva-Couderc du 3 juillet 1998 (requête numéro 172736 : Rec., p. 297 ; AJDA 1998, p. 847, chron. Raynaud et Fombeur ; D. 1999, jurispr. p. 101, note Hostiou ; Dr. adm. 1998, comm. 345 ; RFDA 1999, p. 112, concl. Hubert, note Bourrel ; LPA, 11 juin 1999, n°116, p. 15, note Morand-Deviller ; RD imm. 1999, p. 623, chron. Morel et Hubert ; BJDU 1998, n°5, p. 375, concl. Hubert), est même allé jusqu’à proposer la suppression de la distinction entre appréciation des faits et qualification juridique des faits. Cette proposition n’a toutefois pas été retenue, mais il faut bien constater que ce sont essentiellement des questions de politique jurisprudentielle qui conduisent le Conseil d’Etat à classer les questions qui lui sont soumises dans l’une ou l’autre de ces catégories.
872.- L’exemple du contrôle de cassation en matière de dommages de travaux publics.- L’examen du contrôle de cassation en matière de responsabilité du fait des dommages de travaux publics ou liés à l’existence d’un ouvrage public constitue une très bonne illustration de cette politique jurisprudentielle. Le régime de responsabilité appliqué dans ce domaine varie en fonction de la qualité de la victime. S’il s’agit d’un tiers, il bénéficie d’un régime de responsabilité sans faute. L’usager bénéficie, quant à lui, d’un régime de présomption. Pour ne pas être condamnée, l’administration devra apporter la preuve qu’elle a normalement entretenu l’ouvrage public. Toutefois, si l’ouvrage en cause a le caractère « d’ouvrage public exceptionnellement dangereux », l’usager bénéficie d’un régime de responsabilité sans faute.
Dans l’arrêt de Section du 26 juin 1992, Commune de Béthoncourt (requête numéro 114728 : Rec., p. 268 ; RFDA 1993, p. 71, concl. le Chatelier) le Conseil d’Etat a décidé que la question de l’existence d’un défaut d’entretien normal relève de l’appréciation souveraine des juges du fond. En revanche, dans un autre arrêt de Section du 5 juin 1992, Epoux Cala (requête numéro 115331 : Rec., p. 224 ; RFDA 1993, p. 68, concl. le Chatelier ; AJDA 1992, p. 650, chron. Maugüé et Schwartz), le Conseil d’Etat a estimé que la question de savoir si un ouvrage public présente un caractère exceptionnellement dangereux est une question de qualification juridique.
Comme on le voit, dans ces deux cas, la question qui se posait au juge de cassation était pourtant d’une nature identique : il s’agissait de savoir si les faits soumis aux juges du fond justifiaient ou non le déclenchement de l’un ou l’autre des régimes de responsabilité appliqués aux usagers.
La seule justification de cette différence de solutions se situe du point de vue de l’opportunité et des conséquences de la décision du juge d’appel. Dans l’affaire Commune de Béthoncourt, il s’agissait simplement de savoir s’il y avait lieu d’engager la responsabilité de l’administration. Dans l’affaire Cala, la question de l’application d’un régime de responsabilité déterminé se posait également, mais ce n’était pas la seule. Il s’agissait en effet de s’assurer que les juges du fond n’avaient pas une conception trop extensive du régime de responsabilité sans faute qui s’applique aux usagers, lequel est censé demeurer d’application exceptionnelle. Il était donc nécessaire de préserver la frontière entre le régime de responsabilité sans faute et celui de présomption de faute qui est normalement appliqué. La question présentait un enjeu qui dépasse la seule affaire Cala et nécessitait manifestement d’être contrôlée par le Conseil d’Etat.
III – Décision du juge de cassation
873.- Suites de la cassation.- Le juge de cassation rejette le pourvoi en cassation ou il prononce la cassation du jugement attaqué.
