QUATRIEME PARTIE – LES ACTES ADMINISTRATIFS
933.- Actes administratifs unilatéraux et contrats administratifs.- Classiquement l’identification d’un acte administratif résulte de la conjonction de trois éléments.
Un élément organique selon lequel l’acte doit être pris par une personne publique ou au nom d’une personne publique.
Un élément matériel dont il résulte que l’acte doit être pris dans le cadre d’une mission d’intérêt général.
Un élément formel en vertu duquel l’acte est soumis à un régime juridique particulier, dérogatoire du droit commun, et soumis en conséquence à la compétence du juge administratif.
Cette définition classique a été remise en cause. En effet, il a notamment été admis que des personnes privées peuvent prendre des actes administratifs. En réalité, seul l’élément formel est réellement déterminant, le caractère exécutoire des décisions administratives constituant la principale manifestation des prérogatives de puissance publique.
Le régime applicable à ces actes n’est pas uniforme. On opère ainsi une distinction entre deux grandes catégories d’actes, en fonction de la manifestation de volonté qui est l’origine de l’acte : on va ainsi distinguer les actes administratifs unilatéraux des contrats administratifs.
Si elle paraît évidente, la distinction entre ces deux types d’actes peut néanmoins susciter des difficultés. Ainsi, certains administratifs unilatéraux ne peuvent intervenir que si le consentement du destinataire de l’acte a été obtenu.
Exemple :
– L’article L. 341-6 du Code de l’environnement prévoit que le classement d’un monument naturel ou d’un site appartenant à une personne privée par arrêté du ministre chargé des sites ne peut intervenir en l’absence du consentement du propriétaire.
On verra également que certains contrats contiennent des clauses réglementaires qui sont imposées au cocontractant de l’administration, laquelle dispose de pouvoirs de modification et de résiliation du contrat pour motif d’intérêt général.
Chapitre un – Les actes administratifs unilatéraux
934.- Plan.- Si la notion d’acte administratif unilatéral paraît simple de prime abord, son appréhension suscite en réalité un certain nombre de difficultés. On évoquera ensuite l’élaboration, l’application et la sortie de vigueur des actes administratifs unilatéraux.
Section I – Notion d’acte administratif unilatéral
935.- Difficultés.- Il n’est pas toujours évident d’identifier les actes administratifs unilatéraux. Par ailleurs, certains actes administratifs unilatéraux sont insusceptibles de recours contentieux.
§I – Identification des actes administratifs unilatéraux
936.- Eléments d’identification.- Les actes administratifs unilatéraux peuvent être identifiés au moyen de deux critères : un critère organique et un critère matériel.
Le critère organique est toujours prédominant de nos jours. D’utilisation simple, il permet de considérer qu’un acte administratif est un acte dont l’auteur est une autorité administrative. Le second critère s’attache non plus à l’auteur de l’acte mais à son contenu, ce qui permet de considérer que tous les actes pris par des autorités administratives ne sont pas nécessairement des actes administratifs et que des personnes privées peuvent prendre de tels actes. Il résulte de la combinaison de ces deux critères qu’un acte administratif peut émaner d’un organe non administratif et qu’un organe administratif peut prendre des actes qui ne sont pas des actes administratifs. Enfin, caractérisant également l’importance du critère matériel, il est admis que des organes administratifs peuvent prendre des actes de droit privé.
I – Actes administratifs émanant d’organes non administratifs
937.- Organes concernés.- Les organes juridictionnels, les organes participant au pouvoir législatif, mais également les personnes privées sont susceptibles de prendre des actes administratifs.
A – Actes administratifs adoptés par des organes juridictionnels
938.- Organisation du service public de la justice.- Les mesures prises par les autorités judiciaires qui sont relatives à l’organisation du service public de la justice présentent un caractère administratif, à la différence des mesures prises dans le cadre de l’exécution de ce service public (TC, 27 novembre 1952, requête numéro 01420, Préfet de Guyane, préc.- V. également TC, 7 septembre 2015, requête numéro 4019, Hoareau, préc.).
939.- Mesures relatives au recrutement et à la carrière des magistrats.- Cette solution ne pose guère de difficultés lorsque sont en cause des mesures relatives au recrutement et à la carrière de magistrats lesquelles, à l’évidence, présentent le caractère d’actes administratifs.
Exemples :
– CE, 27 janvier 1982, requête numéro 29523, Bertin (Rec., p. 37 ; AJDA 1982, p. 401, obs. SS ; D. 1982, p. 177, concl. Stirn) : pour l’établissement de la liste des candidats au concours de recrutement des magistrats, le procureur de la République et le garde des Sceaux interviennent « comme autorités administratives et non comme autorités judiciaires ».
– CE, 14 mai 2003, requête numéro 251481, Maron (JCPA 2003, comm. 1637, note Taillefait) : constitue un acte administratif la décision du garde des Sceaux de procéder à l’évaluation d’un magistrat.
940.- Mesures liées à une procédure juridictionnelle.- En revanche, la notion d’acte administratif est entendue plus strictement dès lors que la mesure contestée a un lien, même étroit, avec une procédure juridictionnelle. Ainsi, les actes des organes administratifs « intervenus au cours d’une procédure judiciaire ou se rattachant directement à celle-ci ne peuvent être appréciés soit en eux-mêmes, soit dans leurs conséquences que par l’autorité judiciaire » (TC, 2 juillet 1979, requête numéro 02134, Agelasto : Rec., p. 273).
Exemples :
– CE Sect., 27 juillet 1984, requête numéro 33630, Association SOS Défense (Rec., p. 284 ; AJDA 1984, p. 560) : la demande d’une association tendant à ce que le garde des Sceaux donne des instructions aux secrétariats-greffes de diverses juridictions de l’ordre judiciaire relatives aux conditions de la délivrance de copies de jugements ou d’arrêts, intéresse le fonctionnement du service public de la justice et ressort de la compétence de la juridiction judiciaire.
– CE Ass., 7 juillet 1978, requête numéro 10079, Croissant (Rec., p. 292) : lorsqu’une chambre d’accusation donne un avis motivé sur une demande d’extradition, elle doit être considérée comme ayant exercé une attribution administrative. Cependant, si un requérant peut contester la régularité de la composition de la chambre d’accusation lors de l’examen de sa demande d’extradition, il n’est pas recevable à mettre en cause la légalité d’une délibération de l’assemblée générale et d’une ordonnance du premier président de la cour d’appel fixant la composition de cette chambre, lesquelles constituent des décisions prises par l’autorité judiciaire pour assurer le fonctionnement du service public de la justice.
– CE Sect., 15 avril 2011, requête numéro 346213, Ribailly : la décision par laquelle le juge d’instruction décide de suspendre ou de supprimer le permis qu’il a accordé à une personne pour qu’elle rende visite à un prévenu, qu’elle soit prise en application des dispositions de l’article D. 408 du Code de procédure pénale en raison des troubles causés par le visiteur et signalés par le chef d’établissement pénitentiaire ou d’une autre disposition du Code de procédure pénale, ne saurait être regardée comme détachable de la conduite de la procédure judiciaire et relever de la compétence de la juridiction administrative.
– TC, 11 juin 2011, requête numéro 3795, Brugia : l’avis donné, en application de l’article 493 du Code civil dans sa rédaction alors en vigueur, par le président du conseil général de l’Essonne au juge des tutelles, relatif à la situation de danger dans laquelle se trouvait, selon lui, l’intéressée n’est pas détachable de la décision par laquelle le juge des tutelles a décidé de l’ouverture de la procédure judiciaire.
941.- Mesures relatives à l’exécution des peines.- Une autre difficulté se pose en matière de décisions des organes administratifs relatives à l’exécution des peines. La jurisprudence distingue les décisions relatives au fonctionnement du service public pour lesquelles les juridictions administratives sont compétentes et celles qui sont « relatives à la nature et à la limite d’une peine infligée par une juridiction judiciaire » (TC, 22 février 1960, requête numéro 1647 ; Dame veuve Fargeaud d’Epied : Rec., p. 855 ; AJDA 1960, II, p. 147). Il en résulte que les mesures d’individualisation de la peine, telles une semi-liberté ou une mesure de libération conditionnelle sont des mesures qui modifient le prononcé initial d’une peine et elles relèvent donc de la compétence du juge judiciaire. En revanche « les décisions (d’un) magistrat prises pour l’exécution du service pénitentiaire constituent des décisions administratives qui ne relèvent que de la juridiction administrative » (CE Sect., 5 février 1971, requête numéro 74850, Dame veuve Picard : Rec., p. 101 ; AJDA 1971, p. 147, chron. Labetoulle et Cabannes ; D. 1971, p. 503, note Moderne ; JCP 1973, G, II, comm. 17517, note Franses-Magre).
Exemple :
– CE, 26 octobre 2011, requête numéro 350081, Beaumont (Rec. tables, p. 838 ; Droit adm. 2012, comm. 9, note Fleury) : si la décision par laquelle le juge chargé de l’application des peines détermine la durée du placement sous surveillance électronique mobile, modifie, complète ou supprime les obligations résultant de ce placement, est relative au contenu et aux limites d’une modalité d’aménagement de la peine, les mesures prises par les services de l’administration pénitentiaire pour assurer le bon état du dispositif de surveillance se rattachent au fonctionnement du service public de l’administration pénitentiaire.
B – Actes administratifs adoptés par des organes participant au pouvoir législatif
942.- Les décisions des autorités des assemblées ne sont pas en principe contestables devant le juge administratif.- En principe, les décisions prises par les autorités des assemblées, élues ou non, ne sont pas des actes administratifs unilatéraux.
Exemples :
– CE Sect., 29 décembre 1995, requête numéro 153187, Sabaty : les décisions prises par l’Assemblée nationale d’allouer des secours à d’anciens députés se trouvant sans emploi, ainsi que la lettre refusant de communiquer ces décisions n’ont pas le caractère d’actes administratifs susceptibles d’être déférés à la juridiction administrative.
– CE, 21 juillet 1995, requête numéro 16179, Mayneris : la décision d’un parlementaire refusant de saisir le médiateur de la République n’a pas le caractère d’une décision administrative.
– CE, 16 avril 2010, requête numéro 304176, Fédération chrétienne des témoins de Jéhovah de France : l’acte par lequel le président de l’Assemblée nationale rend public le rapport d’une commission d’enquête parlementaire est indissociable de la fonction parlementaire de contrôle dont les commissions créées par cette Assemblée et les rapports qu’elles élaborent, notamment en vue de les rendre publics, sont l’un des éléments. Il échappe de ce fait par nature au contrôle du juge de l’excès de pouvoir. La circonstance qu’en vertu de la tradition constitutionnelle française de séparation des pouvoirs, aucune juridiction ne puisse être saisie d’uxn tel litige, ne saurait avoir pour conséquence d’autoriser le juge administratif à se déclarer compétent.
943.- Exception pour les litiges d’ordre individuel concernant les agents titulaires des assemblées.- Par exception, cependant, l’ordonnance n°58-1110 du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires a prévu la compétence de la juridiction administrative pour connaître de tous litiges d’ordre individuel concernant les agents titulaires des services des assemblées parlementaires (V. par ex. CAA Paris, 9 octobre 2006, requête numéro 03PA00167, M. Frédéric X.). En revanche, le juge administratif demeure incompétent pour connaître des recours exercés directement contre les actes règlementaires des assemblées parlementaires relatifs à leurs personnels (CAA Paris, 18 mai 2006, requête numéro 05PA03662, requête numéro 05PA03663, Becq et Szabo : AJDA 2006, p. 1482, note Trouilly). Il accepte toutefois de contrôler par voie d’exception la légalité des dispositions règlementaires adoptées par les assemblées et relatives à leurs agents, à l’occasion d’un litige portant sur la situation individuelle de ces derniers (CE, 16 janvier 1996, Escriva, requête numéro 148631 : Rec. p.10.- CE, 28 janvier 2011, requête numéro 335708, Patureau : JCP G 2011, act. 154, obs. Dubreuil).
Il est à noter que par une décision du 13 mai 2011 (numéro 2011-129 QPC : JCP A 2011, 2212, note Domingo) le Conseil constitutionnel a déclaré conformes à la Constitution, et plus précisément au droit à un recours juridictionnel effectif visé par l’article 16 de la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen, les dispositions de l’article 8 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 concernant les litiges relatifs aux agents des assemblées parlementaires. Les juges ont considéré « qu’en ne permettant pas à une (organisation syndicale) de saisir directement la juridiction administrative d’un recours contre un acte statutaire pris par les instances d’une assemblée parlementaire, le législateur a assuré une conciliation qui n’est pas disproportionnée entre le droit des personnes intéressées à exercer un recours juridictionnel effectif et le principe de séparation des pouvoirs garantis par l’article 16 de la Déclaration de 1789 ».
Si une évolution s’est donc produite concernant les agents des assemblées parlementaires, tel n’est pas le cas s’agissant du statut des parlementaires eux-mêmes ce qui se comprend aisément au regard du principe de séparation des pouvoirs. Sont en effet en cause des décisions mettant en cause un statut qui « se rattache à l’exercice de la souveraineté nationale par les membres du Parlement » (CE Ass., 4 juillet 2003, requête numéro 254850, Papon : Rec., p. 308 ; AJDA 2003, p. 1603, chron. Donnat et Casas ; RDP 2003, p. 1227, note Camby ; RFDA 2003, p. 917, concl. Vallée). Le juge administratif refuse en conséquence de se prononcer sur ce statut, par voie d’action comme par voie d’exception. Dans l’affaire Papon, il a ainsi été jugé qu’il n’appartient pas au juge administratif de connaître des litiges relatifs au régime des pensions des parlementaires (V. dans le même sens CE, 28 décembre 2009, requête numéro 320430, Ouattara). Une solution identique s’applique en matière de sanctions infligés aux parlementaires (CE, ord. réf., 28 mars 2011, requête numéro 347869, Gremetz : Rec. tables, p. 837 ; D. 2011, p. 1540, note Renaudie ; JCP A 2011, act, obs. Dubreuil. – CAA Paris, 12 juillet 2016, requête numéro 15PA03424, Aubert : AJDA 2016, p. 2058, concl. Cantié ; AJDA 2017, p. 41, note Sorin).
944.- Exception pour les litiges d’ordre individuel en matière de marchés publics.- Une seconde exception, qui concerne les litiges individuels en matière de marchés publics, a été introduite dans l’ordonnance du 17 novembre 1958 par la loi n°2003-710 du 1er août 2003. Est ainsi consacrée la solution retenue par le Conseil d’Etat dans son arrêt d’Assemblée du 5 mars 1999, Président de l’Assemblée nationale (requête numéro 163328 : Rec., p. 42, concl. Bergeal ; AJDA 1999, p. 409, chron. Raynaud et Fombeur ; D. 1999, jurispr. p. 627, Brunet ; Dr. adm. 1999, comm. 142, note Haquet ; JCP G 1999, II, comm. 10090, note Desclodures ; Rev. adm. 1999, p. 164, note Molandin ; RDP 1999, p. 1785, note Thiers ; CJEG 1999, p. 181, concl. Bergeal ; RFDA 1999, p. 333, concl. Bergeal ; RFDC 1999, p. 615, note Trémeau).
945.- Extension de cette solution.- Cette solution a été récemment étendue aux de recours en contestation de la validité de l’ensemble des contrats des assemblées parlementaires soumis à des obligations de publicité et de mise en concurrence, ce qui peut concerner des autorisations d’occupation du domaine public en application de l’article L. 2122-2-1 du Code de la propriété des personnes publiques créé par l’ordonnance n°2017-562 du 19 avril 2017 (CE, 10 juillet 2020, requête numéro 434582, Société Paris Tennis : JCP A 2020, act. 437 ; Contrats-Marchés publ. 2020, comm. 266, obs. Eckert).
C – Actes administratifs adoptés par des personnes privées
946.- Actes mettant en œuvre des prérogatives de puissance publique.- Sont des actes administratifs les actes des personnes privées investies d’une mission de service public dès lors qu’elles mettent en œuvre des prérogatives de puissance publique confiées par habilitation à ces organismes. Pour le dire autrement, l’acte est administratif s’il est pris « dans l’accomplissement d’un service public et dans l’exercice de prérogatives de puissance publique » (CE Sect., 22 novembre 1974, requête numéro 89828, Fédération des industries françaises de sport : Rec., p. 577).
Exemple :
– CE, 25 juin 2001, requête numéro 234363, SAOS Toulouse football club (préc.) : constitue un acte administratif la décision de la fédération française de football portant homologation des résultats du championnat de France.
Cette hypothèse concerne notamment certaines décisions prises par les ordres professionnels, par des organismes financiers ou sociaux, ou encore par des fédérations sportives. S’agissant des fédérations sportives, les juges contrôlent également le respect des règles de procédure internes auxquelles elles se sont elles-mêmes soumises.
Exemple :
– CAA Versailles, 29 juin 2006, requête numéro 06VE00038, Fédération française de handball : l’article 6 du règlement du jury d’appel de la fédération français de handball, lequel a pour mission de traiter tous les appels formés contre les décisions des commissions nationales, précise que cette instance « comporte au moins au minimum 5 membres et au maximum 18 membres en réunion … Des membres compétents en matière de gestion économique et financière (au minimum 3, au maximum 10), peuvent être appelés à se joindre au jury d’appel pour traiter en appel des dossiers traités en première instance par la commission nationale du contrôle de gestion ». Si le jury d’appel n’est pas tenu de faire appel à des personnalités qualifiées en matière de gestion économique et financière, cette possibilité n’étant qu’une faculté qui lui est offerte, il résulte cependant des dispositions susvisées que lorsque le jury d’appel exerce cette faculté, les membres compétents en matière de gestion économique et financière doivent être au moins au nombre de trois. Or en l’espèce, le jury d’appel a eu recours, lors de la séance au cours de laquelle a été prise la décision attaquée, à une seule personnalité compétente en matière de gestion économique et financière. Ainsi, la composition de la commission était entachée d’une irrégularité de nature à avoir influé sur le sens de la décision attaquée.
947.- Actes ne concernant pas l’exécution même du service public.- En revanche, lorsque l’acte en cause ne concerne pas l’exécution même du service public, mais l’organisation interne de l’activité et notamment, pour les fédérations sportives, les règles purement sportives, il sera considéré comme une simple décision qui ne se distingue en rien de celles que peuvent prendre n’importe quelles personnes privées.
Exemples :
– CE, 29 septembre 2003, requête numéro 248140, Société UMS Pontault-Combault handball : ni l’application des dispositions techniques propres à chaque discipline ni l’appréciation des performances des participants ne peuvent être discutées devant le juge administratif. L’association requérante ne peut donc pas utilement invoquer des moyens tendant à contester l’application par un jury d’appel de la règle technique de la fédération française de handball relative au temps mort au cours d’un match.
– CE, 12 décembre 2003, requête numéro 21913, Syndicat national des enseignants professionnels de judo, jujitsu (AJDA 2004, p. 992, note Joubert-Rifaux) : le requérant demandait l’annulation de la décision implicite de rejet opposée par la fédération française de judo, jujitsu, kendo et disciplines associées à sa demande d’abrogation de certaines dispositions de ses statuts et de son règlement intérieur. La juridiction administrative est incompétente, le litige portant, d’une part, sur les statuts d’une fédération sportive qui sont des actes de droit privé et, d’autre part, sur des dispositions du règlement intérieur de cette fédération qui se bornent à reprendre lesdites clauses statutaires.
Ce raisonnement s’applique également dans d’autres domaines que celui des activités sportives.
Exemple :
– TC, 16 juin 1997, requête numéro 3050, Breton : Une assistante maternelle a reçu des enfants confiés par des associations qui, même si elles sont investies d’une mission de service public et bénéficient de financements publics, constituent des personnes morales de droit privé. Les rapports entre cette assistante maternelle et ces associations ne peuvent être que des rapports de droit privé.
II – Actes non administratifs émanant d’organes administratifs
948.- Actes législatifs et actes de gouvernement.- Les plus hautes autorités administratives peuvent édicter certains actes de nature législative ainsi que des actes de gouvernement qui ont pour point commun de ne pas constituer des actes administratifs.
A – Actes législatifs
949.- Circonstances de crise.- Dans des périodes de crise, des mesures prises par le pouvoir exécutif peuvent se voir reconnaître valeur législative par le juge. Tel a été le cas, notamment, des ordonnances prises par le Comité français de libération nationale et par le Gouvernement provisoire de la République entre 1944 et 1946 (CE, 22 février 1946, Botton : Rec., p. 58 ; S. 1946, III, p. 56, note P.H.) ou encore des ordonnances de l’article 92 qui ont permis au gouvernement de mettre en place les institutions de la Cinquième République (CE, 12 février 1960, requête numéro 46922, Société Eky, préc.). Il faut également mentionner les ordonnances de l’article 16 qui permettent au Président de la République de prendre des actes qui relèvent normalement de la compétence du législateur, et qui seront inattaquables devant le juge administratif (CE Ass., 2 mars 1962, Rubin de Servens, requête numéro 55049, requête numéro 55055, préc.).
B – Actes de gouvernement
950.- Immunité juridictionnelle.- Les actes de gouvernement sont des actes pris par des autorités administratives dans différents domaines qui, en raison de leur nature, échappent à la compétence du juge administratif et plus généralement à tout contentieux de la légalité, par voie d’action ou par voie d’exception (CE, 12 février 2016, requête numéro 387931, Lecuyer : Rec. tables, p. 588 ; AJDA 2016, p. 1270). L’immunité juridictionnelle conférée aux actes de gouvernement n’a été jugée contraire ni à l’article 6§1 de la Convention européenne des droits de l’homme (CEDH, grde ch., 14 décembre 2006, affaire numéro 1398/03, Markovic c/ Italie) ni à l’article 13 de la même Convention garantissant un recours effectif (CE, 30 décembre 2015, requête numéro 384321, Dupin : Rec., p. 486 ; Dr. adm. 2016, comm. 35, note Eveillard).
