Chapitre trois- Contentieux administratif
745.- Plan.- L’étude du contentieux administratif nécessite que soit au préalable définie sa structure. On s’interrogera ensuite sur les conditions de recevabilité des recours contentieux et sur le déroulement du procès administratif. Enfin, on s’intéressera aux voies de recours et aux procédures de référé.
Section I – Structure du contentieux
746.- Classification de Laferrière.- Il existe plusieurs typologies des recours contentieux. Une première typologie, établie par Laferrière (Traité de la juridiction administrative et des recours contentieux, 2ème éd.1887, t. 1, p. 15 et s.), est fondée sur la prise en compte de la nature et de l’étendue des pouvoirs du juge.
Elle conduit à distinguer quatre types de recours contentieux.
Il s’agit d’abord du « contentieux de pleine juridiction » appelé également « plein contentieux » dans lequel le juge exerce les pouvoirs les plus larges. Il peut non seulement annuler réformer ou modifier une décision administrative, mais il peut également prononcer des condamnations pécuniaires en particulier pour la réparation de préjudices. Autrement dit, il exerce la plénitude de ses pouvoirs.
Doit ensuite être mentionné le « contentieux de l’annulation », qui concerne essentiellement le recours pour excès de pouvoir dont l’objet exclusif consiste à obtenir l’annulation d’une décision administrative.
Une troisième catégorie est formée par le « contentieux de l’interprétation » qui permet au juge, saisi d’un recours en interprétation ou en appréciation de légalité, de déclarer le sens d’un acte administratif manquant de clarté ou de déclarer s’il est entaché d’illégalité. Toutefois, dans le cadre de ce recours, le juge ne peut tirer aucune conséquence de sa décision, ce pouvoir n’appartenant qu’aux juges judiciaires devant lesquels le litige est pendant.
Enfin, Laferrière distingue le « contentieux de la répression » qui concerne le contentieux des contraventions de grande voirie relatives aux infractions commises aux lois et règlements qui protègent le domaine public.
747.- Classification de Duguit.- Une typologie plus récente établie par Léon Duguit (Traité de droit constitutionnel, t. 2, ouv. précité p. 458 s.) et reprise par d’autres auteurs (V. notamment M. Waline, Vers un reclassement des recours contentieux ? : RDP 1935, p. 305) prend en compte, quant à elle, la nature de la situation juridique qui fonde le recours. Elle conduit à distinguer seulement deux types de contentieux.
Il s’agit d’abord du contentieux objectif qui consiste à confronter l’acte administratif qui fait l’objet du recours aux différentes normes qui s’imposent à l’administration dans le cadre de son action.
Il s’agit ensuite du contentieux subjectif qui tend au rétablissement d’un droit dont le requérant se prétend titulaire, comme par exemple un droit à des dommages-intérêts.
748.- Classification de Chapus.- Une autre typologie proposée par René Chapus se propose de distinguer le contentieux des recours – lui-même subdivisé en deux branches : le contentieux de pleine juridiction et le contentieux de l’excès de pouvoir – et le contentieux des poursuites (Droit du contentieux administratif, ouv. précité, p. 205).
Cette dernière approche paraît la plus satisfaisante, dès lors qu’elle permet de classer plus efficacement les différents types de recours contentieux. Elle conduit à distinguer le contentieux de la légalité du contentieux de pleine juridiction et du contentieux répressif.
§I – Contentieux de la légalité
749.- Un contentieux dominé par le recours pour excès de pouvoir.- Le contentieux de la légalité regroupe le contentieux de l’excès de pouvoir, le recours en appréciation de légalité et le recours en déclaration d’inexistence.
I – Recours pour excès de pouvoir
750.- « Un procès fait à un acte ».- Selon la célèbre expression de Laferrière le recours pour excès de pouvoir « est un procès fait à un acte » (Traité de la juridiction administrative et des recours contentieux, préc., t. 2, p. 560).
Il s’agit également d’une action opposant deux parties – l’administration et un administré – ce qui explique, notamment, l’exigence d’un intérêt à agir, l’interdiction faite au juge de statuer ultra petita, ou encore la possibilité de tierce opposition lorsque le requérant apporte un moyen nouveau de fait ou de droit (CE, 29 novembre 1912, requête numéro 45893, Boussuge : Rec., p. 1128, concl. Blum).
Dans le cadre de ce recours, le requérant demande l’annulation d’un acte, qu’il estime contraire aux normes juridiques qui lui sont supérieures. Le juge de l’excès de pouvoir apprécie la légalité de l’acte à la date de son édiction (CE Sect., 22 juillet 1949, Société des automobiles Berliet : Rec., p. 264).
