Dans son interprétation jurisprudentielle, le principe de séparation des pouvoirs peut remplir d’autres fonctions qui s’avèrent d’une grande utilité en ce qui concerne certains cas concrets où la modération du pouvoir et la protection de la liberté de l’individu ne suffisent plus à justifier les solutions de la Cour. Il faut alors « découvrir » que le principe de séparation implique certes le contrôle et le partage des pouvoirs, mais qu’il est également entendu comme un principe rationnel, exigeant que les décisions, prises par l’État dans tous les domaines où celui-ci est amené à agir, doivent être le résultat de l’action de l’organe le mieux conditionné, le mieux « disposé », pour intervenir dans une sphère particulière (§2). La théorie du noyau exclusif de compétences, « l’enfant »1 du principe de justice fonctionnelle, est introduit par la Cour en vue de la délimitation des compétences de chacun des pouvoirs, mais les critères quant à la détermination de ce qui constitue le « cœur » de chacun des trois pouvoirs peuvent se révéler insuffisants, et peu satisfaisants (§ 1).
§ 1. La théorie du noyau essentiel de compétence (Kernbereichtheorie).
Le principe de la séparation des pouvoirs est un principe dynamique qui suppose la recherche incessante d’équilibre entre les pouvoirs. Cet équilibre se trouve corrompu dès lors qu’un pouvoir essaie d’avoir sur les autres « une prédominance » inconstitutionnelle (A). Le principe de justice fonctionnelle ne peut donner des résultats satisfaisants et suffisamment stables, s’il existe une incapacité de déterminer avec une relative précision les principales missions que doivent accomplir les trois fonctions – les missions qui constitueraient ainsi leur noyau de compétences exclusif (Kernbereich). Les critères imprécis constituent probablement la faille de cette théorie visant à empêcher que la collaboration entre les pouvoirs ne se transforme en une usurpation de compétences constitutionnelles (B).
A. L’interdiction de la prédominance inconstitutionnelle d’un pouvoir sur les deux autres.
Avant d’employer le terme de Kernbereich pour désigner le cœur des compétences de chacun des trois pouvoirs, la Cour élabore la théorie de l’équilibre des pouvoirs dont l’objectif est d’éviter la prédominance d’un de ces trois acteurs sur les autres :
La répartition des poids respectifs (Verteilung der Gewichte) de chacun des trois pouvoirs effectué par la Constitution doit être maintenu ; aucun pouvoir ne doit avoir sur les autres une prédominance (Übergewicht) qui ne serait pas prévue par la Constitution, et aucun pouvoir ne doit être privé (beraubt) des compétences nécessaires pour l’accomplissement de ses missions constitutionnelles2.
L’équilibre entre les trois pouvoirs créé par la Loi fondamentale doit être préservé et chacun doit être mis à l’abri d’une éventuelle intrusion d’un autre pouvoir– cette exigence s’inscrit de manière logique dans le raisonnement de la Cour concernant le principe de justice fonctionnelle. Le pouvoir législatif, exécutif ou judiciaire dispose d’un champ de compétences à l’intérieur duquel lui seul peut agir et ces compétences doivent être réparties conformément à la qualité des missions constitutionnelles et des organes qui en sont chargés. Le principe de la séparation des pouvoirs est marqué par sa complexité et suppose l’existence d’une adéquation organique et d’une répartition des compétences, dont les rouages ne se prêtent pas toujours à une explication limpide. Certes, l’interpénétration, le contrôle réciproque des pouvoirs constituent une pièce essentielle de l’image du principe dans son interprétation jurisprudentielle, mais ne peuvent servir de justification dès lors qu’il s’agit de constater une violation de la répartition des compétences attribuées par la Constitution. Les trois pouvoirs, malgré le degré plus ou moins élevé d’interpénétration, ne doivent aucunement disposer d’un accès intégral à leurs sphères de compétences respectives. Il est nécessaire que leur cœur, leur noyau exclusif, ce qui fait l’essence de leur fonction, soit garanti :
[L]e noyau essentiel de compétences des trois pouvoirs est inaltérable (unverändbar), ce qui exclut qu’un des pouvoirs puisse se dessaisir des missions spécifiques qui lui sont attribuées par la Constitution3.
Pour la Cour, le principe de séparation des pouvoirs signifie la présence d’une sphère de compétences propre à chacun des trois pouvoirs. À l’intérieur de cette sphère exclusive, seul le pouvoir compétent peut prendre la décision d’agir ou de s’abstenir de toute action. Le caractère exclusif reflète un certain degré de discrétionnarité dans la prise de la décision. L’organe disposant de la compétence exclusive, qui élimine la participation de tout autre organe (il n’y a pas d’exclusivité partagée), est le maître du processus décisionnel et porte la responsabilité pleine et entière de la décision prise. Le rapport très étroit entre sphère exclusive et responsabilité propre à un des pouvoirs est mis en exergue par la Cour :
La responsabilité du gouvernement devant le Parlement et le peuple (…) implique nécessairement un domaine exclusif (Kernbereich) de responsabilité exécutive propre (exekutiver Eigenverantwortung)4.
Le noyau inaltérable du pouvoir exécutif serait par conséquent étroitement lié à l’existence d’une responsabilité propre. Pourtant, cette solution ne peut être entièrement transposée dès lors qu’il s’agit d’arrêter le contenu de la sphère exclusive des pouvoirs législatif5 ou judiciaire. La « responsabilité exécutive propre » intervient dans le cadre d’un problème relatif au domaine de compétences du pouvoir exécutif : est-il concevable qu’il agisse, dans certains cas, de manière autonome, complètement libre, ou bien doit-il être soumis à une décision, ou une autorisation préalable, du législateur ? La réponse de la Cour est claire : la responsabilité du gouvernement face au parlement et au peuple exige l’existence d’un tel domaine exclusif où seul le gouvernement est maître de ses décisions.
Le principe de la séparation des pouvoirs, qui fait partie des principes organisationnels porteurs de la Loi fondamentale, et dont la signification réside dans la répartition du pouvoir politique, dans l’interpénétration des trois pouvoirs et la modération du pouvoir étatique qui en résulte (…), implique une interprétation de la Loi fondamentale qui, précisément au vu de la forte position du gouvernement, d’autant plus à cause de l’absence de possibilité d’intervention du Parlement dans le domaine de l’exécutif où celui-ci dispose d’une initiative d’action immédiate et de la compétence d’appliquer la loi (Bereich unmittelbarer Handlungsinitiative und Gesetzesanwendung), doit rendre efficace le contrôle parlementaire6.
