I. ORGANISATION DE LA SECTION DE L’ASSEMBLÉE DU CONTENTIEUX
Nous avons vu quelles phases a traversées l’organisation du Conseil d’État délibérant ou statuant en matière contentieuse ; comment le jugement des affaires a successivement appartenu à l’assemblée plénière du Conseil (1806-1831) ; puis à l’assemblée générale réduite aux membres du service ordinaire (1831-1849) ; puis à la section du contentieux seule (1849-1851) ; puis s’est partagé, depuis 1852, entre la section du contentieux et une assemblée spéciale formée au sein du Conseil, l’assemblée du Conseil d’État délibérant au contentieux, qui est devenue l’assemblée du Conseil d’État statuant au contentieux, depuis que la loi du 24 mai 1872 a investi le Conseil d’une juridiction propre. La section du contentieux et l’assemblée du Conseil d’Étal statuant au contentieux sont donc les deux organes essentiels du Conseil d’État constitué en juridiction. La section du contentieux se compose d’un président de section ; de six conseillers d’État en service ordinaire ; de douze maîtres des requêtes, dont quatre ont le titre de commissaires du Gouvernement et remplissent les fonctions du ministère public ; de quatre auditeurs de première classe et de dix auditeurs de seconde classe (1. Règlement du 2 août 1879, art. 4.). En outre, d’après la loi du 26 octobre 1888, une section temporaire du contentieux peut concourir avec la section du contentieux [309] au jugement des affaires d’élections et de contributions ou de taxes assimilées. Cette section, qui est créée par décret en Conseil d’État lorsque les besoins du service l’exigent, est formée de membres empruntés aux sections administratives et se compose d’un président, de quatre conseillers d’État et de trois maîtres des requêtes aux quels sont adjoints comme rapporteurs les auditeurs de la section du contentieux et ceux des autres sections désignés à cet effet. La section du contentieux et la section temporaire peuvent tenir des audiences publiques pour juger les affaires de leur ressort dans lesquelles des avocats sont constitués. L’assemblée du Conseil d’État statuant au contentieux se compose de la section du contentieux, à laquelle sont adjoints huit conseillers d’État en service ordinaire (1. L’expression de conseiller d’État en service ordinaire est prise ici dans son sensle plus large ; elle comprend les présidents de section, qui peuvent être et sont souvent désignés comme membres de l’assemblée du contentieux.), pris dans les sections administratives à raison de deux par section, et désignés à cet effet parle vice-président du Conseil d’État délibérant avec les présidents de section (2. Loi du 24 mai 1872, art. 17.). La durée de cette délégation n’est pas fixée par la loi. Elle est considérée, dans la pratique, comme étant de trois années,par analogie avec la période prévue pour le roulement desconseillers d’État entre les sections (3. Règlement du 2 août 1879, art. 5.). La délégation est indéfiniment renouvelable.
L’assemblée du contentieux est présidée par le vice-président du Conseil d’État et, à son défaut, par le président de la section du contentieux, quel que soit d’ailleurs le rang qu’il occupe sur le tableau des présidents de section (4. On s’est demandé si, en l’absence du vice-président du Conseil d’État et du présidentde la section du contentieux, la présidence de l’assemblée du contentieux doit appartenir au plus ancien conseiller d’État de la section, ou aux membres des sections administratives, présidents ou conseillers, qui le précéderaient sur le tableau. Cette question était résolue, dans le premier sens, par le règlement du 21 août 1872, dont l’article 24 déférait la présidence, à défaut du vice-président, « à celui des conseillers d’État de la section qui est le premier inscrit sur le tableau ». Mais cette disposition a été édictée à une époque où la section du contentieux, n’ayant pas de président spécial, était dirigée par le vice-président du Conseil d’État et où, par suite, le plus ancien conseiller remplissait souvent les fonctions de président de section. Lorsque le règlement de 1872 a été révisé par le décret du 2 août 1879, cette disposition n’a pas été reproduite et l’article 26 du règlement actuel n’a déféré la présidence, à défaut du vice-président, qu’au président de la section du contentieux. Si l’un et l’autre sont empêchés, on ne peut appliquer, en l’absence de toute autre disposition spéciale, que la règle générale du décret du 2 août 1879 (art. 26) d’après laquelle : «Les présidents de section et les conseillers d’État siègent dans l’ordre du tableau. Le tableau comprend : 1° le vice-président ; 2° les présidents de section : 3° les conseillers d’État en service ordinaire. » La présidence reviendrait donc de plein droit au président de section ou au conseiller d’État, à quelque section qu’il appartienne, qui serait inscrit le premier au tableau. C’est en ce sens que l’assemblée du contentieux s’est prononcée, le 11 juin 1880, par une délibération mentionnée dans ses procès-verbaux. (Archives du contentieux du Conseil d’État, vol. 44, p. 2753.)).
[310] L’exercice de la juridiction contentieuse se répartit ainsi qu’il suit entre la section et l’assemblée du contentieux : la section est chargée d’instruire toutes les affaires et de préparer les projets de décision à soumettre à l’assemblée du contentieux ; elle est en outre chargée de juger seule, ou concurremment avec la section temporaire, toutes les affaires d’élections ou de contributions, et même, d’après l’article 19 de la loi du 24 mai 1872, les affaires d’autre nature dans lesquelles il n’y a pas d’avocat constitué. A l’assemblée du contentieux appartient le jugement de toutes les affaires dans lesquelles il y a constitution d’avocat (autres que les affaires d’élections et de contributions), et de toutes les affaires que la section juge à propos de lui renvoyer. Le renvoi peut être demandé par tout conseiller d’État de la section et par le maître des requêtes commissaire du Gouvernement ; dans ce cas, il a lieu de plein droit et sans qu’une délibération de la section soit nécessaire pour l’ordonner. La demande de renvoi ne doit s’appliquer qu’aux affaires, au moment où elles sont soumises à la section pour être jugées, ou au cours du délibéré, mais non aux décisions une fois prises. Ces décisions sont acquises aux parties et ne sauraient être déférées, par une sorte d’appel, à l’assemblée du contentieux. Quoique la section du contentieux ait le droit de juger seule toutes les affaires dans lesquelles il n’y a pas constitution d’avocat, il est de jurisprudence constante que les recours pour excès de pouvoir, les pourvois en matière de pension et de contraventions de grande voirie, pour lesquels le ministère de l’avocat n’est pas obligatoire, sont portés de plein droit à l’audience publique de l’assemblée du contentieux. En dehors des cas qui ont été ainsi consacrés par la pratique, [311] l’assemblée du contentieux doit être considérée comme seule compétente pour connaître des recours formés contre ses propres décisions, qu’il y ait ou non constitution d’avocat, et quel que soit l’objet du litige. Ainsi les recours en opposition, en tierce-opposition ou en révision formés contre des arrêts rendus par l’assemblée du contentieux ne peuvent être jugés que par elle. Il est, en effet de principe, que ces recours doivent être portés devant le juge qui a rendu la décision attaquée ; d’un autre côté on ne saurait admettre qu’un arrêt rendu par le Conseil d’État tout entier, représenté par l’assemblée du contentieux, soit annulé ou réformé par la section du contentieux (ou par la section temporaire) dans les matières où elles sont compétentes. On voit par ce qui précède que le Conseil d’État, constitué en juridiction, a une organisation propre qui ne se confond pas avec celle du Conseil d’État fonctionnant comme corps délibérant et comme conseil du gouvernement. Cette organisation spéciale et plus restreinte laisse à l’écart tous les membres de l’administration active, ministres et conseillers d’État en service extraordinaire, ainsi que la moitié du service ordinaire, puisque sur les trente-deux présidents ou conseillers composant ce service, seize seulement siègent à l’assemblée du contentieux. Mais les membres de l’assemblée du contentieux n’en sont pas moins membres du Conseil d’État délibérant comme corps administratif et politique ; les uns, membres de la section du contentieux, participent à tous les travaux de l’assemblée générale duConseil ; les autres, délégués des sections administratives, participent à la fois aux travaux de cette assemblée et de leurs sections respectives. Ils peuvent donc être appelés à prendre part, soit ensection, soit en assemblée générale, soit sous ces deux formes successivement, à des décrets ou autres décisions administratives contre lesquels des recours contentieux pourront être formés. Comment appliquer, en ce cas, le principe d’après lequel ceux qui ont connu, d’une affaire doivent s’abstenir de la juger lorsqu’elle devient litigieuse?La législation et la jurisprudence primitives du Conseil d’État avaient fort atténué cette difficulté en supprimant presque entièrement, les recours contentieux contre les décisions délibérées en [312] Conseil d’État. Le décret du 22 juillet 1806 contenait un article 40, qu’aucun texte n’a d’ailleurs explicitement abrogé, et qui portait : « Lorsqu’une partie se croira lésée dans ses droits ou sa propriété par l’effet d’une décision de notre Conseil d’État rendue en matière non contentieuse, elle pourra nous présenter une requête pour, sur le rapport qui nous en sera fait, être l’affaire renvoyée, s’il y a lieu, soit à une section du Conseil d’État, soit à une commission. »
Ce texte a donné lieu à diverses interprétations qu’il serait prématuré de discuter en ce moment (1. Les questions auxquelles a donné lieu l’article 40 du décret du 22 juillet 1806 seront examinées dans notre tome II, dans la partie consacrée au contentieux de l’annulation (livre VI, chap. I, §3).) ; une des plus sérieuses était celle qui consistait à dénier aux parties la faculté de former un recours contentieux contre les décisions administratives rendues en Conseil d’État. Même dans le cas où ces parties invoquaient des droits lésés, l’article 40 ne leur permettait de se pourvoir que par la voie gracieuse, ou plutôt par une sorte de tierce-opposition administrative dont la recevabilité était souverainement appréciée par le Gouvernement (2. Il est à remarquer que l’article 40 du décret de 1806 formait le dernier article du §III du litre III du décret, intitulé : De la tierce-opposition, dont les autres dispositions règlent la tierce-opposition par la voie contentieuse,). Le Conseil d’État, sous la Restauration, a expressément consacré cette interprétation (3. Conseil d’État, 12 mai 1819, Long. — La loi du 11 germinal an XI avait cependant prévu, dans un cas particulier, un recours contentieux formé contre des décisions du Conseil d’État ; elle décidait que l’opposition aux décrets portant changement ou addition de nom serait portée devant le Conseil d’État par la voie contentieuse.).
Ces rigueurs de la jurisprudence ne se sont pas prolongées après 1830. L’ordonnance du 12 mars 1831 prévoit la possibilité de recours contentieux contre des décisions délibérées en Conseil d’État, puisqu’elle décide que, dans ce cas, les membres du comité par lequel les décisions ont été préparées ne pourront prendre part au jugement du recours (4. « Lorsqu’il y aura recours en notre Conseil d’État, contre une décision de l’un de nos ministres rendue après délibération du comité attaché à son département, les membres de ce comité ne pourront participer au jugement de l’affaire. » (Ordonnance du 12 mars 1881, art. 3.) Le texte ne prévoit que les décisions des ministres, mais il devait être et a été interprété comme s’appliquant également aux ordonnances royales.).
