Obliger le Parlement à prendre les décisions substantielles n’est pas une « invention » de la Cour constitutionnelle. La différence entre ce qui est substantiel, et ce qui est secondaire, d’importance mineure existait déjà à l’époque du Vormärz. La théorie substantielle ne signifie en aucun cas un moment « zéro » (eine Stunde Null)1 dans la discussion portant sur la réserve de loi. Dans le cadre de l’ordre constitutionnel démocratique et libéral, elle doit servir à délimiter les compétences respectives du pouvoir législatif et du pouvoir exécutif. C’est le juge constitutionnel qui dessine de manière progressive la ligne qui les sépare. Le critère substantiel ne représente pas un critère autonome, car en tant que « critère isolé » il est beaucoup trop imprécis, « indifférencié »2. Si on sort du domaine des droits fondamentaux, il n’y a aucune certitude quant à la « substantialité » d’une décision : les questions d’actualité ou les querelles politiques ne permettent pas d’identifier la décision substantielle dans un domaine normatif fondamental3.
L’utilisation du critère substantiel peut avoir comme effet la mise en échec du principe de justice fonctionnelle. Si le Parlement était le seul organe qui puisse prendre les décisions fondamentales, et ceci indépendamment de la matière concernée, alors on devrait conclure qu’aucun autre organe, même le Gouvernement fédéral n’aurait la moindre possibilité de concurrencer le Parlement. Or, le principe de justice fonctionnelle suppose une juste répartition des compétences constitutionnelles entre les différents organes. De plus, chacun des trois pouvoirs dispose d’un noyau de compétences exclusif fermé aux deux autres. Le principe de la justice fonctionnelle et la théorie du noyau exclusif ne remplissent-ils pas de manière satisfaisante4 la mission de distinguer les sphères d’action des trois pouvoirs et de leur garantir un domaine propre ? La loi est certes « la clef de voûte du principe de la séparation des pouvoirs », elle encadre et conditionne l’exercice des pouvoirs exécutif et judiciaire. Cependant doit-elle se transformer en un moyen puissant qui vise à placer le Parlement au-dessus des autres organes et constituer ainsi la menace de les priver des compétences nécessaires à l’accomplissement de leurs missions constitutionnelles ? Le cadre de la collaboration, du contrôle et de l’interpénétration réciproques qui caractérise le principe de la séparation des pouvoirs serait franchi : le pouvoir exécutif deviendrait un pouvoir politiquement paralysé. Or, cette conception des rapports des trois pouvoirs n’est pas tenable au regard tant de la Loi fondamentale que de la jurisprudence de la Cour relative au principe de séparation des pouvoirs.
Le juge constitutionnel est probablement conscient du danger que comporte la théorie de la décision substantielle et tente d’opérer un recentrage du critère substantiel sur l’exercice des droits fondamentaux5 ainsi que sur les réserves institutionnelles expressément mentionnées par le texte de la Constitution6.
- Jürgen Staupe, Parlamentsvorbehalt und Delegationsbefugnis, Schriften zum Öffentlichen Recht, vol.506, Duncker & Humblot, Berlin, 1986, p. 109-110, avec référence à la Constitution de Hanovre de 1840, dont l’article 113 dispose que la participation des ordres (Stände) se limite « au contenu substantiel des lois » (« auf den wesentlichen Inhalt der Gesetze »). [↩]
- Eberhard Schmidt-Aßmann, Das allgemeine Verwaltungsrecht als Ordnungsidee, 2e édition, Springer, 2004, p. 191. [↩]
- Ibid, p. 191. [↩]
- Eberhard Schmidt-Aßmann, « Der Rechtsstaat », in Josef Isensee/Paul Kirchhof (dir.), Handbuch des deutschen Staatsrechts, vol. 2, 3e édition, C.F. Müller, Heidelberg, 2004, p. 573. [↩]
- BVerf 49, 89 « Kalkar I » du 18 août 1978, p. 126 : « Dans le cas présent, il s’agit du domaine de la production normative, c’est-à-dire d’un domaine, pour lequel la Loi fondamentale contient un régime de répartition des compétences. Ici, le principe de la réserve de loi générale permet de déduire que les actes du pouvoir exécutif, qui touchent de manière substantielle la liberté et à l’égalité du citoyen, nécessitent une base législative » (Im vorliegenden Fall geht es um den Bereich der Rechtsetzung, also um einen Bereich, für den das Grundgesetz eine Kompetenzzuordnung enthält. Hier ergibt sich aus dem Grundsatz des allgemeinen Vorbehalts des Gesetzes, daß die Exekutive für Akte, die den Freiheitsbereich und Gleichheitsbereich des Bürgers wesentlich betreffen, der gesetzlichen Grundlage bedarf). Mais ici, est-ce la réseve de loi générale qui permet de déduire la nécessité d’une loi conditionnant les actes du pouvoir exécutif, ou bien une interprétation des dispositions concrètes de la loi fondamentale relatives à la liberté générale d’agir (article 2 LF) et au principe d’égalité (article 3 LF) ? [↩]
- Comme par exemple les articles 24, alinéa 1er, qui dispose que la Fédération « peut transférer, par voie législative, des droits de souveraineté à des institutions internationales », ou 59, alinéa 2 LF, qui exige une loi formelle pour la ratification de certains traités internationaux. [↩]