TROISIEME PARTIE – LA JUSTICE ADMINISTRATIVE
566.- Juge administratif et procès administratif.- L’étude de la justice administrative sera menée à partir de deux chapitres consacrés à la juridiction administrative et au procès administratif.
Chapitre un – La juridiction administrative
567.- Juridictions administratives de droit commun et juridictions administratives spéciales.- S’il existe des juridictions administratives de droit commun – Conseil d’Etat, cours administratives d’appel, tribunaux administratifs – qui sont en principe compétentes pour connaître de l’ensemble du contentieux administratif, il existe également des juridictions administratives spéciales, dont le champ de compétence est plus restreint et dont l’identification peut poser un certain nombre de difficultés.
Section I – Identification des juridictions administratives
568.- Notion de juridiction et notion de juridiction administrative.- Il est assez fréquent que des organismes soient créés sans qu’un texte ne précise leur nature. Deux questions sont alors susceptibles de se poser : l’organisme en cause est-il une juridiction ou un autre type d’organisme, et notamment une autorité administrative ? Si cet organisme est une juridiction, s’agit-il d’une juridiction administrative ?
§I – Notion de juridiction
569.- Intérêt de la qualification de juridiction.- La reconnaissance du statut de juridiction présente un intérêt majeur : elle implique le respect de toute une série de garanties – respect des droits de la défense, publicité des débats, caractère contradictoire de la procédure, etc. – qui sont moindres devant les autorités administratives. La distinction entre les juridictions et les autres types d’institutions est opérée par le législateur, ou elle résulte, en cas de carence, de l’application de critères jurisprudentiels.
I – Qualification opérée par le législateur
570.- Qualification expresse.- Un texte peut directement qualifier l’autorité qu’il institue de juridiction.
Dans l’hypothèse où une loi précise expressément qu’un organisme est une juridiction, il ne se pose aucun problème. En effet, d’après l’article 34 de la Constitution, c’est au législateur qu’il appartient de fixer les règles concernant « la création de nouveaux ordres de juridiction et le statut des magistrats ».
A contrario, la compétence reconnue au législateur implique qu’un acte administratif ne peut pas créer de juridiction, ce qui a été confirmé par le Conseil d’Etat dans son arrêt d’Assemblée du 2 mars 1962 Rubin de Servens et a. (requête numéro 55049, requête numéro 55055, préc.).
571.- Qualification à partir d’éléments contenus par la loi.- Dans certains cas, la qualification de juridiction n’apparaît pas dans le texte de la loi, mais elle peut être facilement déduite ou au contraire exclue à partir d’éléments que ce texte contient.
Exemple :
– L’article 48-8 de loi n°86-1067 du 30 septembre 1986 modifiée précise que certaines décisions du Conseil supérieur de l’audiovisuel peuvent faire l’objet d’un recours de pleine juridiction devant le Conseil d’Etat. Ceci signifie indirectement que les décisions de cet organisme ne sont pas des jugements. En effet, si tel avait été le cas, c’est un recours en appel ou un recours en cassation qui aurait été ouvert.
– Selon l’article L. 612-16 du Code monétaire et financier, les décisions prononcées par la Commission des sanctions de l’autorité de contrôle prudentiel peuvent faire l’objet d’un recours de pleine juridiction devant le Conseil d’Etat.
II – Qualification opérée par le juge
572.- Critères jurisprudentiels.- En l’absence de qualification opérée de façon directe ou indirecte par le législateur, c’est le juge qui apprécie le caractère juridictionnel des organismes dont le statut pose problème. S’il s’avère qu’un décret a créé une autorité qui, d’après les critères dégagés par la jurisprudence, a un caractère juridictionnel, ce décret sera illégal en raison de l’incompétence de son auteur en application de l’article 34 de la Constitution.
Il faut souligner, au préalable, en application de ces critères, qu’une institution peut être une juridiction pour une partie de ses attributions et une autorité administrative pour une autre partie. C’est le cas notamment des ordres professionnels qui ont à la fois des attributions administratives et des attributions juridictionnelles.