[313] Cette disposition n’a pas cessé, depuis cette époque, de figurer dans les lois organiques du Conseil d’État, avec cette seule différence que l’incompatibilité appliquée en 1831 à tous les membres du comité intéressé n’a été maintenue qu’à l’égard des membres de ce comité ayant personnellement pris part à la délibération administrative. Le texte actuellement en vigueur sur ce point est l’article 20 de la loi du 24 mai 1872 qui dispose : « Les membres du Conseil d’État ne peuvent participer au jugement des recours dirigés contre les décisions qui ont été préparées par les sections auxquelles ils appartiennent, s’ils ont pris part à la délibération. »
Donc, pas de difficulté si le recours est dirigé contre une décision préparée par une section. Les membres de cette section qui ont connu de l’affaire sont récusés de plein droit à l’assemblée du contentieux. Mais que décider si les décisions déférées au contentieux ont été préparées, non par une section, mais par l’assemblée générale du Conseil d’État?
Il est évident que, dans ce cas, on ne peut pas écarter de l’assemblée du contentieux tous les membres qui ont participé à la décision attaquée, puisque l’assemblée générale comprend l’ensemble des membres du Conseil d’État, sans en excepter ceux de la section du contentieux.
Mais on s’est demandé si, à défaut d’une récusation générale, qui paralyserait entièrement le fonctionnement de la juridiction contentieuse, et qui aboutirait au déni de justice faute de juges, on ne devrait pas appliquer la récusation partielle prévue par l’article 20, celle des membres qui auraient concouru, au sein de la section compétente, à préparer la décision ultérieurement soumise à l’assemblée générale. On peut invoquer, dans le sens de l’affirmative, le texte de l’article 20 qui prévoit toutes les décisions préparées par les sections. L’assemblée générale ne prenant jamais de décision que sur le rapport d’une ou de plusieurs sections administratives, l’article 20 a pu paraître littéralement s’appliquer aux membres de ces sections qui ont pris part au projet de décision présenté à l’assemblée générale. Mais cette interprétation n’a pas prévalu.
[314] L’argument de texte n’aurait en effet de valeur que si l’on admettait que la décision adoptée par l’assemblée générale est une décision préparée par une section. Or, cela n’est point exact en droit et peut ne pas l’être en fait. En droit, les décrets ou autres décisions adoptés en assemblée générale, sur le rapport d’une section, ne sont point réputés préparés par cette section, mais par l’assemblée générale elle-même. Cette assemblée n’a pas en effet de droit de décision en matière administrative ; elle n’est qu’un corps consultatif. La décision est rendue par le Président de la République ou par le ministre, elle n’est que préparée par le Conseil d’État. La préparation de la décision passe donc, en ce cas, de la section à l’assemblée générale ; d’où il suit que l’article 20, qui ne prévoit que les décisions préparées par les sections et non les décisions préparées par l’assemblée générale, ne s’applique pas tel qu’il est.
Conviendrait-il de le rendre applicable par voie d’interprétation extensive ? L’idée peut séduire ; elle aurait sans doute prévalu si des considérations pratiques, dont il faut toujours tenir grand compte en présence de textes controversables, ne l’avait fait écarter.
Voici en effet ce qui peut se produire. Une section administrative rapporte une affaire devant l’assemblée générale et présente un projet de décision. Ce projet échoue ; l’assemblée générale lui ensubstitue un nouveau. Qu’adviendra-t-il des récusations si la décision déférée au contentieux a été adoptée par l’assemblée générale contrairement aux propositions de lasection? Si l’on récuse, par application de l’article 20, les membres de la section, cette récusation, qui est présumée faite dans l’intérêt de la partie, risquera de s’égarer en écartant des juges réellement étrangers à la décision prise et en maintenant ceux qui en sont les auteurs. Voilà pourquoi le Conseil d’État a toujours admis que les affaires délibérées dans ses assemblées générales ne comportent aucune récusation lorsqu’elles donnent lieu à des recours contentieux. La règle qui s’applique aux décisions délibérées par l’assemblée générale s’applique également, et à plus forte raison, aux avis de doctrine que le Gouvernement a pu demander à cette assemblée sur un point de droit déterminé. Ni ces décisions ni ces avis, quelle [315] que soit leur autorité, ne sauraient légalement lier le Conseil d’État statuant au contentieux. En effet, ils sont toujours res interalios acta à l’égard des parties intéressées. Celles-ci n’ont pas été entendues, elles n’ont pas pu faire valoir des arguments de fait ou de droit qui auraient pu modifier la solution. Ces décisions et ces avis sont donc toujours réputés rendus sous la réserve du droit des tiers, et cette réserve n’a pas besoin d’être exprimée pour que la partie puisse s’en prévaloir. Il suit de là que le Conseil d’État statuant au contentieux doit connaître des recours formés contre les actes délibérés en assemblée générale avec la même liberté d’esprit que s’il s’agissait de réviser des décisions rendues par défaut.
II. – ATTRIBUTIONS DU CONSEIL D’ÉTAT EN MATIÈRE CONTENTIEUSE
Caractère général des attributions. — La juridiction du Conseil d’État considéré comme tribunal administratif supérieur est générale, ordinaire et souveraine.
Elle est générale, en ce que toutes les affaires contentieuses, sur quelque point du territoire continental ou colonial qu’elles aient pris naissance, peuvent être portées à sa barre, soit directement, soit par la voie de l’appel ou du recours en cassation.
Elle est ordinaire, en ce qu’elle s’étend de plein droit à toute affaire pour laquelle il n’existe pas de tribunal administratif de premier ressort.
Elle est souveraine, en ce que les décisions du Conseil d’État statuant au contentieux ne peuvent être infirmées ni réformées par aucune autorité juridictionnelle ou gouvernementale, depuis que la loi organique du 24 mai 1872 a définitivement conféré au Conseil d’État un droit de juridiction propre. Lui seul peut réviser ses propres décisions, dans les cas et suivant les procédures spéciales prévus par la loi. Ces caractères de la juridiction du Conseil d’État sont ainsi reconnus par l’article 9 de la loi du 24 mai 1872 : « Le Conseil d’État statue souverainement sur les recours en matière contentieuse [316] administrative et sur les demandes d’annulation pour excès de pouvoir, formées contre les actes de diverses autorités administratives. »
Il y a lieu de distinguer, dans les attributions juridictionnelles du Conseil d’État, celles qu’il exerce : 1° comme juge unique ; 2° comme juge d’appel ; 3° comme juge de cassation.
Attributions du Conseil d’État comme juge unique. — La juridiction exercée par le Conseil d’État, comme juge unique de premier et dernier ressort, comprend les affaires suivantes :
1° — Les recours tendant à l’annulation des actes administratifs entachés d’excès de pouvoir.
Ces recours ne doivent pas être confondus avec les recours en cassation formés contre les décisions juridictionnelles rendues en dernier ressort par les tribunaux administratifs spéciaux, Cour des comptes, conseils de révision, Conseil supérieur de l’instruction publique.
Lorsqu’on se pourvoit en cassation devant le Conseil d’État contre les décisions de ces tribunaux spéciaux, ce pourvoi, analogue au pourvoi en cassation judiciaire, a été nécessairement précédé d’une procédure contentieuse qui a abouti à un jugement définitif ; la juridiction du Conseil d’État ne s’exerce pas alors en premier et dernier ressort, puisque d’autres juridictions ont prononcé avant lui. Au contraire, lorsque le recours en annulation est formé contre un acte administratif, l’action ne naît, la procédure contentieuse ne s’engage que devant le Conseil d’État, qui seul instruit et juge l’affaire ;
2° — Les réclamations formées contre les décisions ministérielles ayant le caractère d’actes de gestion, décisions au quelles l’ancienne doctrine attribuait à tort le caractère de jugements de première instance rendus par le ministre et déférés en appel au Conseil d’État. Ces actes de gestion, qui sont inhérents à la fonction du ministre considéré comme représentant de l’État, chargé d’assurer les services publics, comprennent notamment : la passation, l’exécution, la résiliation des marchés et autres contrats de l’État, la liquidation et le paiement des dettes de l’État, le recouvrement de certaines créances de l’État au moyen d’ordres de reversement [317] ou d’arrêtés de débet, et en général toutes les mesures qui ont pour objet le règlement d’intérêts pécuniaires relatifs aux services publics.
Notons cependant que les actes de gestion, pris dans ce sens général, n’ont pas tous le Conseil d’État pour juge unique. Dans certains cas, ils ont un caractère d’actes de droit commun qui les rend justiciables des tribunaux judiciaires, par exemple, s’il s’agit de locations d’immeubles, de contrats ou de travaux intéressant le domaine privé de l’État. Dans d’autres cas, ils relèvent du conseil de préfecture en première instance, par exemple, lorsqu’il s’agit de décisions ministérielles relatives à des marchés de travaux publics, à des règlements de compte ou à des réclamations d’indemnités se rattachant à ces travaux. La règle d’après laquelle le Conseil d’État prononce en premier et dernier ressort sur le contentieux des actes de gestion accomplis par les ministres, ne doit donc s’entendre que sous réserve de ces compétences particulières ;
3°— Les réclamations formées en matière de pensions civiles et militaires, sans qu’il y ait à distinguer entre les décisions des ministres qui prononcent sur le droit à pension et les décrets du Chef de l’État qui liquident et concèdent la pension. Le Conseil d’État connaît comme juge unique des recours formés contre ces deux espèces de décisions ; les unes et les autres ont le caractère d’actes de gestion et nullement celui de jugements de première instance ;
4° —L’interprétation des actes administratifs dont le sens et laportée donnent lieu à contestation ; mais sous les distinctions suivantes:
Lorsque l’acte à interpréter est un acte émané du Chef de l’État, le Conseil exerce la juridiction interprétative de premier et dernier ressort. Il possède, à l’égard de ces actes, sous le régime de la justice déléguée, les pouvoirs qui appartenaient au Chef de l’État, en son Conseil, sous le régime de la justice retenue. Or, le Chef de l’État, en son Conseil, interprétait ses propres actes et ceux de ses prédécesseurs en vertu du principe ejus est interpretari cujus est condere.
Le Conseil d’État peut aussi être directement saisi par les ministres de demandes tendant à faire interpréter les actes administratifs obscurs dont ils auraient à faire application dans des affaires [318] de leur ressort, pourvu bien entendu que ces actes ne ressortissent pas à d’autres juridictions prévues par la loi.