951.- L’engagement possible de la responsabilité sans faute de l’Etat.- En revanche, les conséquences d’un acte de gouvernement peuvent entraîner la responsabilité de l’Etat. Certes, en la matière, la responsabilité pour faute de l’Etat est exclue (CE Sect., 1er juin 1951, Société des étains et wolfram du Tonkin : Rec. p. 312.- CE Sect., 3 octobre 2018, requête numéro 410611, Tamazount et a. : Rec. p. 359 ; AJDA 2018, p. 2187, chron. Nicolas et Faure ; Dr. adm. 2018, comm. 61, note Lemaire ; JCP G 2018, comm. 1247, note Crespy-De Coninck ; RFDA 2018, p. 1131, concl. Bretonneau.- TC, 11 mars 2019, requête numéro C4153 : JCP G 2019, comm. 467, note Rouault). En revanche, sa responsabilité sans faute peut le cas échéant être engagée sur le fondement de la rupture de l’égalité devant les charges publiques, mais seulement si ce préjudice est lié à l’application d’une convention internationale (CE Ass., 30 mars 1966, requête numéro 50515, Compagnie générale d’énergie radioélectrique : Rec. p. 257 ; AJDA 1966, p. 350, chron. Puissochet et Lecat ; D. 1966, p. 582, note Lachaume ; JCP 1967, comm. 15000, note Dehaussy ; RDP 1966, p. 774, concl. Bernard et p. 995, note Waline.- V. sur ces questions infra Sixième Partie, Chapitre trois, Section trois).
952.- Une notion délicate à appréhender.- La catégorie des actes de gouvernement est assez difficilement appréhendable, ce qui tient notamment au fait que l’expression même d’acte de gouvernement n’apparaît pratiquement dans aucune décision (V. cependant, pour des contre-exemples récents : CE, 20 octobre 2000, requête numéro 201061, requête numéro 201063, requête numéro 201137, Bukspan : RDP 2001, p. 311, concl. Mitjaville.- CE, 21 novembre 2017, requête numéro 415289, Association nationale d’assistance aux frontières pour les étrangers et a.- CE, 17 avril 2019, requête numéro 418679, Société Society of Architects and Developers).
953.- Une notion en recul.- Elle est également en constant recul, les exigences de l’Etat de droit n’étant guère compatibles avec l’idée que certains actes sont « au-dessus » de tout contentieux. La catégorie des actes de gouvernement persiste néanmoins ce qui doit conduire à s’interroger sur le contenu de cette notion ainsi que sur son évolution.
D’abord conçue de façon assez large, la catégorie des actes de gouvernement a en grande partie été vidée de son contenu. Cette évolution, qui n’est certainement pas achevée, a été rendue possible par l’abandon du critère du mobile politique qui soutenait la conception originelle de l’acte de gouvernement.
1° Conception originelle de l’acte de gouvernement
954.- Un acte pris en considération d’un mobile politique.- Au début du XIX° siècle, l’acte de gouvernement pouvait être défini comme tout acte de l’administration pris en considération de raisons politiques.
Cette conception apparaît très clairement dans l’arrêt du Conseil d’Etat Laffitte du 1er mai 1822 (requête numéro 5363 : Rec., p. 371). Dans cette affaire, le Conseil d’Etat refuse de connaître de la demande d’un banquier relative au paiement des arrérages d’une rente qui lui avait été cédée par un membre de la famille Bonaparte. Les juges estiment en effet que cette réclamation « tient à une question politique dont la décision appartient exclusivement au gouvernement ».
Cette jurisprudence était confortée par le règlement du Conseil d’Etat qui prévoyait que de fortes amendes pouvaient être infligées aux avocats qui le saisissaient de recours contre des actes relevant de cette catégorie.
955.- Une solution conforme à son temps.- Toutefois, une telle immunité accordée à certains actes émanant d’organes administratifs n’était guère choquante. En effet, dans un système de justice retenue et sous l’empire de la théorie de l’administrateur juge, c’est de toute façon toujours le gouvernement et le chef de l’Etat qui statuaient en dernier ressort.
956.- Abandon du critère du mobile politique.- L’octroi définitif au Conseil d’Etat de la justice déléguée par la loi du 24 mai 1872 lui a conféré une nouvelle liberté d’action par rapport au pouvoir politique, ce qui a permis de revenir à une conception plus étroite de l’acte de gouvernement, concrétisée par l’arrêt Prince Napoléon du 19 février 1875 (requête numéro 46707 : Rec., p. 155, concl. David ; D. 1875, III, p. 18, concl. David). Cet arrêt marque l’abandon du critère du mobile politique au profit de critères plus objectifs.
En l’espèce, le Conseil d’Etat était saisi d’un recours du neveu de l’Empereur déchu contre la décision radiant son nom de la liste des généraux figurant sur l’annuaire militaire. A l’évidence, cette mesure avait été prise pour un mobile politique lié au changement de régime consécutif à la défaite de 1870. Le Conseil d’Etat a pourtant décidé de suivre les conclusions de son commissaire du gouvernement selon lesquelles « pour présenter le caractère exceptionnel qui le mette en dehors et au-dessus de tout contrôle juridictionnel, il ne suffit pas qu’un acte, émané du gouvernement ou de l’un de ses représentants, ait été délibéré en Conseil des ministres ou qu’il ait été dicté par un motif politique ».
Cependant, l’arrêt Prince Napoléon n’a pas fait disparaître la catégorie des actes de gouvernement. Il a seulement restreint leur domaine, cette restriction étant la conséquence de l’abandon du critère du mobile politique.
2° Conception actuelle de l’acte de gouvernement
957.- Une notion désormais cantonnée à deux domaines.- Comme l’expose Raymond Odent, l’acte de gouvernement peut être défini comme « un acte accompli par le pouvoir exécutif, dans ses relations avec une autorité échappant à tout contrôle juridictionnel, c’est-à-dire principalement le législateur ou une puissance étrangère » (Contentieux administratif, cours IEP Paris 1970-1971, p. 304). Les actes de gouvernement peuvent être ainsi répartis en deux catégories : une première catégorie concerne le fonctionnement des pouvoirs publics constitutionnels, une seconde la conduite des relations internationales.
a- Actes se rattachant au fonctionnement des pouvoirs publics constitutionnels
958.- Rapports entre le pouvoir législatif et le pouvoir exécutif.- Cette première catégorie concerne d’abord les différents actes liés aux rapports constitutionnels entre le pouvoir exécutif et le pouvoir législatif.
Ainsi, constituent des actes de gouvernement :
– Une décision refusant de déposer un projet de loi (CE, 29 novembre 1968, requête numéro 68938, Tallagrand : Rec., p. 607 ; D. 1969, p. 386, note Silvera ; RDP 1969, p. 686, note Waline), alors même qu’il s’agirait de respecter les engagements internationaux de la France (CE, 26 novembre 2012, requête numéro 350492, Krikorian et a. : Rec. tables, p. 528.- TC, 6 juillet 2015, requête numéro 3995, Krikorian et a., préc.).
– Un décret de promulgation d’une loi (CE, 3 novembre 1933, requête numéro 25040, Desreumaux : Rec., p. 993 ; D. 1934, III, p. 9, note Allibert.- CE, 27 octobre 2015, requête numéro 388807, Fédération démocratique alsacienne).
– Une décision de nommer un membre du Conseil constitutionnel (CE Ass., 9 avril 1999, requête numéro 195616, Ba : Rec., p. 124 ; AJDA 1994, p. 409, chron. Raynaud et Fombeur ; D. 2000, p. 335, note Serrand ; Droit adm. 1999, comm. 141 ; RDP 1999, p. 1573, note Camby ; RDP 2000, p. 376, obs. Guettier ; RFDA 1999, p. 566, concl. Salat-Baroux.– V. dans le même sens CE, 21 janvier 2022, requête numéro 460456 : Procédures 2022, comm. 112, note Chifflot).
– Le refus du ministre de la Défense de faire droit à une demande de modification des « conditions d’application » d’une loi (CE, 18 décembre 2009, requête numéro 310317, Association des ingénieurs divisionnaires en retraite et des anciens préparateurs en laboratoire d’électronique ministère de la Défense : JCP A 2010, comm. 2047, note Rouault).
En revanche, il a été jugé que ne constituent pas des actes de gouvernement :
– La décision du Premier ministre de mettre en œuvre, ou de ne pas mettre en œuvre, la procédure de délégalisation de l’article 37 al. 2 de la Constitution (CE Sect., 3 décembre 1999, requête numéro 164789, requête numéro 165122, Association ornithologique et mammalogique de Saône-et-Loire, préc.).
– Un décret du Président de la République déclarant l’état d’urgence en application des dispositions de la loi du 3 avril 1955, l’intervention du Parlement appelé à décider de la prorogation de ce régime d’exception n’étant pas certaine au moment de l’édiction du décret (CE, 24 mars 2006, requête numéro 286834, Rolin et Boisvert : préc).
– La délibération par laquelle le bureau du Conseil économique, social et environnemental déclare l’irrecevabilité d’une pétition qui lui est remise (CE, 15 décembre 2017, requête numéro 402259, Brillault : Dr. adm. 2018, comm. 18, note Eveillard).
959.- Extension aux rapports entre le Parlement et les institutions de l’Union européenne.- Par extension, la théorie de l’acte de gouvernement a également vocation à s’appliquer aux rapports entre le Parlement et les institutions de l’Union européenne. Le Conseil d’Etat a ainsi jugé, à l’occasion d’un arrêt d’Assemblée du 7 novembre 2008, Comité national des interprofessions des vins à appellation d’origine et a. (requête numéro 282920 : JCPA 2008, act. 956 ; RFDA 2009, p. 111) qu’un recours contre une décision du Premier ministre notifiant une loi instituant une aide d’Etat « n’est pas détachable de la procédure d’examen par la Commission » du projet d’aide. En revanche, il ressort du même arrêt qu’une décision refusant de notifier un texte au titre de la règlementation européenne des aides d’Etat se rattache à l’exercice, par le gouvernement, d’un pouvoir qu’il détient seul aux fins d’assurer l’application du droit de l’Union européenne et le respect des exigences inhérentes à la hiérarchie des normes. Une telle décision est, y compris lorsque le texte en cause est de nature législative, susceptible d’être contestée par la voie du recours pour excès de pouvoir. Le juge devra alors déterminer si le texte dont la notification est demandée est relatif à une aide d’Etat dont la Commission doit être informée.
960.- Rapports entre autorités relevant du pouvoir exécutif.- Peuvent également être qualifiés d’actes de gouvernement des actes concernant les rapports entre le Président de la République, le Premier ministre et le gouvernement. Ainsi, les décrets relatifs à la nomination du Premier ministre et à la composition du gouvernement mettent en cause les « rapports d’ordre constitutionnel institués entre le Président de la République, le Premier ministre et le gouvernement » et sont donc insusceptibles de contentieux (CE, 16 septembre 2005, requête numéro 282171, requête numéro 282172, requête numéro 282173, Hoffer : JCP A 2005, act. 582).
961.- Pouvoir judiciaire.- Pour ce qui concerne maintenant l’autorité judiciaire, qui fait l’objet du titre VIII de la Constitution du 4 octobre 1958, il existait traditionnellement une seule illustration de la théorie des actes de gouvernement, celle où le chef de l’Etat exerçait son droit de grâce. La position du Conseil d’Etat a toutefois évolué sur cette question puisque s’il se déclare toujours incompétent pour connaître de telles décisions, c’est pour d’autres motifs que ceux tenant à la théorie de l’acte de gouvernement. Dans l’arrêt d’Assemblée Gombert du 28 mars 1947, le Conseil d’Etat a ainsi motivé l’irrecevabilité du recours contre une décision prise par le Président de la République dans l’exercice de son droit de grâce par le fait que cette décision est relative à la nature et aux limites d’une peine et relève donc de la compétence des juridictions de l’ordre judiciaire (requête numéro 80338 : Rec., p. 138 ; RDP 1947, p. 95, note Waline ; S. 1947, III, p. 89, concl. Celier.- CE, 30 juin 2003, requête numéro 244965, Observatoire international des prisons, section française : AJDA 2003, p. 1790). Une solution identique a été appliquée pour un recours dirigé contre une circulaire du garde des Sceaux relative à l’application d’un décret de grâce collective (CE, 19 avril 2011, requête numéro 339518, Boissier).
b- Actes se rattachant à la conduite des relations internationales
962.- Illustrations.- Les actes concernant la conduite des relations internationales sont insusceptibles de faire l’objet d’un recours contentieux.
Ont ainsi le caractère d’un acte de gouvernement :
– La décision par laquelle le gouvernement a suspendu les stipulations des accords en vigueur entre la France et un certain nombre d’Etats en vertu desquelles les ressortissants de ces Etats étaient dispensés de la formalité du visa pour l’entrée sur le territoire national (CE, 30 juillet 1997, requête numéro 155760, Etienne : Rec., p. 626).
– Le choix du mode de conclusion des traités et accords internationaux (CE Ass., 18 décembre 1998, requête numéro 181249, SARL du parc d’activités de Blotzheim et SCI Haselaecker, préc.) ainsi que l’appréciation de la validité d’une réserve par rapport au traité qu’elle accompagne (CE Ass., 12 octobre 2018, requête numéro 408567, SARL Super Coiffeur).
– La décision du Président de la République de reprendre des essais nucléaires (CE Ass., 29 septembre 1995, requête numéro 171277, Association Greenpeace France : Rec., p. 347 ; AJDA 1995, p. 749, chron. Stahl et Chauvaux ; RDP 1996, p. 256, concl. Sanson ; JCP G 1996, II, comm. 22582, note Moreau ; LPA 1995, n°141, p. 23, note Nguyen Van Tong ; RFDA 1996, p. 383, chron. Ruzié ; D. 1996, p. 205, note Braconnier).
– La décision du chef de l’Etat d’engager des troupes en Yougoslavie et les décisions déterminant les objectifs militaires à atteindre et les moyens à mettre en œuvre (CE, 5 juillet 2000, requête numéro 206303, requête numéro 206965, Mégret et Mekhantar: AJDA 2001, p. 95, note Gounin ; RFDA 2000, p. 1144).
– Une circulaire par laquelle le ministre de l’Education nationale demande aux établissements d’enseignement supérieur de ne plus inscrire des étudiants irakiens pendant la première guerre du golfe (CE, 23 septembre 1992, requête numéro 120437, requête numéro 120737, GISTI et MRAP : Rec., p. 346 ; JCP G 1992, IV, comm. 2796, obs. Rouault ; AJDA 1992, p. 572, concl. Kessler).
– Les décisions par lesquelles le groupe français de la Cour permanente d’arbitrage propose ou refuse de proposer une candidature à l’élection des juges à la Cour pénale internationale, dès lors qu’elles ne sont pas détachables de la procédure d’élection de ces juges par l’Assemblée des Etats parties à la convention portant statut de cette juridiction internationale (CE, 28 mars 2014, requête numéro 373064, de Baynast : Rec. p. 58 ; Dr. adm. 2014, comm. 43, note Eveillard).
– Une décision par laquelle le gouvernement s’oppose à la tenue, sur le territoire français, d’opérations permettant aux ressortissants d’un Etat étranger – l’Etat syrien en l’espèce – qui résident en France de voter à un scrutin politique organisé par les autorités de ce pays (CE, 23 mai 2014, requête numéro 380560, Daoud : Dr. adm., comm. 57, note de Montis).
– Une décision du ministre des Affaires étrangères reconnaissant le statut diplomatique d’une institution étrangère, en l’occurrence l’Institut pour le commerce extérieur italien (CE, 30 décembre 2015, requête numéro 384321, Dupin).
– La décision résultant de l’absention de l’Etat qui n’a pas fait obstacle aux représailles et aux massacres dont les Harkis et leurs familles ont été victimes sur le territoire algérien, après le cessez-le-feu du 18 mars 1962 et la proclamation de l’indépendance de l’Algérie, en méconnaissance des accords d’Evian et de ne pas avoir organisé leur rapatriement en France (CE Sect., 3 octobre 2018, requête numéro 410611, Tamazount et a., préc.).
– Des décisions refusant des demandes de rapatriement de ressortissantes françaises djihadistes retenues avec leurs enfants dans des camps syriens. En effet, leur rapatriement nécessiterait des négociations internationales préalables, ce qui a pour effet de rendre indétachables ces mesures de la conduite des relations internationales (CE, ord. réf., 23 avril 2019, requête numéro 429668, requête numéro 429669, requête numéro 429674, requête numéro 429701, Dubreuil et a : AJDA 2019, p. 1644, note Slama ; Dr. adm. 2019, comm. 38, note Saunier).
– Il a aussi été jugé que l’organisation d’opérations d’évacuation à partir d’un territoire étranger n’est pas détachable de la conduite des relations internationales de la France. La juridiction administrative n’est donc pas compétente pour ordonner qu’un dispositif de pont aérien mis en place par l’année française depuis l’aéroport de Kaboul mis en place soit modifié ou complété. Il s’agissait ici plus précisément de permettre à quatre ressortissants afghans, dont trois bénéficient de la protection subsidiaire et un a la qualité de réfugié d’obtenir le rapatriement de leur famille au titre de la réunification familiale (CE, ord. réf., 25 août 2021, requête numéro 455744, requête numéro 455745, requête numéro 455746 : Dr. adm. 2021, comm. 47, note Desmoulins).
– Une décision implicite de rejet née du silence gardé par la ministre de la transition écologique sur la demande d’une association de retirer la déclaration conjointe franco-italienne du 3 décembre 2012 sur la modification du tunnel routier du Fréjus (CE, 24 février 2023, requête numéro 463543 : JCP A 2023, act. 158, obs. Erstein).
963.- Restriction du domaine de l’acte de gouvernement par le recours à la notion de détachabilité.- Cependant, le régime juridique des actes de gouvernement n’a vocation à s’appliquer qu’aux seuls actes qui concernent les relations d’Etat à Etat. Puisqu’il s’agit d’un régime dérogatoire au droit commun, il n’a ainsi vocation à s’appliquer qu’à des hypothèses précisément circonscrites. Par conséquent, lorsque des éléments juridiques peuvent être détachés d’un acte de gouvernement, ils ne seront pas eux-mêmes qualifiés comme tels et pourront dès lors être soumis au contrôle du juge administratif. Plus précisément, comme l’expose M. Ricci « l’acte est dit détachable lorsqu’il peut être examiné, en droit ou en fait, en lui-même, car il forme un tout suffisamment cohérent en soi et suffisamment autonome par rapport à son environnement juridique pour être appréhendé et traité juridiquement tout seul » (Droit administratif général, 5ème éd., Hachette 2006, p.128).
Cette théorie, qui peut également concerner le fonctionnement des pouvoirs publics constitutionnels (V. par exemple, à propos d’un décret chargeant un parlementaire d’une mission temporaire CE, 25 septembre 1998, requête numéro 195499, Mégret : Rec., p. 341 ; Dr. adm. 1998, comm. 351 ; RFDA 1999, p. 345, note Baghestani-Perrey ; AJDA 1999, p. 240 et p. 409, chron. Fombeur et Raynaud) a surtout vocation à s’appliquer en matière de relations internationales.
Ainsi, par exemple, sont détachables des relations diplomatiques :
– Une décision rejetant une demande d’extradition (CE Ass., 15 octobre 1993, requête numéro 142178, Royaume-Uni de Grande Bretagne et d’Irlande du Nord, Gouverneur de la Colonie royale de Hong-Kong : Rec., p. 267, concl. Vigouroux ; RFDA 1993, p. 1179, concl. Vigouroux ; AJDA 1993, p. 886, chron. Maugüé et Touvet ; RDP 1994, p. 525, note Fines ; D. 1994, p. 108, note Julien-Laferriere, JCP G 1993, IV, comm. 2643, obs. Rouault).
– Une décision retirant un décret d’extradition (CE, 14 décembre 1994, requête numéro 156490, Gouvernement suisse : Rec., p. 549 ; AJDA 1995, p. 56, concl. Vigouroux ; RDP 1995, p. 781, note Chappez ; RFDA 1995, p. 109, obs. Labayle).
– Une décision d’inscription d’un organisme sur la liste des entités dont les opérations de change, mouvements de capitaux et règlements financiers de toutes sortes sont soumis à autorisation (CE, 3 novembre 2004, requête numéro 262626, Association Secours mondial de France).
– Si la notification de la décision de la France de réintroduire temporairement le contrôle aux frontières intérieures prévue à l’article 27 du Code frontières Schengen n’est pas détachable de la procédure d’information des autres Etats membres et de la Commission dans laquelle elle s’inscrit, la décision nationale que cette notification porte à connaissance constitue une décision administrative dont il appartient au juge administratif de connaître par la voie du recours pour excès de pouvoir (CE, 28 décembre 2017, requête numéro 415291, Association nationale d’assistance aux frontières pour les étrangers : Rec. p. 400 ; AJDA 2018, p. 1613, note Escach-Dubourg).
