L’année 2012 fut sans doute une des années les plus agitées dans l’histoire de la Cour constitutionnelle fédérale. Portant le signe indélébile de la crise financière mondiale, qui mit en cause jusqu’à l’existence même de la monnaie unique européenne et l’équilibre fragile des institutions politiques et financières, l’année 2012 fut un tournant majeur dans les rapports qu’entretiennent les cercles du pouvoir politique avec les juges de Karlsruhe. Les décisions relatives au pacte de stabilité financière et au plan de sauvetage de l’euro marquent une nouvelle étape dans la jurisprudence constitutionnelle portant sur l’équilibre entre le Bundestag et le gouvernement fédéral1. Soixante ans après sa création, la Cour de Karlsruhe est devenue un acteur incontournable de la scène politique allemande. Ses méthodes d’interprétation et les résultats de ses décisions sont parfois sujets à de vives critiques de la part de la doctrine et ne donnent pas toujours pleine satisfaction quant au raisonnement suivi2.
Le principe de séparation des pouvoirs est présent dans la jurisprudence de la Cour constitutionnelle fédérale depuis ses débuts. Dans les premières décisions du juge constitutionnel allemand on trouve, certes, la mention de ce principe fondateur, mais cette mention est rarement suivie d’un exposé complet contenant les détails qui caractérisent la notion. La définition se construit progressivement, parfois de manière contradictoire, chaque décision ajoutant de nouveaux éléments susceptibles de nous donner l’image de ce principe aux contours flous dessinée par la Cour de Karlsruhe.
Les éléments donnés par la Cour sont d’une importance capitale pour la compréhension du fonctionnement du régime constitutionnel allemand défini comme une « gewaltenteilende Demokratie » (régime démocratique portant en soi l’exigence d’une séparation des pouvoirs)3. Ce principe « porteur » (tragendes) n’est « cependant nulle part parfaitement réalisé »4, sa concrétisation ne signifie pas une division étanche, absolue des trois pouvoirs, mais « un contrôle, un frein et une modération réciproques des pouvoirs »5. Il est défini comme un moyen de sauvegarde de la liberté individuelle et un mécanisme permettant la modération du pouvoir d’État (section 1). Ce mécanisme d’équilibre, de contrôle et de modération tend à éviter la concentration de la pleine puissance étatique au sein d’un seul organe qui s’accaparerait des missions constitutionnellement garanties à d’autres organes fédéraux6. Pour compléter l’image du principe de séparation des pouvoirs, la Cour constitutionnelle élabore la théorie du noyau de compétences exclusif (Kernbereich) que possède chacun des trois pouvoirs, qui doit rester intact afin que le principe de séparation des pouvoirs soit respecté, et « découvre » le principe de justice fonctionnelle (Funktionsgerechtigkeit) qui complète le texte constitutionnel en garantissant la manière la plus « juste » possible de prise de décision ou, pour le dire autrement, supposant que toute décision étatique soit prise par les organes, dont la structure et les compétences correspondent le mieux au domaine dans lequel doit intervenir cette décision (section 2).