Trois conditions cumulatives doivent être réunies pour qu’un organisme soit qualifié de juridiction : l’organisme doit être doté d’un pouvoir de décision ; il doit présenter un caractère collégial ; il doit exercer une mission similaire à celle d’un tribunal.
A – Existence d’un pouvoir de décision
573.- Juger c’est décider.- Il n’est pas concevable qu’une juridiction ne dispose pas d’un tel pouvoir. Un organisme qui ne peut qu’exprimer des avis ou formuler des propositions n’est donc pas une juridiction.
Exemples :
– CE, requête numéro 09323, requête numéro 10591, 13 février 1980, Nal (Rec., p. 82) : les commissions d’indemnisation des greffiers, qui se bornent à donner un avis au gouvernement sur le montant de l’indemnité due aux greffiers pour la perte du droit de présenter un successeur ne sauraient être considérées comme des juridictions.
– CE, 18 octobre 2000, requête numéro 208168, Terrail (Rec., p. 430 ; AJDA 2001, p. 288, note Rouault ; JCP G 2001, IV, 2333, obs. Rouault ; JCP G 2002, II, comm. 10011, note Lanoy ; RFDA 2000, p. 1368) le Conseil supérieur de la magistrature, dans sa formation compétente à l’égard des magistrats du parquet, lorsqu’il est appelé à connaître de l’éventualité d’infliger une sanction disciplinaire, ne dispose d’aucun pouvoir de décision et se borne à émettre un avis à l’autorité compétente sur le principe du prononcé d’une sanction disciplinaire et, s’il y a lieu, sur son quantum. Dans le cadre de ces attributions, il n’est donc pas assimilable à une juridiction.
Il est nécessaire, également, que l’organisme considéré soit indépendant vis-à-vis de l’administration active et donc soustrait à la hiérarchie administrative
Exemple :
-CE, 27 janvier 1950, Sieur Billard (requête numéro 99605: Rec., p. 58, concl. Letourneur, S. 1950, III, p. 41) : les commissions de remembrement ne sont pas des juridictions dès lors que leurs décisions peuvent être contestées devant le ministre de l’Agriculture.
– CE 21 décembre 2018, requête numéro 424520, Agence nationale de l’habitat (Rec., p. 528 ; AJDA 2019, p. 715, concl. Barrois de Sarigny) : compte tenu de la soumission de l’Agence nationale de l’habitat à la tutelle de l’Etat et de l’absence d’apparence de fonctionnement juridictionnel de ses organes, le principe d’impartialité n’impose pas qu’il soit procédé, au sein de cet établissement, à une séparation des fonctions de poursuite et de sanction.
B – Caractère collégial de l’organisme
574.- Un décisionnaire unique n’est pas en principe un juge.- Si la loi n’en dispose pas autrement – ce qui est de plus en plus fréquent pour les juridictions administratives – il y a incompatibilité entre décisionnaire unique et juridiction, ce qui se justifie de deux points de vue différents. D’une part, la collégialité est une garantie d’impartialité. D’autre part, un système de juge unique évoque un peu trop précisément, pour une autorité dont le statut est incertain, l’ancien système, fort décrié, de l’administrateur juge.
Cette condition revêt comme la première un caractère impératif : même si tous les autres indices sont favorables à la reconnaissance du caractère juridictionnel de l’autorité en cause, l’absence de collégialité suffira à lui dénier ce caractère.
Exemple :
– CE Sect., 20 novembre 1970, requête numéro 77133, requête numéro 77297, Bouez et UNEF (Rec., p. 690 ; AJDA 1971, p. 483, note Chevallier et concl. Théry) : il s’agissait en l’espèce de savoir si les recteurs d’académie avaient la qualité de juges lorsqu’ils exerçaient des pouvoirs de répression disciplinaire. L’absence de collégialité conduit le Conseil d’Etat à écarter cette solution.