964.- Autre hypothèse de recul de la notion d’acte de gouvernement.- La jurisprudence concernant les actes de gouvernement est donc extrêmement subtile. Un dernier exemple, qui ne concerne pas la théorie de la détachabilité, est fourni par l’arrêt d’Assemblée du Conseil d’Etat du 30 juillet 2014, Kodric et Heer (requête numéro 349789 : AJDA 2014, p. 2145, note Pontier ; JCP G 2014, comm. 995, note Biagini-Girard ; JCP A 2014, act. 676, obs. Tesson ; RFDA 2014, p. 1092, note Lavialle). Il ressort de cet arrêt que si la décision de la France de saisir une œuvre d’art à la fin de la Seconde Guerre mondiale inscrite au répertoire « Musées nationaux récupération » est un acte de gouvernement, la décision de refus de restituer l’œuvre à celui qui se prétend son légitime propriétaire est un acte administratif unilatéral susceptible de recours devant le juge administratif. Et encore, dans cette hypothèse, le juge judicaire devra-t-il être saisi à titre préjudiciel en cas, notamment, de questions accessoires relatives à la propriété de l’œuvre concernée.
III – Actes de droit privé pris par des organes administratifs
965- Une hypothèse atypique.- L’édiction d’actes administratifs constitue la principale manifestation de l’exercice des prérogatives de puissance publique par les autorités administratives, et le cas échéant par des personnes privées. Il arrive toutefois que des décisions prises par des autorités administratives ne manifestent pas l’exercice de telles prérogatives et qu’elles se voient alors qualifiées d’actes de droit privé.
966.- Actes individuels relatifs à la gestion des services publics industriels et commerciaux.- La principale hypothèse concerne les actes individuels relatifs à la gestion des services publics industriels et commerciaux, y compris ceux pris en charge par des personnes publiques (CE Sect., 15 décembre 1967, requête numéro 65807, Level : Rec., p. 501 ; AJDA 1968, p. 230, chron. Massot et Dewost, concl. Braibant ; D. 1968, p. 387, note Leclercq), par opposition aux actes réglementaires qui constituent des actes administratifs (CE, 26 juin 1989, requête numéro 91356, Association Etudes et consommation -CFDT : CJEG 1990, p. 180, note Lachaume). Il s’agit ici d’éviter de compliquer les règles de répartition des compétences juridictionnelles en refusant d’opérer une distinction entre les services publics industriels et commerciaux selon qu’ils sont pris en charge par une personne publique ou bien par une personne privée.
967.- Actes unilatéraux concernant la gestion du domaine privé.- Un autre cas particulier concerne les actes unilatéraux de gestion du domaine privé des collectivités publiques, conformément à la célèbre distinction établie par le commissaire du gouvernement Romieu dans ses conclusions sur l’arrêt Terrier du 6 février 1903 (requête numéro 07496, préc.). En effet, ces actes ne sont pas pris dans le cadre d’une mission de service public (TC, 15 janvier 2007, requête numéro 3521, Ouhramoune c/ Ville de Paris) et ils ne mettent « en œuvre aucune prérogative de puissance publique distincte de l’exercice par un particulier de son droit de propriété » (TC, 24 octobre 1994, requête numéro 02922, Duperray et SCI Les Rochettes : Rec. p. 606 ; Bull. confl. n°15, p. 18 ; Dr. adm. 1995, comm. 69.- CE, 3 juin 1988, requête numéro 173186, requête numéro 173186, Commune de Saint-Palais-sur-Mer).
Dans son arrêt Brasserie du théâtre du 22 novembre 2010 (requête numéro 3764 : AJDA 2010, p. 2423, chron. Botteghi et Lallet ; BJCP 2011, p. 55, concl. Collin ; JCP A 2011, comm. 2041, note. Sorbara ; Dr. adm. 2011, comm. 20 note Melleray ; BJCL 2011, p. 439, note Martin ; Contrats-Marchés publ. 2011, comm. 26, note Devillers ; RJEP mars 2011, p. 12, note Pélissier), le Tribunal des conflits a précisé les règles de compétence juridictionnelle en cas de litige concernant l’une de ces décisions. Le tribunal a considéré que « la contestation par une personne privée de l’acte par lequel une personne morale de droit public ou son représentant, gestionnaire du domaine privé, initie avec (une) personne privée, conduit ou termine une relation contractuelle, quelle qu’en soit la forme, dont l’objet est la valorisation ou la protection de ce domaine … ne met en cause que des rapports de droit privé et relève, à ce titre, de la compétence du juge judiciaire ».
Toutefois, c’est le juge administratif qui est compétent pour statuer sur les refus d’une commune de conclure un contrat relatif à la gestion de son domaine privé avec une personne privée, alors même que c’est le juge judiciaire qui est compétent une fois le contrat conclu (TC, 5 mars 2012, requête numéro 3833, Dewailly c/ Centre communal d’action sociale de Caumont : AJDA 2012, p. 1684, note Mokhtar ; JCPA 2012, comm. 2180, note Martin ; RD imm. 2013, p. 159, note Foulquier). Cette solution est conforme au principe selon lequel le contentieux des contrats ayant pour objet le domaine privé relève en principe du juge judiciaire, dès lors que le requérant qui a refusé de conclure une telle convention reste un tiers à l’égard de l’administration.
Le juge administratif est également compétent dans deux autres cas.
Le premier, visé par l’arrêt Brasserie de théâtre, est celui où la décision en cause affecte le périmètre ou la consistance du domaine public. C’est le cas, notamment, de décisisions d’acquisition (CE, 22 novembre 2002, requête numéro 229192, Commune de Gennevilliers : Rec. tables, p. 653, AJDA 2003, p. 848, note Deschamps ; AJDI 2003, p. 298, note Brouant ; RD imm. 2002, p. 173, obs. Brouant et Carraz) ou de cession de biens (CE Sect., 3 novembre 1997, requête numéro 169473, Commune de Fougerolles : Rec., p. 391 ; AJDA 1997, p. 1010, note Richer ; CJEG 1998, p. 16, concl. Touvet ; D. 1998, p. 131, note Davignon ; JCP G 1998, II, comm. 10007, note Piastra ; JCP E 1998, comm. 270, note Chouvel ; JCP N 1998, p. 64, note Bardon ; LPA 7 octobre 1998, p. 24, chron. Morand- Deviller ; RD imm. 1998, p. 227, chron. Maugüé ; RFDA 1998, p. 12, concl. Touvet). Il en va de même, également, s’agissant d’un acte mettant fin à une promesse unilatérale de vente portant sur un bien du domaine privé (CE, 2 avril 2015, requête numéro 364539, Commune de Case-Pilote : JCP A 2015, comm. 2251, note Martin). Dans cette dernière hypothèse, cependant, ce sont les règles du Code civil et non pas celles de droit administratif qui ont vocation à s’appliquer.
La seconde concerne le cas où le contrat relatif au domaine privé contient une clause exorbitante du droit commun. Il s’agit en effet ici d’un contrat administratif (CE, 19 novembre 2010, requête numéro 331837, Office national des forêts : AJDA 2011. 281, note Dreyfus ; Dr. adm. 2011, comm. 19, note Brenet ; JCP A 2011, comm. 2020, note Moreau ; RJEP 2011, comm. 9, concl. Dacosta).
§II – Actes administratifs unilatéraux insusceptibles de recours contentieux
968.- Les multiples formes des actes administratifs unilatéraux.- L’acte administratif unilatéral peut revêtir différentes formes : décret, arrêté, délibération, décision, etc. Mais par-delà cet aspect formel, il peut être établi une distinction entre deux catégories d’actes administratifs : les actes administratifs décisoires et les actes administratifs non décisoires.
969.- Distinction classique entre les actes à caratère décisoire et les actes dépourvus de caractère décisoire.- En principe, selon une approche classique, seuls les actes présentant un caractère décisoire peuvent être attaqués devant le juge administratif, sauf s’ils présentent le caractère d’actes de gouvernement. Ils relèvent du droit dur, lequel est caractérisé par la contrainte exercée sur les administrés, par l’existence de droits et d’obligations que ces actes édictent.
Selon la définition donnée par le commissaire du gouvernement Laroque dans ses conclusions sur l’arrêt Laboratoire Goupil du 27 mai 1987 « Le caractère décisoire de l’acte résulte de la modification qu’il apporte à l’ordonnancement juridique : la circonstance qu’il fasse grief à un administré ne suffit pas à rendre ce dernier recevable à former un recours pour excès de pouvoir, si cet acte n’est pas susceptible par lui-même de modifier sa situation juridique » (requête numéro 83292 : Rec., p. 181).
A l’opposé, les actes qui n’ont pas de caractère décisoire ne peuvent normalement pas faire l’objet d’un recours pour excès de pouvoir. Ils relèvent en principe du droit souple mais, comme on le verra en examinant plus précisément les actes concernés, cette distinction pose en réalité de nombreuses difficultés, notamment parce qu’il n’est pas toujours facile de déterminer si un acte relève ou non du droit souple et s’il produit ou non des effets juridiques. C’est le cas en particulier des circulaires, lesquelles sont attaquables dès lors qu’elles présentent, selon la terminologie originellement employée par le Conseil d’Etat, un caractère réglementaire, ce qui vise les cas où elles ne se limitent pas à l’interprétation d’un texte mais où elles créent une règle nouvelle.
De la même façon, il est fréquent – mais ce n’est pas syématique – qu’un communiqué de presse « révèle » une décision administrative laquelle peut être contestée devant le juge de l’excès de pouvoir (CE, 3 mars 1993, requête numéro 132993, Comité central d’entreprise de la Société d’exploitation industrielle des tabacs et allumettes.- V. plus récemment CE, 15 mars 2017, requête numéro 391654, Association Bail à part, tremplin pour le logement : Dr. adm. 2017, comm. 36, note Boda.- CE, ord. réf., 14 avril 2021, requête numéro 451244, Association territoires de musique et a.).
Exemples :
– CE, 3 mars 1993, requête numéro 132993, Comité central d’entreprise de la Société d’exploitation industrielle des tabacs et allumettes (préc.) : il ressort des pièces du dossier et notamment tant du compte rendu du comité interministériel qui s’est tenu le 7 novembre 1991 que du communiqué publié par le Premier ministre, que celui-ci, à l’issue de ce comité interministériel, a bien entendu décider le transfert de la Société d’exploitation industrielle des tabacs et allumettes à Angoulême ; que si le Premier ministre a prévu d’arrêter ultérieurement le calendrier du transfert de cette société, il n’a pas entendu subordonner la réalisation effective de ce transfert à l’intervention d’une autre décision ; que le ministre chargé du budget a, au contraire, immédiatement donné instruction au président-directeur général de la société de prendre les dispositions nécessaires à la mise en oeuvre de la décision de transfert. Ainsi, la décision du Premier ministre prise lors de la réunion du comité interministériel qui s’est tenue le 7 novembre 1991 et rendue publique par un communiqué du même jour ne constituait pas une simple mesure préparatoire mais avait le caractère d’une décision susceptible de faire l’objet d’un recours pour excès de pouvoir.
– CE, 3 mars 2022, requête numéro 444569, Association Notre affaire à tous : est irrecevable le recours dirigé contre le communiqué de presse annonçant la mise en œuvre d’un dispositif destiné à favoriser l’implantation de sites industriels sur l’ensemble du territoire national dès lors que « le communiqué et le dossier de presse en litige se bornent à promouvoir les sites susceptibles d’accueillir de futurs projets industriels, qui satisfont plusieurs critères en termes d’attractivité et au sein desquels les demandes d’autorisation en matière d’urbanisme, d’archéologie préventive et d’environnement qui seront présentées par les porteurs de projet à l’autorité administrative compétente sont susceptibles, grâce aux travaux préparatoires entrepris pour “anticiper” les études et procédures qui seront requises à ce titre, d’aboutir dans des délais maîtrisés et rapprochés ».
970.- Le recours à la notion d’impérativité.- La jurisprudence a ensuite évolué en dégageant le critère de l’impérativité pour déterminer la recevabilité du recours pour excès de pouvoir contre certains actes de droit souple, notamment les circulaires, cette notion ne se réduisant plus aux seules circulaires créant une règle nouvelle.
Si cette appréciation peut être délicate, elle s’inscrit néanmoins dans une approche traditionnelle que l’on peut qualifier de kelsénienne selon laquelle la recevabilité du recours dépend de la contrainte résultant de l’acte attaqué.
Plus novatrice, en revanche, est la récente jurisprudence du Conseil d’Etat qui admet que des actes relevant du droit souple et dénués d’effets juridiques peuvent néanmoins faire l’objet d’un recours pour excès de pouvoir, eu égard aux autres effets qu’ils sont susceptibles de produire.
971.- Le recours à la notion d’effets notables.- Cette prise en considération des « effets notables » pouvant être autres que juridiques que peuvent produire les actes administratifs a conduit le Conseil d’Etat à redéfinir récemment les conditions de recevabilité du recours pour excès de pouvoir contre les actes de droit souple, et plus précisément contre les documents de portée générale de l’administration dont les circulaires mais aussi les lignes directrices font aussi partie (CE Sect., 12 juin 2020, GISTI, requête numéro 418142 : AJCT 2020, p. 523, note Renard et Péchillon ; AJDA 2020, p. 1407, chron. Malverti et Beaufils ; AJ fam. 2020, p. 426, obs. Bruggiamosca ; Dr. adm. 2020, comm. 39, note Eveillard ; JCP A 2020, act. 351, Libres-propos Touzeil-Divina ; JCP A 2020, comm. 2189, étude Koubi ; Procédures 2020, comm. 160, note Chifflot ; RFDA 2020, p. 798, concl. Odinet, note Melleray). Ce sont désormais les effets « notables » de ces actes, qu’ils créent une règle nouvelle, qu’ils présentent un caractère impératif ou des effets extra-juridiques qui détermine la recevabilité du recours pour excès de pouvoir.
Il existe enfin une catégorie d’actes administratifs décisoires – relevant donc incontestablement du droit dur – qui sont inattaquables : les mesures d’ordre intérieur.
I – Actes administratifs unilatéraux à caractère non décisoire
972.- Evolution des règles de recevabilité du recours pour excès de pouvoir.– Cette catégorie comprend d’abord trois types d’actes : les mesures préparatoires, les circulaires et les lignes directrices. Traditionnellement, ces actes sont inattaquables sauf dans les cas où ils produisent, en dépit de leur qualification, des effets juridiques suffisamment importants pour justifier l’exercice d’un contrôle juridictionnel. Mais dans cette hypothèse précise, il y a lieu de considérer que les actes concernés ne relèvent plus du droit souple. Il en va autrement pour d’autres types d’actes relevant du droit souple qui peuvent néanmoins faire l’objet d’un recours pour excès de pouvoir alors même qu’ils ne produisent pas d’effets juridiques.
On verra toutefois ici que dans son arrêt de Section GISTI du 12 juin 2020 (requête numéro 418142, préc.) le Conseil d’Etat a remis en cause cette approche traditionnelle et réorganisé les règles de recevabilité du recours pour excès de pouvoir dirigé contre ces différentes catégories d’actes – y compris les circulaires et les lignes directrices – en prenant en considération le fait qu’ils produisent ou non des « effets notables ».
A – Mesures préparatoires
973.- Définition.- En principe, les mesures préparatoires, qui participent à l’élaboration d’un futur acte normateur, sont insusceptibles de faire l’objet d’un recours contentieux.
Exemples :
– CE Ass., 15 avril 1996, requête numéro 120273, Syndicat CGT des hospitaliers de Bédarieux (AJDA 1996, p. 405, chron. Stahl et Chauvaux ; RFDA 1996, p. 610) : l’irrecevabilité du recours pour excès de pouvoir « s’étend aux délibérations à caractère préparatoire des collectivités territoriales et de leurs établissements publics, même à raison des vices propres allégués … il ne peut être fait exception à la règle selon laquelle un acte préparatoire ne saurait donner lieu à un recours pour excès de pouvoir que dans les cas où il en est ainsi disposé par la loi » (cette exception s’applique également à une procédure de référé mise en oeuvre par le préfet. V. CE, 5 avril 2019, requête numéro 418906, Ministre de l’Intérieur c/ Communauté de communes du pays de Fayence : JCPA 2020, comm. 2064, note Molinero).
– CE, 19 janvier 2011, requête numéro 332635, Mazroui : les avis des autorités consulaires saisies par le préfet dans le cadre de l’examen d’une demande de titre de séjour sont insusceptibles de recours contentieux.
En revanche, la convocation d’un étranger en préfecture en vue du dépôt d’une demande de titre de séjour ne constitue pas une mesure préparatoire. En effet, parce qu’il ne s’agit que d’un préalable au dépôt de la demande elle n’est pas véritablement intégrée au processus décisionnel, et elle ne constitue pas par conséquent une mesure préparatoire (CE, avis, 1er juillet 2020, numéro 436288, Labassi : Dr. adm. 2020, comm. 47, note Eveillard ; JCP A 2020, act. 440).
Rappelons, en revanche, que le préfet peut exercer son déféré contre une mesure préparatoire et en contester tant la légalité interne que la légalité externe (CE, 15 juin 2018, requête numéro 411630, Département du Haut-Rhin, préc.).
La jurisprudence peut aussi évoluer sur ces questions. Ainsi, le Conseil d’Etat a longtemps rejeté les recours formés contre la notation des fonctionnaires au motif qu’il s’agissait de simples mesures préparatoires à l’établissement des tableaux d’avancement. Ce n’est qu’à partir de l’arrêt Camara du 23 novembre 1962 que la juridiction administrative suprême a opéré un revirement en admettant la recevabilité de ces recours (requête numéro 50328 : Rec. p.627 ; AJDA 1962, p.666, chron. Gentot et Fournier; JCP 1963, II, comm. 13111, note Gandolfi).
974.- Exception d’illégalité.- En revanche, par la voie de l’exception d’illégalité, il est possible d’obtenir l’annulation de la décision finale en invoquant l’illégalité d’une mesure préparatoire. La solution paraît opportune du point de vue du principe de bonne administration de la justice. D’une part, elle évite la multiplication des recours contentieux éventuellement dilatoires pour des actes concourant à la même procédure. D’autre part, elle permet au juge saisi d’un recours contre l’acte normateur final de porter un regard rétrospectif sur l’ensemble de la procédure.
Exemples :
– CE, 26 octobre 1990, requête numéro 69039, Ministre de l’Intérieur (Rec., p. 818 ; LPA 28 octobre 1991, n°129, p. 6, note Holleaux) : l’illégalité de la délibération d’un conseil municipal demandant au préfet qu’il soit recouru à la procédure d’expropriation peut être invoquée à l’appui d’un recours dirigé contre la déclaration d’utilité publique.
– CE, 30 décembre 2013, requête numéro 355556, Société immobilière d’économie mixte de la Ville de Paris et Ville de Paris (Dr. rur. 2014, comm. 47, note Tifine) : l’acte par lequel une personne privée chargée d’une mission de service public et ayant reçu délégation à cette fin en matière d’expropriation demande au préfet l’expropriation d’un immeuble pour cause d’utilité publique traduit l’usage de prérogatives de puissance publique et constitue ainsi un acte administratif. Cette délibération constitue un acte préparatoire aux arrêtés portant déclaration d’utilité publique et cessibilité. Par suite, son illégalité peut être utilement invoquée à l’appui d’un recours contre l’arrêté déclarant d’utilité publique l’acquisition de cet immeuble et contre celui qui le déclare cessible.
– CE, avis, 6 avril 2016, requête numéro 395916 : la décision imposant la réalisation d’une évaluation environnementale en vertu du IV de l’article R. 122-18 du Code de l’environnement est un acte faisant grief. Tel n’est pas le cas, en revanche, de l’acte par lequel l’autorité de l’Etat compétente en matière d’environnement décide de dispenser d’évaluation environnementale un plan, schéma, programme ou autre document de planification mentionné à l’article L. 122-4 du Code de l’environnement. Un tel acte a le caractère d’une mesure préparatoire à l’élaboration de ce plan, schéma, programme ou document, insusceptible d’être déférée au juge de l’excès de pouvoir, eu égard tant à son objet qu’aux règles particulières prévues au IV de l’article R. 122-18 du Code de l’environnement pour contester la décision imposant la réalisation d’une évaluation environnementale. Cette décision pourra toutefois être contestée à l’occasion de l’exercice d’un recours contre la décision approuvant le plan, schéma, programme ou document.
– CE, 24 janvier 2022, requête numéro 440164, Société Année distribution et a. (Dr. adm. 2022, comm. 19, note Eveillard) : l’avis conforme des commissions d’aménagement sur la demande de permis de construire valant autorisation d’exploitation commerciale n’étant qu’un acte préparatoire, il n’est pas susceptible de recours contentieux, y compris de la part de la commune compétente pour délivrer le permis. Pour mettre en cause la légalité de l’avis, la commune devra donc exercer un recours pour excès de pouvoir contre le permis qu’elle a elle-même délivré.
975.- Actes ne présentant pas le caractère de mesures préparatoires.- En outre, certaines mesures en apparence préparatoires entraînent des effets décisoires notables, et se détachent de l’acte administratif en cours d’élaboration. Dans de telles hypothèses, ils peuvent faire isolément l’objet d’un recours pour excès de pouvoir. Tel est le cas, par exemple, d’une délibération d’un conseil municipal prise en vue de la passation d’un marché public ou d’une délégation de service public. De même, si l’acte qui décide du principe même d’un projet d’aménagement est attaquable (CE Sect., 30 octobre 1992, requête numéro 140220, Ministre des Affaires étrangères et Secrétaire d’Etat aux Grands travaux c/ Association de sauvegarde du site Alma Champ de Mars : Rec., p. 384.- CE Sect., 6 mai 1996, requête numéro 121915, Association Aquitaine Alternatives : Rec., p. 144), il en va autrement de la décision d’approbation du dossier de réalisation d’une zone d’aménagement concerté (CE, avis, 4 juillet 2012, requête numéro 356221, Biglione : Rec., p. 269 ; JCP A 2012, comm. 2331, note Sire) ou encore de la délibération qui arrête le dossier définitif d’un projet d’aménagement (CE Sect., 30 mars 2016, requête numéro 383037, Molinier).