Dans le second cas, il dispose d’une alternative : il peut renvoyer le litige ou décider de le retenir, c’est-à-dire de juger lui-même l’affaire sur le fond (Code de justice administrative, art. L. 821-2).
Lorsqu’il prononce le renvoi, le Conseil d’Etat peut renvoyer l’affaire à la même juridiction du fond qui devra statuer dans une autre formation – sauf impossibilité tenant à la nature de la juridiction – ou la renvoyer à une autre juridiction du fond lorsque cela est possible (c’est le cas si l’arrêt a été rendu par une cour administrative d’appel, mais cette possibilité n’existe pas lorsque la décision cassée a été prise, par exemple, par la Cour des comptes).
Dans tous les cas, le juge de renvoi a l’obligation de se conformer à la chose jugée dès le premier renvoi, contrairement à la règle générale qui prévaut devant les juridictions civiles (CE, 8 juillet 1904, requête numéro 11574, Botta : Rec., p. 557, concl. Romieu ; D. 1906, III, p. 33, concl. Romieu ; S. 1905, III, p. 81, note Hauriou).
Pour ce qui concerne le règlement au fond litige, il est obligatoire seulement dans le cas où le Conseil d’Etat est saisi d’un deuxième pourvoi en cassation après un premier renvoi de l’affaire et qu’il prononce une nouvelle cassation (Code de justice administrative, art. L. 821-2.- V. par ex. CE, 27 octobre 2006, requête numéro 244353, Commune de Saint-Paul-en-Pareds).
Dans tous les autres cas, le règlement au fond du litige est une faculté, l’article L. 821-2 du Code de justice administrative se bornant à préciser que le Conseil d’Etat juge de cassation peut juger au fond les litiges « si l’intérêt d’une bonne administration de la justice le justifie ». Dans cette hypothèse, le Conseil d’Etat va se comporter comme s’il était une juridiction d’appel, ce qui est logique puisqu’il se substitue à elle pour rejuger l’affaire sur le fond.
Dans la pratique, le Conseil d’Etat fait une utilisation très fréquente de la possibilité de retenir les litiges. En effet, environ 80% des arrêts de cassation sont suivis d’un jugement au fond, ce qui peut se justifier de différents points de vue.
Il peut s’agir, dans des affaires complexes, de la volonté de rendre un arrêt de principe.
De même, lorsque l’affaire se rattache à un contentieux de masse, la volonté d’éviter d’encombrer les juridictions du fond peut entrer en ligne de compte.
Enfin, dans certains cas, la solution au litige devient évidente après la cassation, sans qu’il soit besoin de rentrer dans des questions de fait.
Exemple :
– CE Sect., 28 juillet 1989, requête numéro 92631, Département des Hauts-de-Seine (Rec., p. 169 ; AJDA 1989, p. 726, obs. Prétot ; D. 1990, p. 187, note Prétot ; RTDSS 1990, p. 132, concl. Tuot ; RFDA 1989, p. 919, note Tuot) : le Conseil d’Etat casse un arrêt de la caisse centrale d’aide sociale qui mettait à la charge du département des Hauts-de-Seine certaines dépenses. Le Conseil d’Etat a estimé que cette juridiction administrative spéciale avait commis une erreur de droit et que ces dépenses incombaient, en réalité, à l’Etat. Le renvoi apparaissait inutile, puisque la solution sur le fond découlait directement de l’arrêt de cassation.
A l’opposé, s’il reste des éléments à juger, le Conseil d’Etat aura plutôt tendance à renvoyer l’affaire.
Exemple :
– CE Sect., 5 juin 1992, requête numéro 115331, Epoux Cala (préc.) : le Conseil d’Etat casse l’arrêt d’appel qui avait décidé d’engager la responsabilité sans faute de l’administration, la voie publique sur laquelle l’accident à l’origine du dommage dont la réparation est demandée s’était produit n’étant pas, on l’a vu, un ouvrage public exceptionnellement dangereux. Dans cette hypothèse, le renvoi est motivé par le fait qu’il reste à décider s’il peut être mis à la charge de l’administration un défaut d’entretien normal de la voie, auquel cas sa responsabilité sera engagée dans le cadre d’un régime de présomption de faute.