Le domaine essentiel du pouvoir exécutif serait marqué, selon la Cour, par une responsabilité qui lui est propre et les décisions intervenant dans cette sphère limitée, sphère où le pouvoir exécutif dispose de l’initiative d’action et de la compétence d’appliquer la loi, ne sont pas toujours soumises à une intervention du législatif. L’existence d’une sphère exclusive doit, par conséquent, être contrebalancée par un droit de contrôle du parlement, ce qui ne signifie pas une immixtion de celui-ci dans le domaine dans lequel le gouvernement dispose d’une initiative d’action immédiate et de la compétence d’appliquer la loi. Dans le système de la séparation des pouvoirs, construit par la Loi fondamentale et interprété par le juge constitutionnel, le contrôle parlementaire constitue le contrepoids inhérent à la sphère d’action exclusive du pouvoir exécutif. Il convient de s’interroger sur le deuxième point : la compétence d’appliquer la loi n’est-elle pas entièrement délimitée par le pouvoir législatif7 ? Le résultat de ce raisonnement ne donne pas plus d’éléments en ce qui concerne les pouvoirs législatif et judiciaire. Pour le premier, la théorie de la réserve législative (Gesetzesvorbehalt), examinée plus loin8, permet de dévoiler la constitution du noyau de compétences du pouvoir législatif en soulevant d’importants problèmes; pour le second, les solutions jurisprudentielles ne peuvent être qualifiées de complètes9. La place du pouvoir judiciaire dans cette triade classique est particulière, car l’interprétation et la collaboration étroite, qui peuvent être observées dans le cadre des rapports entre les pouvoirs législatif et exécutif, ne sont pas présentes dès lors qu’il s’agit du juge. Le degré de séparation de ce dernier d’avec les deux autres pouvoirs est-il plus élevé, le principe de séparation des pouvoirs est-il doté de plus grande « efficacité » ? La place particulière du troisième pouvoir vient sans doute de sa fonction primordiale – la protection de l’individu face au pouvoir d’État10. Est-il dès lors acceptable d’admettre la théorie du noyau de compétences exclusif comme une opération intellectuelle fiable mettant hors d’atteinte le principe de séparation des pouvoirs ?
B. L’absence de définition de l’ « élément vital » du noyau de compétences exclusif.
La théorie du noyau de compétences exclusif est susceptible de poser plusieurs problèmes. Si une sphère des compétences exercées par un des pouvoirs devait rester inaccessible, « inaltérable », il convient de s’interroger sur les critères de sa composition. Comment savoir quelles parties de ce « domaine réservé » seraient hors la portée d’une éventuelle interpénétration des pouvoirs ? Serait-il concevable d’avoir des limites tracées une fois pour toutes qui ne devraient en aucun cas être franchies ? Dans ce dernier cas, si la réponse était affirmative, quelle serait l’utilité de cette rigidité, cette inaltérabilité du noyau exclusif de chacun des pouvoirs ? Il n’existe pas de réponse globale qui pourrait être apportée à toutes les interrogations que pose la jurisprudence de la Cour, mais il est possible de réfléchir sur les résultats de cette technique sujette à certaines critiques parfois justifiées11.
Ni le texte de la Loi fondamentale, ni la Cour n’énumèrent de manière précise et exhaustive « les missions spécifiques » des pouvoirs législatif, exécutif ou judiciaire. Or, pour que la fiabilité de cette théorie soit prouvée, il faudrait que les noyaux de compétences exclusifs soient matériellement définis. L’absence de début de définition matérielle constitue le problème majeur12. Il faut rechercher des réponses dans chacune des décisions de la Cour et tenter de construire, dans la limite du possible, une image cohérente à partir des cas concrets13.
La théorie du noyau exclusif n’est pas une technique propre au principe de la séparation des pouvoirs. Il s’agit d’un mécanisme de sauvegarde du cœur d’un droit fondamental, la matière à laquelle le législateur ordinaire n’a pas accès. La Loi fondamentale, dans son article 19, alinéa 2 fait référence à la « substance » (Wesensgehalt) des droits fondamentaux qui est constitutionnellement protégée14 – elle ne peut faire l’objet d’aucune modification, dans le cas contraire, le droit fondamental serait vidé de cette substance et ne remplirait plus sa fonction première qui est d’assurer à l’individu une garantie suffisante contre le pouvoir de l’État15. Cette limitation matérielle du législateur, qui protège la substance d’un droit fondamental, peut certes offrir des garanties plus étendues contre une éventuelle ingérence de la loi16 tendant à limiter sa portée en posant des conditions supplémentaires (et peut-être excessives ou injustifiées) quant à son exercice, mais est-il acceptable de la transposer dans la sphère des rapports entre les trois pouvoirs afin de vouloir garantir que chacun des trois possède un domaine qui lui est propre et dans lequel il doit, à tout prix, rester maître sans se voir « dérober » les compétences qui lui sont attribuées par la Constitution pour l’accomplissement de ses missions constitutionnelles?
Le problème, que pose l’application de la théorie du noyau exclusif au principe de séparation des pouvoirs, consiste en l’absence de mention par la Loi fondamentale d’une « substance », d’un Wesensgehalt, qui signifierait l’essence même d’un pouvoir, et par conséquent un domaine hermétiquement fermé aux deux autres. Un noyau exclusif de compétences équivaudrait à une spécialisation exclusive des pouvoirs. Mais, si, dans le texte constitutionnel, il n’existe pas d’énumération exhaustive des missions qui incomberaient à un pouvoir en particulier et qui ne pourraient être accomplies par un des deux autres, la détermination de cette sphère de spécialisation exclusive devient difficile17.
Cette technique jurisprudentielle qui tend à assurer une stabilité dans l’exercice des missions constitutionnellement garanties des trois pouvoirs peut-elle vraiment éradiquer une fois pour toutes la menace de pouvoirs déséquilibrés, car s’entremêlant jusqu’à un point où il devient impossible de les distinguer, et où les organes, qui sont chargées des fonctions législative, exécutive et judiciaire, ne représentent plus qu’une masse informe sans limites précises ? Comment déterminer l’ « élément vital »18 qui constituerait le noyau exclusif de chacun des ces pouvoirs ? Suivant les analyses de la Cour constitutionnelle, il ne s’agit point d’une séparation étanche, mais d’une répartition équilibrée et donc dynamique19. Au regard de cette théorie du Kernbereich garantissant une prétendue substance qui composerait chacun des pouvoirs (et donc indirectement le principe de la séparation des pouvoirs), sans la définir de manière stable afin de permettre une véritable systématisation, il convient de poser la question de savoir s’il n’existe d’autres possibilités qui pourraient donner le même résultat sans pour autant passer par la technique biaisée des noyaux exclusifs appartenant aux pouvoirs législatif, exécutif ou judiciaire.