976.- Absence d’effets de la jurisprudence GISTI.- Dans le prolongement de la jurisprudence GISTI de 2020 (requête numéro 418142, préc.), ce sont certainement les « effets notables » produits par les mesures préparatoires qui doivent désormais déterminer la recevabilité du recours pour excès de pouvoir contre elles. Il est toutefois probable, eu égard aux caractéristiques de ces actes, que la prise en compte de ces effets restera limitée aux seuls cas où ils présentent un caractère décisoire. Or, dans cette hypothèse, seul l’acte final doit pouvoir faire l’objet d’un recours pour excès de pouvoir.
B – Circulaires
977.- Définition et régime contentieux.- On évoquera la notion de circulaire avant d’étudier la question de la recevabilité du recours contre les circulaires, celle de leur invocabilité et celle de leur légalité.
1° Notion de circulaire
978.- Définition.- La circulaire – appelée également note de service ou instruction – est l’instrument par lequel les chefs de service, et notamment les ministres, exercent leur pouvoir hiérarchique sur leurs subordonnés. En effet, le pouvoir hiérarchique implique la possibilité d’adresser aux agents du service des instructions qui vont les guider dans l’accomplissement de leurs missions. Le but recherché est que l’ensemble des agents du service adoptent une solution identique aux problèmes qui leurs sont soumis. La circulaire est une manifestation de ce pouvoir d’instruction : elle a pour principal objet d’interpréter la législation et la règlementation en vigueur et de définir la politique à suivre par l’administration concernée.
979.- Compétence de Premier ministre.- Il est à noter que si le Premier ministre n’est pas à proprement parler le chef hiérarchique des autres membres du gouvernement, il est également compétent pour édicter des circulaires, conformément aux dispositions de l’article 21 de la Constitution qui fait de lui le chef du gouvernement (CE, 26 décembre 2012, requête numéro 358226, Association « Libérez les Mademoiselles » : Rec., p. 501 ; JCP A 2013, comm. 30, note Tollinchi et comm. 31, note Pauliat ; RFDA 2013, p. 233, concl. Bourgeois-Machureau.– V. aussi CE, 16 mai 2022, n°445265, Fédération nationale de vente et services automatiques : Contrats-Marchés publ. 2022, comm. 226, note Ubaud-Bergeron).
980.- Un instrument fréquemment utilisé par les chefs de service.- Les circulaires sont extrêmement nombreuses ce qui peut nuire à la lisibilité du droit. En réaction, une circulaire du Premier ministre du 17 juillet 2013 (numéro 5667/SG) a voulu limiter leur usage à « la diffusion d’instructions pour la mise en œuvre d’une politique publique ». Elles seront signées personnellement par les ministres et ne pourront comporter plus de cinq pages. Un examen rapide des dernières circulaires publiées démontre que ces principes ne sont pas toujours respectés. Notons enfin que la circulaire du 17 juillet 2013 mentionne que les précisions techniques ou méthodologiques nécessaires à la mise en œuvre d’un texte sont désormais transmises via les outils intranet des ministères, ce qui devrait éviter l’édiction de trop nombreuses nouvelles circulaires. L’objectif de limitation du nombre de circulaires ministérielles paraît en effet atteint. Une consultation du site circulaires.gouv.fr permet en effet de constater que si 876 circulaires et instructions ont été publiées en 2012, seulement 142 l’ont été en 2020 et 101 en 2023.
981.- Publicité des circulaires.- L’article L. 312-2 du Code des relations entre le public et l’administration précise quant à lui que les instructions, les circulaires ainsi que les notes et réponses ministérielles qui comportent une interprétation du droit positif ou une description des procédures administratives font l’objet d’une publication.
Il a été jugé que ne relève pas du champ d’application de cet article une circulaire par laquelle le ministre de l’Intérieur « en sa qualité de chef de service, a défini à destination des seuls services et unités chargés du maintien de l’ordre les conditions d’utilisation des armes de force intermédiaire ». En effet, elle ne comporte pas interprétation du droit positif ou une description des procédures administratives au sens de ces dispositions. Cette circulaire ne peut donc être regardée comme abrogée en raison de son absence de publication sur un des supports légalement prévus à cette fin (CE, 7 juillet 2019, requête numéro 427638, requête numéro 428895, requête numéro 429621, Ligue des droits de l’Homme et Confédération générale du travail et a.– V. aussi CE, 25 novembre 2021, requête numéro 450258 : AJCT 2022, p. 162, obs.Teles Da Silva ; JCP A 2021, act. 370, obs. Friedrich).
L’article R. 312-8 du même code prévoit que les circulaires et instructions adressées par les ministres aux services et établissements de l’Etat doivent être tenues à la disposition du public sur un site internet relevant du Premier ministre (circulaires.legifrance.gouv.fr). Toutefois, l’article R. 312-9 précise que les « circulaires et instructions intervenant dans certains domaines marqués par un besoin régulier de mise à jour portant sur un nombre important de données » peuvent être publiées sur un autre site (par exemple, en matière fiscale, V. bofip.impots.gouv.fr.- sur l’application dans le temps des règles de publication des ciculaires et instructions en matière fiscale V. CE Sect., 13 mars 2020, requête numéro 435634, Société Hasbro European Trading BV : Dr. adm. 2020, comm. 35, note Eveillard).
Une circulaire ou une instruction qui ne figure pas sur ce site n’est pas applicable et les services ne peuvent en aucun cas s’en prévaloir à l’égard des administrés dans le cadre de la prise de décisions individuelles (CE, ord. réf., requête numéro 405471, association La Cimade, service oecuménique d’entraide.- CE, 24 juillet 2019, requête numéro 427638, Ligue des droits de l’homme). Mais puisque ces actes conservent une existence juridique, ils peuvent faire l’objet d’un recours pour excès de pouvoir (CE, 7 avril 2011, requête numéro 343387, Association SOS Racisme : Rec., p. 155), comme la décision refusant de les abroger (CE, 26 juillet 2018, requête numéro 414151, Syndicat national des guides professionnels de canoë-kayak et disciplines associées).
Notons également que la circulaire susvisée du Premier ministre du 17 juillet 2013 précise que ces documents doivent aussi être rendus publics sur les sites internet de chaque ministère.
Le décret n°2008-1281 du 8 décembre 2008, qui était seul à organiser avant l’entrée en vigueur au 1er janvier 2016 du Code des relations entre le public et l’administration la publication des circulaires, prévoyait également que les circulaires et instructions déjà signées étaient réputées abrogées si elles n’avaient pas été reprises sur le site internet dédié à la date du 1er mai 2009 (V. par ex. CE, 23 février 2011, requête numéro 334022, Association la Cimade), ce qui avait amené un auteur à parler de « Saint-Barthélémy des circulaires et instructions ministérielles » (S. Slama).
2° Recevabilité des recours dirigés contre les circulaires
982.- L’ancienne distinction entre les circulaires interprétatives et les circulaires réglementaires.- Les circulaires ne présentent pas, en principe, de caractère décisoire puisqu’elles ne modifient pas l’état du droit. Cependant, une circulaire peut contenir des éléments qui ne se limitent pas à un simple rappel des règles applicables, et dans cette hypothèse le recours sera recevable. Dans son arrêt d’Assemblée du 29 janvier 1954, Institution Notre-dame du Kreisker, le Conseil d’Etat a ainsi opéré une distinction entre les circulaires interprétatives – inattaquables – et les circulaires contenant des dispositions règlementaires qui peuvent faire l’objet d’un recours pour excès de pouvoir (requête numéro 07134 : Rec., p. 64 ; AJDA 1954, 2 bis, p. 5, chron. Gazier et Long ; Droit adm. 1954, p. 50, concl. Tricot).
Dans cette affaire, un recours pour excès de pouvoir était dirigé contre une circulaire du ministre de l’Education nationale relative à la constitution de dossiers de demandes de subvention présentées par des établissements d’enseignement privés. Certaines dispositions de cette circulaire ne faisaient manifestement qu’interpréter la loi en vigueur, et donc la mettre en application : par exemple, le ministre pouvait dresser une liste des documents que les établissements privés devaient produire à l’appui de leurs demandes de subvention. De cette façon, le ministre ne faisait que permettre aux conseils académiques de statuer efficacement sur les demandes, ce qui est une compétence qui leur était reconnue par la loi en vigueur. En revanche, d’autres dispositions présentaient un caractère règlementaire. En particulier, la circulaire soumettait l’octroi des subventions à l’acceptation, par les établissements privés, d’un contrôle de leurs enseignements et de leur gestion financière. Or, ces conditions n’étaient pas instituées par la loi. Par conséquent, la circulaire avait modifié l’état du droit résultant des textes applicables et présentait donc un caractère règlementaire.
La reconnaissance du caractère règlementaire de certaines dispositions d’une circulaire permettait au requérant de demander leur annulation au juge administratif. Sur le fond, les circulaires à caractère règlementaire étaient souvent illégales, puisque leur auteur n’était généralement pas compétent pour modifier les textes en vigueur. Si tel n’était pas le cas, et si elle n’était pas entachée de vices autres que l’incompétence de leur auteur, la circulaire était invocable par les administrés et elle leur était opposable.
983.- La nouvelle distinction entre les circulaires impératives et les circulaires dénuées de caractère impératif.- Dans l’arrêt de Section Duvignères du 18 décembre 2002 (requête numéro 233618 : RFDA 2003, p. 280, concl. Fombeur ; AJDA 2003, p. 487, chron. Donnat et Casas ; JCP A 2003, comm. 5, note Moreau ; LPA 23 juin 2003, p. 8, note Combeau : Dr. adm. 2003, comm. 73 et repère 3), le Conseil d’Etat a inauguré une nouvelle distinction entre les circulaires dénuées de caractère impératif et les circulaires impératives. Cependant, la portée de cette évolution doit être relativisée : si la terminologie évolue, cette nouvelle distinction recoupe en partie l’ancienne distinction entre circulaires interprétatives et circulaires réglementaires.
984.- Les circulaires impératives présentent toutes des « effets notables ».- Cette solution n’a pas été remise en cause par le récent arrêt GISTI du 12 juin 2020 (requête numéro 418142, préc.). En effet, selon cet arrêt, la « notion d’effets notables » qui détermine la justiciabilité des actes de droit souple recouvre celle de circulaire impérative. Il faut se représenter cette évolution favorable à une admission plus large de la recevabilité du recours pour excès de pouvoir sous la forme de cercles concentriques : le cercle le plus large concernant les actes présentant des « effets notables » englobe celui des actes impératifs, celui-ci englobant à son tour le cercle constitué par les actes réglementaires.
985.- Circulaires dénuées de caractère impératif.- Il ressort de l’arrêt Duvignères que l’interprétation que l’autorité administrative donne, par voie de circulaires, des lois et règlements qu’elle a pour mission de mettre en œuvre, n’est pas susceptible d’être déférée au juge de l’excès de pouvoir dès lors qu’elle est dénuée de caractère impératif. En d’autres termes, une circulaire est inattaquable si elle n’a pas pour objectif de conditionner les décisions qui seront ultérieurement prises.
Exemples :
– CE, 1er mars 2004, requête numéro 254081, Syndicat national des professions du tourisme CGC : le précis de fiscalité édité par le ministère des finances, qui a pour seul objet de présenter sous une forme facilement consultable les dispositions essentielles du droit fiscal et qui indique, dans son avant-propos, ne pas se substituer aux documentations administratives officielles, ne peut être regardé comme étant au nombre des prises de position de l’administration fiscale pouvant lui être opposées par un contribuable sur le fondement de l’article L. 80 A du livre des procédures fiscales. Par suite, il ne contient aucune disposition impérative à caractère général.
– CE, 4 février 2004, requête numéro 248647, OPHLM de Seine-et-Marne : une instruction fiscale qui se borne à résumer les modifications apportées par le législateur à un dispositif donné et à rappeler le régime en vigueur n’a pas pour objet de donner de ces dispositions législatives une interprétation qui, par son caractère impératif, devrait être regardée comme faisant grief. Par suite, le recours pour excès de pouvoir dirigé contre une telle instruction n’est pas recevable.
– CE, 3 octobre 2003, requête numéro 240270, Boonen (AJDA 2003, p. 1847) : ne fait pas grief une circulaire de la Commission nationale informatique et libertés qui n’écarte pas de manière impérative la possibilité de photocopier des documents contenus dans le fichier des renseignements généraux.
– CE, 6 avril 2006, requête numéro 280303, Paris : en faisant connaître par avance les aspects de la contribution au bon fonctionnement du service public de la justice qu’il entendait plus particulièrement prendre en compte à l’occasion de la fixation des taux individuels de prime des magistrats de son ressort, un premier président de cour d’appel ne fixe aucune règle impérative.
– CE, 27 juin 2018, requête numéro 419030, SA Confraternelle d’exploitation et de répartition pharmaceutique (CERP) Rhin Rhône Méditerranée (Dr. fisc. 2018, comm. 515, concl. Victor) : sont irrecevables les conclusions tendant à l’annulation des commentaires administratifs publiés au BOFiP en tant qu’ils ne mentionnent pas la contribution sur la vente en gros de médicaments remboursables dans la liste non exhaustive des impositions déductibles pour le calcul de la valeur ajoutée. Les commentaires attaqués, dont les contributions déductibles qu’ils mentionnent ne sont pas présentées comme exhaustives, ne comportent aucune mention relative, à titre d’exemple, à la contribution sur la vente en gros de médicaments remboursables et ne prennent nullement position sur le traitement de cette contribution pour la détermination de la base d’imposition à la cotisation sur la valeur ajoutée des entreprises. Ils ne contiennent ainsi, pour ce qui concerne cette contribution, aucune disposition impérative à caractère général.
986.- Circulaires impératives.- En revanche, les dispositions impératives à caractère général d’une circulaire ou d’une instruction font grief, tout comme le refus de les abroger.
Ainsi, le recours pour excès de pouvoir est notamment recevable contre les circulaires qui dictent aux agents une conduite à tenir, sans qu’il soit nécessaire de déterminer si elles modifient ou non l’état du droit.
Exemples :
– CE, 8 octobre 2004, requête numéro 269077, Union française pour la cohésion nationale (Rec., p. 367 ; AJDA 2005, p. 43, note Rolin ; RFDA 2004, p. 977, concl. Keller ; JCP A 2004, comm. 1849, note Tawil) : en rappelant que la loi n°2004-228 du 15 mars 2004 interdit, dans les écoles, collèges et lycées publics, le port de signes ou tenues par lesquels les élèves manifestent ostensiblement une appartenance religieuse et en reprenant des exemples cités lors des travaux préparatoires de cette loi, le ministre de l’Education nationale, de l’Enseignement supérieur et de la Recherche a précisé l’interprétation de ce texte qu’il prescrit à ses services d’adopter. Le recours pour excès de pouvoir est donc recevable.
– CE, 6 mars 2006, requête numéro 262982, Syndicat national des enseignants et artistes : une instruction qui se borne à résumer les modifications apportées par le législateur au dispositif concernant les déductions pour frais professionnels est susceptible d’être déférée au juge de l’excès de pouvoir dès lors qu’elle présente un caractère impératif.
– CE, 26 décembre 2012, Association « Libérez les Mademoiselles » (préc.) : dans la circulaire litigieuse le Premier ministre a prescrit aux membres du gouvernement, aux préfets de région et aux préfets de département de donner instruction aux services placés sous leur autorité « d’éliminer autant que possible de leurs formulaires et correspondances » le terme « Mademoiselle » en lui substituant celui de « Madame ». La circulaire litigieuse présente donc un caractère impératif.
– CE, 26 avril 2018, requête numéro 407989, Préfet du Val d’Oise : l’instruction portée à la connaissance du préfet du département par courrier du 30 juin 2014, par laquelle le président du conseil général du Val-d’Oise a demandé aux services du département d’orienter systématiquement vers le service intégré d’accueil et d’orientation, à compter du 1er septembre suivant, toute demande d’hébergement d’urgence et d’évaluer la situation des femmes enceintes et des mères isolées avec leurs enfants de moins de trois ans exclusivement « dans le cadre d’une information préoccupante », telle que prévue au 5° de l’article L. 221-1 du Code de l’action sociale et des familles, présente un caractère impératif.
Comme l’a exprimé le Conseil d’Etat dans son rapport public de 2013, même si ces circulaires ne créent pas de règles nouvelles « leur caractère impératif et le fait qu’elles émanent d’une autorité exerçant un pouvoir hiérarchique doivent (…) conduire à retenir (…) leur appartenance au droit dur » ce qui n’est pas le cas des circulaires dénuées de caractère impératif (Le droit souple, la Documentation française 2013, p. 59).
En outre, bien évidemment, une circulaire qui créée une règle nouvelle est nécessairement impérative et donc attaquable. Il peut arriver que dans une telle hypothèse les juges se réfèrent au caractère « règlementaire » de la circulaire – comme dans l’ancienne jurisprudence Institution Notre-Dame du Kreisker – ce qui n’a aucune incidence sur les règles qui seront appliquées.
Exemple :
– CE, 30 septembre 2011, requête numéro 337334, requête numéro 337389, Comité d’action syndicale de la psychiatrie et a. : la circulaire contestée a pour objet de fixer plusieurs conditions de forme qu’il était demandé aux représentants de l’Etat dans le département de faire respecter, lorsque leur étaient adressées des propositions de sorties d’essai formulées par les psychiatres des établissements d’accueil. Au nombre de ces conditions, dont le respect conditionne la recevabilité de la demande, figurent notamment plusieurs pièces et renseignements individuels non spécifiquement prévus par le Code de la santé publique, un délai minimum d’examen de 72 heures, ou le principe selon lequel la demande doit être dactylographiée. Ces dispositions qui précisent la forme, le contenu et le délai de présentation des propositions de sortie à l’essai formulées par les psychiatres des établissements d’accueil, revêtent un caractère règlementaire.
987.- Possibilités de requalification.- D’une façon générale il ne faut pas s’arrêter aux termes utilisés par l’auteur de l’acte contesté. On l’a vu, une circulaire peut avoir d’autres dénominations (instruction, note, etc.) et elle peut recéler une décision. Le juge va dans tous les cas de figure déterminer le régime contentieux applicable en fonction du contenu de l’acte attaqué. Il arrive ainsi qu’une circulaire soit requalifiée de mesure préparatoire (CE, 5 décembre 2018, requête numéro 416487, Bubbe : Rec. tables, p. 815), de la même façon que des lignes directrices peuvent être requalifiées de circulaires (V. sur ce point infra).
3° Invocabilité des circulaires
988.- Une invocabilité initialement réservée aux seules circulaires réglementaires légales.- En principe, selon l’approche traditionnelle retenue par la jurisprudence Notre-Dame du Kreisker, les circulaires n’étaient pas invocables par les administrés dès lors qu’en principe elles n’ajoutent rien au droit.
Il en allait toutefois autrement concernant les circulaires réglementaires : de la même façon que le recours pour excès de pouvoir était recevable contre elles, elles pouvaient être invoquées par les administrés, à condition toutefois qu’elles étaient légales.
989.- Une invocabilité progressivement élargie.- On l’a vu, toutefois, depuis l’arrêt Duvignères, une circulaire ne créant pas de règles nouvelles peut être impérative, dans le sens où elle peut conditionner l’application des textes dont elle fait l’application. C’est certainement pour cette raison que le décret n°83-1025 du 28 novembre 1983 avait prévu l’invocabilité des circulaires. Ce texte avait toutefois été interprété de façon restrictive par le Conseil d’Etat qui avait limité son champ d’application aux seules circulaires réglementaires légales (CE, 27 mai 1987, requête numéro 76213, Arnaudies : Rec., p. 187). Il avait ensuite été abrogé par le décret n°2006-672 du 8 juin 2006.
Si à l’occasion de l’arrêt Duvignères, le Conseil d’Etat a admis la recevabilité du recours pour excès de pouvoir contre les circulaires impératives non réglementaires, ces circulaires n’étaient donc pas invocables par un administré, ce qui pouvait sembler tout à fait contestable.
Cette règle a toutefois évolué suite à l’entrée en vigueur de la loi n°2018-727 du 10 août 2018 pour un Etat au service d’une société de confiance (dite ESSOC) créant l’article L. 312-3 du Code des relations entre le public et l’administration. On notera toutefois que cette loi limite sa portée aux seules circulaires émanant d’autorités étatiques. Il convient aussi certainement de considérer, même si elle ne le précise pas expressément, qu’elle n’a vocation à s’appliquer qu’aux circulaires impératives, celles qui n’ont pas ce caractère ne produisant, de toute façon, aucun effet sur la situation des administrés. S’inspirant des règles déjà applicables en matière fiscale (Livre des procédures fiscales, art. L. 80 A) et sociale (Code de la sécurité sociale, art. L. 243-6-2), cet article précise désormais que « toute personne peut se prévaloir (d’une instruction ou d’une circulaire) émanant des administrations centrales et déconcentrées de l’Etat et publiés sur des sites internet désignés par décret ». De même, dans une logique proche de celle du rescrit fiscal « toute personne peut se prévaloir de l’interprétation d’une règle, même erronée, opérée par ces documents pour son application à une situation qui n’affecte pas des tiers, tant que cette interprétation n’a pas été modifiée ». Une limite à l’invocabilité des circulaires est toutefois prévue ces nouvelles dispostions ne pouvant « pas faire obstacle à l’application des dispositions législatives ou réglementaires préservant directement la santé publique, la sécurité des personnes et des biens ou l’environnement ».
4° Légalité des dispositions des circulaires pouvant faire l’objet d’un recours
990.- Circulaire entachée d’incompétence.- Une fois la recevabilité du recours admise, les juges procèdent à l’examen du contenu de la circulaire dont les dispositions litigieuses pourront fait l’objet d’une annulation dans deux hypothèses.
