((La phrase est de Dieter Wilke, « Die rechtsprechende Gewalt », in Josef Isensee/Paul Kirchhof, Handbuch des Staatsrechts der Bundesrepublik Deutschland, vol. 5, 3e édition, C.F. Müller, Heidelberg, p. 635.))
Dans l’État moderne, la figure du juge est devenue centrale. Le « troisième pouvoir », dont la fonction, plus « ancienne que la moderne séparation des pouvoirs »1, est loin d’être uniquement « la bouche de la loi » « a pris le pas sur les deux autres »2 en s’insérant dans le schéma de la séparation des pouvoirs en tant qu’entité séparée des organes investis des pouvoirs législatif et exécutif.
Le pouvoir de rendre la justice « est caractérisé par la faculté de rendre d’une manière indépendante des décisions d’autorité, qui lient les pouvoirs publics et les particuliers, suivant une procédure spéciale dans les cas de violation ou de contestation d’un droit ; il sert exclusivement la sauvegarde et ainsi la concrétisation et le développement du droit »3. La concrétisation du droit, la résolution de différends4, la fonction de protection de l’individu contre les actes de la puissance publique, la garantie des droits et libertés fondamentaux sont des missions qui incombent au pouvoir judiciaire5. Il existe des points communs avec le pouvoir législatif ou le pouvoir exécutif. Le pouvoir de rendre la justice, tout comme le pouvoir législatif, a une fonction « stabilisatrice », « rationnelle », il a pour effet de « rétablir l’ordre » (ordnende)6. Mais il manque au pouvoir judiciaire l’élément politique qui détermine l’action du pouvoir législatif et du pouvoir exécutif7. Une décision de justice ne devrait pas être une décision politique, elle devrait se tenir aux règles de droit applicables et les concrétiser afin de résoudre un conflit. Naturellement, il est illusoire de croire que l’activité du « troisième pouvoir » est exempte de toute coloration politique : il suffit de regarder les décisions du juge constitutionnel et l’impact politique que celles-ci sont susceptibles de produire. Mais le politique ne peut être la justification d’une décision de justice, contrairement aux décisions prises par les deux autres pouvoirs. Le droit jurisprudentiel (Richterrecht) n’est pas le résultat d’un processus de formation de la volonté politique, « il n’a pas vocation à remplacer le droit produit par le législateur dans le cadre de la procédure législative, et ne bénéficie pas du même degré de légitimité démocratique qui caractérise les lois adoptées par le Parlement »8. L’acitivité du juge est marquée par l’indépendance, par la spécificité de la procédure, par l’autorité des décisions (autoritativ). Les actes des deux autres pouvoirs sont soumis, sauf exception, au contrôle juridictionnel (unter dem Vorbehalt des Richterspruchs stehen)9.
Le pouvoir de rendre la justice se déploie au sein de l’État suivant deux axes : celui qui vise à la protection de l’individu par le biais d’un recours bien-fondé, même s’il est destiné à contester une décision issue des instances publiques démocratiques et celui qui tend à garantir le principe démocratique par l’obligation du juge de suivre la loi, car dans la « loi s’articule la volonté du peuple »10. Le « troisième pouvoir » qui constitue le domaine réservé des juges accomplit une mission de contrôle des mesures prises par la puissance publique à l’épreuve du droit en vigueur. Tandis que, en ce qui concerne les pouvoirs législatif et exécutif, la Loi fondamentale prévoit de multiples mécanismes de collaboration et d’interpénétration, s’agissant du pouvoir de rendre la justice, il est surtout question de réduire maximalement l’influence constitutionnelle des pouvoirs dits politiques. La Loi fondamentale renforce par conséquent la « distinction », la spécialisation (Sonderung) du pouvoir de rendre la justice11.
Le juge bénéficie de la même légitimité démocratique que les organes investis des deux autres pouvoirs grâce à « chaîne de légitimation » ininterrompue. La fonction juridictionnelle doit être comprise d’un point de vue matériel et non pas formel (Section 1). La Cour constitutionnelle, elle, occupe une place particulière, en livrant son interprétation de la Loi fondamentale et en s’érigeant elle-même au rang de « gardien de la Constitution », en donnant à cette dernière une signification qui lie les autres autorités publiques (Section 2).