Le juge constitutionnel semble créer ainsi un rapport de tension à l’intérieur du principe entre son côté ouvert (point de séparation étanche, collaboration, interpénétration) et son côté fermé (noyau de compétences inaccessible). Le principe de la séparation des pouvoirs ne pourrait-il être garanti en interdisant la concentration intégrale de compétences au sein d’un seul des pouvoirs et ne serait-il pas possible de dire que le seul transfert de compétences, dans le cadre d’un échange de compétences entre deux pouvoirs, ne porterait nullement atteinte à ce principe sans qu’un noyau exclusif existe pour chacun des trois pouvoirs ? La Cour constitutionnelle fédérale n’opte pas pour cette solution et préfère élaborer la théorie du Kernbereich qui paraît, à ses yeux, plus « stable » qu’une éventuelle théorie impliquant un jeu des compétences, qui ne priverait aucun des pouvoirs de la possibilité d’exercer une mission constitutionnelle, mais qui ne signifierait guère une spécialisation rigide20. La spécialisation exclusive d’un organe investi d’un des trois pouvoirs équivaut à la paralysie de son action et une inadaptabilité totale.
La théorie du noyau de compétences exclusif ne représente qu’une des étapes de la construction jurisprudentielle du principe de la séparation des pouvoirs. Un autre principe vient la compléter en précisant ainsi le schéma de l’équilibre des trois pouvoirs : le principe de la justice fonctionnelle.
§ 2. Le principe de justice fonctionnelle (Funktionsgerechtigkeit21) dans la jurisprudence de la Cour constitutionnelle fédérale.
Le principe de la justice fonctionnelle est resté « caché » jusqu’à la décision de la Cour, relative à la disposition d’armes nucléaires sur le territoire allemand, du 18 décembre 1984 et, depuis, fait l’objet d’une jurisprudence constante (A). Le principe de la justice fonctionnelle complète le texte de la Loi fondamentale et permet au juge d’attribuer la compétence décisionnelle à un organe précis. Cette attribution doit être en adéquation avec la composition, les missions constitutionnelles et la structure de l’organe (B).
A. La décision « Atomwaffenstationierung » du 18 décembre 1984.
Le principe de justice fonctionnelle (Funktionsgerechtigkeit) signifie que « la répartition matérielle des fonctions étatiques doit correspondre à la structure des différents organes »22. Il fait son apparition jurisprudentielle dans la décision de la Seconde chambre de la Cour du 18 décembre 1984 portant sur le déploiement d’équipements militaires nucléaires sur le sol allemand dite « Atomwaffenstationierung »23. La Cour interprète de manière restrictive l’article 59, alinéa 2 LF24 en concluant que l’autorisation accordée par le gouvernement fédéral (acte unilatéral et non pas un traité international) permettant la disposition d’armes nucléaires sur le sol allemand ne tombe pas dans le champ d’application de cette disposition constitutionnelle et ne doit par conséquent pas être soumise à l’exigence d’autorisation préalable du Parlement.
Cette décision, qui octroie une large marge de manœuvre au pouvoir exécutif dans le domaine des affaires étrangères, ne fait pas l’unanimité au sein de la Seconde chambre de la Cour. Elle est marquée par l’importante opinion dissidente du juge Ernst Gottfried Mahrenholz25 qui ne conteste pas le principe de la justice fonctionnelle, mais démontre qu’en l’occurrence le résultat obtenu par la Cour aurait dû être tout autre : selon lui, le gouvernement fédéral n’était pas en mesure d’autoriser le stationnement d’armes et équipements militaires uniquement en se basant sur l’interprétation restrictive de l’article 59, 1er alinéa 2 LF, sans demander au préalable l’approbation du Parlement qui devait intervenir sous la forme d’une loi fédérale26. En effet, admettre que cet article n’est applicable que dans le cas de conclusion de traités internationaux, mais exclure d’étendre son application aux actes unilatéraux, dont l’importance considérable pourrait avoir un impact sur la vie politique de l’État, c’est abandonner à la merci du gouvernement la prise de décisions cruciales sans que le Parlement ait le droit de s’y opposer ou même d’en discuter le contenu. L’art. 59, al. 2 LF représente une « concrétisation du principe de séparation des pouvoirs »27.
La décision est souvent désignée comme étant favorable au pouvoir exécutif (exekutivfreundlich)28. Le comportement du juge constitutionnel est sans doute dicté par le contexte politique complexe de la Guerre froide et la démonstration constante de forces de la part des États-Unis et de l’URSS29 qui atteignait son apogée à la fin des années 1970 et au début des années 1980.
Les développements relatifs au principe de séparation des pouvoirs montrent un aspect occulté jusqu’en 1984 en introduisant la dimension de justice fonctionnelle qui complète les dispositions de la Loi fondamentale :
L’article 59, alinéa 1er, première phrase LF doit être interprété à la lumière de l’article 20, alinéa 2 LF. Le principe de la distinction (Unterscheidung) organique et fonctionnelle et la division (Trennung) des pouvoirs contenus dans l’article 20, alinéa 2 LF garantissent surtout (zumal) le partage (Verteilung) du pouvoir et de la responsabilité politiques, ainsi que le contrôle des détenteurs du pouvoir ; ce principe vise également à ce que les décisions étatiques soient prises de la manière la plus juste possible (möglichst richtig), c’est-à-dire par les organes qui disposent des meilleures conditions en vertu de leur organisation, composition, leurs fonctions et règles procédurales (…)30.
