Article 13, alinéa 2 du Traité sur l’Union européenne1, signé le 13 décembre 2007, dispose que « [c]haque institution agit dans les limites des attributions qui lui sont conférées dans les traités, conformément aux procédures, conditions et fin prévues par ceux-ci » et ajoute que « [l]es institutions pratiquent entre elles une coopéeration loyale ». À la lecture de ce texte, qui ouvre le titre relatif aux institutitions de l’Union européenne, il est possible de se tromper et de croire que, à l’instar de l’ordre constitutionnel interne, dont la base organisationnelle est le principe de séparation des pouvoirs, l’Union fonctionne sur le modèle « traditionnel » du principe. La structure institutionnelle hétérogène de l’Union présente davantage de complexité que celle de l’ordre constitutionnel d’un État, car elle doit prendre en compte les spécificités de ce nouveau Léviathan qui dépasse largement le cadre national (§1). Le fonctionnement de l’Union obéit à une autre logique qui est celle de l’efficacité de l’action institutionnelle. La fonction exécutive qui n’est pas exclusivement attribuée à un seul organe constitue le moteur de la machine d’intégration européenne (§2).
§1. Le principe d’équilibre institutionnel.
S’il existe à l’échelon européen un système d’équilibre entre les différentes institutions déduit par la Cour de justice de l’Union (avant l’entrée en vigueur du Traité de Lisbonne : Cour de justice des Communautés européennes) des dispositions des traités fondateurs (B), il est certain qu’aucune transposition immédiate du principe de la séparation des pouvoirs n’est possible au niveau de l’Union (A).
A. La « traditionnelle » séparation des pouvoirs appliquée à l’Union européenne ?
Le schéma institutionnel de l’Union ne repose guère sur un socle de légitimité uniforme. Le Parlement européen, la Commission, le Conseil ou encore la Cour de Justice de l’Union ne représentent pas des institutions fondées, comme le pouvoir d’État de l’article 20, alinéa 2 LF, sur le principe démocratique. La Commission, le Parlement et le Conseil de l’Union ne représentent pas une seule entité politique, mais forment un jeu complexe où sont liés les intérêts de l’Union, ceux des citoyens des États membres, enfin les intérêts des États eux-mêmes. La chaîne de légitimation démocratique de ces organes n’est aucunement linéaire et ininterrompue. Les trois organes portant les différents intérêts au niveau de l’Union doivent être placés dans un rapport de contrôle réciproque qui garantit un équilibre des intérêts représentés. Si l’objectif de la séparation constitutionnelle des pouvoirs est l’organisation la plus efficace du travail afin que les organes accomplissent leurs missions dans les meilleures conditions possibles, la finalité du principe de l’équilibre institutionnel est de procéder à la balance des différents éléments organique de la mosaïque représentative de l’Union. Par suite, il ne s’agit pas de s’assurer qu’un des « pouvoirs» n’usurpe pas les compétences attribuées à un autre « pouvoir ». La théorie du noyau de compétences exclusif tissée par juge constitutionnel allemand, qui constitue la pièce maîtresse de la séparation fondamentale conçue par la Loi fondamentale, n’est pas applicable à l’organisation institutionnelle de l’Union. L’ordre juridique européen opère une distinction entre les trois fonctions législative, exécutive et judiciaire. Mais ici s’arrête le parallèle avec le principe constitutionnel d’organisation et de distribution du pouvoir, tel qu’il est interprété par la Cour de Karlsruhe. La fonction législative, ainsi que la fonction budgétaire, ne connaissent pas d’assise parlementaire exclusive : en vertu de l’article 15 TUE, leur exercice se trouve partagé entre le Parlement, réunissant les représentants des citoyens des États, et le Conseil, l’organe exécutif où siègent les ministres des États. Le Conseil européen, institutionnalisé par le Traité de Lisbonne, est l’émanation des exécutifs des États-membres, car composé des chefs d’État ou de gouvernement. Il « donne à l’Union les impulsions nécessaires à son développement et en définit les orientations et les priorités politiques générales ». Toujours en vertu de l’article 15 TUE, le Conseil « n’exerce pas la fonction législative ». Si l’existence d’un noyau de compétences exclsuif ne peut être déduit, la formulation du Traité, contenue dans l’article 15, démontre la volonté de suffisamment distinguer non pas des organes institutionnels possédant une sphère d’action qui leur est propre, mais de constater formellement de manière négative que le Conseil européen n’exerce pas la fonction législative. Pas de distinction prononcée entre les fonctions législative et exécutive, mais une séparation du Parlement et du Conseil de l’Union, d’une part, et du Conseil européen, d’autre part. La finalité première de cette distinction est l’équilibre institutionnel interprété très tôt par la Cour de justice comme un principe non-écrit déduit des Traités.
