Les mouvements révolutionnaires états-unien et français constituent le point de départ du principe constitutionnel de la séparation des pouvoirs. La Constitution fédérale de 17871, puis l’œuvre de la Constituante2, consacrent la séparation des pouvoirs, tandis qu’en Allemagne, quelques années plus tard, on affirmera solennellement le principe monarchique3. La séparation des pouvoirs, assimilée aux conséquences néfastes de la Révolution française, devient l’objet de toutes les craintes et tous les fantasmes. Le mouvement révolutionnaire, qui a cours aux États-Unis après la proclamation de l’indépendance des treize colonies britanniques, a un infime écho dans la société allemande : « c’était beaucoup plus que l’obscurité, c’était l’ignorance à peu près complète qui entourait le constitutionnalisme américain en Allemagne dans les années ‘80 »4. L’Allemagne, malgré le vent libéral, qui souffle sur une grande partie des territoires monarchiques, n’éprouve pas le sentiment révolutionnaire avec la même intensité5.
Il convient d’explorer les raisons de l’échec doctrinal du principe dans le cadre de la monarchie limitée allemande (chapitre 1), puis son retour dans les doctrines publicistes au début du XXe siècle et examiner les causes de sa « mort » à la fin de la République de Weimar (chapitre 2).
- Le système constitutionnel américain dessiné dans le Fédéraliste est un système de freins et de contrepoids savamment équilibré : « (…) il est évident que chaque département doit avoir une volonté qui lui soit propre, et, en conséquence, qu’il soit constitué de façon à ce que les membres de chacun aient le moins de part possible dans la nomination des membres des autres » (James Madison, lettre n°51, in Alexander Hamilton/John Jay/James Madison, Le Fédéraliste, tr. fr. Anne Amiel, Classiques Garnier, 2012, p.403). Plus tard, dans la jurisprudence de la Cour suprême, on lit qu’il ne semble pas « nécessaire d’argumenter afin de démontrer que quelques soient les mots que nous choisissons, nous n’appliquons pas et ne pouvons pas appliquer la distinction entre l’action législative et l’action exécutive avec une précision mathématique et diviser les branches du gouvernement dans des compartiments étanches, même si cela était souhaitable, ce que la Constitution n’exige pas » (Springer vs. Philippines Islands, 277 U.S. 189, 211 [14 mai 1928]). [↩]
- Article 16 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789 : « Toute Société dans laquelle la garantie des Droits n’est pas assurée, ni la séparation des Pouvoirs déterminée, n’a point de Constitution ». Le principe annoncé est « purement négatif, qui interdit seulement de confier tous les pouvoirs à une même autorité, mais qui ne prescrit pas un mode de répartition ou un autre » (Michel Troper, La théorie du droit, PUF, coll. Léviathan, 2001, p. 102). La configuration constitutionnelle du 3 septembre 1791, qui transforme le pouvoir exécutif en autorité complètement soumise au pouvoir législatif, et la séparation des pouvoirs en une « théorie rigide, inflexible » n’est pas « celle de Montesquieu mais (…) de ses interprétateurs trop zélés, des doctrinaires rigoureux de la Constitution, selon Boris Mirkine-Guetzévitch, « De la séparation des pouvoirs », in La pensée politique et constitutionnelle de Montesquieu. Bicententaire de l’Esprit des lois (1748-1948), Recueil Sirey, 1952, p. 161-162. Le pouvoir exécutif est presque expulsé des débats parlementaires. Ramené à l’action machinale d’exécution de la loi, il n’intéresse guère les parlementaires de la Constituante. Sur ce point : Michel Verpeaux, La naissance du pouvoir réglementaire 1789-1799, PUF, coll. Les grandes thèses du droit français, 1991, p. 25 : « La brièveté des débats, si elle constitue un signe, atteste l’absence d’un véritable intérêt : l’exécution des lois n’est pas le problème majeur des révolutionnaires de 1789. Pour des raisons à la fois philosophiques et politiques, tenant à une conception absolutiste de la loi et à la volonté de diminuer le pouvoir royal, ils ont sacralisé la loi et ont considéré que la question de son exécution ne se posait pas ». [↩]
- Sur la construction constitutionnelle américaine, on se reportera de manière générale à la trilogie de Bruce Ackerman : We the People, vol 1 (Foundations) (tr.fr. : Au nom du peuple : les fondements de la démocratie américaine, Calmann-Lévy, 1998), 1993, vol. 2 (Transformations), 2000, vol. 3 (The Civil Rights Revolution), 2014, Belknap Press, et à l’ouvrage d’Élisabeth Zoller, Histoire du gouvernement présidentiel aux Étatas-Unis, Dalloz, 2011. [↩]
- Horst Dippel, « Les idées constitutionnelles américaines et françaises en Allemagne à la fin du XVIIIe siècle », in Roberto Martucci (dir.), Constitution et révolution, aux Etats-Unis et en Europe (1776/1815), Macerata, 1995, p. 561. [↩]
- « Dans le domaine de la politique, les Allemands ont pensé ce que les autres peuples ont accompli », constate Marx en 1843/44 (cité par Horst Dippel, Deutschland und die amerikanische Revolution. Sozialgeschichtliche Unterscheidung zum politschen Bewutsein im ausgehenden 18. Jahrhundert, Dissert., Köln, 1970). [↩]