La même formulation se retrouve quelques années plus tard dans la décision du 17 juillet 1996 « Südumfahrung Stendal »31 :
La séparation des pouvoirs contenue dans l’article 20, alinéa 2, deuxième phrase, est un principe organisationnel et fonctionnel porteur pour la Loi fondamentale. Elle vise au contrôle réciproque des organes de l’État et à la modération de la puissance publique qui en résulte (…). À côté de cela, elle vise encore à ce que les décisions étatiques soient les plus justes possibles, c’est-à-dire prises par les organes qui sont les mieux conditionnés en vertu de leur organisation, leurs fonctions et règles procédurales (…).32
B. Le principe de justice constitutionnelle comme justification de l’attribution de compétences décisionnelles.
La Cour met en exergue un nouvel aspect du principe de séparation des pouvoirs qui n’était pas présent dans les décisions avant 1984 : l’organe chargé de prendre une décision doit être, selon sa structure et les missions qui lui sont attribuées, le plus apte à décider. La décision est le produit d’un processus juste : l’organe en question est désigné, est identifié comme compétent et porte l’entière responsabilité en ce qui concerne la décision qui doit être prise. Il s’agit dès lors d’une sorte d’équilibre interorganique où chacun des organes reconnaît sa sphère de compétences et ne pénètre pas dans la sphère de compétences des autres. Si un organe, dont la composition, les fonctions ou la procédure suivant laquelle il est chargé de prendre des décisions, ne correspond pas à la sphère de compétences délimitée à l’avance, alors, dans cette hypothèse, la décision prise ne pourrait en aucun cas être qualifiée comme étant la plus « juste » (richtig).
L’équilibre interorganique serait rompu, car la prise de décision par un organe « mal » conditionné signifierait une usurpation des compétences de l’organe plus « qualifié », plus « adéquat ». Désormais, le principe n’est pas uniquement compris comme un principe de séparation, mais aussi comme principe rationnel de justice fonctionnelle et d’adéquation des organes chargés de prendre des décisions étatiques33. Il ne faut toutefois guère regarder les deux aspects du principe, tel qu’il est interprété par la Cour, comme deux éléments isolés l’un de l’autre, car la séparation organique et fonctionnelle signifie par elle-même une attribution des compétences qui permet la prise de la décision la plus juste par l’organe le plus adéquat. La division des missions, du travail qu’accomplissent les différents organes aspire ainsi à l’efficacité de l’action publique34.
Le respect réciproque de leurs compétences par les différents organes constitutionnels traduit un devoir d’auto-limitation et de loyauté qui garantit l’unité de l’ordre constitutionnel35. La condition de possibilité de cette unité est la connaissance, par les différents organes, de l’étendue de leurs compétences. Il faut que, dans le processus décisionnel, les compétences attribuées à chacun des organes soient optimisées, pleinement exploitées – seulement dans ce cas de figure l’équilibre est maintenu et la décision prise – la plus « juste » possible. L’emploi de l’adverbe « möglichst » (le plus possible) par la Cour signifie que la décision la plus juste n’existe probablement pas, mais que la décision peut être la plus juste dans la mesure du possible.
De manière paradoxale, admettre que l’exigence de l’organe le plus adéquat dans un domaine déterminé puisse conduire à une atteinte au principe même. Si la Cour jugeait un organe le mieux placé afin d’accomplir une mission, de prendre une décision, et que cette solution signifiait un empiètement dans la sphère de compétences d’un autre organe, qui disposerait initialement de la possibilité de prendre la décision en question, alors, dans ce cas de figure, le principe de justice fonctionnelle et organique légitimerait une atteinte au principe de séparation des pouvoirs. Une telle « transgression » pourrait certes être tolérée, au nom du bon fonctionnement de l’appareil étatique et de la volonté d’avoir des décisions prises de la manière la plus « juste », mais serait sanctionnée dès lors que le « noyau de compétences » (Kernbereich) d’un des organes serait touché. La question de déterminer avec certitude l’organe le plus adapté, disposant des compétences nécessaires pour l’élaboration de la décision la plus « juste » n’est guère facile. Il faut que l’organe concerné soit réellement compétent, il ne suffit pas de disposer d’un droit de participation, de concours ou d’information dont un organe pourrait faire valoir lors du processus décisionnel.
La différence entre la véritable compétence et le seul droit de participation, de concours ou d’information peut prêter à confusion : la faculté de décider et la faculté d’empêcher l’exécution de la décision prise par un autre n’ont pas de contenus identiques. La première est libre, autodéterminée, tandis que la seconde, hétérodéterminée, ne dispose que de moyens pour arrêter la mise en œuvre d’une décision. Pour qu’un organe puisse être le plus adéquat, il faudrait qu’il soit en mesure de démontrer une réelle compétence, une réelle aptitude à prendre la décision36, ce qui suppose que ses compétences et la fonction, dont il est chargé, soient délimités. Or, ni la Loi fondamentale, ni la jurisprudence de la Cour constitutionnelle ne peuvent fournir une définition complète des fonctions législative, exécutive ou judiciaire, ou livrer une énumération exhaustive des compétences correspondant à chacune des trois fonctions.
Immédiatement après avoir rappelé l’exigence de justice fonctionnelle et organique qu’elle déduit du Gewaltenteilungsgrundsatz (principe de séparation des pouvoirs), la Cour accentue sur l’imparfaite réalisation du principe : « Le principe de séparation des pouvoirs n’est nulle part parfaitement réalisé »37. Une séparation fonctionnelle et organique stricte n’est sans doute pas possible. Pourquoi le principe ne trouve-t-il nulle part sa parfaite réalisation ? Cette affirmation de la Cour signifie-t-elle que les fonctions et les organes chargés de leur exercice seront toujours imbriqués et aucune limite claire ne pourra être tracée ? L’impossibilité de réaliser parfaitement le principe de séparation des pouvoirs devient problématique à deux titres. Premièrement, si on réfléchit sur la place de l’article 20 dans l’édifice constitutionnel – il est l’un des deux articles à être protégé d’une éventuelle révision constitutionnelle. Le principe de séparation des pouvoirs que la Cour tire de ce texte n’est pas parfaitement réalisé et ne sera sans doute jamais parfaitement réalisé, mais il se trouve à la base de l’ordre constitutionnel allemand : protégé par l’article 79, alinéa 3 LF, il ne peut faire l’objet d’une modification, il ne peut être abrogé et disparaître de la Loi fondamentale. La suppression du principe normatif de l’article 20, alinéa 2 LF signifierait que le législateur de révision a outrepassé ses pouvoirs et qu’une atteinte a été portée au cœur de la Loi fondamentale. Deuxièmement, le principe de séparation n’est nulle part parfaitement réalisé, car il n’est pas possible de délimiter de manière précise les trois fonctions – même la théorie du « noyau de compétences exclusif » (Kernbereichtheorie) n’est guère susceptible de livrer une réponse satisfaisante à la question de savoir quel est le contenu des noyaux de compétences de chacun des trois pouvoirs.