B. L’équilibre institutionnel et fonctionnel selon l’interprétation de la Cour de justice de l’Union européenne.
La division des pouvoirs n’est pas expréssement mentionné dans les premiers Traités. Mais la Cour de Justice réussit, en interprétant les textes conventionnels, à établir un principe général d’équilibre institutionnel. La garantie de l’équilibre des pouvoirs, agissant au sein de la Communauté, devient alors un moyen opérant permettant de sanctionner le non-respect de la distribution des compétences résultant des traités2. Dès 1958, dans le cadre du Traité de Paris, instituant la Communauté européenne de charbon et d’acier du 18 avril 1951, la Cour déduit de la base textuelle de l’article 3 « le principe de l’équilibre des pouvoirs, caractéristique de la structure institutionnelle de la Communauté »3. Ce principe représente « une garantie fondamentale » qui, en l’espèce, interdit toute délégation d’un pouvoir discrétionnaire à une autorité sans qu’elle y soit expressément autorisée4. En 1990, de « caractéristique », l’équilibre des pouvoirs passe au stade de principe « créé par les traités »5. Le principe de l’équilibre institutionnel tend à garantir une « limitation de la puissance qui vise à sauvegarder les libertés ainsi qu’une organisation optimale du pouvoir traduisant les spécificités » de l’ordre de l’Union. Cette organisation n’est pas le reflet de « la séparation des pouvoirs classique ». Il en résulte par conséquent une « division fonctionnelle du pouvoir »6. La « préservation de la capacité fonctionnelle, l’exécution efficace des missions attribuées, ainsi que l’obligation des organe de coopérer »7 représentent les différents aspects du principe de l’équilibre institutionnel.
§2. La place prédominante du pouvoir exécutif dans l’architecture institutionnelle de l’Union: « le fédéralisme exécutif ».
Le modèle organisationnel de l’Union européenne est qualifié de «fédéralisme exécutif ». Il s’agit d’une forme d’organisation verticale d’exercice du pouvoir qui ne doit pas être immédiatement assimilée à l’État fédéral, car elle ne s’épuise pas dans les systèmes juridiques nationaux, mais convient parfaitement au fonctionnement de la structure « multi-niveaux »8 de l’Union9. Du point de vue du système « multi-niveaux », l’Union représente « un ensemble composé d’institutions nationales et européennes qui sont placées dans un rapport étroit »10. Cette structure dominée par l’exécutif (A) peut avoir des effets directs sur le principe « interne » de la séparation des pouvoirs (B).
A. L’organisation verticale de l’exercice du pouvoir : le « fédéralisme exécutif ».
Le fédéralisme exécutif est identifié par trois éléments constitutifs. Il s’agit en premier d’une « structure mettant en place des compétences qui se trouvent dans un rapport vertical », ce qui signifie que la compétence normative appartient « au niveau supra-national », c’est-à-dire aux instances de l’Union, tandis que l’application des actes relève en principe, mais pas exclusivement, de la compétence des États membres. Deuxièmement, ce type d’organisation d’exercice du pouvoir implique l’existence d’un organe compétent pour « coordonner et organiser le travail commun ». Pour l’Union européenne, cet organe est le Conseil dont la composition et les fonctions sont inspirées de l’institution originale allemande qu’est le Conseil fédéral, le Bundesrat. Enfin, le modèle du fédéralisme exécutif suppose un processus décisionnel « consensuel »11 qui cherche à satisfaire les intérêts de la structure supra-nationale et ceux des membres la composant. L’organe central du fédéralisme exécutif est le Conseil réunissant en son sein des membres des gouvernements des États. En tant que représentants des exécutifs nationaux au niveau de l’Union, les membres du Conseil sont tenus par les instructions et directives données par leurs gouvernements et ne peuvent agir que conformément à l’intérêt de leur État12. Aujourd’hui, il est clair que dans le cadre de l’Union des vingt-huit, il est illusoire de croire que chacun des membres du Conseil pourrait imposer la ligne de sa politique aux autres, la règle de la décision consensuelle trouve toute sa signification pratique.
B. Les conséquences pour le principe « interne » de la séparation des pouvoirs.
Le Conseil intervient à toutes les étapes de formation de la volonté politique de l’Union et il lui appartient de prononcer le dernier mot. Cette institution originale inspirée du droit interne allemand fonctionne de manière satisfaisante à l’échelle de l’Union, mais peut avoir des effets pervers sur le principe constitutionnel de la séparation des pouvoirs. Le risque, que prennent les États, naturellement avec le consentement et la participation active de leurs propres gouvernements, est de se transformer en entités exécutives des décisions prises par les instances européennes. Décisions dont la teneur est dictée par un organe de composition « exécutive ». Le cercle est vicieux, car en garantissant les intérêts des États membres par leur représentation par le Conseil, on aboutit à un déclassement progressif des parlements nationaux qui n’ont que peu de marge de manœuvre face aux obligations de mettre en œuvre les actes édictés par l’Union.