Mais il y a eu controverse lorsque les questions d’interprétation des actes administratifs se présentent sous forme de questions préjudicielles réservées par les tribunaux au cours d’une instance judiciaire. Nous pensons que ces questions relèvent aussi du Conseil d’État en premier et dernier ressort, en vertu de la juridiction ordinaire que la jurisprudence et la doctrine tendent de plus en plus à lui reconnaître pour les affaires contentieuses que la loi n’a pas déférées à un autre juge. Nous renvoyons l’examen de cette question au paragraphe ci-après relatif aux attributions du Conseil d’État comme juge ordinaire ;
5° — Le contentieux des élections des conseils généraux (loi du31 juillet 1875) ;
6° — Les déclarations de démission prononcées en la forme contentieuse à la requête du ministre de l’intérieur, contre les conseillers généraux, municipaux ou d’arrondissement qui refuseraient de remplir une des fonctions qui leur sont dévolues par la loi (loi du7 juin 1873) ;
7° — Les recours formés par les industriels exploitant ou demandant à exploiter des établissements dangereux, insalubres ou incommodes de première ou de seconde classe, contre les arrêtés par lesquels les préfets refusent d’autoriser lesdits établissements, ou retirent les autorisations données, ou imposent des conditions d’exploitation contestées par l’industriel (décret du 15 octobre1810, art. 7) ;
8°— Les réclamations formées par les conseils municipaux ou par toute partie intéressée contre les arrêtés des préfets prononçant l’annulation des délibérations de ces conseils ou déclarant qu’elles sont nulles de plein droit (loi du 5 avril 1884, art. 67) ;
9° — Les réclamations formées par toute partie intéressée contre les arrêtés préfectoraux refusant d’annuler ou de déclarer nulles de plein droit les délibérations des conseils municipaux qui leur ont été dénoncées comme illégales (loi du 5 avril 1884, art. 66 et67 combinés) ;
10° — Les oppositions formées contre les décrets rendus en Conseil d’État par le Président de la République et autorisant un changement [319] de nom patronymique ou une addition de nom (loi du 11germinal an XI, art. 7) ;
11°— Les infractions aux lois et règlements qui régissent la Banque de France, les contestations relatives à sa police et à son administration intérieures, lorsque le Conseil d’État en est saisi par le ministre des finances ; les contestations s’élevant entre la Banque et les membres de son conseil général, agents et employés, lorsqu’elles sont portées au Conseil d’État par une partie intéressée (loi du 2 mai 1806, art. 21) (1. Cette disposition est à peu près lettre morte. Le Conseil d’État n’a jamais été appelé à se prononcer sur les cas d’infractions aux lois et règlements. Quant aux contestations entre la Banque et ses employés, il n’y en a eu, croyons-nous, qu’un exemple, savoir : une réclamation en matière de pension formée contre la Banque par la veuve d’un employé. (Conseil d’État, 9 février 1883, Doisy). Le Conseil a reconnu, en prononçant sur cette réclamation, que cette attribution, d’ailleurs si exceptionnelle et si rarement exercée, n’a pas cessé de lui appartenir.) ;
12° — Les recours formés en vertu de la loi du 27 avril 1838 (art. 6, 7, 8 et 10), contre les décisions portant suspension ou interdiction de travaux exécutés dans les mines, ou retrait de la concession dans les cas prévus par cette loi et par l’article 49 de la loi du 21 avril 1810.
On voit par rémunération qui précède que les attributions du Conseil d’État, comme juge unique de premier et dernier ressort, sont nombreuses et importantes, tant dans les matières administratives générales que dans les matières spéciales. Rien n’est donc moins exact que cette formule qu’on lit dans quelques traités de droit administratif, que le Conseil d’État est essentiellement une juridiction d’appel.
Attributions du Conseild’État comme juge d’appel. — La juridiction du Conseil d’État comme juge d’appel peut se définir d’un mot. Elle s’étend à toutes les affaires qui sont déférées par la loi aux conseils de préfecture et aux conseils du contentieux des colonies. Ces tribunaux administratifs sont essentiellement des tribunaux de première instance, aucune de leur décision n’est rendue en dernier ressort. C’est là une particularité de la juridiction administrative. Dans l’ordre judiciaire, les tribunaux inférieurs, tribunaux d’arrondissement [320], de commerce ou de paix, ont une juridiction de dernier ressort plus ou moins étendue; il en est autrement en matière administrative : ni les conseils de préfecture, ni les conseils du contentieux des colonies ne possèdent, dans aucun cas, une juridiction de dernier ressort. Quelque minime que soit l’intérêt pécuniaire engagé devant eux — et cet intérêt peut n’être que de quelques centimes dans les contestations en matière d’impôts —l’appel est toujours ouvert devant le Conseil d’État, parce qu’un intérêt public est présumé en jeu dans toutes les affaires.
Cette règle n’est explicitement formulée par aucun texte, mais il n’existe pas non plus de texte attribuant une juridiction de dernier ressort soit aux conseils de préfecture, soit aux conseils du contentieux des colonies dans des affaires déterminées. Parmi les nombreuses dispositions de lois qui défèrent à ces conseils le jugement d’affaires contentieuses, la plupart mentionnent expressément la faculté d’appel au Conseil d’État ; si d’autres sont muettes sur ce recours, on n’en doit jamais induire que l’appel ne serait pas recevable (1. La jurisprudence a fait une application de cette règle dans un cas où des doutes sérieux étaient permis. D’après les articles 6 à 10 de la loi du 13avril 1850 sur les logements insalubres, le conseil de préfecture prononce sur les recours formés contre les décisions de l’autorité municipale prescrivant des travaux à exécuter dans des logements insalubres ou interdisant provisoirement l’habitation. L’article 10 ajoute : « L’interdiction absolue ne pourra être prononcée que par le conseil de préfecture, et, dans ce cas, il y aura recours de sa décision devant le Conseil d’État », ce qui semble bien exclure le recours dans les cas autres que l’interdiction absolue. Néanmoins, et bien que cette interprétation parût confirmée par les travaux préparatoires de la loi de 1850, la jurisprudence du Conseil d’État n’a pas cru pouvoir faire fléchir le principe d’après lequel les conseils de préfecture ne statuent jamais qu’en premier ressort, et elle a admis le recours contre toutes les décisions prévue spar la loi de 1850. (Conseil d’État, 7 avril 1865, De Madre ; 1er août 1884, Thuilleux.)).
Attributions du Conseil d’État comme juge de cassation. —Les attributions du Conseil d’État comme juge de cassation s’exercent à l’égard de tous les tribunaux administratifs statuant en dernier ressort. La juridiction de cassation qui appartient au Conseil d’État a une double base législative. Elle résulte d’abord du principe général posé par la loi des 7-14 octobre 1790, rappelé et confirmé par l’article 9 de la loi du 24 mai 1872, d’après lequel le Conseil [321] d’État est le régulateur suprême des compétences entre les diverses autorités administratives et le juge des excès de pouvoir qu’elles peuvent commettre. Ce principe s’applique aux décisions juridictionnelles aussi bien qu’aux décisions administratives proprement dites, parce qu’il importe également, dans l’un et l’autre cas, de vérifier les compétences et d’assurer l’observation des formes légales. Aussi n’y a-t-il pas de tribunal administratif spécial qui ne soit soumis à ce contrôle du Conseil d’État, de même qu’il n’y a pas de tribunal judiciaire dont les excès de pouvoir ne puissent être réprimés par la Cour de cassation, alors même que les autres violations de la loi échapperaient à sa censure. Un texte n’est donc pas nécessaire pour autoriser le recours en cassation devant le Conseil d’État ; il en faudrait un pour l’interdire, et encore cette interdiction devrait-elle être prononcée en termes formels et explicites. Elle ne résulterait pas, par exemple, d’une disposition législative portant que telle juridiction spéciale rend des décisions « définitives», qu’elle prononce « sans recours ». Ces expressions ne doivent être entendues que comme interdisant l’appel, mais non le recours en cassation. Nous aurons à revenir sur cette règle et à en montrer d’intéressantes applications, lorsque nous traiterons du contentieux de l’annulation.
La juridiction de cassation du Conseil d’État repose en outre sur des textes spéciaux, parmi lesquels on peut citer l’article 17 de la loi du 16 septembre 1807, relatif à l’annulation des arrêts de laCour des comptes, et l’article 32 de la loi du 15 juillet 1889, relatif à l’annulation des décisions des conseils de révision. Ces textes ont eu moins pour effet d’autoriser, à l’égard de ces juridictions administratives, l’annulation pour excès de pouvoir qui résultait suffisamment des principes généraux, que de préciser les conditions dans lesquelles le recours s’exerce, et de l’étendre à des cas de violation ou de fausse application de la loi.
C’est aussi comme juge de cassation que le Conseil d’État connaît des pourvois dans l’intérêt de la loi que les ministres peuvent former devant lui. Les ministres ont des pouvoirs généraux de surveillance et de contrôle, qui les ont fait considérer par la jurisprudence du Conseil d’État comme possédant, à l’égard des juridictions [322] administratives, des attributions analogues à celles qui. permettent au ministre de la justice de provoquer, et au procureur général près la Cour de cassation de requérir, la cassation dans l’intérêt de la loi. D’après cette jurisprudence, chaque ministre peut directement demander au Conseil d’État l’annulation, dans l’intérêt de la loi, des décisions juridictionnelles qui intéressent son département. Il peut exercer ce recours même contre des décisions dont il aurait eu le droit d’interjeter appel, sans qu’on puisse lui reprocher, comme on le ferait aux parties, de n’avoir pas eu recours à cette voie de réformation. Mais la chose jugée demeure acquise aux parties et l’annulation obtenue par le ministre ne peut leur préjudicier. C’est en effet le propre de cette annulation de constituer une censure purement doctrinale infligée à la décision qui viole la loi, et non une infirmation de ses effets légaux.
Juridiction ordinaire du Conseil d’État. — Le Conseil d’État possède-t-il, en dehors des attributions que nous venons d’énumérer, une juridiction ordinaire, c’est-à-dire le droit de statuer sur les litiges administratifs auxquels la loi n’a pas assigné d’autre juge ? Cette question a été longtemps débattue; elle est aujourd’hui résolue dans le sens de l’affirmative par la jurisprudence du Conseil d’État. Mais pour apprécier la solution qui a prévalu et pour en déterminer la portée, il faut d’abord se garder d’une confusion entre la notion du juge ordinaire en matière administrative et en matière judiciaire.
Devant les tribunaux judiciaires toute partie peut citer directement son adversaire et exposer de piano au juge ses prétentions et ses griefs ; on appelle juge ordinaire celui qui peut apprécier toutes les demandes, quelles qu’elles soient, par cela seul que la loi n’en a pas déféré le jugement à une juridiction spéciale, qui n’est alors qu’un juge d’exception à l’égard du juge ordinaire : c’est ainsi que le tribunal civil d’arrondissement, juge ordinaire, a plénitude de juridiction dans toutes les affaires qui n’ont pas été attribuées aux tribunaux de commerce, aux juges de paix, ou à d’autres juridictions spéciales.
Devant les tribunaux administratifs les parties ne sont pas admises, en général, à citer directement l’administration et à formuler [323] de plano leurs réclamations contre elle. L’objet du débat contentieux est une décision préalablement prise par un administrateur et que la partie critique comme contraire à son droit. Cette décision est, en quelque sorte, la matière première du débat contentieux; si elle n’existe pas il faut que la partie la provoque afin de pouvoir la dénoncer au juge. Cela est d’ailleurs conforme à la notion même du contentieux administratif, qui naît d’une opposition entre l’action administrative manifestée par un acte de gestion ou de puissance publique, et le droit d’une partie qui se prétend lésée par cette action. L’expression de « juge ordinaire du contentieux administratif » doit donc être comprise comme si l’on disait : « Juge ordinaire des décisions administratives qui donnent lieu à réclamation contentieuse. »
Ainsi entendue, cette fonction juridictionnelle générale appartient au Conseil d’État, qui est le véritable juge des décisions administratives — actes de gestion ou de puissance publique, — toutes les fois qu’une autre juridiction n’a pas reçu mission d’en connaître. Cette idée s’accorde d’ailleurs avec la disposition de la loi du 24 mai 1872 (art. 9), d’après laquelle le Conseil d’État« statue souverainement sur les recours en matière contentieuse administrative ».
La doctrine moderne a donc avec raison renoncé à l’idée antérieurement admise, d’après laquelle les ministres étaient considérés comme juges ordinaires, parce que l’on confondait avec une fonction juridictionnelle le droit qu’ils ont de prendre des décisions au nom de l’État et de réformer les actes de leurs subordonnés.