- Christoph Möllers, « Dogmatik der grundgesetzlichen Gewaltengliederung », AöR, 2007, p.499: « Als Kind der Lehre von der funktionsgerechten Organverteilung (…) ». [↩]
- BVerfGE 9, 268 « Bremer Personalvertretung » du 27 avril 1959, p. 279 et 280: « Die in der Verfassung vorgenommene Verteilung der Gewichte zwischen der drei Gewalten muß aufrechterhalten bleiben, keine Gewalt darf ein von der Verfassung nicht vorgesehenes Übergewicht über die andere Gewalt erhalten, und keine Gewalt darf der für die Erfüllung ihrer verfassunsmäßigen Aufgaben erforderlichen Zuständigkeiten beraubt werden ». Cette formulation est récurrente dans la jurisprudence de la Seconde chambre de la Cour : voir, par exemple, BVerfGE 22, 106 du « Steuerausschüsse » 20 juin 1967, p. 111, BVerfGE 34, 52 « Hessisches Richtergesetz » du 10 octobre 1972, p. 59 où apparaît, à côté de l’exigence du partage des poids respectifs des pouvoirs, la notion de Kernbereich ; BVerfGE 95, 1 du 17 juillet 1996 « Südumfahrung Stendal », p. 15. [↩]
- BVerfGE 34, 52 « Hessisches Richtergesetz » du 10 octobre 1972, p. 59 : « Der Kernbereich der verschiedenen Gewalten ist unverändbar. Damit ist ausgeschlossen, daß eine der Gewalten die ihr von der Verfassung zugeschriebenen typischen Aufgaben preisgibt ». [↩]
- BVerfGE 67, 100 « Flick Untersuchungsausschuß » du 17 juillet 1984, p. 139. Cette expression de « domaine exclusif de responsabilité propre » n’est pas une invention de la Cour, mais se trouve, à notre connaissance, pour la première fois, dans l’article de Rupert Scholz, « Parlamentarischer Untersuchungsausschuß und Steuergehemnis », AöR, n°105, 1980, p. 598, référence employée dans les développements de la décision. [↩]
- En ce sens, Susanne Baer, « Vermutungen zu Kernbereichen der Regierung und Befugnissen des Parlaments », Der Staat, vol. 40, 2001, p. 526: « Mit der ersten These wird ein Kernbereich behauptet, den die Gewalten inne hätten, auch wenn er nur für die Regierung verfochten wird ». Voir également la thèse d’habilitation de Ernst-Wolfgang Böckenförde : Die Organisationsgewalt im Bereich der Regierung, Schriften zum Öffentlichen Recht, vol. 18, Duncker & Humblot, Berlin, 1964, p. 78 et suiv. Pour Böckenförde, dans le cadre de la démocratie parlementaire allemande, le législatif et l’exécutif sont deux fonctions, qui forment des ensembles autonomes de compétences (selbstständige Zuständigkeitskomplexe). Le pouvoir organisationnel (Organisationsgewalt) qui appartient à l’exécutif représente la condition, qui rend possible toute activité étatique (p. 39 et 129). [↩]
- BVerfGE 67, 100 « Flick Untersuchungsausschuß » du 17 juillet 1984, p. 130 : « Der Grundsatz der Gewaltenteilung, der zu den tragenden Organisationsprinzipien des Grundgesetzes gehört und dessen Bedeutung in der politischen Machtverteilung, dem Ineinandergreifen der drei Gewalten un der daraus resultierenden Mäßigung der Staatsgewalt liegt (…), gebietet gerade im Hinblick auf die starke Stellung der Regierung, zumal wegen mangelnder Eingriffsmöglichkeiten des Parlaments in den der Exekutive zukommenden Bereich unmittelbarer Handlungsinitiative und Gesetzesanwendung, eine Auslegung des Grundgesetzes dahin, daß parlamentarische Kontrolle wirksam sein kann ». [↩]
- L’article 80, alinéa 1er ouvre la possibilité pour l’exécutif d’édicter des règlements après avoir obtenu l’autorisation préalable du législatif. Sur les interprétations de cet article et la conception restrictive du pouvoir normatif de l’exécutif, v. la deuxième partie, chapitre 1er, section 1, § 2. [↩]
- Ce titre, chapitre 2. [↩]
- Quel serait le noyau exclusif du pouvoir judiciaire ? La fonction de rendre la justice, fonction confiée de manière exclusive au juge (l’article 92 LF dispose de manière claire que « le pouvoir de rendre la justice est confié aux juges) ? L’obligation de garantir, pour tout justiciable, le recours à un juge légal ? Ce noyau peut-il être sujet à des limitations et jusqu’où ces limitations sont-elles tolérables ? La décision controversée de la Cour dans l’affaire dite des Écoutes téléphoniques est significative des difficultés que porte avec elle la théorie du noyau exclusif de compétences. Voir BVerfGE 30, 1 « Abhörurteil » du 7 juillet 1971, déjà mentionnée, qui prive un individu du recours à un juge protégé par l’article 19, alinéa 4 LF au motif qu’un organe constitué par les pouvoirs législatif et exécutif peut parfaitement accomplir cette fonction et donner les garanties d’un droit au recours contre un acte administratif. [↩]
- La place du pouvoir judiciaire dans le système de séparation des pouvoirs peut être compris à partir de la lecture d’ensemble des articles 20, alinéa 2, 92 et 97 LF. À partir de ces dispositions constitutionnelles, la conclusion s’impose que le pouvoir judiciaire n’entretient pas de rapports étroits de collaboration et d’interpénétration avec les deux autres pouvoirs. Sur ce point : Dieter Wilke, « Die rechtsprechende Gewalt », in Josef Isensee/Paul Kirchhof (dir.) Handbuch des Staatsrechts der Bundesrepublik Deutschland, vol. 5 Rechtsquellen, Organisation, Finanzen, 3e édition, C.F. Müller Verlag, Heidelberg, 2007, p. 644-645. [↩]
- Dans son article « Die quantitative Gewaltenteilung. Für ein neues Verständnis der Trennung der Gewalten », DöV, n°12, 1969, p. 405-411, Walter Leisner émet des doutes quant à la fiabilité de la construction intellectuelle qui voudrait que chacun des pouvoirs possède une sphère de compétences inaccessible aux deux autres. [↩]