§III – Voies de recours spéciales
874.- Voies de rétractation.- Les voies de recours spéciales constituent non pas des voies de réformation, mais des voies de rétractation qui ont vocation à être portées devant le juge qui a rendu la décision litigieuse.
On évoquera en premier lieu le recours direct en interprétation, qui est toutefois irréductible à cette distinction, puisqu’il ne constitue ni une voie de rétractation, ni une voie de réformation. On évoquera ensuite l’opposition, la tierce opposition, le recours en révision, le recours en rectification d’erreur matière et enfin le recours dans l’intérêt de la loi.
I – Le recours direct en interprétation
875.- Une portée déclaratoire.- Ce recours, qui a été admis par le Conseil d’Etat à l’occasion de l’arrêt Compagnie d’Orléans et du Midi c/ Etat du 26 juillet 1912 (Rec., p. 889, concl. Riboulet), est ouvert sauf texte contraire devant toutes les juridictions. Il permet d’obtenir du juge administratif compétent l’interprétation d’un acte juridictionnel, mais aussi d’un acte administratif, obscur ou ambigu. S’il s’agit d’une décision juridictionnelle, l’interprétation ne peut être demandée qu’à la juridiction qui l’a rendue (CE, 8 juillet 1932, Le Berre et Kerloch : Rec., p. 689).
Le recours en interprétation n’a qu’une portée déclaratoire. Sa recevabilité est subordonnée « à l’existence d’un différend né et actuel susceptible de relever de la compétence du juge administratif, dont la solution est subordonnée à l’interprétation demandée ». Ce recours – qui peut porter sur un acte unilatéral ou sur un contrat – est donc irrecevable lorsque le différend subordonné à l’interprétation relève des juridictions judiciaires. Le Conseil d’Etat a récemment restreint la recevabilité de ce recours en précisant que son auteur « ne peut (non plus) invoquer à cette fin un différend porté devant une juridiction administrative, à laquelle il revient de procéder elle-même à l’interprétation des actes administratifs dont dépend la solution du litige qui lui est soumis » (CE Sect., 6 décembre 2019, requête numéro 416762, Abdi : Rec., p. 439, concl. Decout-Paolini ; Dr. adm. 2020, comm. 15, note Carin et Dutus). Il n’est recevable, également « que s’il émane d’une partie à l’instance ayant abouti au prononcé de la décision dont l’interprétation est sollicitée et dans la seule mesure où il peut être valablement argué que cette décision est obscure ou ambiguë » (CE, ord. réf., 24 novembre 2005, requête numéro 287348, Moissinac Massenat). Il peut être exercé sans condition de délai. Toutefois, l’erreur doit présenter un caractère véritablement matériel, c’est-à-dire qu’elle ne doit pas conduire le juge à reconsidérer les questions de droit qui lui ont été préalablement soumises.
Exemples :
– CE, 7 novembre 1979, requête numéro 16837, Etablissements Chaumeil (RDP 1980, p. 1212) : le recours en interprétation est recevable à l’encontre d’une décision qui ne mentionnait pas le point de départ des intérêts légaux produits par une indemnité.
– CAA Marseille, 16 décembre 2004, requête numéro 04MA01027, Brun : la contestation d’une méthode d’évaluation de détermination de l’assiette de la taxe foncière sur les propriétés bâties concernant le bien-fondé de l’arrêt de la cour, ce moyen n’est pas recevable devant le juge de l’interprétation.
Au demeurant, le recours sera irrecevable s’il apparaît que la décision en cause n’était ni obscure ni ambigüe (CE, 13 mars 2013, requête numéro 339943, Département du Tarn-et-Garonne : Rec. tables, p. 759). En particulier, il n’est pas recevable s’il a « pour objet d’obtenir la correction d’une erreur contenue dans la décision juridictionnelle en cause » (CE, 27 juillet 2016, requête numéro 388098, Duc).