Si l’acte attaqué est effectivement contraire à ces normes, le juge l’annulera, sans considération du comportement des personnes concernées. En outre, le juge ne fera rien d’autre que prononcer cette annulation.
751.- Un recours aujourd’hui plus efficace.- Cette caractéristique a longtemps nui à l’efficacité du recours pour excès de pouvoir, jusqu’à ce que les lois n°80-539 du 16 juillet 1980 et n°95-125 du 16 juillet 1995 reconnaissent la possibilité d’assortir ce recours d’une demande d’injonction éventuellement assortie d’une astreinte, de façon à contraindre l’administration à prendre des mesures concrètes suite à l’annulation de l’acte attaqué, qu’il s’agisse de prendre une décision dans un sens donné ou de réexaminer une demande (V. sur ce point infra). Il s’agit d’une évolution notable qui constitue le premier jalon d’une évolution qui fait qu’aujourd’hui que le recours pour excès de pouvoir ne plus seulement être conçu comme un simple procès fait à un acte (V. infra).
752.- Actes concernés.- Le recours pour excès de pouvoir a longtemps été réservé aux seuls actes administratifs unilatéraux.
La jurisprudence récente a néanmoins admis que les clauses règlementaires des contrats (CE Ass., 10 juillet 1996, requête numéro 138536, Cayzeele : RFDA 1997, p. 89, note Delvolvé ; AJDA 1996, p. 732, chron. Chauvaux et Girardot ; CJEG 1996, p. 382, note Terneyre ; LPA 18 décembre 1996, note Viviano), ainsi que les contrats de recrutement des agents publics (CE Sect., 30 octobre 1998, requête numéro 149663, Ville de Lisieux : Rec., p. 375 ; AJDA 1998, p. 969 et 977, chron. Raynaud et Fombeur ; JCP G 1999, II, comm. 10445, note Haïm ; Dr. adm. 1998, comm. 374 ; RFDA 1999, p. 128, concl. Stahl et note Pouyaud ; AJFP 1999/1, p. 4) pouvaient faire l’objet d’un tel recours. Cependant, puisqu’il s’agit d’un contentieux objectif, les requérants ne sont pas recevables dans le cadre de ce recours à invoquer des moyens tirés de la violation de clauses contractuelles, celles-ci concernant les relations entre les parties, donc un droit subjectif (CE, 14 mars 1997, requête numéro 119055, Compagnie d’aménagement des coteaux de Gascogne : Rec., p. 638 ; RFDA 1997, p. 349, note Delvolvé).
Enfin, s’agissant des actes administratifs unilatéraux, le champ du recours pour excès de pouvoir s’est progressivement étendu, notamment par le recul de la théorie de l’acte de gouvernement et des mesures d’ordre intérieur, ou encore la possibilité d’exercer ce recours contre certains actes de droit souple (V. infra).
753. Un recours « d’utilité publique ».- Enfin, il faut insister sur le fait que, selon l’expression de René Chapus, le recours pour excès de pouvoir est un recours « d’utilité publique » (Droit administratif général, t.1, préc. p. 788). En effet, le respect de la légalité par l’administration doit être conçu comme relevant de l’intérêt général. Comme l’a exprimé le président Pichat dans ses conclusions sur l’arrêt Lafage du 8 mars 1912 (requête numéro 42612: Rec., p. 348, concl. Pichat ; D. 1914, III, p. 49, concl. Pichat ; RDP 1912, p. 266, note Jèze ; S. 1913, III, p. 7, concl. Pichat et note Hauriou) le recours pour excès de pouvoir doit ainsi être envisagé comme un « instrument mis à la portée de tous au service de la légalité méconnue ».
Ceci explique pourquoi un décret du 2 novembre 1864 a posé pour principe que le recours pour excès de pouvoir est dispensé du ministère d’avocat (V. sur ce point supra n°614). De même, comme l’a précisé le Conseil d’Etat dans l’arrêt d’Assemblée Dame Lamotte du 17 février 1950 (requête numéro 86949: préc.), il existe un principe général du droit en vertu duquel le recours pour excès de pouvoir est ouvert contre toute décision administrative. Ainsi, le recours pour excès de pouvoir n’est exclu que dans les hypothèses où cette exclusion est expressément mentionnée par un texte de loi.