C – Nature de la mission exercée par l’organisme
575.- Hésitation entre un critère formel et un critère matériel.- Longtemps, la jurisprudence a été hésitante sur le choix d’un troisième critère, deux possibilités étant ouvertes. Tout d’abord, le choix d’un critère formel en vertu duquel un organisme collégial doté d’un pouvoir de décision est une juridiction si sa composition et les règles de procédure utilisées devant lui sont similaires à celles d’un tribunal. L’hésitation portait, d’autre part, sur le choix d’un critère matériel selon lequel un organisme collégial doté d’un pouvoir de décision est une juridiction si la nature de sa mission est similaire à celle exercée par un tribunal.
576.- Choix d’un critère matériel.- L’arrêt d’Assemblée du Conseil d’Etat du 12 décembre 1953, de Bayo, paraît avoir tranché en faveur de ce second critère (requête numéro 24044: Rec., p. 544 ; RPDA 1954, p. 3, concl. Chardeau ; AJDA 1954, II, p. 138, note de Soto et II bis, p. 2, chron. Gazier et Long). Il résulte de cet arrêt qu’un organisme est une juridiction « eu égard à la nature de la matière » dans laquelle il intervient et « quelles que soient les formes » dans lesquelles il statue.
Ceci étant, toutes les difficultés n’ont pas été résolues par cet arrêt.
577.- Mission de répression disciplinaire.- D’une part, si le Conseil d’Etat a tranché en faveur du critère matériel, il n’a pas précisé quelles sont les matières qui dénotent l’existence d’une juridiction. Il résulte toutefois de la jurisprudence, telle qu’elle a été judicieusement interprétée par René Chapus, qu’un organisme est susceptible d’être qualifié de juridiction s’il exerce une mission de répression disciplinaire (Droit du contentieux administratif, coll. Domat, Montchrestien, 12 éd. 2006, p. 116).
Exemples :
– Dans l’arrêt de Bayo, le Conseil d’Etat décide que les ordres professionnels rendent des décisions de justice lorsqu’ils statuent sur des poursuites disciplinaires. En revanche, ils n’ont pas le caractère de juridiction lorsqu’ils statuent sur des recours qui visent à régler des litiges qui ont pour origine des décisions qui n’ont pas le caractère d’une sanction. Il en résulte que ces décisions peuvent faire l’objet d’un recours pour excès de pouvoir, et non pas d’une procédure d’appel ou de cassation, puisqu’il s’agit d’actes administratifs et non pas de jugements. C’est le cas dans l’affaire de Bayo où était contestée par le requérant une décision d’inscription d’un concurrent au tableau de l’Ordre des vétérinaires de la région de Paris.
– Une décision abrogeant une précédente décision d’inscription d’un praticien au tableau de l’ordre des chirurgiens-dentistes doit faire l’objet d’un recours pour excès de pouvoir, et non d’un recours en cassation puisqu’elle met en cause la mise en œuvre d’une attribution administrative et non juridictionnelle de l’ordre (CE Sect., 6 mars 2009, requête numéro 306084, Coulibaly : Dr. adm. 2009, comm. 64, note Melleray ; RFDA 2009, p. 215, concl. de Salins et p. 439, note Eveillard ; AJDA 2009, p. 817, note Liéber et Botteghi ; RLCT 2009/47, p. 50, note Sudres).
– En revanche, une décision de la chambre disciplinaire nationale de l’ordre des médecins de radier un médecin du tableau de l’Ordre des médecins est une décision juridictionnelle susceptible de faire l’objet d’un recours en cassation (V. par exemple CE Ass., 30 décembre 2014, requête numéro 381245, Bonnemaison : Rec., p. 444, concl. Keller ; AJDA 2015, p. 749, chr. Lessi et Dutheillet de Lamothe ; Dr. adm. 2015, comm. 29, note Eveillard ; RFDA 2015, p. 67, concl. Keller).