Comme dans le cas du système fédéral allemand, le fédéralisme exécutif de l’Union accorde une place importante à la mission d’exécution des règles prises par les instances supra-nationales dont l’application est assurée par les États. Le moteur de la mise en œuvre, ce sont les organes exécutifs agissant au niveau national. Ainsi, il est permis de dire que le « droit de l’Union est appliqué par « les administrations » des États13. Par conséquent, le poids exécutif (concernant le gouvernement, mais également l’administration) peut déséquilibrer la balance institutionnelle de l’Union.
La recherche d’équilibre entre les institutions de l’Union et la volonté de préserver leurs compétences respectives est paradoxale au regard de l’impact du droit de l’Union sur le principe constitutionnel de la séparation des pouvoirs. L’équilibre institutionnel au sein de l’Union ne permet pas de maintenir le système de freins et de contrepoids de la Loi fondamentale allemande. La menace pesant sur le principe de séparation des pouvoirs augmente proportionnellement à l’avancée du processus d’intégration européenne. Ainsi, dans les récentes décisions de la Cour constitutionnelle fédérale, les solutions livrées tendent à garantir la place prééminente du Bundestag face au gouvernement fédéral qui, grâce à la structure fédérale-exécutive de l’Union, se trouve dans l’épicentre décisionnel de la politique que les États membres doivent mettre en œuvre.
La place secondaire des parlements a poussé les États à consolider les garanties déjà existantes ou à inclure dans le traité de Lisbonne de nouveaux mécanismes de contrôle permettant au parlement européen d’être le contrepoids dans le système institutionnel imprégné par la présence exécutive. Quant aux parlements nationaux, la situation se révèle problématique. La Cour constitutionnelle fédérale a certes validé les dispositions du Traité de Lisbonne. Cependant, les juges n’ont pas manqué à soulever les difficultés liées à la légitimation démocratique et au risque qu’encourt le parlement allemand face au processus d’intégration européenne ayant atteint ses limites constitutionnelles.
- Le Traité sur l’Union européenne (connu sous l’appellation populaire de Traité de Lisbonne », publié au Journal officiel de l’Union européenne du 9 mai 2008, p. 1-388, est en vigueur depuis le 1er décembre 2009. Il fut adopté suite à l’échec du Traité de Rome (ou encore Traité établissant une constitution pour l’Europe) signé le 29 octobre 2004 qui ne fut pas ratifié par les vingt-cinq États-membres. Le nombre de ratifications fut figé à 18 et le processus –arrêté. La France et les Pays-Bas ont rejeté le texte par référendum. [↩]
- Christoph Möllers, Die drei Gewalten. Legitimation der Gewaltengliederung in Verfassungsstaat, Europäischer Integration und Internationalisierung, Velbrück Wissenschaft, 2008, p. 176 : « (…) ging es darum, die verträglichen Kompetenzregelns dem Zugriff des einfachen Rechtsetzers zu entziehen ». [↩]
- CJCE, 13 juin 1958, Meroni & Co. c. Haute Autorité de la Communauté européenne du charbon et de l’acier, aff. 9/56, Rec. (édition française), p. 53 et suiv. [↩]
- CJCE, 13 juin 1958, Meroni & Co. c. Haute Autorité de la Communauté européenne du charbon et de l’acier, aff. 9/56, Rec., p. 82 : « Que la délégation d’un pouvoir discrétionnaire, en le confiant à des autorités différentes de celles qui ont été établies par le Traité pour en assurer et en contrôler l’exercice dans le cadre de leurs attributions respectives, porterait atteinte à cette garantie ». [↩]
- Dans un arrêt du 22 mai 1990, Parlement c. Conseil, aff. C-70/88, Rec., I-2072-2073, la Cour explique que le principe d’équilibre institutionnel est « créé par les Traités » qui « ont mis en place un système de répartition des compétences entre les différentes institutions de la Communauté, qui attribue à chacune sa propre mission dans la structure institutionnelle de la Communauté et dans la réalisation des tâches confiées à celle-ci ». Et le juge continue : « Le repect de l’équilibre institutionnel implique que chacune des institutions exerce ses compétences dans le respect de celles des autres. Il exige aussi que tout manquement à cette règle, s’il vient à se produire, puisse être sanctionné ». Ou encore : « La Cour, chargée, en vertu des traités, de