Il s’agit, tout d’abord, de l’hypothèse où la circulaire fixe une règle nouvelle entachée d’incompétence, ce qui sera souvent les cas, comme dans le cadre de la jurisprudence concernant les anciennes circulaires règlementaires illégales. Dans cette hypothèse, la circulaire crée des droits et des obligations supplémentaires sans que la personne qui l’édicte ne détienne de pouvoir règlementaire. Elle est donc susceptible d’être annulée pour vice d’incompétence.
Exemples :
– CE, 6 mars 2006, Syndicat national des enseignants et artistes (préc.) : le ministre de l’Economie, des Finances et de l’Industrie a, par l’instruction attaquée, prévu, en faveur des artistes musiciens, la possibilité d’opérer des déductions de 14 % et 5 % du montant total de leur rémunération nette annuelle au titre des frais réels. Le ministre ne tenant d’aucune disposition législative le pouvoir d’édicter de telles normes, la circulaire attaquée est annulée.
– CE, 30 septembre 2011, requête numéro 337334, requête numéro 337389 Comité d’action syndicale de la psychiatrie et a. (préc.) : les psychiatres des établissements d’accueil n’étant pas placés sous l’autorité hiérarchique des ministres, ceux-ci ne tenaient pas dès lors de leurs pouvoirs d’organisation de leurs services la compétence pour édicter des dispositions relatives à la forme, au contenu et au délai de présentation des propositions de sortie à l’essai. La circulaire attaquée est donc annulée.
– CE, 16 juin 2008, requête numéro 306295, Association Vivre et vieillir ensemble en citoyens et Association des directeurs au service des personnes âgées (JCPA 2008, act. 587) : la circulaire du ministre de la Santé attaquée déterminait, notamment, les modalités de calcul de la dotation de soins allouée aux établissements hébergeant des personnes âgées dépendantes pour l’année 2007. Les juges estiment que le ministre ne s’est pas borné à interpréter les dispositions législatives applicables à la fixation des dotations en cause mais a édicté des règles nouvelles relatives au plafonnement des dotations et aux engagements devant être souscrits par les établissements en contrepartie de leur allocation. Or, il ne résulte ni des dispositions de l’article L. 314-3 du Code de l’action sociale et des familles, ni d’aucune autre disposition législative ou règlementaire que le ministre serait compétent pour édicter de telles règles.
991.- Circulaire entachée d’erreur de droit.- La seconde hypothèse est celle où la circulaire est entachée d’erreur de droit.
Tel est le cas, tout d’abord, où l’interprétation méconnaît le sens et la portée des textes qu’elle interprète.
Exemples :
– CE, 10 janvier 2007, requête numéro 286701, Collectif pour la défense des loisirs verts: l’annexe 1 de la circulaire du 6 septembre 2005 du ministre de l’Ecologie et du Développement durable relative à la circulation des quads et autres véhicules à moteur dans les espaces naturels méconnaît la portée de la règlementation en vigueur en indiquant que le permis de conduire de la sous-catégorie B1 est obligatoire pour la conduite des quads, sans mentionner qu’il n’est requis que pour les quadricycles lourds à moteur.
– CE, 26 juillet 2006, requête numéro 284930, Société Natexis Banques Populaires (Droit fisc. 2006, comm. 69, note Gest et comm. 791, concl. Collin) : le Conseil d’Etat interprète comme conformes à la convention fiscale franco-brésilienne les dispositions du paragraphe II de l’instruction du 5 décembre 1997 du ministre chargé des Finances qui précise que les intérêts de source brésilienne ne donnent droit à aucun crédit d’impôt en France lorsqu’ils n’ont pas été imposés au Brésil.
– CE, 26 mars 2012, requête numéro 338856, Syndicat national des inspecteurs en santé publique vétérinaire : en ordonnant à ses services de recruter des vétérinaires inspecteurs non titulaires à temps incomplet par voie de contrats conclus sur le fondement de l’article 4 de la loi n°84-16 du 11 janvier 1984, alors que cet article ne permet pas le recrutement d’agents contractuels pour assurer des fonctions qui, correspondant à un besoin permanent, impliquent un service à temps incomplet, le ministre a entaché sa note de service d’erreur de droit.
– CE, 20 septembre 2017, requête numéro 401294, Association Enerplan : il résulte des dispositions de l’article 266 quinquies C du Code des douanes qu’elles prévoient l’exonération de l’électricité consommée pour les besoins de l’activité de son producteur, à condition que la production annuelle des installations qu’il exploite n’excède pas 240 millions de kilowattheures par site de production. Ces dispositions, qui visent à favoriser l’autoconsommation d’électricité, n’ont pas subordonné le bénéfice de cette exonération à la condition que le producteur consomme l’intégralité de l’électricité qu’il produit. Dès lors, en prévoyant que celui-ci ne peut pas en bénéficier pour la partie autoconsommée de l’électricité produite si l’autre partie est revendue à des tiers, le ministre des Finances et des Comptes publics a ajouté à la loi une condition d’éligibilité à l’exonération qu’elle ne prévoit pas. Il suit de là que les dispositions contestées de la circulaire sont entachées d’incompétence.
992.- Circulaires réitérant une règle juridique contraire à une norme supérieure.- Enfin est concernée l’hypothèse, plus rare, où la circulaire réitère une règle juridique contraire à une norme supérieure. Ainsi, est désormais recevable le recours contre une circulaire prescrivant l’application d’un décret non conforme à une loi, ce qui n’était pas le cas dans la jurisprudence antérieure.
Exemple :
– CE, 2 décembre 2011, requête numéro 333472, CFTC (Rec., p. 602 ; JCP A 2011, act. 763, obs. Dubreuil ; JCP S 2012, comm. 1069, note d’Allende) : si la circulaire contestée du 26 mars 1997 se borne à tirer les conséquences de l’article 2 du décret n°91-1266 du 19 décembre 1991 portant application de la loi n°91-647 du 10 juillet 1991 relative à l’aide juridique elle réitère néanmoins, au moyen de dispositions impératives à caractère général, la règle qu’a illégalement fixée cette disposition.
Dans le cas, en revanche, où la circulaire litigieuse interprète une décision de justice, il n’appartient pas au juge de l’excès de pouvoir d’apprécier le bien-fondé de cette décision. Il ne pourra qu’apprécier, dans la limite des moyens soulevés, si l’interprétation retenue par la circulaire ne méconnaît pas le sens et la portée de cette décision (CE, 24 avril 2012, requête numéro 345301, Afane-Jacquard : Rec. tables, p. 924 ; AJDA 2012, p. 915).
C – Les lignes directrices
993.- Des directives aux lignes directrices.- La notion de lignes directrices est nouvelle puisqu’elle est apparue à l’occasion de l’arrêt du Conseil d’Etat Jousselin du 19 septembre 2014 (requête numéro 364385 : Rec., p. 272 ; AJDA 2014, p. 2262, concl. Dumortier ; Dr. adm. 2014, comm. 70, note Auby ; JCP A 2014, act. 759, obs. Tesson ; JCP A 2014, act. 821, Libres propos Cassia). Elle succède à l’ancienne notion de directive, sans pour autant présenter de différences notables avec cette dernière. Le Conseil d’Etat se conforme ici aux préconisations de son propre rapport public de 2013 (Le droit souple, préc. p. 13). De fait, le terme de directive pouvait prêter à confusion avec les directives de l’Union européenne, qui a peu à voir avec elles, tant du point de vue de leur fonction que de celui de leur régime juridique. Ensuite, le terme même de directive évoque l’idée d’une contrainte et d’une impérativité qui ne leur est justement pas reconnue L’appellation de « ligne directrice » apparaît plus fidèle au contenu de ces actes qui visent avant tout à orienter les agents. Il s’agit, plus précisément, de documents d’orientation dotés, certes, d’une valeur fortement incitative à l’égard des agents qui en sont destinataires, mais non absolument impérative puisqu’il leur est permis d’y déroger. Comme l’énonce le Conseil d’Etat elles ont pour objet de définir « des critères permettant de mettre en œuvre le texte en cause, sous réserve de motifs d’intérêt général conduisant à y déroger et de l’appréciation particulière de chaque situation » (CE Sect., 4 février 2015, requête numéro 383267, requête numéro 383268, Ministre de l’Intérieur c/ Cortes Ortiz : Rec. p. 17, concl. Bourgeois-Machureau ; AJDA 2015, p. 443, chron. Lessi et Dutheillet de Lamothe ; Dr. adm. 2015, doctr. 637, note Eveillard ; JCP A 2015, comm. 2196, note Marti.- V. également CE, 16 octobre 2017, requête numéro 408344, Sadeqi.- CE, 16 octobre 2017, requête numéro 408374, M. et Mme Khodadad : AJDA 2017, p. 2424, concl. Odinet ; Dr. adm. 2018, comm. 10, note Mouchette ; JCP A 2017, act. 501 et 502, obs. Erstein).
994.- Un substitut à l’absence de pouvoir réglementaire.- Telles qu’elles sont conçues à l’origine, les lignes directrices s’apparentent à un substitut à l’absence de pouvoir réglementaire, particulièrement pour les ministres qui sont en principe dépourvus d’un tel pouvoir (CE Sect., 23 mai 1969, requête numéro 71782, Société distillerie Brabant et Cie., préc.). En revanche, une autorité investie d’un pouvoir réglementaire ne pouvait agir aux moyens de lignes directrices. Cette solution a toutefois été remise en cause par le Conseil d’Etat dans un récent arrêt Durand du 21 septembre 2020 (requête numéro 428683 : AJDA 2020, p. 1758 ; Dr. adm. 2021, comm. 1, note Eveillard).
995.- Une alternative à l’exercice du pouvoir réglementaire.- Le Conseil d’Etat admet pour la première fois que « l’autorité compétente peut, qu’elle dispose ou non en la matière du pouvoir réglementaire, encadrer l’action de l’administration, dans le but d’en assurer la cohérence, en déterminant, par la voie de lignes directrices sans édicter aucune condition nouvelle, des critères permettant de mettre en œuvre le texte en cause, sous réserve de motifs d’intérêt général conduisant à y déroger et de l’appréciation particulière de chaque situation ». Le recours aux lignes directrices est ainsi censé assurer plus de souplesse à l’action administrative et elle autorise une modulation des décisions prises par les autorités déconcentrées en fonction des réalités concrètes auxquelles elles sont confrontées. On peut considérer que cette évolution est opportune et qu’elle correspond à une logique d’approfondissement de la déconcentration qui est de plus en plus présente dans les textes. On songe notamment ici à la loi n°2019-828 du 6 août 2019 de transformation de la fonction publique qui permet l’édiction de lignes directrices de gestion dans les trois versants de la fonction publique ou encore au décret n°2020-412 du 8 avril 2020 qui reconnaît au préfet un droit de dérogation aux normes nationales. De nombreuses autorités administratives indépendantes et autorités publiques indépendates édictent également de nombreuses lignes directrices. En d’autres termes, le recours aux lignes directrices ne peut plus être conçu comme un simple palliatif de l’absence de pouvoir réglementaire : il s’agit aujourd’hui d’un mode de plus en plus privilégié de gestion de l’action administrative ce dont prend acte le Conseil d’Etat.
996.- Lignes directrices et circulaires.- Sur le fond, l’ancienne jurisprudence consacrée aux directives peut être transposée aux nouvelles lignes directrices.
Comme les circulaires, les lignes directrices – anciennement dénommées directives – constituent un moyen par lequel les chefs de service indiquent à leurs subordonnés la façon d’interpréter et de mettre en œuvre un texte. Il s’agit ainsi de rationaliser et de rendre cohérente l’action des agents appartenant à un même service.
L’objet des lignes directrices n’est toutefois pas identique à celui des circulaires. Comme on l’a vu, les circulaires s’intéressent à expliquer le contenu du texte qu’elles interprètent. A l’opposé, les directives définissent un cadre pour les décisions individuelles qui seront prises en application de ces textes. Il s’agit donc, en quelque sorte, de définir une politique à suivre par le service. Ainsi, par exemple, une circulaire peut définir de quelle façon seront composés des dossiers de demande de subvention, alors que des lignes directrices peuvent fixer le cadre d’analyse selon lequel ces subventions seront attribuées. Certes, une circulaire impérative peut aussi indiquer aux agents le sens des décisions qu’ils doivent prendre – par exemple en indiquant quelles sont les tenues interdites dans les écoles, collèges et lycées publics par lesquels les « élèves manifestent ostensiblement une appartenance religieuse » en application de la loi n°2004-228 du 15 mars 2004 – mais elle ne laisse, à la différence des lignes directrices, aucune marge de manœuvre à ces agents.
Comme les circulaires, les lignes directrices devaient être publiées, conformément à la loi n°78-753 du 17 juillet 1978. Toutefois, de façon assez inexplicable, cette obligation de publication n’a pas été expressément reprise par le Code des relations entre le public et l’administration.
997.- Lignes directrices et orientations générales.- Il ne faut pas non plus confondre les lignes directrices et les orientations générales qui peuvent être définies par une circulaire. A propos de la circulaire dite « Valls » du 28 novembre 2012 relative aux conditions d’examen des demandes d’admission au séjour déposées par des ressortissants étrangers en situation irrégulière le Conseil d’Etat, au terme d’un raisonnement qui ne manque pas de subtilité, a ainsi pu considérer que si un étranger « peut, à l’appui d’un recours pour excès de pouvoir formé contre une décision préfectorale refusant de régulariser sa situation par la délivrance d’un titre de séjour, soutenir que la décision du préfet, compte tenu de l’ensemble des éléments de sa situation personnelle, serait entachée d’une erreur manifeste d’appréciation, il ne peut utilement se prévaloir des orientations générales que le ministre de l’Intérieur a pu adresser aux préfets pour les éclairer dans la mise en œuvre de leur pouvoir de régularisation » (CE Sect., 4 février 2015, requête numéro 383267, requête numéro 383268, Ministre de l’Intérieur c/ Cortes Ortiz, préc.). Il s’agit donc ici, pour l’autorité compétente, de définir des « orientations générales » en vue de l’adoption de « mesures de faveur » susceptibles d’être octroyées à titre gracieux aux personnes intéressées (V. sur ce point J. Mouchette, note précitée).
Alors qu’en vertu de la loi n°2018-727 du 10 août 2018 pour un Etat au service d’une société de confiance (dite ESSOC), les lignes directrices, même non publiées, sont invocables par les administrés, les orientations générales, y compris si elles ont été publiées, ne le sont pas (CE, 14 octobre 2022, n°462784, Shabani : AJDA 2022, p. 2461, chron. Janicot et Wadjinny–Green ; JCP A 2022, act. 627, obs. Erstein ; JCP A 2022, comm. 2332, note Le Brun ; Procédures 2022, comm. 289, note Chifflot). 428683
998.- Possibilités de requalification.- On notera que comme pour les circulaires, le juge ne s’arrête pas à la dénomination de l’acte pour en déterminer le régime juridique. Ainsi, il n’est pas rare qu’une circulaire contienne en réalité des lignes directrices, l’inverse étant également possible.
Exemple :
– CE, 21 septembre 2020, requête numéro 425960 : la circulaire du 28 avril 2014 sur l’application des dispositifs de poursuite d’activité au-delà de la limite d’âge des agents titulaires et non titulaires du CNRS, au regard de laquelle l’administration a examiné la demande (d’un chargé de recherches), prévoyait, à titre d’orientation générale, de privilégier le recrutement de jeunes chercheurs plutôt que le maintien en activité des agents ayant atteint la limite d’âge, tout en invitant à procéder à un examen particulier de chaque demande et en précisant qu’il devait être dérogé à cette orientation générale lorsque les circonstances propres au cas particulier le justifient dans l’intérêt du service. Cette circulaire s’est ainsi bornée à fixer, à l’attention des services de l’établissement, des lignes directrices pour l’appréciation des demandes de maintien en activité au regard de l’intérêt du service.
999.- Absence de caractère impératif.- Si elles n’ont pas un caractère impératif, puisque les agents peuvent y déroger, les lignes directrices conditionnent néanmoins assez fortement les décisions qu’ils vont prendre. C’est pour cette raison qu’un auteur parle à propos de ces actes d’une « force mi-impérative mi-référentielle » (D. Costa, Des directives aux lignes directrices : une variation en clairs-obscurs : AJDA 2015, p. 806) et que le Conseil d’Etat, les classe dans une catégorie intermédiaire entre le droit souple et le droit dur (Le droit souple, préc. p. 69), ce qui ne saurait être le cas, même si la frontière entre ces notions est pour le moins imprécise, des orientations générales.
Le régime juridique des directives – nouvellement lignes directrices – a été précisé par le Conseil d’Etat dans son arrêt de Section du 11 décembre 1970 Crédit foncier de France c. Dlle Gaupillat et Dame Ader (requête numéro 78880 : Rec., p. 750, concl. Bertrand ; AJDA 1971, p. 196, chron. HTC ; RDP 1971, p. 1224, note Waline ; D. 1971, p. 674, note Loschak ; JCP G 1972, II, comm. 17232, note Fromont) complété par l’arrêt de Section du 29 juin 1973, Société Géa (Rec., p. 453 ; AJDA 1973, p. 587, chron. Franc et Boyon, note Vier ; RDP 1974, p. 547, note Waline ; D. 1974, p. 141, note Durupty).
Les lignes directrices ne présentent pas de caractère décisoire – ni même impératif – puisqu’elles se contentent d’orienter les mesures qui seront prises ultérieurement. Il s’agit de déterminer des critères permettant de mettre en oeuvre le texte en cause mais sans édicter aucune condition nouvelle par rapport à ce texte ni méconnaître les buts qu’ils visent. L’arrêt de Section Société Géa du 29 juin 1973 avait également précisé que l’autorité compétente devait respecter, dans l’édiction des directives, les principes généraux du droit (préc.).
Par conséquent, comme les circulaires, il était de jurisprudence constante que ces actes ne pouvaient pas faire l’objet d’un recours pour excès de pouvoir, à moins qu’ils ne présentaient un caractère impératif, c’est-à-dire s’ils ne laissaient aucune marge de manœuvre à l’autorité compétente.
Exemple :
– CE, 3 mai 2004, requête numéro 254961, Comité anti-amiante Jussieu et a. (Rec., p. 193 ; JCP A 2004, comm.1466, note Benoît ; Dr. adm. 2004, comm. 131) : les délibérations du conseil d’administration du fonds d’indemnisation des victimes de l’amiante se bornent à définir des orientations et ne font pas obstacle à ce que, en fonction de la situation de chaque demandeur, les autorités compétentes s’écartent des directives qui leur sont ainsi adressées. Dès lors, ces délibérations dont les termes sont dénuées de caractère impératif, ne sont pas susceptibles de faire l’objet d’un recours pour excès de pouvoir.
Il en allait de même lorsque les lignes directrices définissaient des orientations contraires ou nouvelles au regard des actes législatifs ou réglementaires en vigueur.
Exemple :
– CE 18 novembre 2013, requête numéro 358046, Syndicat Sud travail affaires sociales : en l’absence de disposition législative ou réglementaire prévoyant une telle condition, le ministre chargé du travail ne pouvait compétemment subordonner la promotion de grade d’un membre du corps de l’inspection du travail à l’accomplissement d’une mobilité au moment de cette promotion ou antérieurement à celle-ci. La note de service ici attaquée paraît assimilable à des lignes directrices.
Ainsi, comme pour les circulaires, le recours pour excès de pouvoir est recevable lorsqu’il apparaît que les lignes directrices contiennent des éléments décisoires et plus généralement si elles sont dotées d’un caractère impératif ne laissant en réalité aucune marge de manœuvre dans la prise de décision à l’autorité compétente. Dans ce cas, les lignes directrices pourront directement faire l’objet d’un recours pour excès de pouvoir. Il peut aussi arriver qu’un texte qui est dénommé « lignes directrices » s’apparente, matériellement, à une circulaire, l’inverse étant également possible.
1000.- Elargissement progressif du recours pour excès de pouvoir aux lignes directrices.- Le Conseil d’Etat a toutefois récemment admis, en droite ligne de sa jurisprudence récente consacrée au droit souple (V. sur ces questions infra), la recevabilité du recours pour excès de pouvoir contre les lignes directrices des autorités de régulation alors mêmes qu’elles ne produisent pas d’effets juridiques (CE, 13 décembre 2017, requête numéro 401799, Société Bouygues télécom : Rec., p. 357, concl. Daumas ; AJDA 2018, p. 571, note de Fontenelle ; Dr. adm. 2018, comm. 26, note Mouchette ; JCP A 2018, comm. 2137, note Eveillard). Est ainsi recevable le recours contre des lignes directrices « introduit par un requérant justifiant d’un intérêt direct et certain à leur annulation lorsqu’elles sont de nature à produire des effets notables, notamment de nature économique, ou ont pour objet d’influer de manière significative sur les comportements des personnes auxquelles elles s’adressent ». Sont ici particulièrement visées les lignes directrices prises par certaines autorités administratives indépendantes – l’ARCEP en l’espèce – et l’influence qu’elles peuvent avoir sur le comportement des acteurs du marché.
Surtout, dans son arrêt de Section GISTI du 12 juin 2020 (requête numéro 418142, préc.), le Conseil d’Etat a admis que parce qu’elles emportent des « effets notables », de la même façon que les circulaires à caractère impératif, les lignes directrices peuvent désormais directement faire l’objet d’un recours pour excès de pouvoir.
1001.- Possibilités de déroger aux lignes directrices.- Il faut insister sur le fait que les lignes directrices ne s’imposent pas nécessairement à l’administration. En effet, avant d’appliquer les critères retenus par les lignes directrices, l’administration doit procéder « à un examen particulier de chaque affaire », cet examen pouvant permettre à l’administration de déroger à la ligne fixée.