II – Recours en appréciation de légalité
754.- Liaison avec une instance pendante devant le juge judiciaire.- Le recours en appréciation de légalité est nécessairement lié à une instance pendante devant le juge judiciaire. Dans cette hypothèse, le juge judiciaire est bien compétent pour juger l’affaire dont il a été saisi, mais la résolution du litige principal suppose que soit tranchée au préalable une difficulté sérieuse relative à la légalité d’un acte administratif. Cette difficulté sérieuse constitue une question préjudicielle qui impose en principe au juge judiciaire de surseoir à statuer et de renvoyer cette question au juge administratif.
Exemple :
– CE, 16 décembre 2005, requête numéro 273861, Commune d’Arpajon (Rec., p. 567 ; Collectivités territoriales – intercommunalité 2006, comm. 42, note Pellissier et comm. 60, note Erstein) : une servitude de passage instituée en vertu d’un acte de droit privé au bénéfice d’une commune sur une propriété appartenant à son domaine privé constitue un bien communal. Si les litiges nés d’un acte de gestion du domaine privé relèvent de la compétence du juge judiciaire, le juge administratif est seul compétent pour apprécier la légalité de la décision du maire renonçant à cette servitude.
755.- Points communs et différences avec le recours pour excès de pouvoir.- Il s’agit bien d’un contentieux objectif puisque le juge administratif tranche une question relative à la légalité d’un acte administratif. Ce recours est recevable non seulement à l’égard des actes administratifs règlementaires ou individuels, mais il peut également s’appliquer à des actes unilatéraux sans caractère décisoire, ainsi qu’à des contrats. Comme le recours pour excès de pouvoir, il est dispensé du ministère d’avocat.
En revanche, à la différence du recours pour excès de pouvoir, le recours en appréciation de légalité ne conduit pas à l’annulation de la décision en cause. Le juge se borne à déclarer que l’acte est légal ou illégal et c’est au juge judiciaire qu’il appartiendra d’en tirer toutes les conséquences dans le cadre de l’instance qui reprendra devant lui.
III – Recours en déclaration d’inexistence
756.- Un recours peu utilisé mais efficace.- Très rarement mis en œuvre, le recours en déclaration d’inexistence a pour objet de faire juger qu’en raison de la gravité des irrégularités entachant la décision attaquée, celle-ci n’a aucune existence juridique. Comme l’a récemment énoncé le Conseil d’Etat, « un acte ne peut être regardé comme inexistant que s’il est dépourvu d’existence matérielle ou s’il est entaché d’un vice d’une gravité telle qu’il affecte, non seulement sa légalité, mais son existence même » (CE, 28 septembre 2016, requête numéro 399173, Anticor : AJDA 2016, p. 1843).
Ce recours est également dispensé du ministère d’avocat et il n’est soumis à aucune condition de délai (V. CAA Paris, 9 août 2006, requête numéro 06PA01227, Michel B. : JCP A 2006, comm. 1297). Il s’agit bien d’un contentieux objectif, puisqu’il s’agit d’apprécier la légalité d’un acte administratif. Toutefois, le juge ne prononce pas l’annulation de l’acte, puisqu’il se borne à en constater l’inexistence en le déclarant nul et non avenu.
Même si l’acte est réputé inexistant il peut néanmoins faire l’objet d’une procédure de référé suspension (CE, 26 janvier 2007, requête numéro 297969, Commune de Neuville-sur-Escaut : JCP A 2007, comm. 2058, note Caille) ainsi que d’une demande de sursis à exécution (CE, 29 décembre 2022, Commune de Loos, requête numéro 463598 : Procédures 2023, comm. 98, obs. Chifflot).
§II – Contentieux de pleine juridiction
757.- Un contentieux hétérogène.- Dans ce cadre, le juge a le pouvoir d’aller plus loin qu’une simple annulation. Il peut en effet prononcer des condamnations pécuniaires, mais il peut surtout substituer sa propre décision à celle qui est attaquée. Ainsi « le plein contentieux est aussi hétérogène qu’est homogène le contentieux de l’excès de pouvoir » (R. Chapus, ouv. précité, t. 1, p.790).
Contrairement au recours pour excès de pouvoir, pour rendre sa décision, le juge du plein contentieux de place à la date à laquelle il statue.
