L’analyse de la doctrine et des solutions jurisprudentielles allemandes relatives au principe de la séparation des pouvoirs démontre sa véritable qualité fonctionnelle. Il n’est pas un dogme que l’on se contente de répéter ou utiliser de manière générale et indéterminée afin de justifier un raisonnement détaché de toute réalité constitutionnelle. En Allemagne, le principe est n’est pas identifié avec une prétendue règle valable de manière générale et absolue qui coordonnerait de manière identique les régimes constitutionnels qui la mettant en œuvre. Malgré les incohérences parfois présentes dans l’analyse doctrinale et jurisprudentielle, la volonté d’un traitement scientifique du principe ne fait pas de doute.
La définition générale donnée par le juge constitutionnel suivant laquelle le principe de la séparation des pouvoirs est un système de freins et de contrepoids permettant la modération de la puissance de l’État et, par là, garantit la protection de la liberté de l’individu n’est que le début d’une tentative de systématiser le principe normatif déduit de l’article 20, alinéa 2 LF. Au lieu de s’arrêter à la formule générale, la Cour constitutionnelle fédérale déploie un arsenal théorique important qui sert la résolution des cas concrets. Ainsi, le principe de justice fonctionnelle, qui complète le texte de la Loi fondamentale, montre la volonté de ne pas se cantonner à une signification générale et trop abstraite, mais de procéder à un examen approfondi afin de constater, dans une situation précise, quel est l’organe le mieux adapté à la prise d’une décision publique. Ici, la méthode banale qui a habituellement cours et selon laquelle il faudrait qu’à chaque organe corresponde une fonction, n’est pas applicable. Il n’est pas interdit qu’un organe investi du pouvoir législatif participe ou concourt au processus décisionnel maîtrisé par l’exécutif, tout comme il n’y a pas d’atteinte au principe de la séparation des pouvoirs lorsque les organes exécutifs participent à l’élaboration de la loi. Mais il est une limite qu’il ne faut pas dépasser : si un organe tend à usurper complètement les compétences d’un autre organe, alors, la violation du principe doit être constatée. La théorie du noyau de compétences exclusif élaborée par la Cour afin de protéger, dans chaque pouvoir, une sphère qui doit rester intacte et inaccessble aux autres pouvoirs permet la sanction de la violation du principe. Cette méthode peut se révéler problématique, car il n’existe pas de définition complète et satisfaisante des « noyaux exclusifs » des pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire. L’incapacité de donner un contenu précis à la sphère de compétences exclusive trahit l’impossibilité d’arrêter, une fois pour toutes, le contenu du principe. Il doit par conséquent être entendu comme principe fonctionnel et non pas substantiel. Sa concrétisation permet d’optimiser les conditions d’exercice du pouvoir d’État. S’il y existe des lignes directrices, les solutions du juge ne sont pas uniformes. Elles ne peuvent pas l’être, car le mouvement de concrétisation de la norme contenue par l’article 20, alinéa 2 LF, n’obéit pas à un esprit d’exécution machinale. Il s’agit, au contraire, de prendre en compte tous les éléments de l’espèce afin de les confronter aux solutions générales dégagées au fil de la jurisprudence. La nécessaire adaptation ainsi que l’ajustement des règles générales au cas particulier donnent l’impression d’une incohérence présente dans l’analyse du juge.
Certes, les décisions de la Cour constitutionnelle, ayant directement ou indirectement pour objet le principe de la séparation des pouvoirs, ne sont pas sans faille. Mais, au moins, l’effort de systématisation et de justification plus ou moins approfondie méritent l’attention du juriste français. Les solutions allemandes ne sont pas la panacée des maladies françaises. Elles ne peuvent pas être simplement reprises par la doctrine ou transposées sans davantage de réflexion par le juge. Car derrière les théories doctrinales et jurisprudentielles sur le principe de la séparation des pouvoirs, tissées par les Allemands, se cache une culture juridique qui présente des différences profondes avec la nôtre. Toutefois, certains éléments du principe allemand peuvent être repris sans grande difficulté. La théorie de la décision substantielle selon laquelle le législateur doit prendre les décisions qualifiées de substantielles sans laisser une marge de manœuvre disproportionnée au pouvoir réglementaire trouve un écho dans la jurisprudence du Conseil constitutionnel relative au domaine réservé au législateur. Le Conseil sanctionne l’ « incompétence négative du législateur » en l’obligeant à exercer pleinement ses compétences et prendre les décisions dans des matières fondamentales comme « celle des droits et libertés des citoyens »1.
Le litige interorganique, qui permet de saisir la Cour afin que celle-ci interprète « l’étendue des droits et obligations d’un organe fédéral suprême ou d’autres parties investies de droits propres », offre la possibilité aux organes et parties mentionnés de constater une violation du principe de la séparation des pouvoirs par l’action ou l’omission d’agir d’un autre organe ou partie. Une telle procédure n’existe pas en France. Le cas des ordonnances de 1986 que le président de l’époque, François Mitterrand, refusa de signer2, peut revenir à l’ordre du jour constitutionnel. Actuellement, le droit français n’offre pas de solution concrète au problème de l’éventuelle interprétation incosntitutionnelle de celui qui est censé, en vertu de l’article 5 C, veiller « au respect de la Constitution ». Car le problème des ordonnances touche à la répartition-même des compétences entre le président de la République d’une part, et celles du gouvernement et du Parlement d’autre part. En l’état actuel des choses, il est donc possible qu’un chef de l’État décide, sans justification solide, de s’opposer à une loi d’habilitation législative adoptée conformément à l’article 38 C permettant au gouvernement de légiférer par ordonnance dans le domaine de l’article 34 C3. En l’absence d’une procédure équivalente à l’ « Organstreitverfahren », il ne reste plus qu’à savourer la myriade de commentaires auxquels la doctrine française se consacre corps et âme.
Il existe bien des problèmes juridiques concrets auxquels le principe de la séparation des pouvoirs peut apporter une solution. Mais si le juriste français restait convaincu que le principe n’est rien d’autre qu’un « sanctuaire vide », une vieille incantation héritée des essais politiques des siècles passées, alors il continuerait de se maintenir dans un état d’anesthésie générale qui ne lui permet pas d’accéder à la signification de ce principe organisationnel et fonctionnel. Car la norme constitutionnelle portant l’idée de la séparation des pouvoirs n’est rien d’autre qu’un système complexe de freins et de contrepoids, de balance entre les pouvoirs qui permet de mieux diviser le travail des organes et améliorer le fonctionnement de l’appareil étatique. Si la séparation des pouvoirs ne réussit pas à passer du dogme au niveau d’un principe constitutionnel concret, elle sera condamnée à errer dans le champ doctrinal français où elle sera la cible des approximations théoriques et des analyses trop rapides.
- CC, n°75-56 DC, Juge unique du 23 juillet 1975, considérant n°6. [↩]
- Article 13, alinéa 1er C dispose : « Le président de la République signe les ordonnances (…) délibéré[e]s en Conseil des ministres (…) ». Mitterrand interpréta la forme indicative du verbe signer comme l’existence d’un choix : le président « signe », mais il peut également ne pas le faire. Cet argument fut appuyé par d’autres justifications que la doctrine a reprses. Sur le problème des ordonnances : Michel Troper, « La signature des ordonnances. Fonctions d’une controverse », Pouvoirs, 1987, n°41, p.75-91. [↩]
- Qui comporte une longue liste des matières dans lesquelles la loi doit intervenir (la « loi fixe les règles consernant […]). [↩]