Section III – Légalité des mesures de police administrative
1382.- Soumission au principe de légalité.- Comme tous les actes administratifs, les mesures de police sont soumises au principe de légalité, qu’il s’agisse de légalité externe ou de légalité interne.
Exemples :
– CE Sect., avis, 22 novembre 2000, requête numéro 223645, Société L§P Publicité SARL (JO, 19 décembre 2000 ; AJDA 2001, p. 198, note Rouault ; Dalloz-affaires 2001, n°26, p. 2110, note Albert ; RDP 2001, p. 393, obs. Guettier ; RGCT 2000, p. 551, note Bonfils) : dès lors que l’exercice de pouvoirs de police administrative est susceptible d’affecter des activités de production, de distribution ou de services, la circonstance que les mesures de police ont pour objectif la protection de l’ordre public ou, dans certains cas, la sauvegarde des intérêts spécifiques que l’administration a pour mission de protéger ou de garantir n’exonère pas l’autorité investie de ces pouvoirs de police de l’obligation de prendre en compte également la liberté du commerce et de l’industrie et les règles de concurrence.
– CE, 5 mars 2008, requête numéro 288540, Bermond (AJDA 2008, p. 1334, note Deliancourt) : un maire ne peut décider de rouvrir à la circulation publique une voie privée qui avait, pour des raisons de sécurité, été interdite à la circulation, si les propriétaires, ou même une partie d’entre eux, s’y opposent.
Le juge contrôle que l’acte contesté émane bien de l’autorité compétente, et que les règles de forme et de procédure ont été respectées. S’il s’agit d’une mesure prise dans le cadre de la police administrative générale, il vérifie qu’elle a bien pour objet la protection de l’ordre public, à défaut de quoi elle sera annulée pour détournement de pouvoir (V. par exemple CE, 23 avril 1997, requête numéro 115523, Commune des Gets : Rec., p. 662). De même, lorsque la mesure de police intervient dans un domaine où une loi a déjà été adoptée, les juges vérifient que cette mesure n’a pas pour effet ni de « méconnaître la loi ni (d’en) altérer la portée » (CE Sect., 22 décembre 1978, requête numéro 04605, Union des chambres syndicales d’affichage : Rec., p. 530.- CE, 5 juillet 2013, requête numéro 361441, Œuvre d’assistance aux bêtes d’abattoirs, préc.).
1383.- Particularités.- Mais surtout, ce qui est plus original, le juge vérifie que la mesure contestée est bien de celles que l’autorité de police est habilitée à édicter et qu’elle est nécessaire à la réalisation de son objet.
§I – Mesures prohibées
1384.- Régimes de déclaration et d’autorisation préalable.- Si l’autorité de police a le pouvoir d’édicter des interdictions, elle n’est pas compétente, sauf si cela est expressément prévu par la loi (V. par exemple pour l’activité des casinos, Code de sécurité intérieure, art. L. 321-1 et L. 321-2.- pour l’exercice d’activités privées de sécurité, Code de sécurité intérieure, art. L. 612-6), pour prendre des règlementations subordonnant l’exercice d’une activité à une déclaration ou à une autorisation préalable.
Exemples :
– CE Ass., 22 juin 1951, requête numéro 00590, requête numéro 02551, Daudignac (Rec., p.362 ; D. 1951, p. 589, concl. Gazier, note J.C.) : est illégale une décision subordonnant à autorisation l’activité de photographes-filmeurs.
– CE, 8 décembre 1999, requête numéro 154395, Commune de Pont-à-Mousson (JCP 2000, comm. 10331, note Strebler) : si la loi n°79-1150 du 29 décembre 1979 donne compétence au maire pour délimiter des zones de publicité autorisée, restreinte ou élargie, et pour fixer les prescriptions qui s’y appliquent, aucune disposition de cette loi n’habilite le maire, sauf cas particuliers régis par les articles 8 et 42-II de la loi, à instituer des règles de procédure à caractère contraignant, telles qu’une obligation de déclaration préalable ou un régime d’autorisation.
Ce principe se justifie par la protection de « la liberté de l’industrie et du commerce garantie par la loi ». Il en résulte que si une activité ne trouble pas l’ordre public, il n’y a aucune raison que l’administration, de son propre chef, décide de restreindre cette liberté par la mise en place de régimes de déclaration ou d’autorisation préalables.