Le ministère d’avocat est en principe obligatoire devant les tribunaux administratifs (Code de justice administrative, art. R. 431-2), sauf exception (Code de justice administrative, art. R. 431-3), une dérogation étant également prévue pour l’Etat (Code de justice administrative, art. R. 743431-7). En appel, sauf pour l’Etat qui en est toujours dispensé (Code de justice administrative, art. R. 811-10), le ministère d’avocat est obligatoire dans toutes les matières relevant du plein contentieux. Devant le Conseil d’Etat, seuls les litiges en matière électorale sont dispensés du ministère d’avocat (Code de justice administrative, art. R. 432-2), une dérogation générale étant par ailleurs toujours prévue pour l’Etat (Code de justice administrative, art. R. 432-4). Devant le Conseil d’Etat, lorsque le ministère d’avocat est obligatoire, il s’agira nécessairement d’un avocat au Conseil d’Etat et à la Cour de cassation.
758.- Contentieux de pleine juridiction subjectif et contentieux de pleine juridiction objectif.- En matière de responsabilité et en matière contractuelle notamment, il s’agit manifestement, pour le requérant, de se voir reconnaître un droit. Il s’agit donc bien d’un recours subjectif.
En revanche, le plein contentieux présente un caractère objectif dans le cadre de certains contentieux spéciaux, comme le contentieux électoral, le contentieux fiscal ou encore le contentieux des pensions civiles et militaires de retraite. S’il s’agit bien ici de questions de légalité, les recours concernés sont rangés dans la catégorie du plein contentieux au regard des pouvoirs conférés au juge qui peut faire plus qu’annuler la décision contestée en prenant une décision positive.
Exemples :
– Dans le contentieux électoral, le juge peut rectifier les résultats proclamés par l’administration ce qui peut le conduire à déclarer vainqueur un candidat différent de celui arrivé en tête à l’issue du scrutin (CE, 20 février 2002, requête numéro 235473, Elections municipales de Saint-Elie).
– Dans le contentieux fiscal, il peut modifier le montant de l’impôt mis à la charge du contribuable.
– Dans le contentieux des pensions civiles et militaires de retraite il appartient au juge de se prononcer lui-même sur les droits des intéressés (V. par exemple CE, 7 janvier 2004, 2 arrêts, requête numéro 232465, requête numéro 225451, Colombani et Gresselle : Rec., p. 1 ; AJDA 2004, p. 1653, note Dord).
Dans le cadre du plein contentieux subjectif, à la différence du plein contentieux subjectif, le requérant peut soulever des moyens autres que ceux résultant de la violation d’une norme supérieure.
Exemples :
– Dans le cadre d’une action en responsabilité, c’est une faute de l’administration qui peut être invoquée.
– En matière contractuelle, le requérant peut invoquer la violation des stipulations contractuelles par son cocontractant.
759.- Hypothèses de substitution du recours de plein contentieux au recours pour excès de pouvoir.- A cela, il faut ajouter que des textes récents, ainsi que la jurisprudence, ont substitué, dans certains domaines, le recours de plein contentieux au recours pour excès de pouvoir. Ceci permet au juge non seulement d’annuler, le cas échéant, la décision déférée, mais surtout de substituer à cette décision celle qu’il estimera justifiée. Pour l’essentiel, les hypothèses visées par des textes concernent les recours exercés contre les décisions de sanction prononcées par des autorités administratives indépendantes ou les autorités publiques indépendantes.
Exemple :
– L’article L. 151-3-1 du Code monétaire et financier prévoit que les décisions de sanction prononcées à l’encontre des professionnels par l’Autorité des marchés financiers ne peuvent être contestées que dans le cadre d’un recours de plein contentieux. Ceci permettra notamment au juge de substituer à la décision de sanction qu’il annule une sanction qu’il estime plus appropriée.
L’ordonnance n°2017-80 du 26 janvier 2017 relative à l’autorisation environnementale fait également relever du plein contentieux l’autorisation qu’elle institue, en lieu et place de procédures antérieures. Son régime juridique a été précisé par plusieurs avis contentieux (V. CE, avis, 26 juillet 2018, requête numéro 416831, Association « Non au projet éolien de Walincourt- Selvigny et Haucourt- en- Cambrésis » et a. : Rec., 327, concl. Burguburu ; AJDA 2018, p. 2449, note Radiguet. – CE, avis, 27 septembre 2018, requête numéro 420119, Association Danger de tempête sur le patrimoine rural et a. : Rec., 340, concl. Dutheillet de Lamothe ; AJDA 2018, p. 2085, concl. Dutheillet de Lamothe).
Les illustrations issues de la jurisprudence concernent des cas assez hétérogènes.
Exemples :
– CE Sect., 27 avril 1988, requête numéro 74319, Mbakam (Rec., p. 172 ; AJDA 1988, p. 438, chron. Azibert et de Boisdeffre) : les états exécutoires ne peuvent être contestés que dans le cadre d’un recours de plein contentieux, ce qui autorise le juge à modifier le montant des sommes réclamées.