- Hans-Detlef Horn, « Gewaltenteilige Demokratie, demokratische Gewaltenteilung. Überlegungen zu einer Organisationsmaxime des Verfassungsstaates », AöR, vol. 127, 2002, p. 439 : « Damit begegnet das eigentliche Problem im Umgang mit der herrschenden Doktrin : das ist die Notwendigkeit, diesen Kernbereich inhaltlich zu bestimmen ». Ou encore: « Was nämlich vorausgesetzt wird, ist ein bestimmter Inhalt der zugewiesenen Staatsfunktionen. Man muß einen materiellen Begriff davon haben, was z.B. Gesetzgebung ist, bevor man sagen kann daß die eine Gewalt bzw. das eine Organ jedenfalls im Kern der Träger dieser Funktion ist, folgeweise der Träger einer anderen Funktion insofern ausgeschlossen ist, und wie und warum dadurch eine wechselseitige Gewaltenbalancierung eintreten soll » (souligné dans le texte) (p. 440). [↩]
- Cette construction, basée sur les cas concrets, qui nous permet de mieux saisir le contenu des chacun des trois pouvoirs, fait l’objet de la deuxième partie de notre travail consacré à la concrétisation du principe de la séparation des pouvoirs. [↩]
- Article 19, alinéa 2 LF est très clair dans sa formulation: « In keinem Falle darf ein Grundrecht in seinem Wesensgehalt angetastet werden ». Sur la garantie de l’article 19, alinéa 2 LF, voir Peter Häberle, Die Wesensgehaltgarantie des Art. 19 Abs. 2 Grundgesetz, Freiburger Rechts- und wissenschaftliche Anhandlungen, Band 21, C. F. Müller Verlag, Karlsruhe, 1962 (spécialement p. 51 et suiv.). [↩]
- Konrad Hesse, Grundzüge des Verfassungsrechts der Bundesrepublik Deutschland, 20ème édition, C.F. Müller Verlag, Heidelberg, 1999, p. 149. Hesse explique de manière très pertinente cette limitation matérielle qui trace une frontière entre ce qui est permis au législateur et ce qui doit rester en dehors de sa portée. La substance du droit fondamental commence là où cesse d’exister la possibilité d’une restriction légale de celui-ci. [↩]
- Il n’y a que la loi qui apparaît comme un gage de protection suffisante contre une éventuelle ingérence arbitraire de l’État dans le cas d’une restriction d’un droit fondamental. La Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 pose le principe selon lequel la liberté et les droits naturels ne connaissent d’autres bornes que celles de la loi (voir, par exemple, l’article 4). La Déclaration se réfère à la liberté, aux droits naturels, tandis que dans le cadre de la structure constitutionnelle allemande, il s’agit de droits fondamentaux (sur la distinction entre droits naturels, droits de l’homme et droits fondamentaux, voir Olivier Jouanjan, « Une origine des droits fondamentaux en Allemagne : le moment 1848 », RDP, n°3, 2012, p. 766 et suiv.). Le premier alinéa de l’article 19 LF énonce que seule une loi puisse apporter des restrictions à un des droits fondamentaux : « Lorsque, d’après la présente Loi fondamentale, un droit fondamental peut être restreint par une loi ou en vertu d’une loi, cette loi doit valoir de manière générale et non seulement pour un cas particulier. La loi doit en outre énoncer le droit fondamental avec l’indication de l’article concerné ». Cette disposition peut soulever quelques interrogations concernant les caractères que doit présenter la loi restreignant un droit fondamental. Préciser que la loi doit revêtir un caractère de généralité peut paraître superfétatoire : la loi n’est-elle pas, par définition même, générale ? Ou le constituant de 1949, en apportant cette précision, voulait-il s’assurer qu’en aucun cas une loi « particulière », visant une personne ou un groupe de personnes, n’aurait comme finalité de limiter l’exercice d’un droit fondamental et créer une situation discriminatoire qui ne serait pas basée sur des différences objectives justifiant la restriction. L’exigence de généralité de la loi relève d’un débat beaucoup plus vaste qui n’a jamais réussi à trouver des réponses satisfaisantes : la loi doit-elle être générale en toutes hypothèses (l’article 6 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 est explicite : « La loi est l’expression de la volonté générale […] Elle doit être la même pour tous, soit qu’elle protège, soit qu’elle punisse […] »), ou bien des tempéraments doivent être admis. [↩]
- Hans-Detlef Horn, « Gewaltenteilige Demokratie, demokratische Gewaltenteilung. Überlegungen zu einer Organisationsmaxime des Verfassungsstaates », AöR, vol. 127, 2002, p. 440 : « Das Grundgesetz unterscheidet die Funktionen und trennt die Organe, läßt aber die elementare Funtionenzuordnung offen, weil es keine Definitionen der Staatsfunktionen bereithält ». Horn qualifie la théorie du noyau de compétences exclusif de « talon d’Achille » de la théorie de la séparation des pouvoirs. « Zur Erläterung sei daran erinnert, wo der ganze Achilles seine Ferse hat: in der Kernbereichlehre. Zwar sei eine überschneidungsfreie Zurodnung der Rechtsfunktionenzu den Staatsorganen in der Staatspraxis nicht auffindbar, doch stünde jedem Organ ein unantastbarer funktioneller Kernbereich zu » (p. 446). [↩]
- Fritz Fleiner, Institutionen des deutschen Verwaltungsrechts, 3e édition augmentée, Mohr Siebeck Verlag, Tübingen, 1913, p. 12. Dans un chapitre portant sur la Division des pouvoirs (Trennung der Gewalten) pose le problème relatif à la composition de la sphère de compétences de chacun des trois pouvoirs de l’État, mais la réponse apportée à cette interrogation ne satisfait guère, car, en abordant ce point dans la deuxième partie de notre travail, nous allons constater qu’il est difficilement pensable de voir le pouvoir législatif, exécutif ou judiciaire en tant que substance. Fleiner, de manière schématique, présente, en identifiant le pouvoir à l’organe qui l’exerce, les « éléments vitaux » (Lebenselement) des trois pouvoirs : « Mais une activité déterminée constitue pour chacun des pouvoirs un élément vital propre (eigentliches Lebenselement) : la fonction de rendre des décisions de justice pour les tribunaux, la fonction d’administrer pour les autorités administratives, et la production du droit pour les organes du législatif » (« Aber eine bestimmte Tätigkeit ist für jede von ihnen eigentliches Lebenselement : für die Gerichte das Rechtsprechen, für die Verwaltungsbehörden das Verwalten, für die Gesetzgebungsorgane das Rechtsetzen »). [↩]