Nous examinerons plus loin, avec les développements qu’elle comporte, la question des attributions ministérielles en matière contentieuse. Nous verrons que ces attributions, quelque nombreuses et importantes qu’elles soient, ne sont pas celles d’un juge, ni surtout d’un juge ordinaire. Il y a, en effet, beaucoup d’affaires administratives contentieuses qui échappent à la compétence ministérielle; leur nombre n’a pas cessé de s’accroître depuis que les conseils généraux, les commissions départementales, les conseils municipaux, les maires, ont été investis d’un droit de décision propre; qui échappe à tout droit de réformation du pouvoir central. Les décisions de ces autorités décentralisées pouvant léser des [324] droits et échappant à l’autorité ministérielle, il a bien fallu trouver, en dehors des ministres, un juge ordinaire compétent pour en connaître. Ce juge ne pouvait être ni le conseil de préfecture dont les attributions, sont limitées par la loi, ni l’autorité judiciaire qui est incompétente pour statuer sur des litiges administratifs ; on a été ainsi naturellement amené à reconnaître au Conseil d’État cette juridiction générale, afin d’éviter qu’il n’y eût déni de justice faute de juge.
Le principe de cette juridiction étant reconnu, la jurisprudenceen a fait d’intéressantes applications.
Un des cas qui se sont le plus souvent présentés est celui où une partie, se prétendant lésée par une décision émanée des représentants du département ou de la commune, réclame une indemnité. On s’était d’abord demandé si les réclamations de cette nature ne relevaient pas de l’autorité judiciaire ; mais le tribunal des conflits n’a pas hésité à répondre négativement toutes les fois qu’elles avaient pour objet un acte administratif, par exemple l’usage qu’un maire fait de ses pouvoirs hiérarchiques en suspendant ou en révoquant un employé municipal (1. Tribunal des conflits, 27 décembre 1879, Guidet; 7 août 1880, Le Goff. L’incompétence de l’autorité judiciaire a été également reconnue par plusieurs arrêts de la Cour de cassation, civ. rej., 7 juillet 1880 (Cadot) et Cour d’Aix, 8 août 1878 (même partie).).
Dans ces cas, le Conseil d’État s’est reconnu compétent comme juge ordinaire, et il a trouvé des éléments suffisants de débat contentieux dans la décision rendue par le maire et dans l’opposition qui y est faite par la partie. Cette doctrine s’est affirmée par un arrêt du 13 décembre 1889 (Cadot) qui est, quoique très concis, un véritable arrêt de principe ; il constate que « du refus du maire et du conseil municipal de Marseille de faire droit à la réclamation du sieur Cadot il est né entre les parties un litige dont il appartient au Conseil d’État de connaître (2. Voy., dans le même sens, les arrêts du 6 novembre 1891 (Dardenne), et du 13 mai 1892 (Richard). La solution qui a ainsi prévalu est celle que nous avions proposée dans notre première édition (t. I, p. 411), où nous écrivions: «On n’a qu’à agir à l’égard de la commune comme on agit à l’égard de l’État, c’est-à-dire provoquer une décision de son représentant légal. Quand le maire se sera prononcé sur la demande d’indemnité formée contre la commune à raison d’actes administratifs émanés de ses agents, il existera une décision susceptible de recours contentieux, et nous ne voyons pas pourquoi cette décision ne pourrait pas être déférée directement au Conseil d’État, puisque ni le préfet, ni le ministre, ni le Conseil de préfecture, ni les tribunaux judiciaires n’ont qualité pour en connaître. ») ».[325] Le Conseil d’État a fait application de la même doctrine et s’est reconnu compétent pour connaître du litige dans les contestations suivantes : — Réclamation d’un particulier contre une décision définitive d’un conseil général, refusant une allocation à laquelle il prétendait avoir droit (9 décembre 1892, Bories) ; — Réclamation de pasteurs protestants contre des décisions de l’autorité municipale, refusant de leur allouer une indemnité de logement (3 février 1893, Consistoire de l’Église réformée de Paris) ; —Réclamation formée par un département contre un autre département, pour le compte duquel il prétendait avoir acquitté les frais de séjour d’un aliéné dans un asile départemental, et à qui il en demandait le remboursement (20 avril 1894 et 30 novembre 1894, département de la Seine) (1. L’arrêt du 20 avril 1894 contient un considérant qui refuse tout caractère juridictionnel à la décision que le ministre de l’intérieur avait prise dans cette affaire, et qui confirme la théorie du « litige » né d’une opposition entre la réclamation et la décision administrative qui refuse de l’accueillir. — « Considérant que le préfet de la Seine ayant saisi le préfet de l’Aisne d’une demande tendant au remboursement par le département de l’Aisne des dépenses d’entretien de la mineure Luten dans un asile d’aliénés du département de la Seine, le préfet de l’Aisne agissant au nom du département a refusé de satisfaire à cette réclamation ; que de ce refus il est né entre les deux départements un litige dont il appartient au Conseil d’État de connaître. »); — Réclamations formées devant le Conseil d’État, sans recours préalable au ministre, contre des décisions préfectorales refusant de liquider des pensions auxquelles des employés communaux prétendaient avoir droit (24 juin 1881, Bougard) (2.La matière des pensions communales est l’une des premières dans lesquelles le Conseil d’État s’est affranchi de l’ancienne doctrine du ministre-juge et s’est reconnu le droit de statuer directement et omisso medio sur les recours formés contre les décisions des préfets rejetant la demande de pension (12 août 1868, Pétiaux; — 7 avril 1869, Ville de Nîmes; —16 janvier 1874, Ville de Lyon). Ces arrêts n’étaient encore qu’implicites ; l’arrêt du 24 juin 1881 (Bougard) a le premier affirmé la doctrine, en rejetant une fin de non-recevoir opposée à la requête par le ministre de l’intérieur et tirée de ce que « la décision du préfet n’étant pas définitive ne pouvait être déférée directement au Conseil d’État ». L’arrêt répond que « si l’arrêté attaqué pouvait être déféré au ministre de l’intérieur, il n’en avait pas moins, à l’égard du requérant, le caractère d’une décision de nature à être déférée directement au Conseil d’État par la voie contentieuse. » Celte dénégation de la doctrine du ministre-juge et cette affirmation de la juridiction directe du Conseil d’État sont aussi résultées d’arrêts plus récents : 11 janvier 1884, Grosjean ;— 8 février 1889, Guy.).
La juridiction ordinaire du Conseil d’État a aussi reçu d’importantes [326] applications dans les questions d’interprétation contentieuse, lorsqu’elles se présentent sous forme de questions préjudicielles renvoyées par un tribunal judiciaire à l’examen de l’autorité administrative.
L’ancienne jurisprudence, appliquait la règle: ejus interprétairi cujus est condere à toutes les questions d’interprétation préjudicielle, soit qu’il s’agît de déterminer le sens d’un acte obscur, soit qu’il s’agît d’apprécier la validité d’un acte dont la force légale était contestée. Dans ces différents cas il fallait d’abord interroger l’auteur de l’acte, puis déférer sa décision à son supérieur hiérarchique, avant de pouvoir porter la question devant le Conseil d’État (1. Conseil d’État 13 novembre 1874, commune de Sainte-Marie-du-Mont; —26 janvier 1877, Compans, et nombreux arrêts antérieurs.). De là des lenteurs qui tenaient trop longtemps en suspens les instances judiciaires interrompues pour le jugement d’une question préjudicielle.
Grâce à la doctrine de la juridiction ordinaire du Conseil d’État, les procédures administratives ont pu être de plus en plus simplifiées. La jurisprudence a d’abord fait une distinction entre les questions de validité d’actes administratifs et les questions d’interprétation proprement dite. Tout en décidant que la règle ejus interpretari demeure applicable à ces dernières, elle a admis qu’elle ne s’impose pas pour les autres, car s’il est rationnel d’interroger l’autorité qui a fait un acte sur le sens qu’elle entend lui donner, il est moins naturel de s’adresser à elle pour savoir si l’acte est légal et si son auteur a ou non violé la loi. C’est pourquoi le Conseil d’État se reconnaît compétent, en vertu de sa juridiction ordinaire, pour connaître directement des questions de validité (2. Conseil d’État, 28 avril 1882, Ville de Cannes; —12 juin 1891, commune de la Seyne.). Dans ce cas, l’élément essentiel du débat contentieux, c’est-à-dire une décision litigieuse, est directement fourni par la décision administrative dont la valeur légale est contestée.
Lorsqu’il s’agit d’interprétation proprement dite, l’idée de la juridiction ordinaire a été également admise, mais en se combinant avec la règle ejus interpretari. Aussi le Conseil d’État s’est-il refusé, jusque dans ces dernières années, à statuer directement sur les [327] questions préjudicielles d’interprétation ; il a exigé qu’elles fussent d’abord l’objet d’une décision émanée de l’auteur de l’acte ;mais, une fois cette décision rendue, il s’est reconnu compétent pour en connaître directement, omisso medio, sans recours préalable aux supérieurs hiérarchiques (1. Conseil d’État, 9 mars 1877, Brescon; — 4 avril 1884, Rivier.).
Cependant un arrêt du 15 février 1895 (Camblong) paraît inaugurer une application plus large encore de la juridiction ordinaire, car il interprète directement un acte, renvoyé par un jugement de sursis à l’autorité administrative, et qui n’avait fait l’objet d’aucune décision interprétative émanée de l’auteur de l’acte.
Bien que l’extension de jurisprudence résultant de cet arrêt ne soit qu’implicite et ne se manifeste par aucune déclaration doctrinale, elle ne nous paraît pas moins réelle, et nous pensons qu’elle est entièrement justifiée. Elle l’est assurément au point de vue de la bonne expédition des affaires, car on obtient ainsi, pour la solution des questions d’interprétation, la même simplification de procédure que pour les questions de validité. Elle nous paraît également justifiée au point de vue du droit, car dans un cas comme dans l’autre on est en présence d’une décision administrative contestée, qui est la décision même que l’autorité judiciaire a réservée et pour laquelle elle a affirmé la nécessité d’une interprétation contentieuse. A la vérité la règle ejus interpretari est ici laissée de côté ; mais est-ce une règle tellement impérieuse qu’elle doive faire échec à une conséquence rationnelle, et favorable à la prompte expédition des affaires, de la doctrine qui reconnaît au Conseil d’État le caractère de juge ordinaire ? (2. Nous aurons à revenir sur ces questions dans notre livre VII consacré au contentieux de l’interprétation. (Tome II.))
III. – PROCÉDURE
Représentation par avocat. — La représentation des parties par un mandataire ad litem, exclusivement choisi parmi les avocats au Conseil d’État et à la Cour de cassation, était une règle absolue sous la législation de 1806 : « Il y aura des avocats en notre Conseil [328], lesquels auront seuls le droit de signer les mémoires et requêtes des parties en matières contentieuses de toute nature (décret du 11 juin 1806, art. 33).— Les avocats en notre Conseil auront le droit exclusif de faire tous actes d’instruction et de procédure devant la section du contentieux (art. 44). » — Les ministres seuls, d’après cette législation, étaient dispensés du ministère d’un avocat et pouvaient former des recours ou y défendre par de simples rapports ou observations (art. 16 et 17).