II – L’opposition
876.- Rétractation d’un jugement rendu par défaut.- Comme le recours en interprétation, l’opposition est une voie de recours spéciale, ouverte sauf texte contraire devant toutes les juridictions (CE Sect., 12 octobre 1956, Desseaux : Rec., p. 364 ; RDP 1957, p. 115, concl. Lasry). Cependant, à la différence du recours en interprétation, elle relève de la catégorie des voies de rétractation.
L’opposition a pour objet de faire rétracter un jugement rendu par défaut (V. Code de justice administrative, art. R. 831-1 s.). Elle est ouverte à la partie qui n’a pas produit d’observations écrites lors de l’instruction initiale et elle est recevable dans un délai de deux mois. L’article R. 831-6 du Code de justice administrative précise que les jugements et ordonnances des tribunaux administratifs ne sont pas susceptibles d’opposition. On notera également que cette procédure a été supprimée devant les cours administratives d’appel par le décret n°2019-82 du 7 février 2019 modifiant le Code de justice administrative. La procédure d’opposition, comme la procédure de tierce opposition, est soumise au respect du principe du contradictoire (CE, 18 décembre 2017, requête numéro 402011, Société Serenis). Il faut aussi relever que l’expiration du délai d’opposition, sans que cette voie de recours ne soit exercée, a pour effet de régulariser le pourvoi en cassation introduit prématurément (CE Sect., 20 novembre 1992, requête numéro 114667, Joseph : Rec., p. 417 ; AJDA 1993, p. 130, concl. Arrighi de Casanova).
L’article R. 831-5 du Code de justice administrative précise que « la décision qui admet l’opposition remet, s’il y a lieu, les parties dans le même état où elles étaient auparavant ». La décision litigieuse sera alors déclarée non avenue (CE, 9 janvier 1959, requête numéro 42631, Ville de Nice : Rec., p. 26).
III – Tierce opposition
877.- Contestation d’un jugement par un tiers à l’instance initiale.- Comme l’opposition, la tierce opposition est une voie de recours spéciale, ouverte sauf texte contraire devant toutes les juridictions (CE, 29 novembre 1912, requête numéro 45893, Boussuge, préc.).
Exemple :
– CE, 12 novembre 2020, requête numéro 441681, Leroy et a. : un jugement rendu par un tribunal administratif contre une autorisation d’exploiter une éolienne demeure susceptible de faire l’objet dune tierce opposition devant ce tribunal, alors même que le contentieux de premier et dernier ressort de ces litiges a été transféré aux cours administratives d’appel.
La tierce opposition permet à une personne de contester le jugement qui préjudicie à ses droits (sur cette notion V. par exemple CE, 4 avril 2012, requête numéro 356401, Société Céphalon France : JCP A 2012, 2302.- CE, avis, 29 mai 2015, requête numéro 381560, Association Nonant Environnement : Dr. adm. 2015, comm. 63, note Eveillard), dès lors que ni elle ni ceux qu’elle représente n’ont été présents ou régulièrement appelés dans l’instance ayant abouti à cette décision (V. Code de justice administrative, art. R. 832-1 s.). Le délai de recours est également de deux mois, mais à la différence de l’opposition, la tierce opposition est ouverte devant toutes les juridictions. En outre, en l’absence de notification régulière, le délai ne court pas, même si l’auteur de la tierce opposition a eu connaissance du jugement (CE, 8 janvier 1958, Consorts de Batz de Tranquelléon : Rec., p. 18.- CE, 18 décembre 1987, requête numéro 60892, Masse : Rec. tables, p. 877). En cas d’admission de la tierce opposition, le juge déclarera non avenue en tout ou partie la décision litigieuse.