Il ne connaît qu’une exception, en dehors des textes, qui concerne les hypothèses où l’exercice de l’activité en cause suppose une occupation privative du domaine public.
Exemple :
– CE, 22 juin 1983, requête numéro 38274, Ville de Lyon (Rec., p. 269 ; Droit adm. 1983, comm. 338) : en subordonnant l’occupation d’un emplacement dans le marché aux timbres à une autorisation municipale, soit provisoire, soit permanente qu’il lui appartient, le cas échéant, et sous le contrôle du juge, de retirer pour un motif tiré de l’intérêt général, le maire de la commune a pris une mesure de police qui ne porte pas, par elle-même, une atteinte illégale au principe de la liberté du commerce.
1385.- Gratuité et interdiction de principe de délégation des activités de police.- En outre, les pouvoirs de police doivent nécessairement être exercés à titre gratuit et se manifester par l’édiction d’actes unilatéraux, ce qui interdit de déléguer ces activités en absence d’habilitation législative. Ce principe a été reconnu par le Conseil d’Etat à l’occasion de l’arrêt d’Assemblée Commune de Castelnaudary du 17 juin 1932 (requête numéro 12045 : Rec., p. 595 ; D. 1932, p. 26, note Josse.- V. également CE, 8 mars 1985, requête numéro 24557, Association Les amis de la Terre : Rec., p. 73 ; AJDA 1985, p. 382, obs. Moreau RFDA 1985, p. 363, concl. Jeanneney).
Il peut être regardé comme une conséquence de l’article 12 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 dont il résulte que « la garantie des droits de l’homme et du citoyen nécessite une force publique : cette force est donc instituée pour l’avantage de tous, et non pour l’utilité particulière de ceux auxquels elle est confiée ».
1386.- Association de plus en plus fréquente de personnes privées à des activités de police.- Le Conseil d’Etat a toutefois jugé que cette prohibition n’avait pas de valeur constitutionnelle (CE, 4 avril 2012, requête numéro 350952, SNIASS). Plus précisément, l’article 12 de la Déclaration de 1789, pas plus qu’aucun principe de valeur constitutionnelle « n’exige (…) que les missions de police administrative comportant l’exercice de prérogatives de puissance publique ne soient confiées par des personnes publiques qu’à des fonctionnaires ou à des agents liés à elles par des contrats de droit public ».
Il semble aujourd’hui qu’une distinction puisse être établie entre les activités normatives de police, qui ne sauraient être déléguées, parce qu’elles sont directement liées à l’exercice de prérogatives de puissance publique, et les activités matérielles qui peuvent dans certains cas être déléguées.
Exemples :
– CE, 8 juillet 2019, requête numéro 419367, Association 40 millions d’automobilistes : les décisions réglementaires litigieuses ne permettent de déléguer à des personnes privées que la seule tâche matérielle de conduite de véhicules équipés de radars, accessoire aux missions de police qui restent dévolues aux forces de l’ordre. Il ressort en outre des pièces du dossier que l’administration a prévu que les trajets effectués par les véhicules des prestataires seraient déterminés sous l’étroit contrôle des services de l’Etat et que les conducteurs n’auraient accès ni aux matériels de contrôle, ni aux données relatives à la constatation des infractions. Par suite, la requérante n’est pas fondée à soutenir que les décisions attaquées méconnaîtraient l’interdiction de déléguer une mission de police à une personne privée.
– CC, 31 mars 2023, décision numéro 2023-1042 QPC (JCP A 2023, comm. 2163, note Pauliat) : sont conformes à la Constitution des dispositions réglementaires permettant à des agents de droit privé de l’Office national des forêts de constater et non de rechercher des infractions forestières et environnementales, alors même que, pour certaines, le contrevenant peut être retenu le temps de certaines vérifications.
Il est ainsi interdit d’investir unilatéralement une personne privée de pouvoirs de police « au lieu et place de la puissance publique » (CC, 25 février 1992, décision numéro 92-307 DC). A l’occasion de sa décision « LOPPSI 2 » du 10 mars 2011 (décision numéro 2011-625 DC, préc.), le Conseil constitutionnel a pu considérer qu’une loi ne saurait habiliter des personnes privées à contrôler, dans le cadre d’opérations de vidéosurveillance, les abords de « lieux susceptibles d’être exposés à des actes de terrorisme ou particulièrement exposés à des risques d’agression ou de vol » ni déléguer l’exploitation et le visionnage des images. De telles dispositions sont inconstitutionnelles puisque les prérogatives qu’elles confient à des personnes privées sont assimilables à une délégation de « compétences de police administrative générale inhérentes à l’exercice » de la force publique.