– CE Ass., 26 juin 1992, 2 arrêts, Lepage-Huglo, Pezet et San Marco (requête numéro 137345, requête numéro 134980, requête numéro 134981, requête numéro 134983, requête numéro 134984, requête numéro 134985 : Rec., p. 246 et p. 252, concl. Le Chatelier ; AJDA 1992, p. 649, chron. Maugüé et Schwartz ; JCP 1992, comm. 21937, note Chaminade) : le contentieux des autorisations de plaider pour le compte des collectivités territoriales relève également du plein contentieux. Ceci permet au Conseil d’Etat, qui est en la matière compétent en premier et dernier ressort, soit d’accorder lui-même l’autorisation refusée par une décision (non juridictionnelle) du tribunal administratif, soit de modifier les termes de cette autorisation.
– CE, 23 décembre 2011, Ministre de l’Intérieur (requête numéro 348647, requête numéro 348678, préc.) : le déféré préfectoral dirigé contre les contrats qui était à l’origine considéré comme une variante du recours pour excès de pouvoir relève désormais du plein contentieux. Il en résulte que lorsqu’il constate une illégalité, le juge n’est pas tenu d’annuler la décision litigieuse. Comme le précise le Conseil d’Etat « il lui revient, après avoir pris en considération la nature de l’illégalité éventuellement commise, soit de prononcer la résiliation du contrat ou de modifier certaines de ses clauses, soit de décider de la poursuite de son exécution, éventuellement sous réserve de mesures de régularisation par la collectivité contractante, soit enfin, après avoir vérifié si l’annulation du contrat ne porterait pas une atteinte excessive à l’intérêt général ou aux droits des cocontractants, d’annuler, totalement ou partiellement, le cas échéant avec un effet différé, le contrat ».
– CE Sect., 27 juillet 2012, requête numéro 347114, Labachiche (Rec., p. 299, concl. Landais) : lorsqu’il statue sur un recours dirigé contre une décision par laquelle l’administration, sans remettre en cause des versements déjà effectués, détermine les droits d’une personne à l’allocation de revenu minimum d’insertion (actuellement revenu de solidarité active), il appartient au juge administratif, eu égard tant à la finalité de son intervention dans la reconnaissance du droit à cette prestation d’aide sociale qu’à sa qualité de juge de plein contentieux, non de se prononcer sur les éventuels vices propres de la décision attaquée, mais d’examiner les droits de l’intéressé sur lesquels l’administration s’est prononcée, en tenant compte de l’ensemble des circonstances de fait qui résultent de l’instruction.
– CE Sect., 3 juin 2019, requête numéro 419903, Département de l’Oise (AJDA 2019, p. 1568, chron. Malverti et Beaufils ; JCP A 2019, act. 389, obs. Friedrich ; JCP A 2019, comm. 2264, note Habchi ; Procédures 2019, comm. 241, note Chifflot) : lorsqu’il statue sur un recours dirigé contre une décision refusant ou ne faisant que partiellement droit à une demande de remise gracieuse d’un indu d’une prestation ou d’une allocation versée au titre de l’aide ou de l’action sociale, du logement ou en faveur des travailleurs privés d’emploi, il appartient au juge administratif, eu égard tant à la finalité de son intervention qu’à sa qualité de juge de plein contentieux, non de se prononcer sur les éventuels vices propres de la décision attaquée, mais d’examiner si une remise gracieuse totale ou partielle est susceptible d’être accordée, en se prononçant lui-même sur la demande au regard des dispositions applicables et des circonstances de fait dont il est justifié par l’une et l’autre parties à la date de sa propre décision. Cette décision doit être rapprochée d’autres décisions qui ont généralisé le plein contentieux dans les contentieux sociaux (CE Sect., 3 juin 2019, requête numéro 415040, Charbonnel: Rec., p. 187, concl. Decout-Paolini – CE Sect., 3 juin 2019, requête numéro 422873, Ziani.- CE Sect., 3 juin 2019, requête numéro 423001, Vainqueur).
– CE, 29 novembre 2019, requête numéro 410689, Pinault (Dr. adm. 2020, comm. 14, note Eveillard) : le juge administratif, saisi du refus de l’administration de porter atteinte à un ouvrage public irrégulièrement édifié, ne statue pas en tant que juge de l’excès de pouvoir, mais en sa qualité de juge de plein contentieux, directement saisi d’une demande d’injonction.