IV – Recours en révision
878.- Juridictions devant lesquelles ce recours est recevable.- Le recours en révision présente la particularité de n’être ouvert que lorsqu’un texte le prévoit expressément : c’est le cas devant le Conseil d’Etat, contre ses propres arrêts (Code de justice administrative, art. R. 834-1 s.) et devant certaines juridictions administratives spéciales, comme la Cour des comptes et les chambres régionales des comptes (Code des juridictions financières, art. L. 245-3 et R. 142-15). Devant le Conseil d’Etat, ce recours doit être exercé dans un délai de deux mois et il n’est recevable que dans trois hypothèses : si la décision a été rendue sur pièces fausses (sur cette notion V. CE, 17 décembre 2014, requête numéro 369035, X.) ; si la partie a été condamnée faute d’avoir produit une pièce décisive qui était retenue par son adversaire (V. par ex., CE, 1er mars 2006, requête numéro 271355, Rousseau) ; si la décision est intervenue sans qu’aient été observées les dispositions du Code de justice administrative relatives à la composition de la formation de jugement, à la tenue des audiences ainsi qu’à la forme et au prononcé de la décision (par exemple en cas de méconnaissance de la règle selon laquelle les parties sont mises en mesure de connaître le sens des conclusions du rapporteur public avant la tenue de l’audience, V. CE, 10 juillet 2013, requête numéro 357359, Société Stanley international betting limited).
Un arrêt récent du Conseil d’Etat a étendu considérablement le champ du recours en révision. Cette extension concerne les juridictions administratives spéciales qui ne relèvent pas du Code de justice administrative et pour lesquelles aucun texte n’a prévu l’existence d’une telle voie de recours. Le recours en révision peut néanmoins être formé, en vertu d’une règle générale de procédure découlant des exigences de la bonne administration de la justice. Les tribunaux administratifs et cours administratives d’appel sont toutefois exclus, le Code de justice administrative n’envisageant ce recours que devant le Conseil d’Etat. Ce recours est ouvert à l’égard d’une décision passée en force de chose jugée, dans l’hypothèse où cette décision l’a été sur pièces fausses ou si elle l’a été faute pour la partie perdante d’avoir produit une pièce décisive qui était retenue par son adversaire. Cette possibilité est ouverte à toute partie à l’instance, dans un délai de deux mois courant à compter du jour où la partie a eu connaissance de la cause de révision qu’elle invoque (CE Sect., 14 juin 2012, requête numéro 331346, Serval : Rec., p. 225 ; AJDA 2012, p. 1397, chron. Domino et Bretonneau ; Dr. adm. 2012, comm. 68, note Melleray ; JCP A 2012, comm. 2296, note Claeys ; RFDA 2012, p 730, concl. Roger-Lacan).
V – Recours en rectification d’erreur matérielle
879.- Notion d’erreur matérielle.- L’article R. 833-1 du Code de justice administrative prévoit que « lorsqu’une décision d’une cour administrative d’appel ou du Conseil d’Etat est entachée d’une erreur matérielle susceptible d’avoir exercé une influence sur le jugement de l’affaire, la partie intéressée peut introduire devant la juridiction qui a rendu la décision un recours en rectification ». Il résulte également de la jurisprudence que ce recours est ouvert « même en l’absence de texte le prévoyant » devant « toute juridiction statuant en dernier ressort » (CE Ass., 4 mars 1955, requête numéro 32905, Veuve Sticotti : Rec., p. 131 ; RDP 1955, p. 733, concl. Jacomet). Elle peut donc être exercée devant une juridiction administrative spéciale et même devant le Tribunal des conflits (TC, 7 juin 1999, requête numéro 3158, Bergas : Rec., p. 456). Ainsi, sauf texte dérogeant à ce principe, un jugement de première instance qui comporte une erreur matérielle ne peut faire l’objet d’une correction que par la voie de l’appel. Toutefois, pour éviter autant que possible les lourdeurs de la procédure d’appel, l’article R. 741-11 du Code de justice administrative prévoit que « lorsque le président du tribunal administratif constate que la minute d’un jugement ou d’une ordonnance est entachée d’une erreur ou d’une omission matérielle, il peut y apporter, par ordonnance rendue dans le délai d’un mois à compter de la notification aux parties de ce jugement ou de cette ordonnance, les corrections que la raison commande ».