Ainsi, un même organe, selon la formation dans laquelle il statue, et selon la nature de la question qu’il tranche, peut adopter une décision administrative ou juridictionnelle.
578.- Utilisation ponctuelle du critère matériel.- Le second problème réside dans le fait que si le critère matériel joue un rôle essentiel, il n’a pas totalement supplanté le critère formel. C’est cette constatation qui conduit une partie de la doctrine à considérer que le Conseil d’Etat n’a jamais clairement abandonné ce dernier critère (V. notamment : Auby et Drago, Traité de contentieux administratif, Montchrestien 1998, t. 1, n° 279.- O. Gohin, Qu’est-ce qu’une juridiction pour le juge français : Rev. Droits 1989, n° 9, p. 93).
En effet, si le critère matériel joue un rôle essentiel, le critère formel réapparaît notamment dans des cas où la création de l’organisme en cause résulte d’une initiative privée et lorsque les sanctions qu’il édicte résultent des statuts d’une association. Ainsi, il résulte notamment d’un arrêt de Section Hechter du 19 décembre 1980 que les fédérations sportives ne sauraient être considérées comme des juridictions, y compris lorsqu’elles statuent en matière disciplinaire (requête numéro 11320 : Rec., p. 488 ; D. 1981, p. 286, note Plouvin et p. 431, note Simon ; Gaz. Pal. 1981, 2, p. 544, concl. Genevois ; JCP G 1982, II, comm. 19784, note Pacteau). Cette particularité paraît devoir s’expliquer, comme le souligne M. Degoffe, et même si cette explication n’est pas entièrement convaincante, par le fait que le pouvoir juridictionnel des fédérations sportives est « insuffisamment organisé » à la différence, notamment, de celui qui est conféré à ces autres personnes morales de droit privé que constituent les ordres professionnels (M. Degoffe, Juridictions administratives spécialisées, Répertoire de contentieux administratif, Dalloz 2003, n°33).
Il a pu également être fait référence au critère formel dans une affaire récente, à propos d’un établissement public dont le fonctionnement ne peut « raisonnablement donner à penser à la personne poursuivie (qu’il a) un fonctionnement de type juridictionnel ». Mais dans cette affaire c’est aussi le fait que l’organisme en cause n’est « pas une autorité administrative ou publique indépendante mais un établissement public à caractère administratif placé sous la tutelle de l’Etat » qui justifie la solution retenue (CE, 21 décembre 2018, requête numéro 424520, Agence nationale de l’habitat, préc.).
579.- Respect des règles du procès équitable.- Il faut ajouter sur ce point que l’approche matérielle de la notion de juridiction est conforme à l’interprétation faite par les juridictions françaises de l’article 6§1 de la Convention européenne des droits de l’Homme. Il en résulte qu’un organisme qui n’est pas une juridiction au regard du droit interne – et plus précisément d’une loi – devra néanmoins respecter le principe du procès équitable rappelé par ces dispositions, et particulièrement le principe d’impartialité qui est une de ses composantes, « eu égard à la nature, à la composition et aux attributions » qui sont les siennes (CE Ass., 3 novembre 1999, requête numéro 207434, Didier, préc .- Voir également : CE, 4 février 2005, requête numéro 269001, Société GSD Gestion : AJDA 2005, p. 1174, note Costa.- CE, 2 novembre 2005, requête numéro 271202, Société banque privée Fideuram Wargny.- CE, 6 janvier 2006, requête numéro 279596, Société Lebanese communication group).
Cette jurisprudence s’applique notamment aux autorités administratives indépendantes ou autorités publiques indépendantes dotées d’un pouvoir de sanction. Elles doivent en effet être regardées, au sens de l’article 6§I susvisé, comme des tribunaux décidant du bien-fondé d’accusations en matière pénale, et cela même si le Conseil d’Etat, plutôt que de se référer directement à cet article, préfère parfois viser « le principe des droits de la défense, rappelé par l’article 6 § 1 de la convention européenne » (CE Sect., 27 octobre 2006, requête numéro 276069, Parent : Rec., p. 54 ; AJDA 2007, p. 80, note Collet ; LPA 20 décembre 2006, p. 4, concl. Guyomar.- V. également CE, 20 janvier 2016, requête numéro 374950, Caisse d’épargne et de prévoyance du Languedoc-Roussillon.- CE, 3 février 2016, requête numéro 36998, Président de l’Autorité des marchés financiers).