Cependant, la dérogation à l’application de lignes directrices n’est possible que dans deux cas : s’il existe des motifs d’intérêt général ou s’il existe des motifs tirés des particularités de la situation de l’intéressé par rapport aux normes édictées.
Exemple :
– CE, 12 décembre 1997, requête numéro 147007, ONIFLHOR (Rec. tables, p. 676 ; Dr. adm. 1998, comm. 4, concl. Stahl) : pour refuser à la société Hortiflor la subvention qu’elle sollicitait en vue de la construction de serres horticoles, l’office national interprofessionnel des fruits, des légumes et de l’horticulture s’est fondé sur un motif tiré de ce que le capital social de cette société était détenu par des actionnaires n’ayant pas le statut d’exploitant agricole. Il ne résulte ni de la loi du 6 octobre 1982 relative à la création d’offices d’intervention dans le secteur agricole, ni du décret du 18 mars 1983 modifié portant création d’un office national interprofessionnel des fruits, des légumes et de l’horticulture, que les aides que cet office est susceptible d’accorder en vue d’améliorer la rentabilité et la compétitivité des entreprises ainsi que la qualité des productions soient réservées aux entreprises dont les actionnaires ont le statut d’exploitant agricole. Un tel motif qui n’est pas davantage prévu par la circulaire – qui matériellement s’apparente à des lignes directrices – du 2 novembre 1988 n’est pas susceptible de fonder légalement la décision attaquée.
– CE, 20 mars 2017, requête numéro 401751, Région Aquitaine-Limousin-Poitou-Charentes (JCP G 2017, comm. 772, note Lanneau) : L’Autorité de régulation des activités ferroviaires et routières a adopté des lignes directrices relatives à l’instruction des demandes d’interdiction ou de limitation des services routiers sur les liaisons régulières interurbaines par autocar inférieures ou égales à 100 kilomètres. Si l’Autorité était tenue de suivre la méthode d’analyse qu’elle s’était ainsi donnée pour prendre l’avis contesté, il lui incombait, pour porter son appréciation sur le projet d’interdiction du service d’une société de transport par autocar, de prendre en compte l’ensemble des circonstances pertinentes de la situation particulière qui lui était soumise. Si les lignes directrices applicables prévoyaient que l’analyse de la substituabilité entre le service conventionné et le service librement organisé au regard de certaines caractéristiques de l’offre et de la demande devait porter sur la comparaison des horaires, les fréquences journalières et hebdomadaires proposées et les temps de parcours, il incombait à l’Autorité, eu égard au projet qui lui était soumis, de prendre en compte également, pour apprécier de façon pertinente la substituabilité, la localisation des arrêts du service proposé par la société.
Par conséquent, les lignes directrices sont opposables aux administrés. De même elles sont invocables par eux. Ainsi, l’administration peut fonder une décision individuelle sur des lignes directrices. De même, un administré peut fonder un recours contre une décision rejetant sa demande au motif que l’auteur de cette décision aurait dû se fonder sur les indications contenues dans des lignes directrices ou, au contraire, y déroger (CE Sect., 18 novembre 1977, requête numéro 00619, SA Entreprise J. Marchand : Rec., p. 442. – CE, 23 mai 1980, requête numéro 13433, Agence nationale pour l’amélioration de l’habitat : Rec., p. 238).
D – Les actes relevant du droit souple
1002.- Notion de droit souple.- Apparue dans le domaine du droit international dans les années 1930, puis en droit de l’Union européenne, la notion de droit souple ou « soft law » a progressivement pénétré le droit interne, et plus particulièrement le droit administratif, jusqu’à faire l’objet de l’étude thématique insérée dans le rapport public annuel du Conseil d’Etat pour 2013. Comme on l’a vu, dès lors qu’elles n’ont pas d’effets juridiques, les circulaires dénuées de caractère impératif relèvent du droit souple, alors que les lignes directrices et certainement les mesures préparatoires se rapportent à un acte normateur futur, ce qui les situe à la frontière entre droit dur et droit souple.
Dans un contexte où la notion de régulation se substitue parfois à celle de réglementation, le droit souple se manifeste plus généralement par l’édiction d’actes qui ont pour point commun de ne pas prescrire des droits et des obligations précises. Ces actes sont très divers : il peut s’agir d’avis, de chartes, de guides de déontologie, de codes de conduite, de lettres d’intention ou encore de recommandations d’autorités administratives indépendantes.
es actes sont suceptibles d’influer sur le comportement des personnes, ce qui a conduit le Conseil d’Etat à mettre à la charge de leur auteur une obligation d’actualisation (CE, 23 décembre 2020, requête numéro 428284, Association autisme espoir vers l’école : AJDA 2021, p. 948, note Tiberghien ; Dr. adm. 2021, alerte 40, Courrèges ; JCP A 2021, comm. 2066, note Pauliat).
– Dans cette affaire, il s’agissait de recommandations de bonnes pratiques de la Haute autorité de santé. Il appartient à cette autorité de « veiller à l’actualisation des recommandations qu’elle a élaborées (…. A défaut, si leur obsolescence peut être une source d’erreurs pour les professionnels auxquels elle s’adresse, il lui incombe, selon les cas d’accompagner leur publication des avertissements appropriés voire de les abroger en en tirant les conséquences pertinentes quant à la publicité qui leur est donnée. En outre, dans l’hypothèse où une recommandation de bonne pratique comporterait, sur un point précis, une recommandation manifestement erronée (…), il lui incombe (…) d’en tirer les conséquences, à tout le moins en accompagnant sa publication d’un avertissement sur ce point ».
1003.- Un acte de droit souple peut receler une décision.- Comme on l’a vu, la distinction entre actes décisoires et actes non décisoires doit être appréciée non pas d’un point de vue formel, en fonction du type d’acte qui fait l’objet d’un recours, mais d’un point de vue matériel, au regard du contenu de l’acte et des effets juridiques qu’il emporte. En d’autres termes, un acte relevant en principe du droit souple pourra néanmoins faire l’objet d’un recours pour excès de pouvoir dès lors qu’il comporte des éléments impératifs.
Dans ce sens, le Conseil d’Etat a pu juger qu’un communiqué par lequel la Commission des sondages donne l’interprétation des lois et règlements qu’elle a pour mission de mettre en œuvre, au moyen de dispositions impératives à caractère général, peut faire l’objet d’un recours pour excès de pouvoir (CE 18 juin 1993, requête numéro 137317, IFOP : Rec. p. 178). De même, peut faire l’objet d’un recours une délibération du Conseil supérieur de l’audiovisuel énonçant les critères devant lui permettre d’apprécier le respect, par les services de radio et de télévision, de leurs obligations en matière de pluralisme politique et, en cas de méconnaissance de ces critères, d’adresser à ces services une mise en demeure puis, le cas échéant, une sanction (CE, 8 avril 2009, requête numéro 311136, Hollande et Mathus : Rec. p. 140 ; AJDA 2009, p. 1096, chron. Liéber et Botteghi ; RFDA 2009, p. 351, concl. de Salins). Plus récemment, à l’occasion d’un arrêt Formindep du 27 avril 2011 (requête numéro 334396 : AJDA 2011, p. 1326, concl. Landais : D. 2011, p. 2565, obs. Laude ; RDSS 2011, p. 483, note Peigné) le Conseil d’Etat a accepté de connaître du recours dirigé contre une recommandation de bonnes pratiques de la Haute autorité de santé au motif que celle-ci, en définissant ce qu’est l’état de l’art, était susceptible d’être ultérieurement prise en compte pour apprécier l’obligation déontologique du médecin.
1004.- Un acte de droit souple peut présenter un caractère impératif.- Toutefois, la recevabilité du recours pour excès de pouvoir n’est pas exclusivement déterminée par la distinction traditionnellement opérée entre les actes décisoires et les actes non décisoires, comme l’illustre l’arrêt Dame Duvignères (requête numéro 233618, préc.) qui admet la recevabilité du recours pour excès de pouvoir contre les circulaires impératives ne créant pas de règles juridiques nouvelles.
C’est cette solution qui a été transposée pour les actes de droit souple dans un arrêt du Conseil d’Etat du 26 septembre 2005, Conseil national des médecins (requête numéro 270234 : Rec., p. 395 ; AJDA 2005, p. 308, note Markus). Il a été jugé dans cette affaire que si les recommandations de bonnes pratiques établies par l’Agence nationale d’accréditation et d’évaluation en santé et homologuées par arrêté du ministre chargé de la santé n’ont pas en principe le caractère de décision faisant grief « elles doivent toutefois être regardées comme ayant un tel caractère, tout comme le refus de les retirer, lorsqu’elles sont rédigées de façon impérative ». De même, il a été jugé que si les recommandations de la HALDE ne peuvent en principe faire l’objet d’un recours pour excès de pouvoir, « il en irait, en revanche, différemment de recommandations de portée générale, qui seraient rédigées de façon impérative » (CE, 13 juillet 2007, requête numéro 294195, Société Editions Tissot : Rec., p. 335 ; AJDA 2007, p. 2145, concl. Derepas).
Il y a donc deux éléments qui sont pris en compte pour déterminer la recevabilité du recours pour excès de pouvoir dirigé contre des actes relevant en principe du droit souple : la rédaction impérative de l’acte ; la possibilité qu’interviennent ultérieurement des décisions dont le contenu est susceptible d’être influencé par le sens de cet acte. Il faut toutefois considérer, dans ces différentes hypothèses, que les actes litigieux, en dépit de leur apparence, ne sont pas des actes de droit souple, dès lors qu’ils emportent des effets juridiques, même limités. Dans ses arrêts Société Casino Guichard-Perrachon (requête numéro 357193 : AJDA 2012, 2373, chron. Domino et. Bretonneau ; RTD com. 2012, p.747, obs. Claudel) et Société ITM Entreprises et a. du 11 octobre 2012 (requête numéro 346378, requête numéro 346444 : D. 2013, p. 732, obs. Ferrier), le Conseil d’Etat a systématisé ces solutions en précisant que si les prises de position et les recommandations de l’Autorité de la concurrence « ne constituent pas des décisions faisant grief (…) il en irait toutefois différemment si elles revêtaient le caractère de dispositions générales et impératives ou de prescriptions individuelles dont l’Autorité pourrait ultérieurement censurer la méconnaissance ». C’est ce considérant de principe qui est repris par le Conseil d’Etat dans ses arrêts d’Assemblée du 21 mars 2016 Société Fairvesta International GMBH et a. (requête numéro 368082, requête numéro 368083, requête numéro 368084 : Rec. p. 77, concl. Van Coester ; AJDA 2016, p. 717, chron. Dutheillet de Lamothe et Ondinet ; Dr. adm. 2016, 10, concl. von Coster et concl. Daumas ; Gaz. Pal. 2016, n°22, p. 31, note Seiller ; JCP 2016, comm. 623, note Perroud et comm. 671, note Aguila et Froger ; LPA 2016, n°185, p. 11, note Chaltiel ; RDP 2017, p. 482, note Pauliat ; RFDA 2016, p. 506, concl. von Coester ; RTD civ. 2016, p. 571, note Deumier ; RTD com. 2016, p. 298, obs. Rontchevsky et p. 711, note Lombard) et Société NC Numéricable (requête numéro 390023 : Rec. 89, concl. Daumas ; RFDA 2016, p. 497, concl. Daumas).
L’évolution de la jurisprudence du Conseil d’Etat l’a ainsi conduit à appréhender des instruments de droit souple, mais seulement dans les hypothèses où ils entraînent des effets juridiques, ce qui fait que dans ces hypothèses on ne peut plus considérer qu’ils relèvent du droit souple.
1005.- Un acte de droit souple adressé à un administré peut entraîner des effets notables ou avoir pour objet d’affecter significativement le comportement de son destinataire.- Cette approche, somme toute classique, ne rend toutefois pas parfaitement compte des effets concrets que sont susceptibles de produire certains de ces actes, particulièrement lorsqu’ils émanent des autorités de régulation dans l’exercice de leurs missions. C’est cette dimension qui a été prise en compte, exclusivement pour certains actes émanant de ces autorités, par les arrêts d’Assemblée du 21 mars 2016. deux critères alternatifs sont ici utilisés pour déterminer la recevabilité du recours pour excès de pouvoir : celui des effets notables produits par l’acte et celui de son objet (qui est s’affecter significativement le comportement de son destinataire). En réalité, toutefois, ces deux critères sont étroitement liés : dans la plupart des affaires que l’on évoquera le même acte peut à la fois produire des effets notables et affecter significativement le comportement de son destinataire.
1006.- Effets notables de nature économique.- Désormais, le recours pour excès de pouvoir est également recevable contre les normes de droit souple qui « sont de nature à produire des effets notables, notamment de nature économique » ou qui « ont pour objet d’influer de manière significative sur les comportements des personnes auxquelles ils s’adressent ». De tels actes font grief, alors même qu’ils ne créent ni droits ni obligations, et ils peuvent donc être contestés devant le juge de l’excès de pouvoir » (sur la transposition de ce raisonnement aux lignes directrices V. supra p.410).
Si l’on prend l’hypothèse visée par l’arrêt Fairvesta International GMBH et a., ce sont des communiqués de presse publiés par l’Autorité des marchés financiers (AMF) sur son site internet qui font l’objet d’un recours contentieux. Dans ces communiqués, l’AMF avait voulu inviter les investisseurs à la vigilance concernant certains placements immobiliers qu’elle estimait commercialisés de façon « très active par des personnes tenant des discours parfois déséquilibrés au regard des risques encourus ».
Certes, les communiqués de presse publiés par l’AMF – ainsi que la prise de position de l’Autorité de la concurrence dans l’arrêt Société NC Numéricable – n’emportaient aucune conséquence juridique, dans le sens où ils n’avaient pas pour effet de prescrire aux acteurs du marché un comportement à suivre. Il n’en demeure pas moins, cependant, que de par leur contenu, ces actes exercent une forte influence sur ces acteurs. Concrètement, si l’on revient à l’arrêt Fairvesta International GMBH et a., les conseils de prudence de l’AMF à destination des investisseurs concernant les placements immobiliers proposés par les sociétés requérantes auront certainement pour effet de détourner une partie d’entre eux de ces placements, ce qui entraîne des conséquences économiques notables pour ces sociétés.
Mais s’il autorise la contestation de certains actes de droit souple, le Conseil d’Etat a voulu réserver l’accès au juge aux seuls requérants pouvant justifier d’un « intérêt direct et certain à leur annulation ». En d’autres termes, si le Conseil d’Etat a fait sauter un verrou, il entend canaliser le contentieux que ne manquera pas de susciter l’évolution de sa jurisprudence.
Concernant l’appréciation de la légalité des actes de droit souple pouvant faire l’objet d’un recours pour excès de pouvoir, le Conseil d’Etat précise qu’il appartient au juge de vérifier que les actes contestés entrent bien dans les compétences de leur auteur. C’est bien le cas s’agissant de l’AMF qui est compétente, dans sa mission de régulation, pour adresser des mises en garde aux épargnants ou investisseurs.
Enfin, du point de vue de la légalité interne, l’intensité du contrôle sur la qualification juridique des faits opérée par l’autorité compétente est variable. S’agissant des communiqués de l’AMF appelant les investisseurs à faire preuve de vigilance à l’égard de placements immobiliers offerts au public, le contrôle opéré est restreint et en conséquence seule une erreur manifeste d’appréciation, qui n’est pas retenue en l’espèce, peut donner lieu à une annulation par le juge.
En revanche, concernant les prises de position de l’Autorité de la concurrence, visées par l’arrêt Société NC Numéricable, dont les effets sont plus directs, c’est un contrôle normal qui doit être opéré par le juge de l’excès de pouvoir. Dans cette seconde affaire, le juge considère toutefois que l’Autorité de la concurrence n’a commis aucune erreur dans son analyse et elle l’a donc confirmée.
Cette différence de degré de contrôle des actes concernés démontre à quel point il y a lieu pour le juge de l’excès de pouvoir d’opérer une analyse précise des actes de droit souple portés devant lui en vue de leur appliquer le régime juridique approprié, ce qui n’a pas manqué de donner naissance à une jurisprudence assez peu fournie qui ne pouvait être rien d’autre que casuistique (V. ainsi annulant des actes de droit souple : CE Sect., 13 juillet 2016, requête numéro 388150, Société GDF Suez : JCP A 2016, act. 632 ; JCP A 2016, 2252, note Le Bot .- CE, 19 juillet 2017, requête numéro 399766, Société Menarini France et Société Daiichi Sankyo France : Rec. tables, p. 2017. V. en revanche estimant le recours irrecevable CE, 22 juillet 2016, requête numéro 397014, Alliance française des industries du numérique. V. enfin rejetant le recours au fond CE, 10 novembre 2016, requête numéro 384691, Marcilhacy et a.– CE, 20 juin 2016, requête numéro 384297, Fédération française des sociétés d’assurances : Rec. Tables p. 2016 ; RD bancaire et fin. 2016, comm. 186).
Si l’exposé de ces nouvelles solutions jurisprudentielles a été nécessairement long il faut encore insister sur le fait qu’elles semblaient, à l’origine, avoir vocation à s’appliquer de façon exceptionnelle à certains actes pris par des autorités de régulation.
1007.- Rescrits fiscaux produisant des effets notables extra-fiscaux.-Une solution assez proche a toutefois été également retenue par le Conseil d’Etat concernant la recevabilité du recours pour excès de pouvoir dirigé contre les rescrits fiscaux, dès lors qu’ils produisent des conséquences extra-fiscales que le contentieux devant le juge de l’impôt ne permettrait pas de réparer dans le cadre d’un recours de plein contentieux (CE, 2 décembre 2016, requête numéro 387613, requête numéro 387631, requête numéro 387632, requête numéro 387633, requête numéro 387635, requête numéro 387636, requête numéro 387637, requête numéro 387638, Ministre des Finances et des Comptes publics c/ Société Export Press : Dr. adm. 2017, comm. 1, note Rigaudeau et comm. 1143, note Eveillard ; Dr. fisc. 2017, comm. 172, note Ménard et Lieb ; JCP G 2017, comm. 88, note Collet ; RFDA 2017, p. 351, note Plessix). Les juges admettent d’abord qu’une « prise de position formelle de l’administration sur une situation de fait au regard d’un texte fiscal en réponse à une demande présentée par un contribuable (…) a, eu égard aux effets qu’elle est susceptible d’avoir pour le contribuable et, le cas échéant, pour les tiers intéressés, le caractère d’une décision ». Le recours pour excès de pouvoir est admis dès lors que « le fait de se conformer à la prise de position de l’administration aurait pour effet, en pratique, de faire peser sur le contribuable de lourdes sujétions, de le pénaliser significativement sur le plan économique ou encore de le faire renoncer à un projet important pour lui ou de l’amener à modifier substantiellement un tel projet ». En d’autres termes, c’est le fait que les prises de position de l’administration fiscale peuvent représenter des « enjeux économiques » essentiels qui justifie la recevabilité du recours pour excès de pouvoir.
1008.- Effets extra-fiscaux d’une décision rejetant une demande de révision du classement de parcelles cadastrales.- Selon la même logique, à l’occasion d’un arrêt du 6 décembre 2021, le Conseil d’Etat a eu l’occasion de précise que « lorsque des effets notables autres que fiscaux sont susceptibles de résulter du refus opposé par l’administration à une demande de révision du classement de parcelles cadastrales, cette décision peut être contestée par la voie du recours pour excès de pouvoir, nonobstant la possibilité pour le contribuable de former un recours de plein contentieux devant le juge de l’impôt en vue d’obtenir, le cas échéant, les restitutions d’impôt résultant de la révision du classement de ces parcelles » (requête numéro 438209, préc.). En l’espèce le requérant faisait état des conséquences de ce refus au regard de ses droits à retraite et des aides européennes susceptibles de lui être accordées. Le Conseil d’Etat estime que « eu égard aux effets notables autres que fiscaux susceptibles de résulter de la décision de refus (…) ce refus constitue un acte détachable de la procédure d’imposition à la taxe foncière sur les propriétés non bâties, qui peut être contesté par la voie du recours pour excès de pouvoir.
Même précisément circonscrit le champ de la jurisprudence Société Fairvesta / Société numéricable est donc susceptible de s’étendre dans d’autres domaines comme le démontrent plusieurs décisions récentes.
1009.- Effets notables de nature politique.- A l’occasion de l’arrêt d’Assemblée Le Pen du 18 juillet 2019 (requête numéro 426389 : Rec., p. 326 ; AJDA 2019, p. 1994, chron. Malverti et Beaufils ; Dr. adm. 2019, comm. 51, note Boda et Pouyau), le Conseil d’Etat a ainsi admis que l’appréciation dont la Haute autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP) décide d’assortir la déclaration de situation patrimoniale d’un parlementaire fait grief à celui-ci. Les conséquences de cette appréciation ne sont ni juridiques, ni économiques, comme dans le cadre des arrêts de 2016, mais politiques et il faut aussi noter que l’autorité en cause n’est pas intervenue dans le cadre d’une mission de régulation. Plus précisément, ce qui est pris en considération c’est le fait que la prise de position de la HATVP qui est rendue publique « est de nature à produire, sur la personne du député qu’elle concerne, des effets notables, notamment en termes de réputation, qui au demeurant sont susceptibles d’avoir une influence sur le comportement des personnes, et notamment des électeurs, auxquelles elle s’adresse ».