A l’opposé, les hypothèses où des personnes privées sont associées à des activités matérielles de police, pour des tâches techniques sont nombreuses.
Exemples :
– L’article L. 332-1 du Code du sport précise que les organisateurs de manifestations sportives à but lucratif peuvent être tenus d’y assurer un service d’ordre dans les conditions prévues à l’article L. 211-11 du Code de la sécurité intérieure. Ils peuvent même, en application de l’article L. 613-3 de ce code procéder, sous le contrôle d’un officier de police judiciaire et avec le consentement exprès des personnes, à des palpations de sécurité. Ils peuvent enfin procéder à l’inspection visuelle des bagages et, avec le consentement de leur propriétaire, à leur fouille (sur la conformité de ces dispositions à la Constitution V. CC, 16 juin 2017, n°2017-637 QPC).
– CE, 10 octobre 2011, requête numéro 337062, Ministre de l’Alimentation, de l’Agriculture et de la Pêche (Rec., p. 556 ; BJCP 2012, p. 51, concl. Liéber ; RFDA 2012, p. 481, note Delaunay ; RJEP 2012, 8, note Bon) : est en cause un contrat administratif passé entre l’Etat et une société à qui a été confiée l’exécution de tâches matérielles se rapportant à des mesures de police sanitaire prescrites dans le cadre de sa mission de lutte contre les épizooties. Ce contrat qui associe une personne privée à la mise en œuvre d’une opération décidée dans le cadre de pouvoirs de police, devait être exécuté sous le contrôle et la responsabilité de l’administration.
Le Conseil constitutionnel a eu l’occasion de préciser sa jurisprudence à l’occasion de sa décision du 29 mars 2018 rendue à propos de la loi n°2017-1510 30 octobre 2017 renforçant la sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme (CC, 29 mars 2018, numéro 2017-695 QPC, préc.). Cette décision confirme que ce qui est illégal c’est l’absence de subordination directe de la personne privée à l’autorité publique. Le Conseil constitutionnel valide ainsi les dispositions de la loi permettant « d’associer des personnes privées à l’exercice de missions de surveillance générale de la voie publique » justement parce qu’elle précise que « lorsqu’est institué un périmètre de protection en application de cette loi les agents de sécurité privée agissent sous l’autorité d’un officier de police judiciaire ». Le Conseil constitutionnel formule ici une réserve d’interprétation en vertu de laquelle « il appartient aux autorités publiques de prendre les dispositions afin de s’assurer que soit continûment garantie l’effectivité du contrôle exercé sur ces personnes par les officiers de police judiciaire ».
Dans une décision Loi pour une sécurité globale préservant les libertés du 20 mai 2021 (n°2021-817 DC), le Conseil constitutionnel a été encore plus précis en énonçant que l’article 12 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 a pour effet d’interdire « de déléguer à des personnes privées des compétences de police administrative générale inhérentes à l’exercice de la « force publique » nécessaire à la garantie des droits ». Ce principe n’est pas méconnu par différentes dispositions de la loi autorisant des agents de sécurité privée à participer à certaines missions liées aux activités de police, notamment celles qui permettent de les autoriser à exercer sur la voie publique des missions, même itinérantes, de surveillance pour prévenir les vols, dégradations et effractions visant les biens dont ils ont la garde ou pour prévenir les actes de terrorisme visant ces mêmes biens. En effet, cette autorisation ne peut leur être accordée que « à titre exceptionnel » par l’autorité compétente, ces agents ne disposant pas ailleurs ni de pouvoirs de fouille ni de celui de pratiquer des palpations de sécurité. En outre, le Conseil constitutionnel a formulé une réserve d’interprétation, cette mission de surveillance itinérante ne saurait, sans méconnaître les exigences de l’article 12 de la Déclaration de 1789 « s’exercer au-delà des abords immédiats des biens dont les agents privés de sécurité ont la garde ».