La première exception à cette règle, en ce qui concerne les parties privées, remonte à la loi du 28 juillet 1824 qui dispensait de tous frais les réclamations en matière de prestations pour les chemins vicinaux. Depuis 1830 des exceptions assez nombreuses ont été faites, notamment dans les affaires suivantes : les contributions directes et taxes assimilées ; — les élections aux conseils généraux, municipaux et d’arrondissement, auxquelles se sont ajoutées les élections des membres des conseils de prud’hommes, des maires, des adjoints, des délégués sénatoriaux ; —les contraventions de grande voirie ; —les pensions civiles et militaires ; —les recours pour excès de pouvoir.
Dans ces diverses catégories d’affaires, le ministère de l’avocat est purement facultatif ; les parties peuvent signer elles-mêmes leurs requêtes et leurs défenses ou les faire signer par un mandataire muni d’une procuration spéciale.
Malgré ces nombreuses exceptions, la représentation par avocat reste la règle; un texte est nécessaire pour en dispenser les parties. Le Conseil d’État refuse d’étendre cette dispense par voie d’analogie; il a déclaré non recevables des recours introduits sans le ministère d’un avocat en matière d’élections au Conseil supérieur de l’instruction publique (1. Conseil d’État, 16 novembre 1883, Picard.), des recours formés contre des décisions administratives en dehors du cas d’excès de pouvoir (2. Conseil d’État, 12 mars 1880, Dancy.), des réclamations en matière d’associations syndicales, de pâturage, etc., portant sur des questions autres que l’assiette et le recouvrement des taxes (3. Conseil d’État, 1er décembre 1882, Pinçon.).
Dans les affaires où les parties sont dispensées du ministère de [329] l’avocat, ont-elles le droit de présenter elles-mêmes des observations orales ? Ou bien peuvent-elles, à défaut d’un droit, obtenir cette faculté en vertu d’une autorisation du président ?
Le droit de plaider devant le Conseil d’État ne saurait être reconnu aux parties. Il ne leur a été donné par aucun texte ; toutes les dispositions législatives qui, depuis l’ordonnance de 1831, ont prévu les observations orales devant le Conseil d’État, n’ont jamais parlé que d’observations présentées « par les avocats des parties ». D’un autre côté les observations orales supposent nécessairement une audience publique ; or, toutes les affaires sans avocat peuvent être jugées en séance non publique par la section du contentieux. Ajoutons que ni les lois organiques, ni les règlements du Conseil n’ont jamais prévu la convocation des parties à l’audience ; il a même été jugé qu’il n’y a pas lieu de leur communiquer les questions dans lesquelles le rapporteur résume les points de fait et de droit posés par le rapport, parce que la communication de ces questions n’est faite aux avocats qu’en vue des observations orales qu’ils peuvent seuls présenter (1. Conseil d’État, 7 août 1883, Bertot.).
A défaut du droit que la loi refuse aux parties, celles-ci pourraient-elles obtenir du président l’autorisation de présenter des observations à l’audience ? La question est plus délicate. M. de Cormenin nous apprend qu’elle a été résolue affirmativement peu après la mise en vigueur de l’ordonnance de 1831. « Le président du Conseil d’État, écrivait-il en 1840, admet quelquefois discrétionnairement les parties elles-mêmes, sur leur demande, à présenter devant l’assemblée du Conseil des observations orales. Il y a de cela quatre exemples depuis l’établissement des audiences publiques (2. Cormenin, Droit administratif, p. 44, note 3, édit. de 1840.). » Cette tolérance ne semble pas s’être prolongée. On nous a assuré qu’elle n’avait jamais été admise de 1852 à 1870 ; elle ne l’a pas été non plus depuis 1872, bien que le président en ait été quelquefois sollicité. Cependant le Tribunal des conflits, dont les audiences sont soumises aux mêmes règles que celles du Conseil d’État (3. L’article 8 du règlement du 28 octobre 1849 (art. 8) dispose que «immédiatement après le rapport, les avocats des parties peuvent présenter des observations orales ».), n’a pas pensé qu’il lui fût interdit d’entendre les observations [330] orales d’une partie ; une décision du 17 avril 1886 (O’Carroll) porte la mention de cette audition, d’autant plus digne de remarque qu’il n’y a pas à proprement parler de parties devant le Tribunal des conflits, où le débat s’agite entre les autorités administrative et judiciaire. Ces précédents sont certainement de nature à faire hésiter sur une solution absolue. Personnellement, nous doutons que le président puisse autoriser une partie à présenter elle-même des observations à l’audience, car on pourrait voir là une atteinte portée au droit exclusif que les avocats tiennent de la loi ; mais on ne pourrait refuser au Conseil lui-même la faculté d’ordonner ou d’autoriser l’audition d’une partie, non comme un élément du débat oral prévu par la loi, mais comme une mesure spéciale d’instruction commandée par les circonstances (1. C’est aussi dans ce sens, croyons-nous, que doit être entendue la décision précitée du Tribunal des conflits du 17 avril 1886. ).
Pourvois formés par les ministres. — Les ministres sont dispensés du ministère d’un avocat, soit pour former un pourvoi, soit pour y défendre. Ils sont également dispensés de tous droits de timbre et d’enregistrement. Leurs recours sont introduits sous forme de mémoires ou rapports : cette dernière dénomination est même la seule que le décret du 22 juillet 1806 ait employée, et elle se justifiait par cette idée que les ministres, même quand ils formaient des recours contentieux, ne faisaient que présenter un rapport au Chef de l’État pour lui proposer une décision à rendre dans l’exercice de sa justice retenue. Cette idée ne pourrait plus être admise depuis que le Conseil d’État est investi d’un droit de juridiction propre.
Mais si l’on doit reconnaître que les recours des ministres, quelle qu’en soit la forme, sont de véritables actes de procédure contentieuse, ils n’en sont pas moins des actes de l’autorité ministérielle pour lesquels ils ne peuvent être suppléés par aucun fonctionnaire de leur département, par aucun chef de service de leur ministère : aussi le Conseil d’État n’a-t-il jamais hésité à déclarer non recevables les pourvois qui ne portaient pas la signature du ministre, même si le signataire déclarait agir par autorisation ou [331] délégation (1. Cette jurisprudence a été appliquée : à des recours formés par le Directeur des chemins de fer au nom du ministre des travaux publics (21 novembre 1890 et 16 janvier 1891, ministre des travaux publics); — par le sous-secrétaire d’Etat des colonies (27 juillet 1888, Lacarrière); — par un adjoint au contrôle au nom du ministre de la guerre (9 décembre 1892, ministre de la guerre).). Ces pourvois ne peuvent devenir valables que si le ministre déclare se les approprier avant l’expiration du délai pendant lequel ils peuvent être introduits.
En ce qui touche la plaidoirie, aucun texte n’a dispensé les ministres de recourir aux membres du barreau. On doit aussi noter que le droit de plaider étant étroitement lié au droit de conclure, les ministres ne peuvent se faire représenter à la barre que dans les affaires où ils ont qualité pour prendre des conclusions comme représentants de l’État ou de la puissance publique, et non dans celles où ils n’émettent qu’un avis sur un litige entre parties.
Procédure écrite. —La procédure devant le Conseil d’État est essentiellement écrite. Elle doit s’engager et se clore devant la section du contentieux. Des conclusions qui seraient prises à la barre, après la lecture du rapport, seraient non avenues. Il en serait de même des productions de pièces. L’avocat doit s’interdire la lecture de tout document, correspondance, etc., qui n’aurait pas fait l’objet d’une production régulière devant la section du contentieux (2. Conseil d’État, 20 février 1862, avoués d’Annecy; —30 juin 1876, Charlier.).
Le Conseil d’État a toujours exigé la stricte application de ces règles qu’il considère comme une précieuse garantie de bonne justice, parce qu’elles rendent toute surprise impossible. A l’audience du Conseil d’État du 5 mai 1883, un avocat ayant produit, au cours de ses observations orales, une pièce importante qui n’avait pas été versée au dossier et dont la section du contentieux n’avait pas eu connaissance, le Conseil délibéra séance tenante sur l’incident et décida que l’affaire serait remise pour que la pièce fût régulièrement produite. L’instruction fut rouverte devant la section du contentieux, puis l’affaire fut reportée à l’audience où elle fut l’objet d’un nouveau rapport et d’un nouveau débat oral suivi de conclusions du commissaire du Gouvernement (3. Conseil d’État, 15 juin 1883, Société du matériel agricole.).
[332] Quelle est la marche de la procédure écrite? Bornons-nous à en marquer les phases essentielles d’après les règles ordinaires tracées par le décret du 22 juillet 1806, et sans nous arrêter aux procédures spéciales qui sont suivies pour certaines natures d’affaires (1. Ces procédures seront indiquées au tome II, quand nous traiterons des réclamations contentieuses qui les comportent : contentieux des contributions directes, des élections, recours pour excès de pouvoir, contraventions de voirie, etc..).
Introduction du recours. —L’instance s’engage, non par une assignation signifiée par le demandeur au défendeur, mais par une requête adressée au Conseil d’État et à laquelle doit être jointe une expédition de la décision attaquée. Cette requête est l’acte introductif d’instance ; elle constitue le recours ou pourvoi. Ces deux expressions sont à peu près synonymes dans les textes et dans la pratique : « Le recours au Conseil, dit l’article 11 du décret du 22 juillet 1806, ne sera pas recevable, etc.. » et l’article 12 ajoute : « lorsque sur un semblable pourvoi il aura été rendu, etc… » Soixante ans après, même indifférence sur l’emploi de ces termes : l’article 1er du décret du 2 novembre 1864 parle des recours en matière de pension, des recours pour excès de pouvoir, et il ajoute que ces pourvois peuvent être formés sans l’intervention d’un avocat. Ne pourrait-on pas rendre cette terminologie un peu plus rigoureuse, en appelant pourvois les appels ou les pourvois en cassation formés contre les décisions juridictionnelles des tribunaux administratifs, et recours les réclamations directement formées devant le Conseil d’État contre les actes et décisions des autorités administratives?
D’après l’article 11 du décret du 22 juillet 1806, les recours ou pourvois doivent être formés, sous peine de déchéance, dans le délai de trois mois à partir de la notification de la décision attaquée. Cette règle, d’abord générale, a subi de nombreuses dérogations, surtout depuis que le délai des pourvois contre les décisions des conseils de préfecture a été réduit à deux mois par la loi du 22 juillet 1889 (2. Antérieurementà la loi de 1889, l’article 88 de la loi départementale du 10 août 1871 a fixé à deux mois le délai du recours formé contre les décisions des commissions départementales; l’article 40, §2, de la loi municipale du 5 avril 1884, a réduità un mois le délai des recours dirigés contre les décisions des conseils de préfecture rendues en matière d’élections municipales.). La déchéance résultant de l’expiration du délai[333]est d’ordre public ; elle doit être appliquée d’office par le Conseil, alors même qu’elle n’est pas opposée par les parties ou par le ministre.