CE, 23 décembre 2020, requête numéro 431843, Commune de Régny (JCP A 2021, comm. 2179, note Pauliat) : les arrêtés de péril imminent peuvent désormais faire l’objet d’un recours ce plein contentieux. Le juge va donc se placer à la date à laquelle il statue pour apprécier la légalité et l’utilité des mesures prises. Il pourra aussi vider le litige en évitant au propriétaire concerné de revenir devant l’administration pour obtenir une autre décision. Cette solution rejoint celle qui avait été auparavant retenue concernant les arrêtés de péril ordinaires (CE, 18 décembre 2009, requête numéro 315537, Société Ramig : JCPA 2010, act. 2108).
760.- Le cas des sanctions administratives.- Cette évolution est également notable en matière de recours contre les sanctions administratives prononcées à l’égard des administrés. Dans un arrêt d’Assemblée Le Cun du 1er mars 1991 (requête numéro 112820 : Rec., p. 70 ; AJDA 1991, p. 358, obs. Schwartz et Maugüé ; RFDA1991, p. 612, concl. de Saint-Pulgent), le Conseil d’Etat avait considéré que ces sanctions ne pouvaient être contestées que dans le cadre d’un recours pour excès de pouvoir.
Cette solution a été abandonnée à l’occasion de l’arrêt d’Assemblée Société ATOM du 16 février 2009 (requête numéro 274000 : Rec., p. 25, concl. Legras ; AJDA 2009, p. 583, chron. Liéber et Botteghi ; JCP A 2009, comm. 2089, note Bailleul ; RFDA 2009, p. 259, concl. Legras ; RJEP 2009, comm. 30, note Melleray.- V. également sur la question du retrait du permis de conduire à points CE, avis, 9 juillet 2010, requête numéro 336556, Bertaux : Rec., p. 287 ; Dr. adm. 2011, comm. 133, note Bailleul). Le Conseil d’Etat s’est inspiré ici de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme. En effet, si à l’origine la Cour considérait que le contrôle normal du juge de l’excès de pouvoir suffisait à garantir le respect de l’article 6§I de la Convention européenne (CEDH, 30 juin 1993, affaire numéro 18.845/91, X c. France), sa jurisprudence s’était par la suite infléchie. Dans un arrêt Gradinger c. Autriche du 23 octobre 1995 (affaire numéro 15963/90.- V. également CEDH, 27 septembre 2011, affaire numéro 43509/08, A. Menarini diagnostics SRL c. Italie) elle a ainsi estimé que le juge compétent pour connaître des sanctions administratives doit être doté des attributs « d’un organe de pleine juridiction » et ce qui implique notamment le pouvoir de « réformer en tous points, en fait comme en droit ».
Le Conseil d’Etat a récemment précisé que relève également du plein contentieux le recours contre une décision de la commission de l’Autorité des marchés financiers refusant d’homologuer, dans le cadre d’une procédure de composition administrative, l’accord proposé et validé par le collège de la même autorité. Cette solution s’explique par le fait que si cette procédure constitue une alternative à la procédure de sanction, le refus d’homologation de la transaction a pour effet de rebasculer l’affaire dans la procédure de sanction (CE Ass., 20 mars 2020, requête numéro 422186, Président de l’AMF et a., préc.).
Ceci étant, le Conseil d’Etat a voulu cantonner cette évolution aux seules sanctions administratives c’est-à-dire aux sanctions ayant un caractère pénal. Plus précisément, il faut considérer qu’une sanction administrative est « une décision unilatérale prise par une autorité administrative agissant dans le cadre de prérogatives de puissance publique » et qui « inflige une peine sanctionnant une infraction aux lois et règlements » (EDCE 1995, p. 35).
La jurisprudence ATOM ne concerne donc pas les sanctions professionnelles, les sanctions disciplinaires prises à l’égard des agents publics (CE, 27 juillet 2009, requête numéro 313588, Ministre de l’Education nationale c. B. : JCPA 2009, 2245, note Jean-Pierre), les sanctions prises par les fédérations sportives envers les athlètes convaincus de dopage (CE, 2 mars 2010, Fédération française d’athlétisme, requête numéro 324439.- V. aussi dans le sens d’une généralisation du contrôle normal sur toutes les sanctions disciplinaires des fédérations sportives, CAA Paris, 7 juin 2018, requête numéro 17PA01790) ou les mesures disciplinaires prises à l’égard des détenus (V. initialement, CE, 20 mai 2011, requête numéro 326084, Letona Biteri , préc.). S’agissant de ces sanctions, qui échappent au recours de plein contentieux, le juge de l’excès de pouvoir exerce néanmoins un contrôle maximum, ce qui implique qu’il contrôle leur proportionnalité, y compris désormais pour les décisions sanctionnant les agents publics (solution initiée par CE, Ass, 13 novembre 2013, Dahan, requête numéro 347704, préc.) et les détenus (CE, 1er juin 2015, requête numéro 380449, Boromée, préc.).