- Le pacte de stabilité financière visant à garantir la stabilité financière de l’Union européenne et de la zone euro en particulier et le plan de sauvetage de l’euro font l’objet d’un litige entre organes fédéraux (Organstreit), formé par la fraction parlementaire Alliance 90/Les Verts en vertu de l’article 93, alinéa 1 LF : « La Cour constitutionnelle fédérale statue : 1. Sur l’interprétation de la présente Loi fondamentale, à l’occasion de litiges sur l’étendue des droits et obligations d’un organe fédéral suprême ou d’autres parties investies de droits propres, soit par la présente Loi fondamentale, soit le règlement intérieur d’un organe fédéral suprême (…) » (sur le litige interorganes, v. infra, Seconde partie, titre 1er, chapitre 3, section 2). La fraction parlementaire reproche au gouvernement fédéral de n’avoir pas respecté le droit d’information du Bundestag dans la procédure de l’élaboration du Pacte ou du plan de sauvetage de l’euro. La défense du gouvernement fédéral est construite sur le raisonnement suivant lequel ni le Pacte de stabilité financière ni le plan de sauvetage de l’euro ne constituent des projets de l’Union européenne, mais représentent des projets intergouvernementaux de la seule zone euro, ce qui exclut l’application de l’article 23, alinéa 2 LF qui dispose que « le Bundestag et les Länder par l’intermédiaire du Bundesrat concourent aux affaires de l’Union européenne » et que « le gouvernement fédéral doit informer le Bundestag et le Bundesrat de manière complète aussi tôt que possible ». La Cour, dans sa décision relative au Pacte de stabilité financière et au plan de sauvetage de l’euro du 19 juin 2012 (BVerfG131, 152 « Unterrichtungspflicht »), conclut à l’application de l’article 23, alinéa 2 LF à la procédure d’élaboration du pacte et du plan de sauvetage de l’euro, tout en soulignant le besoin de préserver l’existence d’un domaine de responsabilité exécutive propre au gouvernement fédéral (Kernbereich exekutiver Eigenverantwortung) auquel le Parlement n’a pas accès. Le 12 septembre 2012 la Cour finit par déclarer la création d’un mécanisme de stabilité européenne compatible avec la Loi fondamentale sous certaines conditions : la participation effective, et donc le pouvoir décisionnel, des représentants du peuple allemand à ces manœuvres tendant à assurer la santé financière de la Zone euro doit être garantie (BVerfGE 132, 195 « Europäischer Stabilitätsmechanismus »). [↩]
- Voir l’ouvrage critique de Mathias Jestaedt/Oliver Lepsius/Christoph Möllers/Christoph Schönberger, Das entgrenzte Gericht. Eine kritische Bilanz nach sechzig Jahren Bundesverfassungsgericht, Suhrkamp, Berlin, 2011. Certains membres de la CDU (Christlich-demokratische Union Deutschlands, l’Union chrétienne-démocrate d’Allemagne) et du Gouvernement fédéral, comme par exemple le ministre fédéral des Finances, Wolfgang Schäuble, ont fait part de leur sentiment d’incompréhension face aux décisions de la Cour relatives au pacte fiscal européen et au plan de sauvetage de l’euro. Les juges constitutionnels sont accusés, à tort, selon Andreas Voßkuhle, président de la Cour depuis le 16 mars 2010, de ne pas disposer de la légitimité exigée pour la prise de décisions ayant un effet immédiat et potentiellement grave sur la politique que la RFA mène au niveau de l’Union européenne (Entretien avec le président de la Cour Andres Voßkuhle publié dans le journal Die Zeit, n°21 du 16 mai 2012). [↩]
- BVerfGE 68, 1 « Atomwaffenstationierung » du 18 décembre 1984, p. 87 : « La démocratie conçue par la Loi fondamentale implique l’existence d’un État de droit, ce qui signifie, s’agissant des rapports qu’entretiennent les organes de l’État, une démocratie exigeant une séparation des pouvoirs » (« Die Demokratie, die das Grundgesetz verfaßt hat, ist eine rechtsstaatliche Demokratie, und das bedeutet im Verhältnis der Staatsorgane zueinander vor allem eine gewaltenteilende Demokratie ») (en italique dans l’original). [↩]
- BVerfGE 3, 225 « Gleichberechtigung » du 18 décembre 1953, p. 247 : « Dieses Prinzip ist jedoch niergends rein verwirklicht ». [↩]
- BVerfGE 34, 52 « Hessisches Richtergesetz » du 10 octobre 1972, p. 59 : « Nicht absolute Trennung, sondern gegenseitige Kontrolle, Hemmung und Mäßigung der Gewalten ist dem Verfassungsaufbau zu entnehmen ». [↩]
- Voir BVerfGE 3, 225 « Gleichberechtigung » du 18 décembre 1953 (p. 247), BVerfGE 9, 268 « Bremer Personalvertretung » du 27 avril 1959 (p. 279), ou encore BVerfGE 34, 52 « Hessisches Richtergesetz » du 10 octobre 1972 (spécialement p.59). [↩]