veiller au respect du droit dans leur interprétation et dans leur application, doit ainsi pouvoir assurer le maintien de l’équilibre institutionnel et, par conséquent, le contrôle juridictionnel du respect des prérogatives du Parlement, lorsqu’elle est saisie à cette fin par ce dernier, par une voie de droit adaptée à l’objectif qu’il poursuit. (…) Il lui [à la Cour] incombe (…) d’assurer la pleine application des dispositions des traités relatives à l’équilibre institutionnel et de faire en sorte que, comme les autres institutions, le Parlement ne puisse pas être atteint dans ses prérogatives sans disposer d’un recours juridictionnel, parmi ceux prévus par les traités, qui puisse être exercé de manière certaine et efficace ». [↩]
- Eberhard Schmidt-Aßmann, Das allgemeine Verwaltungsrecht als Ordnungsidee. Grundlagen und Aufgaben der verwaltungsrechtlichen Systembildung, 2e édition, Springer, Berlin/Heidelberg, 2004, p. 396 : « (…) freiheitssichernder Machtbegrenzung und effizienzorientierter Machtzuordnung in einer gemeinschaftsspezifischen, der klassischen Gewaltenteilung aber immerhin nicht unähnlichen Weise gewährleisten soll ». [↩]
- Eberhard Schmidt-Aßmann, Das allgemeine Verwaltungsrecht als Ordnungsidee. Grundlagen und Aufgaben der verwaltungsrechtlichen Systembildung, 2e édition, Springer, Berlin/Heidelberg, 2004, p. 397 : « Die Erhaltung der Funktionsfähigkeit, das Gebot effizienter Aufgabenerfüllung und die Pflicht der Organe zur Kooperation sind (…) Bestandteile des institutionellen Gleichgewichts ». [↩]
- Sur l’origine de l’expression « système à multi-niveaux » (Mehrebenen–Systeme), voir Christoph Möllers, Gewaltengliederung : Legitimation und Dogmatik im nationalen und internationalen Rechtsvergleich, Mohr Siebeck, Tübingen, 2005, p. 210, note n°1 : « L’expression tire son origine (..) de la science politique » (« Der Ausdruck entstammt (…) der Politikwissenschaft »), et des références bibliographiques complémentaires. [↩]
- Philipp Dann, « Die politischen Institutionen », in Armin von Bogdandy/Jürgen Bast (dir.), Europäisches Verfassungsrecht. Theoretische und dogmatische Grundzüge, 2e édition, Springer, Berlin/Heidelberg, 2009, p. 343 : « (…) föderale Mehrebenenstruktur (…) » ; n°36 : « (…) der Begriff “Förderalismus” nicht mit Bundesstaatlichkeit gleichzusetzen ist. Das Prinzip des Föderalismus ist nicht auf staatliche Ordnungen beschränkt, sondern ein allgemeines Prinzip der vertikalen Strukturierung von Hoheitsordnungen (…) », avec une référenche à l’ouvrage d’Armin von Bogdandy, Supranationaler Föderalismus als Wirklichkeit und Idee einer neuen Herrschaftsform, Nomos, 1999. [↩]
- Eberhard Schmidt-Aßmann, Das allgemeine Verwaltungsrecht als Ordnungsidee. Grundlagen und Aufgaben der verwaltungsrechtlichen Systembildung, 2e édition, Springer, Berlin/Heidelberg, 2004, p. 393 : « Das analysekozept des Mehrebenensystems weist die Europäische Union als ein Gefüge aus, “das sich aus nationalstaatlichen und europäischen Institutionen zusammensetzt, die sich nur noch in Relation zueinander konstituieren” ». [↩]
- Philipp Dann, « Die politischen Institutionen », in Armin von Bogdandy/Jürgen Bast (dir.), Europäisches Verfassungsrecht. Theoretische und dogmatische Grundzüge, 2e édition, Springer, Berlin/Heidelberg, 2009, p. 344-345 : « Das zweite Merkmal ist die Existenz eines Organes, das die (…) Zusammenarbeit organisiert und koordiniert, im Falle der EU der Rat (im deutschen Exekutivföderalismus der Bundesrat) (…) impliziert die exekutiv-föderale Struktur als drittes Merkmal einen spezifischen Entscheidungsmodus : (…) die konsensuale Entscheidungsfindung (…) ». [↩]
- Armin von Bogdandy, « Information und Kommunikation in der Europäischen Union », in Wolfgang Hoffmann-Riem/Eberhard Schmidt-Aßmann (dir.), Verwaltungsrecht in der Informationsgesellschaft, Nomos, Baden-Baden, 2000, p. 167-168. [↩]
- Philipp Dann, « Die politischen Institutionen », in Armin von Bogdandy/Jürgen Bast (dir.), Europäisches Verfassungsrecht. Theoretische und dogmatische Grundzüge, 2e édition, Springer, Berlin/Heidelberg, 2009, p. 344 : « (…) die Beteiligung exekutiver Akteure, vor allem auf der Ebene der Mitgliedstaaten (…). (…) Unionsrecht von nationalen Administrationen durchgeführt wird (…) ». [↩]
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