Exemples :
– L’arrêt Didier a été rendu à propos de l’activité du Conseil des marchés financiers siégeant en matière disciplinaire. Si cet organisme n’est pas une juridiction en droit interne, il constitue néanmoins un tribunal au sens de l’article 6 §1 de la Convention européenne des droits de l’Homme et est donc soumis au respect du principe d’impartialité.
– CE, 19 mai 2010, requête numéro 327255, Compagnie Majestic Exécutive Aviation AG: les dispositions de l’article L. 227-4 du Code de l’aviation civile, qui prévoient que la personne poursuivie devant l’autorité de contrôle des nuisances sonores aéroportuaires puisse répondre aux observations du procès-verbal de constat de l’infraction, procès-verbal dont la notification engage la procédure de sanction, est conforme aux stipulations de l’article 6§1 de la Convention européenne des droits de l’homme.
L’application du principe visé par l’article 6§I de la Convention européenne des droits de l’homme, ne concerne toutefois pas l’ensemble des activités de ces autorités. Seule est concernée, en leur sein, l’autorité de sanction, c’est-à-dire celle qui chargée de décider du bien-fondé des accusations. Ceci implique notamment l’impossiblité pour cette autorité de s’autosaisir, sauf dans l’hypothèse où elle ne dispose pas de pouvoir d’opportunité des poursuites, ce qui fait que dans un tel cas l’autosaisine n’apparaît pas comme une sorte de préjugement de l’affaire (Cons. const., 5 juillet 2013, numéro 2013-331 QPC, Société Numericable SAS et a.) En revanche, il ne s’applique pas à l’autorité de poursuite proprement dite (CEDH, 18 décembre 1974, affaire numéro 6541/74, X. c/ Rép. féd. d’Allemagne. – V. aussi Cass. crim., 6 mai 1996, pourvoi numéro 95-81.766, Bontemps : Bull. crim. n°187). Ainsi, un organe qui a prononcé une première sanction annulée pour un vice de légalité externe, peut parfaitement, alors qu’une loi a entretemps transféré à un autre organe le pouvoir de sanction, décider de saisir ce dernier d’une nouvelle procédure répressive au titre des pouvoirs de poursuite dont il est désormais investi (CE, 21 avril 2021, requête numéro 443043, Favolini : Dr. adm. 2021, comm. 36, note Eveillard ; JCP A 2021, act. 294, obs. Friedrich ; Procédures 2021, comm. 183, note Deygas).
Mais si l’article 6§1 de la Convention européenne des droits de l’homme n’est pas ici applicable, tout organe administratif demeure soumis au principe général du droit d’impartialité (CE Sect., 29 juin 1949, requête numéro 82790, Bourdeaux : Rec., p. 188). Les exigences liées à ce principe sont toutefois moindres : si elles ont pour effet de rendre illégale une décision animée par un intérêt d’ordre personnel, elles n’impliquent pas d’aménagements dans l’organisation de l’autorité décisionnaire et notamment pas, pour les autorités répressives, de séparation entre les fonctions de poursuite et de sanction (CE, avis, 21 décembre 2018, requête numéro 424520, Agence nationale de l’habitat : Rec. tables, p. 528). De même, le Conseil d’Etat veille à ce que l’ensemble des autorités qui interviennent dans une procédure répressive, et qui ne peuvent être qualifiées de « tribunaux » au sens de l’article 6 de la Convention, ne compromettent pas par leur action l’équité du procès d’une façon irréversible.