Cette jurisprudence n’a pas été remise en cause par la décision du Conseil constitutionnel du 15 octobre 2021 jugeant que le principe inscrit à l’article 12 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, qui implique l’interdiction de déléguer des activités de police à une personne privée, est un principe inhérent à l’identité constitutionnelle de la France (n°2021-940 QPC, préc.). Etaient en cause les dispositions de la loi déférée mettant à la charge des transporteurs aériens une obligation de réacheminement des personnes étrangères auxquelles l’accès au territoire national a été refusé. Ces dispositions n’ont pas été jugées contraires à la Constitution, dès lors que la décision de réacheminent appartient non pas à ces transporteurs mais aux seules autorités chargées du contrôle des personnes à la frontière. De même, les contraintes qui peuvent être exercées sur ces personnes ainsi que leur surveillance ne relèvent que des seules compétences des autorités de police.
1387.- Le cas du stationnement payant des véhicules sur voirie.- On notera enfin qu’il existe une problématique spécifique concernant la question du stationnement payant des véhicules sur voirie. Le juge administratif considérait, à l’origine, que cette activité relevait du pouvoir de police administrative spéciale du maire et que l’absence ou l’insuffisance de règlement des droits de stationnement constituait une infraction qui pouvait être sanctionnée. En conséquence, les délégations contractuelles à une personne privée du contrôle du stationnement étaient considérées comme illégales, car portant sur des pouvoirs de police.
Exemple :
– CE, 1er avril 1994, requête numéro 144152, requête numéro 144241, Commune de Menton et a. (Rec., p. 175 ; D. 1994, inf. rap. p. 138 ; Dr. adm. 1994, 10, concl. Lasvignes; Quot. jur. 18 oct. 1994, p. 2 ; RDP 1994, p. 1825, note Auby. – V. aussi CAA Lyon, 7 mai 2003, requête numéro 0162009, Communauté de communes de Vallons du Lyonnais c. préfet du Rhône) : une convention de délégation de service public ne peut confier au délégataire, en plus des missions de surveillance des accès et des vestiaires d’un centre nautique, celle d’intervenir en cas de nécessité sur les bassins et les pelouses en vue d’empêcher des incidents provoqués par certains usagers, cette mission relevant de l’exercice de pouvoirs de police. Le service de la police du stationnement, par sa nature, ne saurait être confié qu’à des agents placés sous l’autorité directe du maire. Sont illégales des conventions prévoyant que les agents municipaux chargés de la constatation des infractions au stationnement payant sur la voie publique seront mis à la disposition d’une société chargée par ces mêmes conventions de la gestion du stationnement payant sur voirie de la commune qui assurera l’encadrement et l’organisation de leur travail.
La loi « MAPTAM » n° 2014-58 du 27 janvier 2014 a voulu dépénaliser le stationnement payant sur voirie qui se retrouve dès lors totalement déconnecté du pouvoir de police en matière de circulation et de stationnement. En conséquence, une personne privée peut désormais être chargée par contrat de la mission de service public du stationnement payant sur voirie. Plus précisément, l’article L. 2333-87 du Code général des collectivités territoriales précise que le stationnement payant donne désormais lieu à la perception d’une redevance de stationnement par l’autorité gestionnaire du domaine public routier. En cas d’absence de paiement ou de paiement insuffisant, un forfait de « post-stationnement » est émis par l’autorité administrative, qui a pour effet d’autoriser l’occupant à stationner sur l’emplacement pour un temps forfaitairement déterminé.
§II – Nécessité des mesures de police
1388.- Conciliation entre protection de l’ordre public et le respect des libertés publiques.- Les mesures de police portent généralement atteinte aux libertés publiques, ce qui justifie certaines restrictions. Il s’agit, plus précisément, de concilier protection de l’ordre public et respect des libertés publiques dans la mesure où, comme l’a écrit le commissaire du gouvernement Corneille dans ses conclusions sur l’arrêt Baldy du 10 août 1917 « la liberté est la règle et la restriction de police l’exception » (requête numéro 59855 : Rec. p.638).
1389.- Contrôle de proportionnalité.- Par conséquent, le juge peut être amené à contrôler que les mesures de police qui ont pour effet de restreindre une liberté publique, sont bien nécessaires en vue d’assurer la préservation de l’ordre public. Il annule la mesure contestée s’il apparaît que l’ordre public n’était pas menacé et également lorsqu’une mesure moins attentatoire aux libertés publiques aurait pu être prise pour assurer sa préservation.
