Le principe de séparation des pouvoirs est évidemment un principe fondamental du constitutionalisme moderne qui a trouvé sa première expression juridique à l’article 16 de la Déclaration de 1789 comme chacun sait. La tradition le rapporte aux développements du chapitre 6 du livre XI de l’Esprit des lois. Dans un article célèbre paru aux Mélanges Carré de Malberg en 1933, Charles Eisenmann avait montré que, dans l’Esprit des lois, la séparation des pouvoirs ne s’y trouvait pas, si du moins cette séparation des pouvoirs devait signifier « confier les trois fonctions de l’État à des autorités ou groupes d’autorités absolument distinctes et indépendantes », comme si ces autorités ou groupes d’autorités exerceraient « d’une façon à la fois intégrale et exclusive » l’une des fonctions étatiques1. Louis Althusser reconnaît sa dette envers Eisenmann au chapitre qu’il consacre au « mythe de la séparation des pouvoirs » dans son petit livre consacré à Montesquieu2. De même la thèse de Michel Troper trouve ses prémisses dans l’analyse d’Eisenmann3. Puisqu’une telle séparation « intégrale et exclusive » des pouvoirs entendus comme fonctions attribuées à des organes indépendants est introuvable, Michel Troper rappelle que, dans une sorte de geste de sauvegarde de la théorie, on inventa la distinction entre séparation « rigide » et « souple » des pouvoirs4, notamment sous la plume de l’auteur primé au concours ouvert pour 1878 par l’Académie des sciences morales et politiques sur le sujet5. Cette distinction devint la vulgate de la doctrine constitutionnelle française : nous avons tous appris la distinction entre une séparation « rigide » propre au régime dit « présidentiel » et la séparation « souple », typique du régime di « parlementaire ». Pourtant, nous avons en même temps appris que la séparation soi-disant « rigide » procédait par « freins et contrepoids », checks and balances, comme si ces freins et contrepoids ne venaient nullement contredire le principe d’une séparation « rigide » des pouvoirs ! Et l’on nous expliquait que cette séparation rigide s’exprimait par un simple « contrôle sur les actes », sans possibilité pour le pouvoir exécutif de dissoudre le pouvoir législatif, le Congrès, ni pour le Congrès de renverser l’exécutif, même si la procédure d’impeachment… On se souvient aussi que, étudiant, on comprenait mal pourquoi, selon ces doctrines si bien établies – en France du moins –, le Sénat américain exerçait un droit de contrôle sur les nominations à certains postes exécutifs et judiciaires, nominations proposées par l’exécutif, ce qui, d’après les maîtres français, devait se distinguer du contrôle parlementaire « sur les personnes »… Et on ne comprenait pas davantage pourquoi et comment, si le régime parlementaire se caractérisait par un contrôle sur les personnes, la fonction normative pouvait être séparée entre le « législatif » et l’« exécutif », celui-ci disposant d’un pouvoir réglementaire, de faire donc lui aussi des « lois matérielles », pourquoi l’exécutif pouvait intervenir dans la procédure législative, et moins encore pourquoi les organes juridictionnels pouvaient annuler des actes exécutifs ou les laisser inappliqués, et même – mais à l’époque cela avait encore l’air d’être une incroyable nouveauté en France, alors que c’était déjà monnaie courante dans d’autres régimes parlementaires européens – censurer des lois. La séparation des pouvoirs devenait non pas seulement un principe introuvable, mais davantage encore un principe impossible dont on pensait d’ailleurs pouvoir annoncer la fin à la veille de la Seconde guerre mondiale6.
Pourtant il est dans la jurisprudence du Conseil constitutionnel, tout d’abord sous la forme vague de la « conception française de la séparation des pouvoirs »7, puis comme « principe de la séparation des pouvoirs »8, que celui-ci soit ou non formellement rapporté à l’article 16 de la Déclaration. Toutefois, il est remarquable que ce principe – qui remplit des fonctions très diverses dans l’ordre juridique et constitutionnel français, de la distinction des fonctions juridictionnelles administratives et judiciaires à la garantie de l’autonomie financière des pouvoirs publics constitutionnels, en passant par la protection de la compétence normative de l’exécutif et de la fonction juridictionnelle à l’encontre des pouvoirs législatif et exécutif – ne trouve aucune définition générale dans les décisions du Conseil constitutionnel qui en exprimerait le plus petit dénominateur commun. On entend par là une formule qui fixerait une directive d’application du principe et contribuerait au moins relativement à la rationalisation de sa concrétisation, à la manière de ce que l’on trouve, par exemple, pour un principe pourtant tout aussi vague et indéterminé que le principe d’égalité9. Difficile ou impossible à définir, en France, le principe semble s’appliquer exclusivement à l’intuition.