1010.- Effets notables sur les conditions de l’exercice professionnel de magistrats.- Si une décision du garde des Sceaux de saisir l’inspection générale de la justice d’une enquête sur le comportement de magistrats n’est pas susceptible de recours, il en va tout autrement du communiqué de presse qui rend publiques cette saisine, ainsi que l’appréciation portée par le ministre sur les magistrats, nommément désignés, qui seraient susceptibles d’avoir commis des « manquements au devoir de diligence, de rigueur et de loyauté ». Un tel acte est « de nature à produire des effets notables, notamment sur les conditions d’exercice de leurs fonctions par les intéressés qui seraient, à ce titre, recevables à en demander l’annulation » (CE, 15 décembre 2021, requête numéro 444759, Association de défense des libertés constitutionnelles et a. : JCP A 2022, act. 8, obs. Friedrich ; Procédures 2022, comm. 49, note Chifflot).
1011.- Effets notables de nature « pratique ».- Plus récemment, cette solution été étendue aux lignes directrices de la Commission nationale de l’informatique et des libertés (CE, 16 octobre 2019, requête numéro 433069, Association La Quadrature du net et a. : AJDA 2019, p. 2474, chron. Malverti et Beaufils ; Dr. adm. 2020, comm. 6, note Benezech ; JCP G 2019, comm. 1235, note Deroulez ; JCP A 2019, act. 664, obs. Friedrich ; Procédures 2019, comm. 337, obs. Chifflot ; RFDA 2019, p. 1075, concl. Lallet) ainsi qu’aux recommandations de l’Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (CE, 21 octobre 2019, requête numéro 419996, AFIPA : Dr. adm. 2020, comm. 6, note Benezech).
On insistera d’abord sur le fait que, concernant la dernière affaire, la jurisprudence Société Fairvesta / Société numéricable a été étendue pour la première fois à une entité juridique qui n’est ni une autorité administrative indépendante, ni une autorité publique indépendante, mais un simple établissement public. Ensuite, les effets des actes attaqués ne sont ni juridiques ni économiques, ni même politiques, mais ils ont une dimension que l’on pourrait qualifier de « pratique ». Dans la première affaire les juges se bornent à constater que l’entrée en vigueur volontairement différée des nouvelles modalités de recueil du consentement est de « nature à produire des effets notables tant sur ces opérateurs que sur les utilisateurs et abonnés de services électroniques ». Dans, la seconde, ils relèvent que la modification de la dénomination et du conditionnement des médicaments ont pour objet « d’influer de manière significative sur les comportements des demandeurs et titulaires d’autorisations de mise sur le marché, ainsi que sur les comportements de consommation des patients recourant à l’automédication ».
1012.- Effets notables résultant de l’annonce de l’intention de prendre un acte réglementaire.- Dans un arrêt Association Territoires de musiques et autres du 25 mai 2022 (requête numéro 451846 : Dr. adm. 2022, alerte 94, obs. Courrèges ; JCP A 2022, comm. 47, note Boda), le Conseil d’Etat a admis la recevabilité du recours pour excès de pouvoir contre un communiqué de presse du ministre de la Culture annonçant l’intention de prendre un acte réglementaire, dès lors que cette annonce « a pour objet (…) d’influer de manière significative sur les comportements des personnes auxquelles elle s’adresse pour leur permettre de se préparer au futur cadre juridique auquel elles seront soumises ». En l’espèce, le communiqué de presse contesté avait pour objet, après l’annulation des festivals de l’année 2020, de « donner de la visibilité » aux organisateurs qui devaient « en ce début d’année, décider de la tenue et du format de leur édition 2021 » malgré les « incertitudes » liées à la pandémie de Covid 19. Ce communiqué, qui exprime la position du gouvernement, « propose un cadre pour la tenue des festivals » comportant deux « paramètres », « une jauge maximale de public de 5 000 personnes » et leur accueil « en configuration assise ». Il ajoute que ce cadre « devra être précisé sous la forme de protocoles sanitaires spécifiques, en concertation avec les professionnels » et que « des points d’étape réguliers auront lieu avec les professionnels afin de l’adapter à l’évolution de la situation sanitaire ». Il avait donc « pour objet de mettre en mesure les organisateurs de festivals, sans attendre les décisions qui seront finalement prises, de commencer leurs préparatifs, compte tenu du cadre annoncé, dans le contexte sanitaire spécifique de la pandémie que devait encore connaître l’été 2021 ». Il présentait ainsi des effets notables, ce qui fait que le recours pour excès de pouvoir intenté par plusieurs associations organisatrices de festivals, était recevable (comp. : CE, 3 mars 2022, requête numéro 444569, Association Notre affaire à tous, préc.).
1013.- Acte ayant pour objet d’influer de manière significative sur les comportements des personnes auxquelles ils s’adressent.- Comme on l’a signalé plus haut, il s’agit ici d’un critère alternatif à celui des effets produits.
Exemples :
– CE, 16 octobre 2019, requête numéro 433069, Association La Quadrature du net et a. (préc.) : l’acte révélé par deux communiqués de presse qui présentent le plan d’actions élaboré par la Commission nationale de l’informatique et des libertés dans le domaine du ciblage publicitaire en ligne constitue une prise de position publique de la commission quant au maniement des pouvoirs dont elle dispose, en particulier en matière répressive, pour veiller au respect des règles applicables au recueil du consentement au dépôt de cookies et autres traceurs. Elle doit être regardée comme ayant pour objet d’influer sur le comportement des opérateurs auxquels elle s’adresse et comme étant de nature à produire des effets notables tant sur ces opérateurs que sur les utilisateurs et abonnés de services électroniques.
– CE, 24 mars 2021, requête numéro 431786, Association française de jeu en ligne (Procédure 2021, comm. 211, note Chifflot) : la prise de position de l’ARJEL indiquant aux opérateurs que leur méconnaissance des dispositions du Code de la consommation peut donner lieu à des poursuites a pour objet d’influer significativement sur les comportements des opérateurs auxquels elle s’adresse.
1014.- Application négative de la jurisprudence Fairvesta / Numéricable.- Si la prise en compte des effets notables et du critère prenant en considération le fait que l’acte « (ait) pour objet d’influer de manière significative sur les comportements des personnes auxquelles ils s’adressent » a permis d’étendre le champ du recours pour excès de pouvoir, la jurisprudence demeure toujours extrêmement nuancée.
Exemple :
– CE, 10 février 2023, requête numéro 456954, Association Shi Ram Chandra Mission France (JCP A 2023, act. 129, obs. Erstein) : les mises en garde et prises de position adoptées par la mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires (Miviludes) dans son rapport annuel d’activité ou sur tout autre support qu’elle rend public, de même que le refus de les supprimer, de les modifier ou de les rectifier, ne peuvent être déférées au juge de l’excès de pouvoir par une personne, justifiant d’un intérêt direct et certain à leur annulation, que si elles sont de nature à produire à son égard des effets notables ou sont susceptibles d’influer de manière significative sur les comportements des personnes auxquelles elles s’adressent. A cet égard, si le rapport annuel d’activité 2003 de la Miviludes reprochait au groupe Shri Ram Chandra Mission, en des termes affirmatifs, d’exercer une emprise psychologique sur ses membres par un contrôle pesant de leur comportement privé et par un conditionnement de leurs enfants, il ne peut plus être regardé, à la date de la présente décision, comme susceptible d’influer de manière significative sur les comportements ou comme produisant des effets notables, eu égard à son ancienneté, à l’absence de reprise ou de référence à ces constats précis dans des publications plus récentes de la Miviludes et aux conditions de sa publication sur le site de celle-ci.
1015.- La notion « d’effets notables » appliquée aux actes de protée générale internes aux services administratifs.- Ces différentes décisions démontrent, comme l’a soulevé le rapporteur public Alexandre Lallet que le juge se montre de plus en plus « accueillant à l’égard de mesures dépourvues d’effets juridiques propres mais produisant des effets notables d’une autre nature » (conclusions sur CE, 4 octobre 2019, requête numéro 418521, Association génération Harki et a.).
C’est bien comme cela qu’il faut comprendre le récent arrêt GISTI du Conseil d’Etat du 12 juin 2020 (requête numéro 418142, préc.) qui fait de cette notion « d’effets notables » le critère de la justiciabilité des actes administratifs internes aux services administratifs, notamment ceux qui n’ont pas pour destinataires directs les administrés, ce qui englobe différents types d’actes dont les circulaires et les lignes directrices.
Cette notion concerne évidemment les actes décisoires ainsi que ceux qui, sans être décisoires, ont un caractère impératif ainsi que, comme on l’a évoqué les lignes directrices qui peuvent désormais directement faire l’objet d’un recours pour excès de pouvoir. Elle s’applique surtout, plus généralement aux « documents de portée générale émanant d’autorités publiques, matérialisés ou non, tels que les circulaires, instructions, recommandations, notes, présentations ou interprétations du droit positif (qui) peuvent être déférés au juge de l’excès de pouvoir lorsqu’ils sont susceptibles d’avoir des effets notables sur les droits ou la situation d’autres personnes que les agents chargés, le cas échéant, de les mettre en œuvre ».
Exemple :
– CE, 10 juin 2021, requête numéro 444849 (AJDA 2021, p. 1791, chron. Malverti et Beaufils et p. 1803, note Bioy ; Dr. adm. 2021, comm. 41, note Eveillard ; JCP A 2021, act. 2251, obs. Friedrich ; JCPA 2021, comm. 2262, note Jobart ; JCP G 2021, act. 936, note Raptopoulos ; JCP G 2021, comm. 683, obs. Derieux) Les mesures définies par le schéma national du maintien de l’ordre (qui s’apparente à une circulaire), qui participent à la définition d’une doctrine de maintien de l’ordre applicable lors des manifestations, sont susceptibles d’avoir des effets notables sur les droits ou la situation des organisateurs de manifestations, des manifestants, des journalistes, des observateurs et de tiers. Il s’ensuit que le document attaqué peut être déféré au juge de l’excès de pouvoir.
1016.- Différence entre les jurisprudences Fairvesta/Numéricable et GISTI.- Il faut aussi noter que les règles définies par l’arrêt GISTI, d’une part, et les arrêts Fairvesta et Numéricable, d’autre part, ne sont pas tout à fait identiques. Concernant les actes qui sont internes aux services administratifs, le critère de justiciabilité de l’acte est exclusivement celui des effets notables qu’il produit. Mais si l’acte produit des effets directs vis-à-vis des administrés, si ce critère est également retenu, il se conjuge avec un autre critère prenant en considération le fait que l’acte « (ait) pour objet d’influer de manière significative sur les comportements des personnes auxquelles ils s’adressent ».
Ceci étant, cette distinction demeure délicate à manipuler. Ainsi, c’est bien à travers la notion d’effets notables – exclusivement – que sont appréhendés certains actes qui n’ont pourtant pas de caractère purement interne à l’administration, dès lors qu’ils s’adressent non pas aux agents (comme c’est le cas pour les circulaires et les lignes directrices) mais directement aux administrés. De fait, comme l’évoque dans ses conclusions sur l’arrêt Gisti le rapporteur public Guillaume Odinet, certains actes de portée générale « qui n’affectent directement que la pratique administrative (…) peuvent avoir, de façon indirecte, une incidence sur les droits ou la situation des tiers ». En effet, c’est bien la jurisprudence Gisti qui s’est appliquée pour apprécier la recevabilité du recours pour excès de pouvoir dirigé contre un guide pratique (CE, 10 juillet 2020, requête numéro 436954 : Rec. tables, p. 809) ou une « foire aux questions » (CE, 8 avril 2022, requête numéro 452668, Syndicat national du marketing à la performance : Rec., p. 74 ; Com. comm. électr. 2022, comm. 46, obs. Belkacem ; Dr. adm. 2022, alerte 79, obs. Courrèges ; JCP A 2022, comm. 2242, note Pauliat.- V. aussi CE, 3 février 2023, requête numéro 451052 : Dr. adm. 2023, Alerte 44, obs. Courrèges ; Dr. fisc. 2023, comm. 202, concl. Fouquet ; Procédures 2023, comm. 129, note Deygas). Mais il s’agit là, comme l’évoque Guillaume Odinet d’actes « bifaces ». Pour ces actes, le critère des effets notables « qui permet d’embrasser à la fois les effets immédiats, de premier rang, et les effets médiatisés, de second rang » paraît pertinent.
Plus surprenante, en revanche, est la solution retenue par le Conseil d’Etat dans un arrêt Fédération des ouvriers et cadres FO du 21 juillet 2022 (requête numéro 449388 : Dr. adm. 2022, comm. 46, note Eveillard) qui se réfère exclusivement à la jurisprudence GISTI pour apprécier la recevabilité d’un recours pour excès de pouvoir contre un courriel du ministre de l’Intérieur adressant à un syndicat un rappel de la réglementation applicable dans les casinos. Dans cette affaire, pourtant, l’acte était pourtant bien directement adressé à des administrés.
II – Mesures d’ordre intérieur
1017.- « la vie intérieure » des services.- Les mesures d’ordre intérieur sont des décisions qui concernent, selon l’expression de Jean Rivero, la « vie intérieure » des services (Les mesures d’ordre intérieur administratives. Essai sur les caractères juridiques de la vie intérieure des services : Sirey 1934). Bien qu’il s’agisse de décisions, les recours en annulation dirigés contre elles sont irrecevables, ce qui se justifie de deux points de vue.
1018.- Justifications de l’irrecevabilité du recours pour excès de pouvoir.- D’un point de vue juridique, tout d’abord, certaines décisions ont des conséquences juridiques très limitées (de minimis non curat prætor). C’est le cas, notamment, des sanctions bénignes, telles celles qui consistent à infliger une retenue à un élève ou à supprimer la permission d’un militaire. L’annulation de telles décisions ne présente guère d’intérêt, dans la mesure où elles ne modifient pas la situation juridique de leurs destinataires. Selon une expression classique, « elles ne font pas grief », et par conséquent les recours dirigés contre elles sont irrecevables.
D’un point vue pratique, ensuite, les mesures d’ordre intérieur sont extrêmement nombreuses et déclarer recevables les recours dirigés contre elles aboutirait à un encombrement inutile des tribunaux. Cela conduirait à remettre en cause l’autorité des donneurs d’ordre et nuirait à la nécessaire rapidité dans l’élaboration et l’exécution des décisions mineures.
1019.- Recul de la notion de mesure d’ordre intérieur.- Cependant, la jurisprudence a une conception de plus en plus restrictive de la notion de mesures d’ordre intérieur qui résulte de la prise de conscience, par les juges, de l’effet que peuvent avoir certains actes sur la situation juridique de leurs destinataires. Cette évolution est particulièrement sensible dans deux domaines : les recours dirigés contre les mesures touchant à l’aménagement interne des services et les recours dirigés contre les mesures prises à destination des détenus et des militaires.
A – Mesures d’aménagement interne des services
1020.- Approche traditionnelle.- Traditionnellement, le juge administratif refusait de connaître des recours dirigés contre de tels actes, particulièrement contre les règlements internes régissant le fonctionnement du service.
Exemples :
– CE, 21 octobre 1938, Lote (Rec., p. 786 ; DH 1939, p. 25) : irrecevabilité du recours dirigé contre une décision interdisant aux élèves d’une école le port d’insignes religieux.
– CE, 20 novembre 1954, Chapou (Rec., p. 541 ; D. 1954, p. 789) : irrecevabilité du recours dirigé contre une décision interdisant le port de pantalons de ski dans une école.
Si dans ces deux affaires la solution retenue est identique, on voit bien que la portée des décisions litigeuses n’est pas la même, la première affectant directement la liberté d’expression, et plus précisement la liberté d’expression des croyances religieuses.
1021.- Nouvelle approche.- La position du Conseil d’Etat a finalement évolué avec l’arrêt Kherouaa du 2 novembre 1992 relatif au port du voile islamique (requête numéro 130394, préc.). Dans cet arrêt, le Conseil d’Etat déclare recevable le recours pour excès de pouvoir exercé contre la décision d’un directeur d’école d’interdire « le port de tout signe distinctif, vestimentaire ou autre, d’ordre religieux, politique ou philosophique ».
L’arrêt Kherouaa ne signifie pas, pour autant, que le Conseil d’Etat déclare désormais recevables l’ensemble des recours dirigés contre des décisions touchant l’aménagement interne des services. En revanche, l’irrecevabilité de ces recours n’est plus systématique. Le Conseil d’Etat vérifie, au cas par cas, si la décision contestée porte ou non atteinte à la situation juridique de ses destinataires. Ainsi, la solution qui est retenue en matière de port d’insignes religieux – avant la loi n°2004-228 du 15 mars 2004 qui les interdit dans les écoles, collèges et lycées publics – ne remet pas en cause, par exemple, la jurisprudence Chapou.
1022.- Cas des mesures prononcées à l’égard des agents publics.- La même réflexion peut être faite à propos des mesures prononcées à l’égard des agents publics par leur chef de service. Comme l’a récemment rappelé le Conseil d’Etat à l’occasion d’un arrêt Bourjolly du 25 septembre 2015 (requête numéro 372624 : Rec., p. 322 ; AJDA 2015, p. 2147, chron. Dutheillet de Lamothe et Odinet ; Dr. adm. 2015, comm. 5, note Eveillard ; RFDA 2015, p. 1107, concl. Pellissier, note Defoort) sont considérées comme des mesures d’ordre intérieur celles qui « tout en modifiant leur affectation ou les tâches qu’ils ont à accomplir, ne portent pas atteinte aux droits et prérogatives (que les agents) tiennent de leur statut ou à l’exercice de leurs droits et libertés fondamentaux, ni n’emportent perte de responsabilités ou de rémunération ».
Ces actes demeurent toutefois attaquables s’ils constituent une sanction – déguisée ou non – ou s’ils emportent une discrimination, de telles mesures faisant nécessairement grief. Ainsi, dans cette affaire, le Conseil d’Etat conclut-il à l’irrecevabilité du recours pour excès de pouvoir dirigé contre une décision changeant le lieu d’activité d’un agent communal, étant entendu que ce nouveau lieu d’activité est toujours situé sur le territoire de la commune.
En revanche, une décision retirant à un professeur des universités-praticien hospitalier des responsabilités d’animation et de coordination, si elle est sans incidence sur la rémunération et les perspectives de carrière de l’intéressé et ne porte pas atteinte à son statut ou à une garantie, entraîne une diminution sensible de ses attributions et responsabilités et ne constitue donc pas une simple mesure d’ordre intérieur insusceptible de recours (CE, 7 octobre 2015, requête numéro 377036, X.).
De même, il a été jugé que le recours contre l’affectation d’office d’un agent public est recevable lorsque cette mesure révèle des agissements constitutifs de harcèlement moral. Le juge doit ici rechercher si la décision contestée a bien porté atteinte au droit du fonctionnaire de ne pas être soumis à un harcèlement moral, que ce dernier tient de son statut, ce qui exclut de la considérer comme une mesure d’ordre intérieur (CE, 8 mars 2023, requête numéro 451970 : Procédure 2023, comm. 160, obs. Chifflot).
1023.- Règlements intérieurs des collectivités territoriales.- Dans un autre domaine, les règlements intérieurs des collectivités territoriales sont également désormais susceptibles de recours pour excès de pouvoir, conformément à l’article L. 2121-8 du Code général des collectivités territoriales dont la rédaction est issue de la loi n°92-125 du 6 février 1992, qui précise que « le règlement intérieur peut être déféré au tribunal administratif ». A l’opposé, les recours dirigés contre les règlements intérieurs des assemblées parlementaires sont toujours irrecevables (CE, 28 janvier 2011, requête numéro 335708, Patureau : Rec., p. 23 ; AJDA 2011, p. 1851, note Chifflot ; AJFP 2011, p. 199, note Jeannard).
B – Mesures prises à l’encontre des militaires et des détenus
1024.- Irrecevabilité initiale du recours pour excès de pouvoir.- Traditionnellement, le juge administratif considérait que les mesures de sanction prises à l’encontre des militaires et des détenus ne faisaient pas grief et qu’elles ne pouvaient, par conséquent, faire l’objet d’un recours pour excès de pouvoir.
Exemples :
– CE, 27 janvier 1984, requête numéro 27329, Caillol (Rec., p. 541 ; AJDA 1984, p. 72, chron. Lasserre et Delarue ; D. 1983, jurispr. p. 587, note Regourd) : est irrecevable le recours dirigé par un détenu contre la décision de le placer dans un « quartier de plus grande sécurité ».
– CE Sect., 11 juillet 1947, Dewavrin (Rec., p. 307) : une solution identique avait été appliquée au cas d’un militaire puni de plusieurs jours de forteresse.
1025.- Critiques de cette solution.- Pourtant, dans les deux cas, les mesures prises avaient des conséquences indéniables sur la situation juridique de leur destinataire. En effet, les décisions contestées ont un caractère disciplinaire avéré et, en outre, elles ont des conséquences qui ne se limitent pas à une simple punition. En effet, pour ce qui concerne le détenu, la décision qui le concerne pourra avoir des conséquences sur des mesures futures d’aménagement de sa peine, notamment sur l’obtention d’une libération conditionnelle. Pour ce qui concerne le militaire, s’il est sous contrat, la sanction subie pourra notamment justifier un non renouvellement ultérieur de ce contrat.
De telles solutions étaient contestables puisque le juge s’interdisait de connaître de décisions portant gravement atteinte à la situation juridique des intéressés et surtout, éventuellement, de censurer de telles décisions qui seraient illégales.
1026.- Revirement.- La jurisprudence a toutefois fini par évoluer à l’occasion de deux arrêts d’Assemblée du 17 février 1995, Hardouin et Marie (requête numéro 107766, requête numéro 97754 : Rec., p. 84, concl. Frydman ; AJDA 1995, p. 420, chron. Touvet et Stahl, p. 379 ; LPA 1995, no 51 p. 11, note Vlachos ; LPA 1995, no 69, p. 16, note Nguyen Van Tuong ; LPA 1995, no 93, p. 28, note Otekpo ; RDP 1995, p. 1340, note Gohin).
