L’année 1849 représente la césure dans l’histoire constitutionnelle allemande du XIXe siècle. 1849 est aussi le moment où les juristes publicistes commencent à perdre leur intérêt relatif du principe de séparation des pouvoirs. Le principe, souvent associé à celui de la souveraineté populaire, considéré comme dangereux par la majorité de la doctrine du Vormärz, est le synonyme de la dislocation de l’État, d’un état chaotique dans lequel sombre l’appareil gouvernemental après l’introduction de ce principe incompris. La séparation ou division des pouvoirs fut donc l’objet d’un rejet frénétique dans la littérature conservatrice de tendance monarchiste. Le rejet fut moins catégorique, mais tout aussi présent, à l’exception notable de Carl von Rotteck, qui manifesta une position favorable, dans la doctrine publiciste libérale. Les auteurs d’obédience libérale défendèrent une modération du pouvoir monarchique par le biais des mécanismes constitutionnels permettant la participation des assemblées d’états à l’exercice du pouvoir en vue de garantir les droits et libertés des citoyens. Si, dans les années précédant le traumatisme de l’échec de des idées de l’idéalisme politique, la séparation ou la division des pouvoirs constituait un point polémique dans les discours des conservateurs et libéraux, dans la seconde moitié du siècle, elle est rapidement évacuée des réflexions des « nouveaux » juristes de droit public.
L’échec de 1849 a des conséquences tant sur le plan politique que sur l’état mental de l’intelligentsia allemande. Le mouvement libéral idéaliste subit le traumatisme de la faillite révolutionnaire. L’unité nationale et le régime politique partiellement démocratisé semblent s’éloigner et céder leur place au renouveau de la monarchie sur laquelle souffle le vent réactionnaire de la « Realpolitik », l’opposé même des idées libérales et idéalistes des « démagogues » du Vormärz1. La « Realpolitik » « ne plane pas dans un avenir nébuleux, mais agit au moment présent, sa mission n’est pas de réaliser des idéaux, mais d’œuvrer pour la réalisation des objectifs concrets »2. Il n’est plus question d’un État de droit garantissant la protection des droits et libertés de ces citoyens. Ce contenu libéral idéaliste disparaît au profit d’une conception formelle, celle d’un État autoritaire dont « le centre vital » est la « puissance »3. La doctrine post-révolutionnaire est celle « du droit objectif du monarque qui précède les droits subjectifs ». Il n’y a plus de droits fondamentaux que le particulier peut opposer à la puissance publique. Les droits du peuple allemand redeviennent « des droits concédés », une promesse faite par le monarque qui n’existe que grâce à sa bonne volonté.
Il n’est plus question d’établir un ordre politique libéral et démocratisé. Il s’agit surtout de revenir à la garantie du principe monarchique, même si le prix à payer est celui de l’abandon des engagements révolutionnaires. La figure du « professeur politique » de tendance libérale, principal moteur du Vormärz, est progressivement remplacée par celle du professeur participant de manière active à la vie politique, mais qui ne manifeste aucune aspiration révolutionnaire car conciliant avec l’ordre établi. Il faut désormais penser le retour à la monarchie allemande limitée dans sa « version » conservatrice, celle qui chérit son monarque plus que les assemblées représentatives.
L’échec du courant constitutionnel libéral n’est pas total. La monarchie dualiste, qui conditionne les rapports antagoniques entre le gouvernement monarchique et la société civile, dont la place est en dehors et face à l’État, se transforme progressivement en une véritable monarchie limitée de type allemand. Deux moments constituants sont particulièrement importants pour cet ancrage du modèle de la monarchie limitée dans le paysage politique allemand : la Constitution prussienne du 31 janvier 1851, qui n’est que la révision (Reviedierung) de la Constitution octroyée du 5 décembre 1848, et la Constitution de la Confédération de l’Allemagne du Nord du 16 avril 1867, qui préfigurent la Constitution impériale du 16 avril 1871, celle de l’État allemand enfin unifié.
- On doit l’expression à August Ludwig von Rochau, Grundzüge der Realpolitik, 1e partie, Stuttgart, 1853. La première partie de l’ouvrage paraît de manière anonyme. La deuxième partie, portant le nom de l’auteur, est publié en 1869. Sur Rochau, qui fut lui-même un de ces « démagogues », « idéalistes » et « rêveurs », et sa conception désenchatée de la politique après le traumatisme de 1849, voir Michael Stolleis, Histoire du droit public en Allemagne (1800-1914), op. cit., p. 365 et suiv. [↩]
- August Ludwig von Rochau, Grundzüge der Realpolitik, 2e partie, Heidelberg, 1869, p. VI : « Die Realpolitik bewegt sich nicht in einer nebelhaften Zukunft, sondern in dem Geschichtskreise der Gegenwart, sie findet ihre Aufgabe nicht in der Verwirklichung von Idealen, sondern in der Erreichung konkreter Zwecke, und sie weiß sich, unter allem Vorbehalt, mit halben Resultaten, zu begnügen, wenn die ganzen nun einmal bis auf Weiteres nicht zu haben sind ». [↩]
- Michael Stolleis, Histoire du droit public en Allemagne (1800-1914), op. cit., p. 365 : « En tant qu’“État de droit”, il fallait certes lui donner une certaine forme compatible avec les droits du citoyen, mais son centre vital n’était ni la volonté politique unifiée des citoyens, ni l’ordre juridique, mais la puissance ». [↩]