Cette solution a été consacrée par le Conseil d’Etat dans son arrêt de Section du 15 décembre 1933, Benjamin (requête numéro 17413, requête numéro 17520 : Rec., p. 541 ; S. 1934, I, concl. Michel, note Mestre ; D. 1933, III, p. 354, concl. Michel).
Dans cette dernière affaire, M. Benjamin voulait organiser à Nevers une conférence publique intitulée « deux auteurs comiques : Courteline et Sacha Guitry ». Le maire, saisi par des syndicats d’instituteurs qui avaient annoncé qu’ils s’opposeraient par tous les moyens à un homme « qui avait sali dans ses écrits le personnel de l’enseignement laïc » décide alors d’interdire la manifestation. Suite à ce premier arrêté d’interdiction, M. Benjamin décide d’organiser une conférence privée qui est également interdite par le maire. Le Conseil d’Etat décide que « s’il incombe au maire de prendre les mesures qu’exige le maintien de l’ordre public, il doit concilier l’exercice de ses pouvoirs avec le respect de la liberté de réunion ». Par conséquent, les arrêtés attaqués sont annulés. L’idée, c’est que la menace à l’ordre public représentée par l’organisation des conférences n’était pas telle qu’elle justifiait une mesure d’interdiction. En l’espèce, un simple déploiement des forces de l’ordre aurait certainement suffi à assurer la préservation de l’ordre public.
1390.- Triple test de proportionnalité.- Le contrôle des mesures de police administrative s’est ensuite perfectionné dans le sillage de la décision du Conseil constitutionnel du 21 février 2008 qui inaugure en droit français la méthode dite du « triple test de proportionnalité » (CC numéro 2008-562 DC : AJDA 2008, p. 714, note Jan ; D. 2008, p. 1359, note Mayaud). Cette méthode – sous-jacente jusqu’alors – a été appliquée de façon explicite par le juge administratif à partir de l’arrêt d’Assemblée du 26 octobre 2011, Association pour la promotion de l’image (requête numéro 317827 : Rec., p. 505, concl. Boucher ; AJDA 2012, p. 35, chron. Guyomar et Domino ; Dr. adm. 2012, comm. 1, note Tchen.- V. également CE Ass., 21 décembre 2012, requête numéro 353856, Groupe Canal Plus, Vivendi Universal : Rec., p. 446 ; AJDA 2013, chron. Domino et Bretonneau ; RFDA 2013, p. 55, concl. Daumas). Elle implique de contrôler qu’une mesure de police administrative soit « adaptée », c’est-à-dire qu’elle est de nature à répondre au trouble à l’ordre public, « nécessaire », en d’autres termes qu’une mesure moins rigoureuse pour les libertés fondamentales aurait pu être prise, et « proportionnée », ce qui veut dire qu’il existe une juste proportion entre l’importance de l’atteinte aux libertés et la gravité du trouve à l’ordre public. Ces questions sont résolues successivement et non de façon concomitante : le caractère nécessaire de la mesure n’est contrôlé qu’à condition que le juge ait au préalable considéré qu’elle était adaptée, le contrôle de la proportionnalité n’étant effectué que si la mesure est jugée adaptée.
On retrouve notamment ce raisonnement dans l’arrêt du Conseil d’Etat Commune de Cournon d’Auvergne du 6 février 2015, concernant l’interdiction d’un spectacle de Dieudonné (requête numéro 387726, préc.). Se plaçant uniquement sur le terrain de l’ordre public matériel et extérieur, le Conseil d’Etat relève notamment que le spectacle incriminé avait déjà été joué de nombreuses fois sans heurts (ce qui n’était pas le cas pour les spectacles interdits en janvier 2014). De même, les juges relèvent qu’il n’avait pas encore été démontré, notamment dans le cadre d’actions en justice qu’il comprenait notamment les propos antisémites prêtés à Dieudonné. Enfin, les contextes généraux (suite aux actes terroristes de janvier 2015) et locaux n’étaient pas assez caractérisés pour fonder un arrêté d’interdiction.