Il faut aussi relever, qu’à la différence du juge de l’excès de pouvoir, le juge du plein contentieux doit se prononcer sur les droits des intéressés « d’après l’ensemble des circonstances de fait dont il est justifié par l’une et l’autre des parties à la date de sa propre décision » (CE Sect., 8 janvier 1982, requête numéro 24948, Aldana Barrena: Rec., p. 9, concl. Genevois). C’est notamment cet élément, favorable aux droits des justiciables, qui a justifié l’évolution de la jurisprudence du Conseil d’Etat en matière de sanctions administratives.
Notons aussi que par exception à la jurisprudence ATOM, le Conseil d’Etat a récemment décidé que les décrets prononçant la déchéance de nationalité à l’égard de français naturalisés condamnés par la justice pénale pour des faits liés au terrorisme continuent de relever de la compétence du juge de l’excès de pouvoir (CE, 8 juin 2016, requête numéro 394348, Turk : AJDA 2016, p. 1758, concl. Domino ; Dr. adm. 2016, comm. 61, note Eveillard). Il s’agit pourtant bien ici de sanctions qui ne présentent pas un caractère disciplinaire.
761.- Cas d’une requête présentant des conclusions en annulation et en réparation du préjudice causé par l’illégalité de l’acte attaqué.- Il faut également relever que lorsque dans une même requête le requérant présente des conclusions en annulation et en réparation du préjudice causé par l’illégalité de la décision attaquée, cela n’a plus pour effet de donner à l’ensemble des conclusions le caractère d’une demande de plein contentieux depuis l’arrêt de Section Marcou du 9 décembre 2011 (requête numéro 337255 : Rec., p. 616, concl. Keller ; AJDA 2012, p. 897, note Legrand ; AJFP 2014, p. 198, note Berthoud ; Dr. adm. 2012, comm. 19, note Melleray ; JCP A 2012, comm. 2175, note Pacteau ; RFDA 2012, p. 279, concl. Keller et p. 441, note Rambaud.– V. aussi CE, 7 février 2020, requête numéro 420567). Dans le même arrêt, le Conseil d’Etat considère qu’à l’occasion d’un litige portant sur le versement d’une somme d’argent, les conclusions ayant trait au principal et celles ayant trait aux intérêts sont de même nature. Ainsi, lorsqu’en application de la jurisprudence Lafage (requête numéro 42612, préc.), le requérant est recevable à demander par la voie du recours pour excès de pouvoir l’annulation de la décision administrative qui l’a privé de cette somme, il est également recevable à demander, par la même voie, l’annulation de la décision qui l’a privé des intérêts qui y sont attachés. Enfin, les conclusions à fin d’injonction peuvent également être présentées sans ministère d’avocat – dès lors que les conclusions au principal en sont également dispensées- et elles peuvent porter à la fois sur le versement de la somme retenue et sur les intérêts.
762.- Recours en interprétation.- Enfin, se rattache au contentieux de pleine juridiction le recours en interprétation qui a pour objet d’obtenir du juge qu’il se prononce sur le sens qui doit être donné à un acte administratif obscur (CE, 9 juillet 2010, requête numéro 313989, Commune de Lembezat : JCP A 2011, comm. 2022, note Rouault). Ce recours peut être exercé à titre principal – ce qui le différencie du recours en appréciation de légalité- ou de façon incidente, lorsqu’il est lié à une instance judiciaire en cours. Le juge ne pourra être saisi que « s’il existe entre l’administration et le requérant un litige né et actuel (…) dont la résolution est subordonnée à l’interprétation demandée » (CE, 9 juillet 2010, requête numéro 313989, Lembezat : Dr. adm. 2010, comm. 134, obs. Melleray). En toute logique, ce recours est également irrecevable si l’acte en cause a déjà fait l’objet d’une interprétation dans le cadre d’une instance contentieuse (CE, 14 février 2018, requête numéro 416294, Association « Anti-G »). Il peut en revanche être également mis en œuvre pour obtenir l’interprétation de clauses d’un contrat (CE, 8 novembre 2017, requête numéro 396589, Société Lyonnaise des eaux France : JCP A 2018, comm. 2035, note Martin).