L’affaire Hardouin concernait un recours dirigé contre une punition de dix jours d’arrêts infligée à un militaire qui avait refusé de se soumettre à un alcootest à un retour sur l’unité navale sur laquelle il servait. Les juges relèvent que « tant par ses effets directs sur la liberté d’aller et venir du militaire, en dehors du service, que par ses conséquences sur l’avancement ou le renouvellement des contrats d’engagement, la punition des arrêts constitue une mesure faisant grief, susceptible d’être déférée au juge de l’excès de pouvoir ».
L’affaire Marie concernait, quant à elle, un recours dirigé par un détenu contre une décision lui infligeant une punition de cellule. Comme dans l’affaire précédente, le Conseil d’Etat examine si cette décision fait grief pour décider de la recevabilité du recours. Les juges relèvent que cette punition consiste à enfermer un détenu dans une cellule qu’il doit occuper seul, qu’elle le prive de cantine, de visites et qu’elle impose une restriction de sa correspondance. En outre, elle peut avoir des conséquences sur l’octroi ultérieur de réductions de peine. Il en résulte « eu égard à la nature et à la gravité de cette mesure, que la punition de cellule constitue une décision faisant grief susceptible d’être déférée au juge de l’excès de pouvoir ». Le recours est donc recevable, ce qui permet au juge de contrôler la légalité interne de la décision.
1027.- Une jurisprudence fortement inspirée par la CEDH.- Cette évolution, fortement inspirée par la jurisprudence de la Cour européenne des Droits de l’homme (V. notamment CEDH, 28 juin 1994, affaire numéro 7818/77, affaire numéro 7819/77, Campbell et Fell c. Royaume-Uni) est à mettre en parallèle avec le décret n°96-287 du 2 avril 1996 qui encadre étroitement le régime disciplinaire appliqué aux détenus. Le droit des sanctions disciplinaires infligées aux prisonniers a par la suite été réformé par la loi pénitentiaire n°2009-1436 du 24 novembre 2009 précisée par le décret n°2010-1634 du 23 décembre 2010 modifant le Code de procédure pénale. Le juge de l’excès de pouvoir exerce désormais un plein contrôle proportionnalité des sanctions (CE, 1er juin 2015, requête numéro 380449, Boromée, préc.). Ainsi il vérifie que « la nature et le quantum (de la sanction ne soient pas) manifestement disproportionnés à la nature et à la gravité de la faute disciplinaire commise » (V. par ex. CAA Douai, 7 décembre 2017, requête numéro 16DA00715, M. A…D…).
Dans le même sens, le nouveau statut général des militaires, issu de la loi n°2005-270 du 24 mars 2005, abolit la catégorie des punitions en les fusionnant avec les sanctions disciplinaires (Code de la défense, art. L. 4137-1 s.). Le Conseil constitutionnel a eu l’occasion de préciser, quant à lui, que la sanction des arrêts prévue par l’article L. 4137-2 du Code de la défense n’est pas contraire à la Constitution (CC, 27 février 2015, numéro 2014-450 QPC : Rec. CC, p. 159 ; AJFP 2015, p. 244, note Videlin ; RFDA 2015, p. 608, note Roblot-Troizier).
1028.- Un jurisprudence nuancée.- Si les juges n’opposent plus une irrecevabilité de principe aux recours dirigés contre les mesures prises à l’encontre des détenus et des militaires, ils n’acceptent de connaître que des mesures qui portent réellement atteinte à leur situation juridique, ce qui n’est toujours aisé à déterminer.
1029.- Le cas particulier des décisions de sanction.- Toutefois, dans une décision récente, le Conseil d’Etat, qui statuait en l’espèce sur une mesure d’avertissement, a considéré que désormais toutes les décisions de sanction infligées aux détenus peuvent faire l’objet d’un recours pour excès de pouvoir (CE, 21 mai 2014, requête numéro 359672, Garde des Sceaux : JCP A 2014, act. 444, obs. Touzeil-Divina ; Rec., p. 139). C’est le cas en l’espèce d’un simple avertissement. En effet, si cette sanction « ne fait pas l’objet d’un rapport à la commission de l’application des peines, le juge de l’application des peines ainsi informé par le chef d’établissement peut néanmoins, le cas échéant, en tenir compte pour retirer (…) une réduction de peine ou, plus généralement, refuser une réduction de peine supplémentaire, une permission de sortir ou un aménagement de peine ». En outre, cette sanction « qui figure au dossier disciplinaire de la personne détenue, peut constituer, en cas de nouvelles poursuites disciplinaires pour d’autres faits, une circonstance aggravante prise en compte par la commission de discipline ».
1030.- Une problématique qui n’est pas limitée aux seuls détenus et militaires.- La solution retenue dans les arrêts Hardouin et Marie concerne d’autres hypothèses que celle des recours exercés par des détenus ou des militaires. Ainsi, s’agissant des fonctionnaires, les juges considèrent que si une décision de changement d’affectation constitue une mesure d’ordre intérieur relative « à l’organisation du service », elle devient attaquable dès lors qu’elle porte atteinte aux droits statutaires de l’agent (CE, 29 décembre 1999, numéro 202822, Saint-Aubin.- CE, 14 mars 2012, requête numéro 343768, Carmier.- CE, 4 décembre 2013, requête numéro 359753, X. ).
1031.- Le recours pour excès de pouvoir n’est pas réservé aux seules mesures disciplinaires.- Si l’on revient au cas des détenus, le Conseil d’Etat a considéré, dans un premier temps, qu’à partir du moment où, d’après le Code de procédure pénale, une mesure prise à l’encontre d’un détenu ne présentait pas un caractère disciplinaire, elle ne pouvait être attaquée. Dans un arrêt Fauqueux du 28 février 1996, les juges ont ainsi rejeté un recours pour excès de pouvoir dirigé contre une mesure prononçant la mise à l’isolement d’un détenu contre la volonté de celui-ci (requête numéro 106582 : RFDA 1996, p. 397 ; JCP G 1996, IV, comm. 1102, obs. Rouault). Les juges ont en effet constaté que d’après l’article D.171 du Code de procédure pénale la « mise à l’isolement (d’un détenu) ne constitue pas une mesure disciplinaire. Les détenus qui en font l’objet sont soumis au régime ordinaire de détention ». Le Conseil d’Etat en a déduit qu’une telle mesure, qui n’a pas pour effet d’aggraver les conditions de détention, n’est pas, par nature, susceptible d’exercer une influence sur la situation juridique de la personne qui en est l’objet. Elle constitue donc une mesure d’ordre intérieur qui ne peut être déférée au juge administratif par la voie du recours pour excès de pouvoir.
Cette solution pouvait paraître contestable. En effet, même si la mise à l’isolement n’est pas une sanction selon le Code de procédure pénale, elle peut être prise contre la volonté du détenu et constituer ainsi une sorte de sanction déguisée. En tout cas, le fait même qu’une décision de ce type soit attaquée par son prétendu bénéficiaire paraît aller dans ce sens.
Le Conseil d’Etat a finalement opéré un revirement de jurisprudence à l’occasion de l’arrêt Remli du 30 juillet 2003 (requête numéro 252712 : Rec., p. 366 ; JCP G 2004, II, 10067, note Petit ; Droit adm. 2003, comm. 224, note Lombard ; AJDA 2003, p. 2090, note Costa). Les juges ont relevé en l’espèce que cette mesure prive la personne qui en fait l’objet de l’accès aux activités qui sont proposées de façon collective aux autres détenus (sport, enseignement, travail rémunéré…). En outre, une telle mesure peut être prononcée pour une durée qui peut atteindre trois mois et être prolongée. Il en résulte que « dans ces conditions, et alors même que l’article D. 283-2 du Code de procédure pénale dispose que la mise à l’isolement ne constitue pas une mesure disciplinaire… le placement à l’isolement d’un détenu contre son gré constitue, eu égard à l’importance de ses effets sur les conditions de détention, une décision susceptible de faire l’objet d’un recours pour excès de pouvoir ». Il ne s’agit donc plus d’une mesure d’ordre intérieur.
1032.- Détenu en régime différencié de détention.- Une solution identique a été également retenue à propos du placement d’un détenu en régime différencié de détention « portes fermées » dans un arrêt Bennay du 28 mars 2011 (requête numéro 316977 : JCP G, act. 430, obs. Dubreuil.- CAA Nancy, 23 février 2012, requête numéro 11NC00318, Garde des Sceaux, ministre de la Justice et des Libertés). En effet « par sa nature et par ses effets sur ses conditions de détention, notamment au regard de l’objectif de réinsertion sociale (cette décision) alors même qu’elle n’affecte pas ses droits d’accès à une formation professionnelle, à un travail rémunéré, aux activités physiques et sportives et à la promenade, constitue une décision susceptible de faire l’objet d’un recours pour excès de pouvoir ». Cette solution se justifie eu égard à la durée de la mesure – un mois renouvelable – et à ses conséquences sur la vie quotidienne du détenu. Celui-ci est en effet isolé en cellule individuelle, y compris pendant les repas, et soumis à une surveillance accrue. Ses déplacements sont réduits, et son accès aux activités culturelles et d’enseignement est limité.
1033.- Décision de placement en cellule disciplinaire à titre préventif.- De même, le Conseil d’Etat considérait à l’origine qu’une décision de placement à titre préventif dans une cellule disciplinaire en vue de préserver l’ordre intérieur dans l’établissement, conformément à l’article D.250-3 du Code de procédure pénale, était une mesure d’ordre intérieur (CE, 12 mars 2003, requête numéro 237437, Ministre de la Justice c. Frérot : Rec., p. 121 ; AJDA 2003, p. 1271, concl. Olson ; JCP A 2003, comm. 1703, note Guillet). Désormais toute mesure de mise à l’isolement prononcée contre la volonté du détenu est attaquable, quels que soient ses motifs (CE, 17 décembre 2008, requête numéro 293786, Section française de l’Observatoire international des prisons : Rec., p. 463 ; Gaz. Pal. 2009, n° 55, concl. Guyomar ; JCP G 2009, II, comm. 10049, note Merenne).
1034.- Persistance des mesures d’ordre intérieur.- En revanche, d’autres mesures qui affectent de manière beaucoup plus superficielle la situation personnelle d’un détenu ou d’un militaire ne sont toujours pas considérées comme faisant grief et ne peuvent donc faire l’objet d’un recours pour excès de pouvoir.
Exemples :
– CE, 7 juin 2006, requête numéro 275601, Matelly : l’ordre verbal donné à un officier de gendarmerie de s’abstenir désormais de toute communication avec la presse audiovisuelle, à la suite et sur les sujets d’un entretien donné à un quotidien national, relatif à la présentation des statistiques de la gendarmerie nationale sur la délinquance est une mesure d’ordre intérieur, insusceptible de faire l’objet d’un recours pour excès de pouvoir.
– CAA Lyon, 19 mai 2011, requête numéro 10LY00334, Nouri : la privation de téléviseur pendant une durée de 10 jours, au surplus assortie d’un sursis, n’a entraîné que peu d’effets sur les conditions de détention du requérant alors même qu’elle sanctionnait la méconnaissance de l’interdiction de fumer dans l’établissement qui, n’étant pas l’objet mais le motif de la mesure, ne saurait entrer en ligne de compte dans l’appréciation du caractère décisoire de celle-ci.
– CAA Marseille, 3 février 2011, requête numéro 09MA01135, Garde des Sceaux, ministre de la Justice : s’il résulte des dispositions des articles D. 99 à D.102 du Code de procédure pénale que le travail auquel les détenus peuvent prétendre constitue pour eux non seulement une source de revenus mais encore un mode de meilleure insertion dans la vie collective de l’établissement, tout en leur permettant de faire valoir des capacités de réinsertion, et si par suite, eu égard à sa nature et à l’importance de ses effets sur la situation des détenus, une décision de déclassement d’emploi constitue un acte administratif susceptible de faire l’objet d’un recours pour excès de pouvoir, il en va autrement d’une mesure suspendant le requérant de ses fonctions d’auxiliaire d’étage à titre conservatoire dans l’attente de sa comparution devant la commission de discipline. En effet, de par son caractère provisoire et conservatoire en l’attente du passage de l’intéressé en commission de discipline, cette mesure n’a pu par elle-même affecter de manière substantielle la situation de l’intéressé, ni mettre en cause ses libertés et ses droits fondamentaux. Cette mesure d’ordre intérieur est donc insusceptible de faire l’objet d’un recours pour excès de pouvoir.
– CAA Marseille, 23 avril 2018, requête numéro16MA01968, M. D… C… : le refus de laisser au requérant l’usage en cellule d’un sceau et de cire à cacheter, qui ne constitue pas une mesure disciplinaire, a été motivé par l’administration par l’objectif d’éviter un détournement de l’utilisation de ces objets pour des raisons de maintien de la sécurité. Cette décision n’a pas eu d’effet notable sur les conditions de vie en détention de l’intéressé qui n’a pas été privé de la propriété de ces objets. Enfin, la mesure en litige n’entraîne aucun effet par elle-même ni sur le libre exercice par le détenu de son droit de correspondre avec des personnes extérieures, ni sur le respect par l’administration du secret des correspondances dans les conditions prévues par les textes. Elle ne met, dès lors, pas en cause les libertés et droits fondamentaux des détenus. Par suite, le refus opposé à la demande de restitution de ces objets par le directeur de la maison d’arrêt de Grasse constituait une mesure d’ordre intérieur insusceptible de recours pour excès de pouvoir.
1035.- Précision sur la portée de la jurisprudence Hardouin et Marie.- Le Conseil d’Etat a eu également l’occasion de préciser la portée de la jurisprudence Hardouin et Marie à l’occasion de trois arrêts d’Assemblée du 14 décembre 2007 (CE Ass., 14 décembre 2007, requête numéro 290420, Planchenault.- CE Ass., 14 décembre 2007, requête numéro 290730, Garde des sceaux, ministre de la Justice c. Boussouar.- CE Ass., 14 décembre 2007, requête numéro 306432, Payet). La première affaire concerne une mesure de déclassement d’emploi édictée à l’encontre d’un détenu (V. également CAA Bordeaux, 12 février 2008, requête numéro 05BX01961, Turquin). La seconde porte sur une décision de transfèrement d’un détenu d’un établissement vers un autre. Enfin, la troisième est relative à des mesures constituant une « rotation de sécurité », visant à prévenir notamment les tentatives d’évasion en changeant fréquemment l’affectation d’un détenu. Dans ces différentes affaires, le Conseil d’Etat admet la recevabilité du recours pour excès de pouvoir (V. également, concernant une mesure d’inscription au répertoire des détenus particulièrement signalés, CAA Paris, 22 mai 2008, requête numéro 05PA00853, Kehli : AJDA 2008, p. 1483, note Bachini).
En particulier, l’arrêt Boussouar permet au Conseil d’Etat de censurer le raisonnement des juges de la cour administrative d’appel de Paris qui avaient estimé qu’une mesure de transfèrement d’un détenu est attaquable dès lors que les modalités de la détention sont appréhendées par des dispositions législatives et règlementaires venant avec détail encadrer les pouvoirs de l’administration et conférer des garanties aux usagers (CAA Paris, 19 décembre 2005, requête numéro 05PA00868, Boussouar: RFDA 2006, p. 981, concl. Bachini).
Cet arrêt était donc en décalage par rapport à la jurisprudence Marie puisque, selon la cour, le recours pour excès de pouvoir était automatiquement recevable contre certaines catégories de décisions sans qu’il soit nécessaire de déterminer, au cas d’espèce, si la décision contestée fait grief « eu égard à (sa) nature et à (sa) gravité ».
Cet arrêt est cassé par le Conseil d’Etat qui en profite pour préciser la jurisprudence Marie : « pour déterminer si une décision relative à un changement d’affectation d’un détenu d’un établissement pénitentiaire à un autre constitue un acte administratif susceptible de recours pour excès de pouvoir, il y a lieu d’apprécier sa nature et l’importance de ses effets sur la situation des détenus ». On relèvera toutefois que cette approche très concrète n’est plus valable dans les cas où c’est une mesure de sanction qui est attaquée. Comme on l’a vu, en effet, les sanctions disciplinaires prises à l’encontre des détenus peuvent désormais faire l’objet d’un recours pour excès de pouvoir, et cela quelle que soit leur gravité (CE, 21 mai 2014, requête numéro 359672, Garde des Sceaux, préc.).
Dans l’affaire Boussouar, les juges relèvent que d’après le Code de procédure pénale, le régime de la détention en établissement pour peines constitue le mode normal de détention des condamnés. Il se caractérise, par rapport aux maisons d’arrêt, par des modalités d’incarcération différentes et, notamment, par l’organisation d’activités orientées vers la réinsertion. Ainsi « eu égard à sa nature et à l’importance de ses effets sur la situation des détenus, une décision de changement d’affectation d’un établissement pour peines, à une maison d’arrêt constitue un acte administratif susceptible de faire l’objet d’un recours pour excès ». En revanche, les juges précisent qu’il en va autrement pour « des décisions d’affectation consécutives à une condamnation, des décisions de changement d’affectation d’une maison d’arrêt à un établissement pour peines ainsi que des décisions de changement d’affectation entre établissements de même nature, sous réserve que ne soient pas en cause des libertés et des droits fondamentaux des détenus » (V. également CE, 13 novembre 2013, requête numéro 355742, requête numéro 355817, Ministre de la Justice et Puci.- CE, 13 novembre 2013, requête numéro 338720, Agamemnon : Rec. tables, p. 748).
L’hypothèse dans laquelle sont en cause des libertés et des droits fondamentaux a été illustrée par l’arrêt du Conseil d’Etat Rogier du 9 avril 2008 (requête numéro 308221 : AJDA 2008, p. 1827, note Costa ; Gaz. Pal. 13 déc. 2008, p. 39, concl. Guyomar; Rev. sciences crim. 2009, p. 431, chron. Poncela). En l’espèce, le requérant avait fait l’objet d’un changement d’affectation d’une maison d’arrêt vers un établissement pour peines. Selon lui, sa nouvelle affectation n’était pas adaptée à son état de santé et elle constituait un traitement inhumain et dégradant au sens de l’article 3 de la Convention européenne des droits de l’homme. Le Conseil d’Etat rejette cette demande au motif que le requérant est en phase de rémission depuis deux ans et qu’il peut être efficacement suivi par un centre hospitalier disposant d’un service adapté à sa pathologie. Ainsi, la mesure d’affectation du requérant ne portant pas atteinte à ses droits fondamentaux, il s’agit donc d’une mesure d’ordre intérieur insusceptible de recours.
En revanche, il a été jugé que le transfert d’un détenu d’une maison centrale située à 60 kilomètres des domiciles de ses filles et de sa compagne, qui pouvaient lui rendre visite chaque semaine, à une autre située à plus de 800 kilomètres de leurs domiciles, les moyens financiers de sa famille ne leur permettant que de procéder à des visites mensuelles, alors qu’il a fait l’objet d’une condamnation à une longue peine d’emprisonnement, bouleverse, dans des conditions qui excèdent les restrictions inhérentes à la détention, son droit de conserver des liens familiaux. Le Conseil d’Etat estime en conséquence que les libertés et droits fondamentaux de l’intéressé étant en cause, et que ce transfèrement constitue une décision susceptible de recours (CE, 27 mai 2009, requête numéro 322148, Miloudi : Rec., p. 209).
1036.- Autres illustrations.- Une autre illustration de cette évolution jurisprudentielle peut être fournie par l’arrêt du Conseil d’Etat du 26 novembre 2010, Ministre de la Justice c. Bompard (requête numéro 329564: AJDA 2011, p. 678, note Poujol ; D. 2011, p. 1306, obs. Péchillon; Rev. pénit. 2010, p. 930, obs. Péchillon). Les juges considèrent ici que la décision par laquelle un chef d’établissement pénitentiaire fixe les modalités essentielles de l’organisation des visites aux détenus, notamment le nombre de visiteurs admis simultanément à rencontrer un détenu, est indissociable de l’exercice effectif du droit de visite. Cette décision affecte directement le maintien des liens des détenus avec leur environnement extérieur. Eu égard à sa nature et à ses effets sur les détenus, notamment sur leur vie privée et familiale, elle ne constitue pas une mesure d’ordre intérieur et est toujours un acte faisant grief qui peut donc faire l’objet d’un recours pour excès de pouvoir. A contrario, seule est donc susceptible de continuer à constituer une mesure d’ordre intérieur la détermination des modalités non essentielles du droit de visite, c’est-à-dire celles n’affectant pas le nombre de personnes que le détenu est autorisé à rencontrer.
Enfin, dans un arrêt du 9 novembre 2015 (requête numéro 383712 : JCP A, act. 963, obs. Touzeil-Divina), le Conseil d’Etat, a considéré que « « si une mesure de contrôle par l’administration pénitentiaire des équipements informatiques des détenus, eu égard à sa nature et à l’importance de ses effets sur la situation des détenus, ne constitue pas, en elle-même, un acte administratif susceptible de faire l’objet d’un recours pour excès de pouvoir, tel n’est en revanche pas le cas de la décision distincte de retenue de ces équipements ». Concrètement si une décision refusant au détenu la possibilité d’acquérir un système d’exploitation pour son ordinateur – le système « linux » en l’occurrence – ne constitue pas un acte susceptible de faire l’objet d’un recours pour excès de pouvoir, il en va autrement s’agissant d’une mesure qui aurait pour effet de priver la personne détenue de la possibilité effective d’utiliser cet équipement.
Table des matières