Le même type de raisonnement se retrouve dans l’arrêt rendu par le Conseil d’Etat jugeant illégal un arrêté d’un conseil municipal interdisant le port du burkini sur une plage (CE ord. réf., 26 août 2016, requête numéro 402742, requête numéro 402777, Ligue des droits de l’homme et a. et Association de défense des droits de l’homme – Collectif contre l’islamophobie, préc.). Les juges estiment en effet que « les mesures de police que le maire d’une commune du littoral édicte en vue de réglementer l’accès à la plage et la pratique de la baignade doivent être adaptées, nécessaires et proportionnées au regard des seules nécessités de l’ordre public, telles qu’elles découlent des circonstances de temps et de lieu, et compte tenu des exigences qu’impliquent le bon accès au rivage, la sécurité de la baignade ainsi que l’hygiène et la décence sur la plage » (V. également sur les modalités particulières de contrôle des mesures de police lorsqu’elles sont susceptibles de présenter un caractère discriminatoire CE, 15 novembre 2017, requête numéro 403275, Ligue des droits de l’homme : Dr. adm. 2018, comm. 15, note Eveillard).
Le juge du référé liberté du Conseil d’Etat a pu considérer que dans le contexte de la pandémie de covid-19 « une obligation de porter le masque à l’extérieur, lorsque la situation épidémiologique localement constatée le justifie, en cas de regroupement ou dans les lieux et aux heures de forte circulation de population ne permettant pas le respect de la distanciation physique, n’apparaît pas, à la date de la présente ordonnance, manifestement dénuée de nécessité. En revanche, de telles mesures « ne peuvent être proportionnées que si elles sont limitées aux lieux et aux heures de forte circulation de population ne permettant pas d’assurer la distanciation physique et aux lieux où les personnes peuvent se regrouper, tels que les marchés, les rassemblements sur la voie publique ou les centres-villes commerçants, les périodes horaires devant être appropriées aux risques identifiés » (requête numéro 460002 : JCP G 2022, act. 367, obs. Blaquière).
La jurisprudence Benjamin implique également, en principe, la prohibition des interdictions présentant un caractère général et absolu.
Exemples :
– CE, 5 février 1960, requête numéro 42735, Commune de Mougins (Rec., p. 83.- V. dans le même sens TA Lille, 26 juin 2002, requête numéro 002270, Sculba : Rec. tables, p. 831) : le Conseil d’Etat annule un arrêté municipal précisant que « seraient réprimés les aboiements et les hurlements des chiens ».
– CE, 12 novembre 1997, requête numéro 169295, Association Communauté tibétaine en France (préc.) : le Conseil d’Etat annule une mesure d’interdiction générale des manifestations prévues par cette association à l’occasion de la visite à Paris du Premier ministre chinois.
1391.- Légalité de certaines interdictions.- Ceci étant, la jurisprudence est plus nuancée qu’il n’y paraît et cela pour trois raisons.
Tout d’abord, dans certains cas, l’interdiction est la seule mesure que peut prendre l’autorité de police pour faire cesser un trouble à l’ordre public. Une telle mesure sera alors légale.
Exemples :
– CE Ass., 23 décembre 1936, requête numéro 51755, Bucard (Rec., p. 1151) : cet arrêt s’inscrit en contrepoint de la jurisprudence Benjamin. Le Conseil d’Etat confirme ici un arrêté d’interdiction de plusieurs réunions publiques et privées, disséminées en plusieurs points d’un département, au motif que les forces de l’ordre étaient insuffisantes pour assurer la préservation de l’ordre public.
– CE Ass., 27 octobre 1995, requête numéro 136727, requête numéro 143578, Commune de Morsang-sur-Orge et Ville d’Aix-en-Provence (préc.) : l’interdiction pure et simple de la manifestation projetée était la seule mesure que pouvait prendre le maire en vue de la préservation du respect de la dignité de la personne humaine.
– CE, ord. réf., 5 janvier 2007, requête numéro 300311, Ministre de l’Intérieur c. Association « Solidarité des Français » (préc.) : le respect de la liberté de manifestation ne fait pas obstacle à ce que l’autorité de police administrative interdise une activité si une telle mesure est seule de nature à prévenir un trouble à l’ordre public.
Dans d’autres cas, il est difficile d’apprécier si une mesure d’interdiction présente ou non un caractère général et absolu. Comme l’écrit R. Chapus, ce que censure le juge, ce sont en fait ce qu’il va considérer comme des interdictions « trop générales et trop absolues », c’est-à-dire des interdictions qu’il n’estime pas nécessaires en vue de la protection de l’ordre public (Droit administratif général, Montchrestien, t .1, ouv. précité, p. 730). Or, une telle appréciation portée par le juge sera fréquemment très subjective.