A la différence du recours pour excès de pouvoir, le recours de pleine juridiction est soumis à l’obligation du ministère d’avocat dès lors qu’il a pour objet, comme le précise l’article R. 431-2 du Code de justice administrative, le paiement d’une somme d’argent, la décharge ou la réduction de sommes dont le paiement est réclamé au requérant. La même règle s’applique en matière de contentieux de l’exécution des contrats. Des exceptions sont toutefois prévues, exclusivement devant les tribunaux administratifs, par l’article R. 431-3. Sont ainsi dispensés du ministère d’avocat les litiges en matière de contributions directes, de taxes sur le chiffre d’affaires et de taxes assimilées ; les litiges d’ordre individuel concernant les fonctionnaires ou agents de l’Etat et des autres personnes ou collectivités publiques ainsi que les agents ou employés de la Banque de France; les litiges en matière de pensions, de prestations, allocations ou droits attribués au titre de l’aide ou de l’action sociale, du logement ou en faveur des travailleurs privés d’emploi, d’emplois réservés et d’indemnisation des rapatriés ; les litiges dans lesquels le défendeur est une collectivité territoriale, un établissement public en relevant ou un établissement public de santé ; les demandes d’exécution d’un jugement définitif. En revanche, depuis l’entrée en vigueur du décret n°2016-1480 du 2 novembre 2016 les litiges en matière de travaux publics, de contrats relatifs au domaine public et de contraventions de grande voirie ne sont plus dispensés du ministère d’avocat.
§III – Contentieux répressif
763.- Un contentieux marginal.- Ce contentieux présente un caractère marginal par rapport au contentieux de la légalité et au contentieux de pleine juridiction. Il est quantitativement moins important et il ne concerne pas un recours dirigé contre un acte mais des poursuites dirigées contre des personnes en vue du prononcé de sanctions.
Comme on l’a déjà évoqué, le contentieux répressif concerne d’abord, historiquement, le contentieux des contraventions de grande voirie.
Se rattache également à cette catégorie le contentieux répressif des juridictions financières (Cour des comptes, chambres régionales des comptes, Cour de discipline budgétaire et financière).
Exemples :
– La Cour des comptes et les chambres régionales des comptes peuvent infliger des amendes aux comptables qui n’ont pas produit leurs comptes dans les délais impartis ou qui n’ont pas répondu aux injonctions qui leur ont été adressées.
– La Cour de discipline budgétaire et financière est compétente pour juger les personnels de l’administration et des entreprises publiques qui ont méconnu les règles de la gestion financière.
Enfin, relèvent du contentieux répressif les juridictions professionnelles, lorsqu’elles prononcent des sanctions disciplinaires professionnelles.
Dans toutes ces hypothèses, le juge administratif est soumis aux règles du procès équitable visées par l’article 6 §1 de la Convention européenne des droits de l’homme. En effet, au sens de cet article, ces autorités sont susceptibles de décider « du bien-fondé d’accusations en matière pénale ». Elles doivent également se conformer aux principes fondamentaux de la répression pénale énoncés par les articles 8 et 9 de la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen et par le Code pénal.
Exemples :
– CE Sect., 22 novembre 2000, requête numéro 207697, Société Crédit agricole Indosuez Chevreux (Rec., p. 537 ; AJDA 2000, p. 997, chron. Guyomar et Collin ; CJEG 2001, p.68, concl. Seban ; D. 2001, p. 237, obs. Boizard ; JCP 2000, comm. 10531, note Salomon ; EDCE 2001, n°52, p. 34 ; Rev. sc. crim. 2001, p. 600, obs. Riffault) : le principe de la personnalité des peines faisait obstacle à ce que le Conseil des marchés financiers inflige à une société absorbant une autre société un blâme à raison des manquements commis par la première société avant son absorption.
– CE, 16 novembre 2007, requête numéro 289184, Companie aérienne Iberia lineas aeras de Espana (V. aussi CE, 18 mars 2019, requête numéro 424610) : la règle découlant de l’article 8 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 « selon laquelle la loi pénale nouvelle doit, lorsqu’elle abroge une incrimination ou prévoit des peines moins sévères que la loi ancienne, s’appliquer aux auteurs d’infractions commises avant son entrée en vigueur et n’ayant pas donné lieu à des condamnations passées en force de chose jugée (…) s’applique non seulement aux peines prononcées par les juridictions répressives mais aussi aux sanctions administratives ».
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