Le point de départ du délai est la notification de la décision attaquée (art. 11 du décret de 1806), notification qui doit être faite par huissier quand elle émane d’une partie (1. Conseil d’État, 2 février 1877, Lefèvre-Deunier; —16 février 1878, Hütz.), mais qui peut être faite en forme administrative quand elle émane d’une administration publique (2. Conseil d’État, 13 août 1863, de Gromard.). Pour les ministres la règle n’est pas aussi simple. Une jurisprudence très ancienne, et maintenue par le Conseil d’État malgré des contestations élevées par quelques départements ministériels, décide que la notification d’une décision de conseil de préfecture, faite par le ministre ou par le préfet au nom de l’État, fait courir le délai du pourvoi contre le ministre (3. Conseil d’État, 15 mars 1889, ministre des travaux publics c. Leglos. —Cette règle a été expressément consacrée par l’article 59 de la loi du 22 juillet 1889 sur la procédure des conseils de préfecture.). C’est une dérogation à la règle que « nul ne se forclot soi-même » ; cette dérogation a paru nécessaire pour éviter que les parties ne fussent obligées de notifier à leurs frais à l’administration des décisions que celle-ci a mission de leur faire connaître.
Cependant, en matière de contributions directes le délai ne court pas contre le ministre des finances du jour où le directeur des contributions du département a notifié la décision au contribuable, parce que cet agent ne peut être considéré comme un représentant de l’État ; le délai ne court que de la réception de la décision par le ministre des finances. Enfin, en matière de contraventions de voirie, le délai court pour le ministre du jour même où la décision a été rendue (4. Loi du 22 juillet 1889, art. 59, §2.), par analogie avec la règle admise devant les tribunaux judiciaires de répression pour les appels a minima du ministère public ; en effet, l’autorité publique est toujours présumée présente au jugement des infractions qu’elle poursuit.
Le recours au Conseil d’État n’est pas suspensif. Cette règle, posée [334] par l’article 3 du décret du 22 juillet 1806, rappelée et confirmée par l’article 24 de la loi du 24 mai 1872, est une des règles fondamentales de la procédure administrative. Il ne peut y être dérogé qu’en vertu de dispositions formelles de la loi (1. Il n’existe d’exemple de ces dérogations que dans des procédures spéciales. On peut citer : l’article 88 de la loi départementale du 10 août 1871, sur les recours formés contre les décisions des commissions départementales; —l’article 54 de la loi du 22 juin 1833, sur les recours formés contre les décisions des conseils de préfecture annulant des élections au conseil d’arrondissement; —l’article 40 de la loi du 5 avril 1884 qui consacre une disposition semblable en matière d’élections municipales.).
Toutefois l’application de cette règle peut être tempérée par la faculté que l’article 3 du décret de 1806 donne au Conseil d’État d’ordonner qu’il sera sursis à l’exécution de la décision attaquée. Le Conseil d’État n’est pas tenu de statuer sur toutes les conclusions de sursis qui sont prises devant lui : un arrêt est toujours nécessaire pour accorder un sursis, il ne l’est pas pour le refuser. Il suffit, dans ce dernier cas, de laisser la procédure suivre son cours. La section du contentieux apprécie si elle doit ou non proposer le sursis à l’assemblée du contentieux ; elle ne doit la saisir que si elle conclut au sursis (2. Cette règle résulte de l’article 3, §2, du décret du 22 juillet 1806, d’après lequel « lorsque l’avis de la commission (du contentieux) sera d’accorder le sursis, il en sera fait rapport au Conseil d’État qui prononcera ». La jurisprudence du Conseil d’État ne tend pas à accorder facilement le sursis. Elle s’y refuse toujours lorsqu’il s’agit de décisions des conseils de préfecture ; on sait d’ailleurs que la loi du 24 mai 1872 (art. 24) a autorisé ces conseils à subordonner l’exécution provisoire de leurs décisions à la charge de donner caution ou de justifier d’une solvabilité suffisante, faculté dont ils semblent peu portés à user. Les rares décisions de sursis qui ont été rendues par le Conseil d’État ne visent guère que des actes administratifs attaqués pour excès de pouvoir ; dans ce cas, deux conditions sont requises pour que le sursis puisse être ordonné : qu’il y ait des griefs sérieux articulés contre l’acte et que l’exécution provisoire risque de causer à la partie un préjudice irréparable. (Conseil d’État, 23 novembre 1888, Sœurs hospitalières de l’Hôtel-Dieu;—5 mai 1893, Chemin de fer du Nord.)). Entre ces décisions, l’une implicite, l’autre expresse, la pratique autorise une solution intermédiaire qui consiste à donner une forme particulière à la communication faite au ministre par la section du contentieux. La section peut ordonner que le dossier sera communiqué au ministre « en appelant son attention sur la demande de sursis » et provoquer ainsi, sans arrêt, un sursis administratif que le ministre prescrit aux autorités [335] compétentes. Mais, dans ce cas, l’ordre de sursis émane du ministre, qui n’est pas obligé de le donner.
Communication au défendeur et au ministre. —La requête déposée au secrétariat du contentieux ne s’adresse qu’au Conseil d’État ; pour qu’elle atteigne le défendeur, il faut qu’elle lui soit signifiée en vertu d’une ordonnance de soit-communiqué qui est rendue par le président de la section du contentieux et que le demandeur doit mettre à exécution dans un délai de deux mois, sous peine d’être déchu de son pourvoi (1. Le décret du 2 novembre 1864 (art. 3) a réduit à deux mois le délai d’abord fixé à trois mois par le décret du 22 juillet 1806. — Sur l’application de cette déchéance, Voy. Conseil d’État, 9 août 1870, Alazard; —13 mars 1885, Elleaume.).
Le défendeur mis en cause par la signification de l’ordonnance de soit-communiqué et de la requête introductive d’instance, est tenu de constituer avocat et de fournir ses défenses dans un délai de quinze jours auquel s’ajoutent, s’il y a lieu, des délais de distance (2. Décret du 22 juillet 1806, art. 4.). Le débat contradictoire est ainsi lié entre les parties.
Il ne suffit pas que les parties soient en présence et échangent leurs moyens. Toutes les contestations portées devant le Conseil d’État, même quand elles s’agitent entre parties privées, touchent par quelque point à l’intérêt public. Cet intérêt doit être représenté par le ministre auquel ressortit le service intéressé. Il a connaissance du litige par l’envoi que la section du contentieux lui fait du dossier. Les observations qu’il présente en réponse à cette communication n’ont pas le caractère de conclusions, mais seulement celui d’un avis administratif. Elles sont toujours communiquées aux avocats des parties pour y faire telle réponse qu’ils jugent convenable.
Lorsqu’il ne s’agit pas d’affaires entre parties, mais de contestations entre une partie et l’État, ou bien de recours en annulation d’actes administratifs, la communication faite au ministre ne tend pas à provoquer un simple avis, mais de véritables conclusions ; elle a donc le caractère d’une mise en cause, quoiqu’elle se fasse également en forme administrative et sans ordonnance de soit-communiqué.
[336] On s’est quelquefois plaint que la communication des dossiers aux ministres entraînât des retards préjudiciables à l’expédition des affaires. Pour y remédier, le décret du 2 novembre 1864 (art. 8) a autorisé la section du contentieux à fixer un délai dans lequel les réponses et observations doivent être produites. Ce délai est ordinairement fixé à quarante jours. Dans la pratique, il est rarement observé. Il est d’ailleurs dénué de sanction ; le président de la section du contentieux ne peut guère, lorsque le délai est expiré, qu’adresser au ministre une « lettre de rappel ». La section peut aussi, lorsque les circonstances lui paraissent l’exiger, ordonner le rétablissement du dossier dans un délai déterminé. A défaut de sanction effective, l’inexécution de l’ordonnance pourrait mettre en jeu la responsabilité du ministre intéressé, comme l’inexécution de toute autre décision d’une juridiction contentieuse (1. Voy. ci-après, pages 347 et suiv.).
Mesures d’instruction. —Le Conseil d’État peut, comme toute juridiction, recourir aux mesures d’instruction qui sont de nature à l’éclairer. Ces mesures peuvent être ordonnées soit par la section du contentieux pendant la période d’instruction, soit par l’assemblée du contentieux quand l’affaire est portée à l’audience. Dans le premier cas, les vérifications sont prescrites par une ordonnance du président de la section du contentieux prise en exécution d’une décision de la section ; dans le second cas, par un arrêt avant faire droit qui est interlocutoire ou purement préparatoire, selon qu’il préjuge ou non le fond.
Quelles sont ces mesures d’instruction? L’article 14 du décret du 22 juillet 1806 admet d’une manière générale toutes les vérifications qui seraient jugées nécessaires et remet au Conseil lui-même le soin d’en déterminer les formes. Ce texte dispose : « Si, d’après l’examen d’une affaire, il y a lieu d’ordonner que des faits ou des écritures soient vérifiés ou qu’une partie soit interrogée, le grand juge désignera un maître des requêtes ou commettra sur les lieux ; il réglera la forme par laquelle il sera procédé à ces actes d’instruction. » Le grand juge, qui présidait la commission du contentieux sous le régime du décret de 1806, est aujourd’hui [337] remplacé par le président de la section du contentieux, à qui il appartient d’ordonner les vérifications demandées par la section. Ces vérifications peuvent porter sur les faits, sur les écritures, sur les dires des parties interrogées à cet effet. La marche de l’instruction n’étant pas tracée par le règlement, il appartient à la section — ou à l’assemblée du contentieux, si c’est elle qui ordonne la mesure d’instruction — de la déterminer ; elles doivent s’inspirer pour cela des règles substantielles édictées par le Code de procédure civile pour les mesures analogues, mais elles ne sont point tenues d’appliquer les règles secondaires et de forme (1. Conseil d’État, 1er mars 1895, Filliatraud et nombreux arrêts antérieurs.).
Ainsi, la section ou le Conseil pourra ordonner des expertises, des visites de lieux (2. Conseil d’État, 14 juillet 1831, Mayet ; —5 juillet 1855, Porro; —16 mai 1879, Radiguet; —22 juillet 1881, Duval.), des enquêtes (3. Conseil d’État, 21 novembre 1871, élections de Sainl-Nizier-d’Azerques;—11février 1881, élections de Castres; —9 février 1877, Violet.), des vérifications d’écriture, des interrogatoires sur faits et articles (4. Conseil d’État, 9 février 1877, Violet.), en ayant soin d’assurer le caractère contradictoire de ces mesures d’instruction et les formes essentielles destinées à le réaliser. C’est pourquoi les parties doivent être appelées à désigner leurs experts ; à appeler leurs témoins, s’il s’agit d’enquêtes ; à suivre les opérations en personne ou par représentants, s’il s’agit de visites de lieux. En outre, les résultats de toute mesure d’instruction doivent être consignés dans un procès-verbal ou rapport écrit, qui est versé au dossier et peut être consulté et discuté par les parties. En dehors de ces formes substantielles, le Conseil d’État ne se considère pas comme lié par les dispositions du Code de procédure : ainsi il prescrit le serment aux experts, mais il ne l’exige pas toujours des témoins qui déposent dans les enquêtes, surtout dans les enquêtes électorales (5. Conseil d’État, 21 janvier 1881, élections de Rabastens. —Cependant la loi du 22 juillet 1889 sur la procédure des conseils de préfecture (art. 30) exige le serment dans toute enquête, y compris les enquêtes électorales. Cotte règle nouvelle pourra modifier la jurisprudence.).