Exemple:
– CE, 12 juin 2013, requête numéro 349185, requête numéro 350064, Société Natixis et a. : lorsqu’elle est saisie d’agissements pouvant donner lieu aux sanctions prévues par le code monétaire et financier, la commission des sanctions de l’Autorité des marchés financiers doit être regardée comme décidant du bien-fondé d’accusations en matière pénale au sens des stipulations de l’article 6 de la Convention, le principe des droits de la défense, rappelé tant par l’article 6 de ladite convention que par l’article L. 621-15 du Code monétaire et financier, s’applique seulement à la procédure de sanction ouverte par la notification de griefs par le collège de l’Autorité des marchés financiers et par la saisine de la commission des sanctions, et non à la phase préalable des enquêtes réalisées par les agents de l’Autorité des marchés financiers. Cependant, les enquêtes réalisées par ces agents doivent se dérouler dans des conditions garantissant qu’il ne soit pas porté une atteinte irrémédiable aux droits de la défense des personnes auxquelles des griefs sont ensuite notifiés.
580.- Respect des règles de la répression pénale.- En matière répressive, les autorités compétentes pour édicter des sanctions administratives devront également se conformer à la jurisprudence du Conseil constitutionnel. En effet l’exercice du pouvoir de sanction doit être assorti par la loi de mesures destinées à sauvegarder les droits et libertés constitutionnellement garantis. En particulier « doivent être respectés les principes de la nécessité et de la légalité des peines, ainsi que les droits de la défense, principes applicables à toute sanction ayant le caractère d’une punition, même si le législateur a laissé le soin de la prononcer à une autorité de nature non juridictionnelle » (CC, 27 juillet 2000, numéro 2000-433 DC, Loi modifiant la loi n°86-1067 du 30 septembre 1986 relative à la liberté de communication.- V. également : CC, 30 mars 2006, numéro 2006-535 DC, Loi pour l’égalité des chances.– CC, 10 juin 2009, numéro 2009-580 DC, Loi favorisant la diffusion et la protection de la création sur internet : Journal Officiel 13 juin 2009 ; Rec. CC, p. 107 ; Rev. sc. crim. 2009, p. 609 ; AJDA 2009, p. 1132 ; RTD civ. 2009, p. 754, obs. Revet ; D. 2009, p. 1770, obs. Bruguière ; Rev. sc. crim. 2010, p. 209, obs. de Lamy ; p. 415, note Capello ; D. 2010, p. 1508, chron. Bernaud et Ga).
Notons enfin que le principe d’impartialité a été expressément qualifié de principe général du droit par le Conseil d’Etat à l’occasion de son arrêt Karsenty et fondation d’Aguessau du 28 avril 2006 (requête numéro 261706, requête numéro 261712 : AJDA 2005, p. 1732, note Lascombe et Vandendriessche ; Droit adm. 2005, comm. 105, note Lombard ; JCP 2005, I, comm. 177, obs. Levoyer ; RFDA 2005, p.693). Il s’impose également, comme on l’a mentionné plus haut, aux autorités administratives (CE Sect., 29 juin 1949, requête numéro 82790, Bourdeaux : préc.). Toutes les autorités administratives, notamment celles qui sont investies d’un pouvoir de sanction sont donc concernées, même si elles ne sont pas soumises aux principes constitutionnels susvisés, et si elles ne sont pas considérées comme un « tribunal » au sens de l’article 6§I de la Convention européenne des droits de l’homme. En outre, pour ces organismes, lorsque ces sanctions peuvent faire l’objet d’un recours de plein contentieux, les exigences de cet article seront satisfaites dans le cadre de cette procédure (CE 21 décembre 2018, requête numéro 424520, Agence nationale de l’habitat, préc.).
§II – Notion de juridiction administrative
581.- Loi et principes jurisprudentiels.- La qualification de juridiction administrative résulte soit d’un texte de loi soit, à défaut, de critères jurisprudentiels.
I – Qualification opérée par le législateur
582.- Illustrations.- La qualification législative peut être directe ou indirecte, certaines règles appliquées à l’institution en cause dénotant, à coup sûr, qu’il s’agit d’une juridiction.