Exemples :
– CE, ord. réf., 18 mai 2020, requête numéro 440366, requête numéro 440410, requête numéro 440531, requête numéro 440550, requête numéro 440562, requête numéro 440563, requête numéro 440590 : le juge des référés enjoint au ministre de l’Intérieur de modifier, dans un délai de huit jours les dispositions du décret numéro 2020-548 du 11 mai 2020 interdisant les réunions dans les lieux de culte en prenant les mesures strictement proportionnées aux circonstances de temps et de lieu dans une période de début de « déconfinement » dans le contexte de l’épidémie de covid-19, pour encadrer les rassemblements dans ces établissements.
– TA Bastia, ord. réf., 6 septembre 2016, requête numéro 1600975, Association Ligue des droits de l’homme : contrairement à ce qui avait été jugé dans une autre affaire (CE, ord., 26 août 2016, requête numéro 402742, requête numéro 402777, Ligue des droits de l’Homme et a., préc.) le juge des référés considère que compte tenu d’évènement violents récents survenus sur la plage de la commune de Sisco, de leur retentissement et du fait que l’émotion n’est pas retombée, que la présence sur cette plage d’une femme portant un burkini serait dans les circonstances particulières de l’espèce de nature à générer des risques avérés d’atteinte à l’ordre public qu’il appartient au maire de prévenir. Le tribunal considère que le maire de Sisco n’a donc pas pris une mesure qui ne serait pas adaptée, nécessaire et proportionnée au regard des nécessités de l’ordre public.
– CE, 13 mars 1968, Epoux Leroy (Rec., p. 178 ; AJDA 1968, p. 221, chron. Massot et Dewost) : le Conseil d’Etat est saisi d’un recours dirigé contre un arrêté du préfet de la Manche interdisant l’activité des photographes filmeurs pendant la saison touristique sur la route conduisant au Mont-Saint-Michel. Pour le Conseil d’Etat, l’affluence exceptionnelle des touristes pendant l’été, l’encombrement de la voie concernée, justifient l’interdiction, ce qui n’était pas si évident.
– CAA Bordeaux, 3 juin 2008, requête numéro 06BX01912, Société Dolphin jet school (AJDA 2008, p. 1725, concl. Viard) : en désignant un point unique de mise à l’eau autorisé pour les scooters de mer, le maire n’a pas porté une atteinte excessive à la liberté du commerce et de l’industrie. En effet, l’interdiction de procéder à la mise à l’eau en d’autres lieux que celui autorisé est motivée par la nécessité de règlementer en période estivale cette mise à l’eau qui, s’effectuant en tout point d’une presqu’île et à toute heure, se traduit par des nuisances sonores importantes portant atteinte à la tranquillité des riverains ainsi que par des troubles à la circulation liés à un stationnement désordonné des remorques des jets skis dans les ruelles durant les sorties en mer.
1392.- Contestation de mesures de police considérées comme trop laxistes.- Dans certains cas, enfin, il sera reproché à la mesure de police, non pas son caractère trop rigoureux, mais au contraire son caractère trop laxiste. Les juges vont également vérifier, dans cette hypothèse, que la mesure prise est bien proportionnée à la menace à l’ordre public qu’elle est censée prévenir.
Exemples :
– CE, 5 juillet 2013, requête numéro 361441, Œuvre d’assistance aux bêtes d’abattoirs, (préc.) : le Conseil d’Etat juge que sont légales les dispositions de l’article R. 214-70 du Code rural et de la pêche maritime, concernant l’abattage rituel, et la dérogation qu’elles consentent à l’obligation d’étourdissement préalable des animaux dans un souci de « concilier les objectifs de police sanitaire et l’égal respect des croyances et traditions religieuses ».