- Christoph Schönberger, « Höchstrichterliche Rechtsfindung und Auslegung gerichtlicher Entscheidungen », in VVDStRL, De Gruyter, Berlin/Boston, 2012, p. 298 : « Das Amt des Richters ist älter als die moderne Gewaltenteilung ». [↩]
- Jacques Krynen, L’emprise contemporaine des juges, Gallimard, 2012, p. 9. [↩]
- Ulrich Scheuner, « Der Bereich der Regierung », in Joseph Listl/Wolfgang Rüfner (éd.), Ulrich Scheuner, Staatstheorie und Staatsrecht. Gesammelte Schriften, Duncker & Humblot, Berlin, 1978, p. 478: « Sie trifft im Einzelfall in besonderem Verfahren die autoritative Feststellung bestrittenen oder verletzten Rechtes. Ihr Wesen wird durch den verbindlichen Rechtspruch über konkrete Frage bestimmt, der verselbständigt in besonderer Form ergeht ». Dans le même sens, Konrad Hesse, Grundzüge des Verfassungsrechts der Bundesrepublik Deutschland, op.cit., p. 235 : « Rechtsprechung ist vielmehr in ihrer Grundtypik charakterisiert durch die Aufgabe autoritativer und damit verbindlicher, verselbständiger Entscheidung in Fällen bestrittenen oder verletzten Rechts in einem besonderen Verfahren ; sie dient auschließlich der Wahrung und mit dieser der Konkretisierung und Fortbildung des Rechts ». [↩]
- La définition du pouvoir de rendre la justice en tant que moyen de résolution des différends entre les parties ne convient pas à la notion de justice pénale. Il n’y pas véritablement de conflit qui doit être résolu dans un procès pénal, à moins que l’on entend le terme de “conflit” au sens très large. L’accusé et le ministère public ne sont pas des parties à un conflit, car la mission du ministère public est celle de défendre l’intérêt général, l’intérêt de la société à ce que l’ordre soit rétabli, un préjudice réparé etc. De ce point de vue, on peut admettre qu’il s’agit d’un conflit opposant une personne physique ou morale à la société qui est « résolu » par le juge pénal. La justice administrative ne répond pas non plus à cette définition qui veut que le juge soit l’organe de résolution de différends. Voir, sur ce point, Konrad Hesse, Grundzüge des Verfassungsrechts der Bundesrepublik Deutschland, op.cit., p.235, et Werner Heun, Die Verfassungsordnung der Bundesrepublik Deutschland, Mohr Siebeck, 2012, p. 185. [↩]
- Peter Badura, Staatsrecht : Systematische Erläuterung des Grundgesetzes für die Bundesrepublik Deutschland, op.cit., 2e édition, 1996, p. 570 : « Das Grundgesetz hat der richterlichen Gewalt, der die Wahrung des Rechts, die Entscheidung von Streitfällen und der Schutz der Rechte und Freiheiten obliegt, ein ungewöhnliches Gewicht gegeben ». [↩]
- Konrad Hesse, Grundzüge des Verfassungsrechts der Bundesrepublik Deutschland, op.cit., p. 235 : « In der Efüllung dieser Aufgabe entfaltet Rechtsprechung ordnende, rationalisierende und stabilisierende Wirkungen. Sie hat daher vieles mit der Gesetzgebung gemein. Indessen fehlt ihr das politische Element der Gesetzgebung. (…) ». [↩]
- Ulrich Scheuner, « Der Bereich der Regierung », in Joseph Listl/Wolfgang Rüfner (éd.), Ulrich Scheuner, Staatstheorie und Staatsrecht. Gesammelte Schriften, Duncker & Humblot, Berlin, 1978, p. 478 qui explique que « la justice se trouve séprée du politique pour être au service du droit » (« Die Rechtsprechung steht vom Bereich des Politischen abgesondert im Dienste des Rechts »). [↩]
- Konrad Hesse, Grundzüge des Verfassungsrechts der Bundesrepublik Deutschland, op.cit., p. 235 : « Richterrecht entsteht nicht im politischen Willensbildungsprozeß ; es vermag daher nicht das im demokratischen Gesetzgebungsverfahren entstandene Recht zu ersetzen, und es ist nicht im gleichen Maße demokratisch legitimiert wie das vom Parlament beschlossene Recht ». [↩]
- Konrad Hesse, Grundzüge des Verfassungsrechts der Bundesrepublik Deutschland, op.cit., p. 236 : « Aber ihre Entscheidungen sind in aller Regel nicht verselbständigt ; sie ergehen regelmäßig nicht in einem besonderen Verfahren und sind nicht “autoritativ”, weil sie unter dem Vorbehalt des Richterspruchs stehen ». [↩]
- Udo Di Fabio, « Gewaltenteilung », in Josef Isensee/Paul Kirchhof (dir.), Handbuch des Staatsrechts der Bundesrepublik Deutschland, vol. 2 (Verfassungsstaat), 3e édition, C.F. Müller, Heidelberg, 2004, p. 635 : « wahrt (…) das demokratische Prinzip der Volkssouveränität durch ihr Insistieren auf Gesetzesbindung, denn im Gesetz artikuliert sich der Wille des Volkes ». [↩]
- Udo Di Fabio, « Gewaltenteilung », in Josef Isensee/Paul Kirchhof (dir.), Handbuch des Staatsrechts der Bundesrepublik Deutschland, vol. 2 (Verfassungsstaat), 3e édition, C.F. Müller, Heidelberg, 2004, p. 635 : « Die dritte, dem Richtern (…) vorbehaltene rechtsprechende Gewalt kontrolliert die staatlichen Gewalten am Maßstab des Rechts (…) ». [↩]