Exemples :
– D’après l’article L. 4122-3 du Code de la santé publique, les décisions rendues par la chambre disciplinaire nationale qui siège auprès du conseil national de l’ordre des médecins, sur appel des décisions rendues par les chambres disciplinaires de première instance, sont susceptibles de recours devant le Conseil d’Etat. La référence à un appel dénote le caractère juridictionnel des décisions concernées, et l’existence d’un recours devant le Conseil d’Etat – qui est en recours en cassation – leur rattachement à l’ordre de juridiction administratif.
– D’après l’ancien article L. 323-35 du Code du travail, les commissions départementales des travailleurs handicapés, des mutilés de guerre et assimilés (CDTH) devaient statuer sous le contrôle de cassation du Conseil d’Etat, sur les contestations des décisions administratives prises par les commissions techniques d’orientation et de reclassement professionnel (COTOREP) concernant la reconnaissance de la qualité de travailleur handicapé, ou le classement des intéressés en fonction de la gravité de leur handicap et l’orientation qui en résulte. Seules les décisions des juridictions administratives pouvant faire l’objet d’un recours en cassation devant le Conseil d’Etat, les CDTH étaient donc bien des juridictions administratives.
II – Qualification opérée par le juge
583.- Critère matériel.- Dans le silence des textes, les juges se réfèrent à un critère matériel défini à l’occasion de l’arrêt d’Assemblée du Conseil d’Etat d’Aillières du 7 février 1947 (requête numéro 79128 : Rec., p. 50 ; JCP 1947, 3508, note Morange ; RDP 1947, p. 68, concl. Odent, note Waline).
La qualification de la juridiction dépendra alors « de la nature des affaires » qui lui sont soumises. Ceci signifie que le Conseil d’Etat va apprécier si les questions soumises à la juridiction pour laquelle se pose un problème de qualification sont plutôt des questions de droit public ou bien des questions de droit privé.
Exemples :
– CE Ass. 12 juillet 1969, requête numéro 72480, L’Etang (Rec. p. 388 ; AJDA 1969, p. 558, chron. Dewost et Denoix de Saint-Marc ; RDP 1970, p. 387, note Waline) : le Conseil supérieur de la magistrature statue sur les litiges qui « intéressent l’organisation du service public de la justice ». Il s’agit là de questions de droit public. Le Conseil supérieur de la magistrature est donc une juridiction administrative lorsqu’il statue comme conseil de discipline des magistrats du siège. Il faut toutefois noter que le Conseil supérieur de la magistrature, comme les ordres professionnels, ne rend pas que des jugements : il adopte également des décisions administratives (CE, 17 avril 1953, requête numéro 24044, Falco et Vidaillac : Rec., p. 175).
– CE Sect., 17 janvier 1949, requête numéro 81207, Adam (Rec., p. 7 ; D. 1950, p. 5, note J.G) : la commission de remembrement urbain tranche des litiges « concernant les questions de propriété immobilière », questions relevant par nature des juridictions judiciaires. Il s’agit donc d’une juridiction judiciaire.
Parfois, la solution n’est pas aussi tranchée. Ainsi, dans l’affaire d’Aillières se posait la question du statut des jurys d’honneur. Ces organes avaient été institués pour statuer sur les demandes de personnes déchues de leurs droits civiques après la libération. Dans ses conclusions, le commissaire du gouvernement Odent estimait que les jurys d’honneur, qui avaient le pouvoir de mettre fin à des inéligibilités prononcées pour des motifs politiques étaient des juridictions politiques, de la même façon que la Haute Cour de justice (Constitution, art. 67) ou la Cour de justice de la République (Constitution, art. 68-1 et 68-2) sont des juridictions politiques sous la Cinquième République. Comme on l’a vu, le Conseil d’Etat en a pourtant décidé autrement et a estimé qu’il s’agissait de juridictions administratives.
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