Indépendamment des mesures d’instruction proprement dites, le Conseil d’État s’est toujours réservé la faculté d’ordonner de simples vérifications, c’est-à-dire des constatations qui peuvent être [338] demandées aux fonctionnaires compétents, et qui ont plutôt un caractère administratif que contentieux (1. Conseil d’État, 30 juillet 1863, communs de Champline; —19 décembre 1868, Dangé; —27 juin 1884, de la Tombelle.). Nous avons déjà vu que l’instruction des affaires comporte, en même temps que des actes de procédure prévus par les lois et règlements, des communications, des avis en forme administrative demandés aux ministres et aux conseils et comités spéciaux dépendant de leur département. Des vérifications purement administratives peuvent également s’adjoindre à la procédure contentieuse. Toutefois, elles ne pourraient pas remplacer les mesures d’instruction proprement dites dans les affaires où la loi les prévoit.
Rapport et discussion devant la section et l’assemblée du contentieux. —La procédure écrite à laquelle les parties et les ministres ont pris part, les mesures d’instruction et les vérifications administratives auxquelles l’affaire a donné lieu, sont analysées dans un rapport écrit qui est l’œuvre du rapporteur de la section du contentieux, conseiller d’État, maître des requêtes ou auditeur, selon l’importance de l’affaire. Le rapport se termine par des questions où sont brièvement formulés les points de fait et de droit à résoudre ; il est accompagné d’un projet de décision également préparé par le rapporteur, qui donne lecture de son travail à la section du contentieux. Celle-ci débat l’affaire avec le rapporteur, interroge le dossier, discute les solutions proposées et adopte elle-même un projet d’arrêt destiné à être soumis à l’assemblée du contentieux. Le dossier est ensuite envoyé au commissaire du Gouvernement, qui doit donner ses conclusions à l’audience. Si l’examen qu’il fait de l’affaire et du projet d’arrêt le conduit à une solution différente de celle que ce projet propose, il est d’usage qu’il en fasse part à la section du contentieux, qui débat à nouveau les points contestés et modifie, s’il y a lieu, son projet d’arrêt. Si le désaccord subsiste, le commissaire du Gouvernement a le droit et même le devoir d’exposer son opinion propre devant l’assemblée du contentieux.
Devant cette assemblée réunie en audience publique, le rapporteur [339] donne lecture du rapport et des questions, les avocats présentent leurs observations et le commissaire du Gouvernement donne ses conclusions qui terminent le débat oral. Le délibéré s’ouvre par la lecture du projet d’arrêt présenté par la section du contentieux. L’assemblée du contentieux le discute, l’adopte, le modifie, ou le remplace par une décision nouvelle. Après tant d’épreuves successives, l’arrêt est définitivement formulé, et il ne reste plus qu’à le porter à la connaissance des parties par la lecture en audience publique.
Recours contre les décisions du Conseil d’État. — Les décisions rendues par le Conseil d’État peuvent être l’objet de recours formés devant le Conseil lui-même dans les cas déterminés par la loi. Ces recours sont : l’opposition, la tierce-opposition, la révision.
Opposition. — Les décisions rendues par défaut sont susceptibles d’opposition. La partie est défaillante lorsqu’elle a été mise en cause et n’a pas fourni de défenses. La procédure suivie devant le Conseil d’État ne distingue pas, comme la procédure judiciaire, entre le défaut qui consiste à ne pas se faire représenter dans l’instance (défaut faute de comparaître) et celui qui consiste à se faire représenter sans fournir de défenses (défaut faute de conclure). Dans les deux cas il y a un seul et même défaut. Cette procédure diffère également de la procédure judiciaire dans le cas où il y a plusieurs défendeurs, dont l’un conclut et dont l’autre fait défaut. Le Conseil d’État ne rend point alors de jugement de défaut profit joint tel qu’il est prévu par l’article 153 du Code de procédure civile. L’instance suit son cours à l’égard de toutes les parties, et la décision qui intervient sur le fond n’est susceptible d’opposition que si la partie défaillante avait un intérêt distinct de celui des autres parties (1. Décret du 22 juillet 1806, art. 31.). L’opposition doit, dans tous les cas, être formée dans un délai de deux mois à partir de la notification (2. Le décret du 2 novembre 1861, art. 4, a réduit à deux mois le délai de l’opposition fixé à trois mois par le décret du 22 juillet 1806.). Elle n’a pas d’effet suspensif. Elle est formée, instruite et jugée dans les mêmes formes [340] qu’une instance ordinaire. Les deux décisions distinctes que le décret de 1806 semblait exiger, l’une sur la recevabilité de l’opposition et l’autre sur le fond (1. Décret du 22 juillet 1806, art. 30.), se confondent dans la pratique en un seul et même arrêt, qui statue d’abord sur la recevabilité de l’opposition, puis sur le fond quand la recevabilité est admise.
Tierce-opposition. — La tierce-opposition est ouverte aux parties par l’article 37 du décret de 1806, lorsque la décision qui leur fait grief a été rendue sans qu’elles aient été mises en cause ni représentées dans l’instance. Si, par exemple, la section du contentieux omettait de mettre en cause une des parties contre lesquelles la requête est dirigée, et si l’instance aboutissait à une décision préjudiciable à ses droits, la décision ne serait pas par défaut à son égard, car une partie ne peut être réputée défaillante que si, ayant été appelée, elle ne s’est pas défendue. La voie à suivre en pareil cas ne serait pas l’opposition mais la tierce-opposition. Le délai de ce recours n’est pas fixé par la loi et l’on ne saurait appliquer par analogie le délai de deux mois fixé pour l’opposition. On doit s’inspirer ici de la doctrine et de la jurisprudence qui ont prévalu en matière judiciaire, et d’après lesquelles les tiers, étant censé ignorer la décision, sont recevables à l’attaquer à toute époque. Il semble cependant difficile de ne pas considérer l’exécution de la décision à leur égard comme mettant fin à leur droit de recours, car leur silence en ce cas équivaudrait à un acquiescement (2. Conseil d’État, 28 mars 1821, ville de Rochefort.).
Les cas de tierce-opposition fondés sur la condamnation d’une partie qui n’aura pas été mise en cause seront toujours rares, car ils ne peuvent résulter que d’omissions graves dans la procédure. Dans la pratique, la tierce-opposition se produit le plus souvent dans d’autres conditions ; elle est formée par des parties qui ont été légalement représentées dans l’instance et qui cherchent à remettre en question ce qui a été jugé contre elles, en se prétendant étrangères à un débat dans lequel elles étaient réellement enveloppées. Tel est le cas d’héritiers (3. Conseil d’État, 9 avril 1817, fabriques de Cambrai.), d’acquéreurs (4. Conseil d’État, 29 janvier 1841, Le Prévost.), ou de [341] créanciers (1. Conseil d’État, 19 mars 1823, Fournier et Creton.) venant contester par la voie de la tierce-opposition des décisions rendues contre leurs auteurs, leurs vendeurs ou leurs débiteurs ; tel est aussi le cas de tiers qui interviennent tardivement pour attaquer ou défendre un acte administratif qui ne les vise pas personnellement, et contre lequel d’autres intéressés ont formé et fait accueillir un recours pour excès de pouvoir. La tierce opposition peut alors n’être qu’une entreprise téméraire contre l’autorité de la chose jugée, et c’est pourquoi l’article 38 du décret de 1806 prononce une amende de 150 fr. contre la partie qui a succombé dans sa tierce-opposition, sans préjudice des dommages-intérêts dont elle peut être tenue envers la partie qui avait obtenu la décision attaquée (2. Conseil d’État, 12 mars 1853, communes de Bréhémont et Lignières.). La tierce-opposition s’introduit, s’instruit et se juge dans les mêmes formes que le recours principal.
Recours en révision. —Le recours en révision correspond à la procédure exceptionnelle connue devant les tribunaux judiciaires sous le nom de requête civile. Il ne peut avoir lieu, devant le Conseil d’État, que dans des cas strictement prévus par la loi, cas que le décret de 1806 réduisait à deux seulement : celui où la décision aurait été rendue sur pièces fausses et celui où la partie aurait été condamnée faute de représenter une pièce décisive qui était retenue par son adversaire (3. Décret du 22 juillet1806, art. 32.). Plus tard, lorsque les ordonnances de 1831, puis la loi de 1845, eurent établi le débat oral, la publicité des audiences, les conclusions du commissaire du Gouvernement, la composition du Conseil délibérant au contentieux, il parut nécessaire d’assurer une sanction à ces règles ; elle consista à ouvrir le recours en révision contre les décisions rendues contrairement à ces prescriptions.
D’après l’article 23 de la loi du 24 mai 1872 qui régit actuellement la matière, le procès-verbal des séances de la section et de l’assemblée du contentieux doit mentionner l’exécution des dispositions qui prévoient : 1° les formes de délibération de la section du contentieux ; 2° la composition de l’assemblée du contentieux; 3° les observations orales des avocats et les conclusions du ministère [342] public ; 4° le renvoi à l’assemblée du contentieux des affaires sans avocat, lorsqu’il a été demandé par un conseiller d’État de la section ou par le commissaire du Gouvernement ; 5° l’abstention des conseillers d’État qui ont pris part, dans les sections administratives, à la préparation de la décision attaquée ; 6° la formation de l’assemblée du contentieux en nombre impair et la présence du minimum légal de ses membres (1. Ce minimum a été fixé à neuf par l’article 21 de la loi du 24 mai 1872, alors que le nombre total des membres de l’assemblée du contentieux ne pouvait excéder treize. La loi du 13 juillet 1879 a élevé ce nombre à seize, mais elle n’a pas modifié le minimum.); 7° la lecture des décisions à l’audience et leur rédaction en minute portant trois signatures, celles du président, du rapporteur et du secrétaire du contentieux.
Toute infraction à ces dispositions constituerait un vice de forme qui rendrait la décision annulable par la voie du recours en révision.
La question s’est posée de savoir si le recours en révision, dans des litiges où les parties sont dispensées du ministère d’un avocat, peut être introduit dans la même forme que le recours primitif, ou si au contraire cette procédure spéciale exige dans tous les cas le ministère d’un avocat. Après quelques hésitations la jurisprudence s’est prononcée dans ce dernier sens, et nous pensons que c’est avec raison car le législateur, en accordant des facilités particulières aux recours formés en matière de contributions, d’élections, de pensions, etc., n’a entendu favoriser que la réclamation du contribuable, de l’électeur, du fonctionnaire retraité, et non celle du plaideur évincé qui attaque l’arrêt rendu sur son recours ; d’un autre côté, les questions de révision, à la différence des contestations assez simples que la loi dispense du ministère de l’avocat, soulèvent des difficultés pour lesquelles l’intervention du barreau n’est pas inutile (2. Cette jurisprudence a été plusieurs fois affirmée depuis 1889 : —12 avril 1889, Decamps; —27 décembre 1889, Ménier; —24 avril 1891, de Biermont. La même doctrine apparaissait déjà dans un arrêt du 1er mars 1842, Tavernier ;mais elle avait été mise en doute par des décisions plus récentes qui, sans accueillir aucun recours en révision, ne les avaient cependant pas écartés par la fin de non-recevoir tirée du défaut d’avocat. (1er décembre 1882, Michaux ; —7août 1883, Bertout ; —23 novembre 1883, Taupin.)).