- Ce qui rappelle les développements de Fleiner, Institutionen des deutschen Verwaltungsrechts, op.cit., p.13 et suiv. : « En Allemagne aussi, la division des pouvoirs s’est installée de manière durable, mais seulement dans la mesure où l’appareil institutionnel, chargé de l’accomplissement d’une des fonctions, ne doit pas en même temps être le détenteur d’une autre fonction » (« Auch in Deutschland hat sich die Trennung der staatlichen Gewalten durchgesetzt, aber nur so weit, daß der Behördenapparat, der für die eine Funktion bestellt ist, nicht gleichzeitig der Hauptträger der andern Funktion sein darf ») . Interdiction du cumul des fonctions étatiques sans qu’il y ait une séparation étanche des pouvoirs qui signifierait isolement et provoquerait, rapidement, le blocage de l’appareil étatique. Cette réflexion de Fleiner n’est pas nouvelle : James Madison, dans la lettre n°48 du Fédéraliste, nous enseigne que pour que le principe de séparation des pouvoirs soit garanti, « les pouvoirs qui appartiennent en propre à chaque département ne doivent pas être directement et complètement administrés par aucun des autres départements », parce qu’il « est également évident qu’aucun d’entre eux ne doit posséder, directement ou indirectement, une influence prédominante sur les autres, dans l’administration de leurs pouvoirs respectifs » (Alexander Hamilton, John Jay et James Madison, Le Fédéraliste, trad. fr. Anne Amiel, Classiques Garnier, Paris, 2012, p. 387). [↩]
- C’est d’ailleurs la thèse développée par Madison dans la lettre n°48 du Fédéraliste, op. cit., p. 387. [↩]
- Ici, le choix est de traduire le terme de « Funktionsgerechtigkeit » par « justice fonctionnelle » (voir l’entrée « Gerechtigkeit» dans le Langenscheidt Professional Deutsch-Französisch Wörterbuch). La notion introduit une idée de cohérence, de logique entre une décision et l’organe dont elle émane. Il est possible de nous éloigner et de rendre « Gerechtigkeit » par « cohérence » comme le fait Olivier Jouanjan, Le principe d’égalité devant la loi en droit allemand, Economica, 1992, p. 242, note n°32, en traduisant « Systemgerechtigkeit» par « cohérence interne du système » : « Sur la traduction de Systemgerechtigkeit par “cohérence interne du système” (…). L’idée de Gerechtigkeit incluse dans Systemgerechtigkeit, renvoie moins, comme l’a bien vu M. Peine, à l’idée de “justice” que de “cohérence”. En allemand, est “gerecht” non seulement ce qui es juste ou équitable, mais aussi ce qui est “conforme à” ou “convenable à”, bref ce qui “passe” dans un contexte (passend) ». Ainsi, rendre Funktionsgerechtigkeit par « cohérence fonctionnelle » est également possible. [↩]
- Thomas Würtenberger/Reinhold Zippelius, Deutsches Staatsrecht, 31e édition, C.H. Beck, München, 2005, p. 100 : « Außerdem wird eine sachgemäße Verteilung der Staatsfunktionen angestrebt, die der unterschiedlichen Struktur der Staatsorgane angepaßt ist ». Voir également Reinhold Zippelius, Allgemeine Staatslehre, 13e édition, C.H. Beck, 1999, qui définit ce principe comme « organadäquate Funktionenteilung » (littéralement : « division fonctionnelle organiquement adéquate »). [↩]
- BVerfGE 68, 1 « Atomwaffenstationierung » du 18 décembre 1984. [↩]
- L’article 59, alinéa 2 LF dispose que les traités internationaux « réglant les relations politiques de la Fédération, ou relatifs à des matières qui relèvent de la compétence législative fédérale, requièrent l’approbation ou le concours des organes respectivement compétents en matière de législation fédérale, sous la forme d’une loi fédérale ». La confusion vient de l’emploi de « traités internationaux ». En l’espère, il s’agissait d’un acte unilatéral du gouvernement fédéral qui autorisait la disposition d’équipements militaires sur le sol allemand. La thèse, avancée par le gouvernement et acceptée par la Cour est qu’il ne s’agit pas d’un traité et l’article 59, alinéa 2 LF ne trouve par conséquent aucune application. Cette interprétation restrictive de l’art. 59, alinéa 2 LF est critiquable dans la mesure où le gouvernement, pour contourner l’exigence d’approbation ou de concours du corps législatif, peut se contenter d’opter pour l’acte unilatéral. [↩]
- BVerfGE 68, 1 « Atomwaffenstationierung » du 18 décembre 1984, p. 112 et suiv. [↩]
- Sur ces questions et l’application du principe de la justice fonctionnelle au cas concret, voir infra, Deuxième partie, titre 1er, chapitre 2, section 1. [↩]
- BVerfGE 68, 1 « Atomwaffenstationierung », p.129 : « Art. 59 Abs. 2 ist selbst eine Positivierung des Gewaltenteilungsprinzips des Grundgesetzes ». [↩]
- Cette qualification subsiste jusqu’au début des années 1990. Selon certains auteurs, la décision « Out-of-area-Einsätze » du 12 juillet 1994 (BVerfGE 90, 286) met fin à cette exekutivfreundliche jurisprudence. Cette décision est accompagnée de l’opinion dissidente des juges Böckenförde et Kruis qui critiquent vivement la solution de la Cour. Pour eux il s’agit d’un différend politique entre l’opposition et la minorité parlementaire et la Cour ne doit pas servir d’arbitre pour régler ce type de conflits politiques. Il n’est pas sûr qu’il y ait, en 1994, un revirement de jurisprudence, car les paramètres des deux décisions ne sont pas identiques : en 1984 l’objet de la décision est l’autorisation de déployer des équipements militaires sur le sol allemand, alors qu’en 1994 il est question de l’engagement de forces armées allemandes à l’étranger. Les conséquences des deux actions ne sont point les mêmes. Heiko Sauer, « Das Verfassungsrecht der kollektiven Sicherheit – Materielle Grenzen und Organkompetenzverteilung beim Wandel von Bündnisvertragen und beim Auslandseinsatz der Bundeswehr » in Hartmut Rensen/Stefan Brink (éd.), Linien der Rechtsprechung des Bundesverfassungsgerichts. Erörtert von den wissenschaftlichen Mitarbeitern, De Gruyter, Berlin, 2009, p. 585-620. [↩]