Trois conditions sont exigées pour que ce recours puisse être mis en œuvre. Tout d’abord, l’erreur commise ne doit pas être liée à une appréciation d’ordre juridique. Il peut s’agir, par exemple, de l’ommission de répondre à des conclusions (CE Sect., 29 mars 2000, requête numéro 210988, GIE Groupe Victoire : Rec., p. 144 ; JCP E 2000, comm. 2066), d’une erreur de calcul ou de délai, ou encore d’une omission de surseoir à statuer dans l’attente d’une décision sur une demande d’aide juridictionnelle (CE, 31 janvier 2022, requête numéro 454992). Ensuite, cette erreur doit avoir été « susceptible d’avoir exercé une influence sur le jugement de l’affaire ». Enfin, elle ne doit pas être imputable au requérant.
VI – Recours dans l’intérêt de la loi
880.- Une portée doctrinale.- Comme le recours en rectification d’erreur matérielle, le recours dans l’intérêt de la loi est ouvert même en l’absence de texte et sans condition de délai, mais seulement devant les juridictions souveraines (V. CE, 1er octobre 1997, requête numéro 180661, Ministre de la Défense c. Martin : Rec., p. 324 ; RFDA 1997, p. 1330), ce qui ne concerne – depuis la disparition de la commission supérieure des dommages de guerre et de la commission spéciale de cassation des pensions – que le Conseil d’Etat.
Le recours est réservé aux seuls ministres et il a pour objet de supprimer, dans des décisions juridictionnelles, les erreurs juridiques. Il ne concerne que les jugements définitifs, à l’exception des jugements rendus par le Conseil d’Etat lui-même. Les décisions rendues dans le cadre de ce recours n’ont qu’une portée doctrinale et elles n’auront, par conséquent, aucune incidence sur la situation des parties à l’instance dans laquelle le jugement contesté a été rendu. Il s’agit exclusivement de purger le jugement de l’erreur juridique qu’il contient pour éviter que celle-ci ne se perpétue dans les décisions qui seront ultérieurement rendues.
Si ce recours est rarement mis en œuvre, deux décisions récentes ont assoupli ses conditions de recevabilité. En premier lieu, le Conseil d’Etat a admis que le recours dans l’intérêt de la loi peut être formé contre une décision qui déjà fait l’objet d’un examen par le Conseil d’Etat. Toutefois, cette faculté concerne uniquement l’hypothèse où ce premier examen n’a pas donné lieu à une prise de position par le Conseil d’Etat sur la question litigieuse qui fait l’objet du recours dans l’intérêt de la loi (CE, 11 avril 2018, Daniel, requête numéro 409648, Ministre de l’Intérieur : AJCT 2018, p. 452, obs. Morel ; AJDA 2018, p. 1173, concl. Domino ; JCP A 2018, comm. 2243, concl. Domino ; RD imm. 2018, p. 438, note Hostiou). Cette solution, dont le champ est donc précisément circonscrit, respecte l’autorité de la chose jugée. Dans une autre décision, également favorable à l’extension modérée du recours dans l’intérêt de la loi, le Conseil d’Etat a été amené à préciser que « doit être regardé comme irrévocable tout jugement qui n’est plus susceptible d’appel ou de cassation ». En conséquence, le fait qu’une décision puisse encore faire l’objet d’une voie de rétractation – particulièrement un recours en tierce opposition qui est ouvert sans délai – est sans incidence sur ce caractère irrévocable et ne fait donc pas obstacle à l’exercice du recours dans l’intérêt de la loi (CE, 18 juin 2018, requête numéro 416325, Ministre de l’Intérieur : AJCT 2018, p. 452 ; AJDA 2018, p. 1251 ; RD imm. 2018, p. 438, note Hostiou).
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