– CE ord. réf., 22 mars 2020, requête numéro 439674, Syndicat des jeunes médecins (préc.) : dans le cadre de la lutte contre l’épidémie de covid-19, l’économie générale des différents arrêtés par lesquels le ministre de la santé a interdit les rassemblements de plus de cent personnes, décidé la fermeture, sauf exceptions, des établissements recevant du public ainsi que des établissements d’accueil des enfants et des établissements d’enseignement scolaire et supérieur, et du décret n°2020-260 du 16 mars 2020 par lequel le Premier ministre a interdit jusqu’au 31 mars 2020 le déplacement de toute personne hors de son domicile, sous réserve d’exceptions limitatives, tenant à diverses nécessités, ainsi que tout regroupement avec la possibilité, pour le représentant de l’Etat dans le département d’adopter des mesures plus strictes si des circonstances locales l’exigent, ne révèle pas une carence des autorités de police. Toutefois, celle-ci est susceptible d’être caractérisée si ces dispositions sont inexactement interprétées et leur non-respect inégalement ou insuffisamment sanctionné, ce qui amène le juge du référé liberté à enjoindre au Premier ministre de préciser la portée des mesures déjà prises en application du décret n°2020-260 du 16 mars 2020. Suite à cette ordonnance, le décret n°2020-293 du 23 mars 2020 a redéfini les différentes dérogations à l’obligation de confinement dans le sens plus restrictif prescrit par le juge des référés du Conseil d’Etat.
Dans le même ordre d’idées, un maire commet une illégalité s’il s’abstient de prendre des mesures en cas de menace pour l’ordre public. Dans cette hypothèse, la démonstration d’une faute simple suffit à engager la responsabilité de la commune (CE, 28 novembre 2003, requête numéro 238349, Commune de Moissy-Cramayel : AJDA 2004, p. 989, note Deffigier ; BJCL 2004, p. 60, concl. le Chatelier, obs. Bonichot ; Dr. adm. 2004, comm. 36 ; RFDA 2004, p. 205 ; JCP A 2004, comm. 1053, note Moreau).
Pour aller plus loin :
– Ach (N.), Tifine (P.), La police du cinéma et la liberté artistique (à propos du décret n°2001-618 du 12 juillet 2001) : LPA 18 décembre 2001, p. 14.
-Delvolvé (P.), L’ordre public immatériel : RFDA 2016, p. 890.
– Deliancour (S.), Concours de polices : l’identification des compétences et moyens des autorités locales : JCP A, 2114.
– Dreifuss (M.), L’articulation entre les pouvoirs de police générale et de police spéciale en matière de risques industriels : D. 2000, chron. p. 642.
– Fardet (C.), L’acte de police : acte pénalement sanctionnable : AJDA 2019, p. 1625.
-Frydman (P.), Le juge administratif et la police : anniversaire de trois grands arrêts : Couitéas, Benjamin et Maspero : RFDA 2013, p. 1001.
– Lebreton (G.), Le juge administratif face à l’ordre moral : Mélanges Peiser, P.U. Grenoble, 1995, p. 363.
– Lavaine (M.), Contrat et police : la facturation des activités des forces de l’ordre à des personnes privées : AJDA 2018, p. 2226.
– Ligneau (P.), Le procédé de déclaration préalable : RDP 1976, p.679.
– Moreau (J.), De l’interdiction faite à l’autorité de police d’utiliser une technique d’ordre contractuel : AJDA 1965, p.3.
– Moreau (J.), police administrative et police judiciaire, Recherche d’un critère de distinction : AJDA 1963, p.68.
– Péchillon (E.), Protection de la jeunesse et contrôle des publications. Les limites d’un pouvoir de police spéciale : Rev. Jur. Centre-Ouest 1998, p. 467.
– Petit (J.), Nouvelles d’une antinomie. Contrat et police : Mélanges Moreau, Economica 2003, p. 345.
– Pontier (J.-M.), La multiplication des polices spéciales : pourquoi ?, JCP G 2012, 2113.
– Prétot (X.), Le pouvoir de police ne se concède pas : un principe inhérent à l’identité constitutionnelle de la France à la portée toute relative… : JCP A 2021, comm. 2373.
– Roulhac (C.), La mutation du contrôle des mesures de police administrative – retour sur l’appropriation du « triple test de proportionnalité » par le juge administratif : RFDA 2018, p. 343.
– Saint-James (V.), Réflexions sur la dignité de l’être humain en tant que concept juridique du droit français : D. 1997, chron. p. 61.
– Thérond (J.-P), Dignité et libertés. Propos sur une jurisprudence contestable : Mélanges Mourgeon, Bruylant 1998, p.295.
– Vandermeeren (R.), Police administrative et service public : AJDA 2004, p. 1916.
– Videlin (J.-C), Le régime juridique des rave parties : AJDA 2004, p. 1070.
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