En République fédérale d’Allemagne, le principe de séparation ou division des pouvoirs – le mot Gewaltentrennung(littéralement : séparation des pouvoirs) a aujourd’hui complètement laissé la place à celui de Gewaltenteilung (littéralement : division des pouvoirs) – est ancré à l’article 20 al. 2 de la Loi fondamentale, d’après lequel le peuple exerce le « pouvoir d’État » – la Staatsgewalt, qui pourrait aussi être rendu par puissance publique– au moyen d’élections et de votations et « par des organes spéciaux (besondere Organe)investis des pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire ». On remarque que cette formule ne dit pas exactement ce que la tradition française, si critiquée et à juste titre comme on l’a vu, présuppose : que le principe attribuerait à chaque organe spécial à titre exclusif l’un des trois « pouvoirs », l’une des trois fonctions. Le principe d’exclusivité ne concerne que les organes juridictionnels de la Fédération et des Länder au titre de l’article 92 : « Le pouvoir de rendre la justice est confié aux juges ; il est exercé par la Cour constitutionnelle fédérale, par les tribunaux fédéraux prévus par la présente Loi fondamentale et par les tribunaux des Länder. » Par ailleurs, ces juges sont « indépendants et ne sont soumis qu’à la loi ». Ces dispositions font aux juges une place particulière et spécifiquement protégée dans le système général de la division des pouvoirs ce qui évidemment ne peut surprendre, c’est une exigence de l’État de droit, principe dont la séparation des pouvoirs elle aussi participe. Toutefois, il serait hâtif d’en déduire que la puissance de juger échapperait purement et simplement à ce système : elle s’y trouve institutionnellement garantie de manière forte et spécifique.
La Cour constitutionnelle fédérale a donné sinon une définition du principe, du moins une explicitation destinée à en orienter la concrétisation : « La division des pouvoirs telle que normée par l’article 20 al. 2, phrase 2 de la Loi fondamentale constitue, pour la Loi fondamentale, un principe fonctionnel et organisationnel constitutif. Elle vise au contrôle mutuel des organes de l’État et, de cette manière, à la modération de la puissance de l’État. En ce sens, elle cherche également à ce que les décisions de l’État soient aussi satisfaisantes (richtig) que possible, c’est-à-dire qu’elles soient adoptées par les organes qui offrent les meilleures garanties en fonction de leur organisation, de leur composition, de leur fonction et de leur procédure10. » Dans cette même décision, la Cour ajoute que ce principe n’est « nulle part parfaitement réalisé » : « Il existe de nombreuses imbrications et balances entre les pouvoirs. La Loi fondamentale n’exige pas une absolue séparation un contrôle, un frein et une modération mutuels des pouvoirs. (…) Aucun des pouvoirs ne saurait acquérir à l’égard d’un autre pouvoir une prépondérance qui ne serait pas prévue par la Loi fondamentale. Aucun pouvoir ne peut être privé des compétences nécessaires à l’accomplissement de ses missions constitutionnelles. Le domaine essentiel de compétence (Kernbereich) des différents pouvoirs ne saurait être modifié. »
Il est clair qu’une telle formule générale ne constitue pas la définition du concept de séparation ou division des pouvoirs, si l’on attend d’une définition qu’elle fournisse la prémisse d’où il suffirait de déduire une solution. Il s’agit plutôt de fixer des points de vue topiques permettant d’orienter et, ainsi, rationaliser relativement la concrétisation d’un principe. C’est la technique habituelle de la Cour qui a fait l’objet d’une très vive critique méthodologique11. On peut à tout le moins objecter qu’il n’est pas sûr qu’une application purement intuitive de principes constitutionnels sans une optique, même un peu floue, sans une explicitation minimale du cadre et de la profondeur de champ, sans une mise au point globale de ces principes soit plus favorable à la rationalité de leur concrétisation. S’agissant en tout cas de la séparation des pouvoirs, comme l’écrivait Georg Jellinek, « aucune division ne saurait présenter le caractère d’une logique rigoureuse, parce qu’il s’agit d’embrasser la vie et non pas une matière morte »12.