- La décision d’autoriser le stationnement d’armes et équipements militaires déclenche de nombreuses protestations de la part d’organisations pacifistes, de la part de citoyens, qui craignent que cette décision soit un signal d’inimité adressée à l’URSS qui pourrait provoquer un conflit armé dans lequel la RFA se trouverait entraînée. [↩]
- BVerfGE 68, 1 « Atomwaffenstationierung » du 18 décembre 1984, p. 86 : « Art. 59 Abs.1 Satz 1 GG ist im Lichte des Art. 20 Abs. 2 GG auszulegen. Die dort als Grundsatz normierte organisatorische und funktionnelle Unterscheidung und Trennung der Gewalten dient zumal der Verteilung von politischer Macht und Verantwortung sowie der Kontrolle der Machtträger ; sie zielt darauf ab, daß staatliche Entscheidungen möglichst richtig, daß heißt von Organen getroffen werden, die dafür nach ihrer Organisation, Zusammensetzung, Funktion und Verfahrensweise über die besten Voraussetzungen verfügen (…) ». [↩]
- Les faits ayant donné lieu à cette décision sont plus prosaïques : le gouvernement du Land de Hesse demande à la Cour d’établir l’inconstitutionnalité la loi du 29 octobre 1993 relative à la déviation ferroviaire « Sud » de la ligne Berlin-Oebisfelde. Le gouvernement du Land de Hesse soutient que la loi est contraire au principe de séparation des pouvoirs et à l’article 19, 4e alinéa, première phrase qui garantit le droit à un recours juridictionnel (BVerfGE 95, 1, p. 7). [↩]
- BVerfGE 95, 1 du 17 juillet 1996 « Südumfahrung Stendal », p. 15 : « Die in Art. 20 Abs. 2 Satz 2 GG normierte Teilung der Gewalten ist für das Grundgesetz ein tragendes Organisations- und Funktionsprinzip. Sie dient der gegenseitigen Kontrolle der Staatsorgane und damit der Mäßigung der Staatsherrschaft (…). Dabei zielt sie auch darauf ab, daß staatliche Entscheidungen möglichst richtig, das heißt von den Organen getroffen werden, die dafür nach ihrer Organisation, Zusammensetzung, Funktion und Verfahrensweise über die besten Voraussetzungen verfügen (…) ». [↩]
- Sur le principe de justice fonctionnelle voir Thomas von Danwitz, « Der Grundsatz funktionsgerechter Struktur », Der Staat, vol. 35, 1996, p. 329 et suiv. Le terme de « Organadäquanz » est employé pour la première fois par Hans Meyer, Das parlamentarische Regierungssystem des Grundgesetzes, VVDStRL, n°33, 1975, p. 102, concernant l’absence d’un domaine exclusivement réservé au gouvernent : «Es fehlt aber die eindeutige Kennzeichung eines generellen Regierungsvorbehaltes. Statt eine Art Kompetenz-Kompetenz des Parlaments anzunehmen oder den Gewaltenteilungsgrundsatz zu bemühen, scheint es mir richtiger, im Streitfall zunächst die im Grundgesetz verstreuten Regierungskompetenzen auszudeuten und ergänzend den (…) Gedanken der Organadäquanz der Aufgabe heranzuziehen ». [↩]
- Christoph Möllers, Die drei Gewalten, op. cit., p. 44 : « Wie von der Organisationstheorie vorgedacht, soll die Verfeinerung der Organisationsstruktur nicht oder nicht nur vor Machtmissbrauch schützen, sondern die Durchsetzungsfähigkeit der Organisation erhöhen ». [↩]
- Karl-Peter Sommermann, « Artikel 20 », in Mangoldt/Klein/Starck, Grundgesetz Kommentar, vol. 2, Art. 20-82, 4e édition, Vahlen, 2000, p. 103 : « In diesem Sicht obliegt allen Verfassungsorganen eine Pflicht zur Selbstbeschränkung und zu loyaler Rücksichtsnahme ». Selon Sommermann « l’exercice loyal » (loyale Kompetenzausübung) de leurs compétences par les différents organes doit prendre en considération la capacité fonctionnelle (Funktionsfähigkeit) du système. Ce devoir de comportement loyal qui incombe aux organes constitutionnels équivaut, sur le terrain de la séparation horizontale des pouvoirs, le devoir de comportement loyal des Länder vis-à-vis de la Fédération (Bundestreue) lié à la séparation verticale des pouvoirs. [↩]
- Naturellement, l’atteinte portée au droit de participation, de coopération ou d’information d’un organe peut constituer une violation constitutionnelle, mais peut-elle être désignée comme une atteinte portée au principe de séparation des pouvoirs ? L’obligation du gouvernement fédéral d’obtenir, dans des cas précis (par exemple dans le domaine de la politique étrangère et militaire, voir BVerfGE 90, 268 « Out-of-area-Einsätze » du 12 juillet 1994, accompagnée de l’opinion dissidente des juges Böckenförde et Kruis, l’autorisation du parlement ne fait pas de ce dernier un co-auteur de l’action entreprise par l’exécutif. Dans cette hypothèse, le législateur participe au processus décisionnel, mais n’est pas autonome, ne dispose pas de la faculté de statuer, il est hétéronome, déterminé par les actes de l’exécutif et ne peut qu’empêcher la mise en œuvre d’une décision prise par l’exécutif. La différence entre faculté d’empêcher et faculté de statuer apparaît chez Montesquieu, De l’Esprit des Lois, Œuvres complètes, vol. ІІ, Éditions Gallimard, p. 1951, Livre XI, Sixième chapitre, p. 401. Voir le commentaire de Charles Eisenmann, « L’“Esprit des Lois” et la séparation des pouvoirs », Mélanges en l’honneur de Raymond Carré de Malberg, Librairie du Recueil Sirey, Paris, 1933, p. 167 et suiv. [↩]
- BVerfGE 95, 1, p. 15 : « Das Prinzip der Gewaltenteilung ist nirgends rein verwirklicht ». Voir également BVerfGE 3, 225 du 18 décembre 1953 « Gleichberechtigung » : « Dieses Prinzip ist jedoch nirgends rein verwirklicht » ; BVerfGE 34, 52 « Hessisches Richtergesetz » du 10 octobre 1972, p. 59 : « Das Prinzip der Gewaltenteilung ist für den Bereich des Bundes jedoch nicht rein verwirklicht ». [↩]
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