L’immense mérite de la thèse de Maria Kordeva est précisément d’embrasser cette vie constitutionnelle sans projeter sur elle un arsenal doctrinal préétabli qui figerait la séparation des pouvoirs comme une nature morte. Elle travaille dans le paysage complexe, un peu broussailleux de la jurisprudence de la Cour constitutionnelle allemande. Les « faiseurs de systèmes » lui en voudront sans doute un peu, mais oublieront justement qu’il n’y a pas de système absolument rationnel de la séparation des pouvoirs. On ne peut que ramener ce principe à cette optique lâche qu’utilise la Cour constitutionnelle fédérale évoquée plus haut et qui ne forme qu’une unité très relative. Mais c’est justement tout l’intérêt que l’on prend à lire ce travail : si une théorie juridique de la séparation des pouvoirs est possible, elle ne peut être qu’une théorie faible, souple qui oriente, sans déterminer par elle-même la solution des cas concrets qui peuvent être soumis au juge constitutionnel.
L’analyse de la jurisprudence que propose Maria Kordeva est à la fois exhaustive et d’une très grande probité : elle n’en rajoute pas. Elle ne mobilise pas, comme tant de thèses le font aujourd’hui, un appareil théorique auquel il s’agirait d’adhérer a priori, sans s’apercevoir, a posteriori, que celui-ci n’est pas en mesure d’apporter un véritable éclairage sur l’objet. Elle ne frime pas, alors qu’on lit tant de thèses qui ne voient même pas le hiatus insurmontable entre leurs prétentions théoriques et la réalité de leurs démarches et de leurs résultats. Maria Kordeva entend seulement donner à voir ce qu’il en est du principe de la séparation des pouvoirs dans un ordre juridique étranger. Il faut ajouter que ses traductions de l’allemand juridique, et spécialement de la langue compliquée de la Cour constitutionnelle fédérale, sont excellentes. Ce faisant, elle devrait donner à penser aux juristes français, et peut-être aussi à la juridiction constitutionnelle française, non pas comment ils devraient comprendre et appliquer le principe, mais à tout le moins comment on pourrait réfléchir mieux à ce principe, avec ce principe.
C’est pourquoi on doit espérer que cette thèse soit lue comme elle le mérite : comme l’incitation faite à la doctrine et la jurisprudence françaises, auxquelles elle s’adresse, non pas d’adopter les principes allemands, mais de faire retour sur leurs propres présupposés afin de donner à ce principe difficile une signification véritablement juridique qui puisse lui permettre d’acquérir un peu plus de consistance pratique et, sinon rationnelle, du moins raisonnable. La difficulté, à partir de la jurisprudence allemande, Maria Kordeva a eu le courage de l’affronter. Elle mérite donc notre gratitude.
- Charles Eisenmann, « L’esprit des lois et la séparation des pouvoirs », Mélanges Carré de Malberg, 1933, rep. dans du même, Écrits de théorie du droit, de droit constitutionnel et d’idées politiques, Charles Leben (éd.), Paris, Éd. Panthéon-Assas, 2002, p. 565. [↩]
- Louis Althusser, Montesquieu. La politique et l’histoire, Paris, PUF, 1959. [↩]
- Michel Troper, La séparation des pouvoirs et l’histoire constitutionnelle française, 1973, 2e éd., Paris, LGDJ, 1980. [↩]
- Ibid., p. 12. [↩]
- Antoine de Saint-Girons, Essai sur la séparation des pouvoirs dans le droit public français, Paris, Larose, 1881. [↩]
- Marcel de la Bigne de Villeneuve, La fin de la séparation des pouvoirs : les nouvelles formules de la statologie sociale, Paris, Sirey, 1934. [↩]
- Cons. const., décision n°224 DC du 23 janvier 1987. [↩]
- Depuis : Cons. const., décision n°248 DC du 17 janvier 1989 ; décision n°258 DC du 8 juillet 1989 ; décision n°260 DC du 28 juillet 1989 ; décision n°268 DC du 29 décembre 1989. [↩]
- Malheureusement, la formule générale appliquée à l’égalité, par insuffisance de rigueur logique, n’est en aucun cas capable de rationaliser quoi que ce soit : Olivier Jouanjan, « Le Conseil constitutionnel, gardien de l’égalité ? », Jus Politicum, vol. iv, 2012, p. 157 et s. [↩]
- Arrêt du 17 juillet 1996, BVerfGE (Recueil des arrêts de la Cour), t. 95, p. 1 (p. 15), « Südumfahrung Stendal ». [↩]
- Oliver Lepsius, « Die maßstabsetzende Gewalt », Jestaedt/Lepsius/Möllers/Schönberger, Das entgrenzte Gericht, Francfort/Main, Suhrkamp, 2011, p. 161 et s. [↩]
- Georg Jellinek, L’État moderne est son droit, t. 2, Paris, rééd. Panthéon-Assas, 2005, p. 313. [↩]