[343]Le recours en révision s’introduit dans les mêmes formes etdélais que l’opposition aux décisions par défaut (1. Décret du 22 juillet 1806, art. 33.). S’il a été témérairementformé, l’avocat peut être condamné à l’amende et même,en cas de récidive, à lasuspension et à la destitution(2. Décret du 22 juillet 1806, art. 32 ; —Conseil d’État, 22 août 1853, Schweighauser;—21 janvier 1858, Prumotton.). Après le rejet d’un recours en revision, il ne peut être formé un second recours contre la même décision, même s’il se fonde sur des moyens différents, sous peine de répression disciplinaire encourue par l’avocat (3. Décret, du 22 juillet 1806, art. 36.). Mais l’arrêt qui a statué sur le recours pourrait être attaqué à son tour par la voie de la révision, si l’on relevait contre lui un des vices prévus par la loi.
Formes des décisions. — Les décisions ou arrêts du Conseil d’État (4. La législation en vigueur (loi du 24 mai 1872 et règlement du 2 août 1879) n’applique aux sentences rendues par le Conseil d’État que la dénomination de décisions. Celle d’arrêts n’en est pas moins usitée dans la pratique et dans les recueils de la jurisprudence du Conseil.) présentent une forme analogue, mais non identique, aux jugements et arrêts des cours et tribunaux. On y distingue : 1° les visas qui forment le préambule de la décision et qui correspondent aux qualités des jugements ; 2° les motifs ou considérants; 3° le dispositif.
Les visas précèdent la décision proprement dite : ils contiennent l’analyse des conclusions et moyens des parties, la mention des avis et observations des ministres, mais ils ne doivent pas relater la teneur de ces avis si les ministres ne sont intervenus qu’à titre consultatif et n’ont pas eu à conclure en qualité de parties. Les visas contiennent aussi l’indication des principales pièces du dossier et ils se terminent par la citation des dispositions législatives ou réglementaires dont il est fait application par l’arrêt. A la différence des qualités des jugements qui sont préparées par les représentants légaux des parties et qui peuvent donner lieu à des oppositions sur lesquelles le juge prononce, les visas sont exclusivement rédigés, par le rapporteur et soumis à la section. Ils constituent un [344] élément de la décision souvent utile à consulter, pour déterminer la véritable portée de l’arrêt.
Les décisions doivent être motivées. Les différents points de fait et de droit sont discutés et résolus dans une série de motifs ou de considérants analogues à ceux des décisions judiciaires, mais ordinairement moins développés. On a quelquefois reproché au Conseil d’État de pousser trop loin l’imperatoria brevitas et de laisser quelque place au doute sur les véritables motifs de ses décisions, en les exprimant avec trop de concision. Il y a eu en effet, dans la jurisprudence du Conseil, une période assez longue pendant laquelle la sobriété des motifs, surtout sur certains points de droit, a pu paraître excessive. Elle s’inspirait d’un sentiment de réserve et de prudence qui n’était souvent que trop justifié par l’état d’une législation et d’une jurisprudence encore mal définies, et dont il importait de ne pas enrayer prématurément les progrès par des formules trop arrêtées. D’un autre côté, on admettait volontiers, avant 1872, que les décisions rendues par le Chef de l’État en son Conseil n’étaient pas soumises à la même rigueur doctrinale que de véritables sentences judiciaires. Investi d’une juridiction propre par la loi de1872, le Conseil d’État a montré plus de tendances à développer les motifs de ses décisions, moins de répugnance à formuler des solutions doctrinales, des interprétations de lois qu’il acceptait comme bases de sa jurisprudence.Le Conseil d’État statuant comme juge d’appel se refuse la faculté, que la jurisprudence de la Cour de cassation a reconnue aux cours d’appel, de confirmer les décisions attaquées, par adoption pure et simple des motifs des premiers juges. Ses arrêts confirmatifs sont toujours explicitement motivés.
La décision se termine par un dispositif qui contient, dans des articles distincts, toutes les solutions données à l’affaire et les condamnations principales et accessoires prononcées contre les parties. Un article final porte qu’une expédition de la décision sera transmise au ministre compétent, chargé d’en assurer l’exécution.
Formule exécutoire. — La décision étant ainsi rédigée en minute et signée par le président, le rapporteur et le secrétaire du contentieux, des expéditions en sont délivrées par le secrétaire, [345] revêtues d’une formule exécutoire analogue à celle des tribunaux, mais non identique. Il fallait, en effet, tenir compte des différences qui existent entre les diverses parties qui peuvent être en cause dans une instance administrative, — parties privées et administrations publiques — et entre les modes d’exécution qui leur sont applicables.
Cette formule exécutoire, prévue par l’article 24 de la loi du 24 mai 1872 et arrêtée par l’article 25 du règlement du 2 août 1879, est ainsi conçue : « La République mande et ordonne au ministre de… en ce qui le concerne, et à tous huissiers à ce requis, en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pourvoir à l’exécution de la présente décision. »
La formule exécutoire ne mentionne, comme on le voit, que les ministres et les parties privées, et elle passe sous silence les administrations publiques, départements, communes, établissements publics. Elle n’avait pas, en effet, à les mentionner parce que les mesures d’exécution à prendre à leur égard sont, comme nous l’expliquerons ci-après, comprises dans celles dont les ministres sont chargés. Examinons les deux cas prévus.
Exécution à l’égard des parties privées. —A l’égard des parties privées, les arrêts du Conseil d’État entraînent toutes les mesures d’exécution par lesquelles le droit commun assure la soumission aux décisions de justice. Sont réputées parties privées toutes celles qui ne sont pas une administration publique et dont les propriété sont le caractère d’un patrimoine privé. Tels sont les particuliers, les entrepreneurs, les fournisseurs, les comptables ; tels sont aussi les concessionnaires de travaux publics, mais seulement à l’égard des biens qu’ils possèdent privativement, et non des ouvrages publics qu’ils sont chargés de construire ou de gérer, et des dépendances de ces ouvrages.
L’exécution des arrêts du Conseil d’Etat se poursuit, à l’égard de ces parties, par les mêmes voies que l’exécution de toute décision judiciaire, c’est-à-dire par la saisie-exécution sur les biens meubles, par la saisie-arrêt sur les créances, par la saisie immobilière sur les biens immeubles, par la contrainte par corps dans les cas exceptionnels où elle a été maintenue par la loi du 22 juillet [346] 1867, et qui ne peuvent guère trouver d’application qu’en matière de grande voirie, pour le recouvrement des amendes.
Les décisions entraînent hypothèque en vertu de la règle générale résultant des avis du Conseil d’État du 16 thermidor an XII, du 29 octobre 1811 et du 24 mars 1812, qui ont force législative comme ayant été approuvés par l’Empereur et insérés au Bulletin des lois. L’application de cette règle n’est d’ailleurs pas restreinte aux arrêts du Conseil d’État, elle s’étend aux décisions des autres tribunaux administratifs, et même à certaines décisions de l’autorité administrative, notamment aux contraintes décernées par le ministre des finances et par les agents auxquels le droit de contrainte a été reconnu par la loi.
Aux voies d’exécution prévues par le droit commun peuvent encore s’ajouter, à l’égard des parties privées, des voies d’exécution de nature administrative, par exemple la saisie administrative des cautionnements versés par les comptables, par les fournisseurs, par les entrepreneurs ou concessionnaires de travaux publics, saisie prévue par des lois spéciales ou par des clauses des cahiers des charges.
Si des difficultés s’élèvent au sujet de l’exécution d’un arrêt du Conseil d’État, elles doivent être portées, en règle générale, devant les tribunaux judiciaires ; mais cette règle, qu’on a quelquefois formulée en termes trop absolus, comporte les deux réserves suivantes :
En premier lieu, si la mesure d’exécution contestée consiste dans une mesure d’exécution administrative, par exemple dans une saisie de cautionnement, prononcée par le ministre ou par l’autorité locale qui aura stipulé cette garantie, ce n’est pas devant les tribunaux judiciaires que la contestation doit être portée, mais devant le tribunal administratif qui a juridiction sur l’auteur de la saisie, parce qu’il s’agit là d’une mesure de coercition administrative et non d’une voie d’exécution de droit commun.
En second lieu, si l’opposition faite à la mesure d’exécution, quelle que soit d’ailleurs la nature de cette mesure, résulte d’une difficulté sur le sens et la portée de l’arrêt du Conseil d’État, c’est au Conseil qu’il appartient d’en fixer l’interprétation, et les parties doivent être renvoyées devant lui à cet effet. Toutefois, ce renvoi [347] n’a qu’un caractère préjudiciel et n’impose qu’un sursis au tribunal judiciaire, lequel reste saisi du fond de la contestation si les mesures d’exécution litigieuses relèvent du droit commun.
Exécution à l’égard de l’État. —Il doit être pourvu à cette exécution par le ministre compétent, en vertu du mandement contenu dans la formule exécutoire. Mais si ce mandement reste sans effet, l’exécution ne peut être poursuivie ni contre le ministre, ni contre l’État, par aucune voie de contrainte judiciaire ou administrative. D’une part, en effet, les biens de l’État sont insaisissables et, d’autre part, il n’appartient à aucune autorité d’ordonner le mandatement d’office de sommes mises à la disposition du ministre par la loi du budget, ni à plus forte raison d’ordonner l’inscription d’office au budget de l’État de crédits qui n’y seraient pas portés. L’insaisissabilité des biens domaniaux résulte des lois fondamentales qui régissent le domaine et qui n’ont dérogé, en 1790, au principe d’aliénabilité absolue consacré par l’ancien droit, qu’à la condition que l’aliénation fût volontairement consentie par les représentants de la nation : « Les domaines nationaux et les droits qui en dépendent sont et demeurent inaliénables sans le consentement et le concours de la nation… Les droits utiles et honorifiques ci-devant appelés régaliens et notamment ceux qui participent de la nature de l’impôt ne sont point communicables ni cessibles (1. Loi du 22 novembre 1790, art. 8 et 9.). » Il ne saurait donc exister contre l’État aucune procédure tendant à l’aliénation forcée de ses biens ni à la cession forcée de ses créances ; toute inscription d’hypothèque judiciaire, toute saisie immobilière ou mobilière, toute saisie-arrêt pratiquée entre les mains des redevables ou des receveurs de revenus publics seraient radicalement nulles ; l’huissier qui y procéderait encourrait, en outre, en vertu de plusieurs lois spéciales, la peine de l’amende et de l’interdiction (2. La loi sur les douanes du 22 août 1791 (titre XII, art. 9) prononce une amende de 1,000 fr. et la peine de l’interdiction contre l’huissier qui saisirait les produits des droits entre les mains des redevables ou des receveurs de la régie. Voyez aussi le décret du 1er germinal an XII, art. 48, relatif au produit des droits réunis.).
L’État doit donc toujours être réputé solvable et être réputé [348] « honnête homme (1. Celle formule est de M. Thiers, elle mérite d’être conservée.) ». Il échappe, à raison de cette double présomption et de la nature de ses biens, à toutes les mesures de coercition que justifie, en droit privé, la crainte de l’insolvabilité ou du mauvais vouloir du débiteur. Le paiement des sommes auxquelles l’État est condamné ne peut résulter que d’un ordonnancement fait par le ministre compétent dans la limite des crédits dont il a la disposition. Si la dépense à faire pour solder le montant de la condamnation ne peut pas être acquittée sur le chapitre du budget qu’elle concerne, le ministre doit demander le crédit nécessaire aux Chambres. Aucune autre sanction légale des condamnations obtenues ne peut être réclamée par la partie qui se prévaut, soit d’un arrêt du Conseil d’État, soit d’une décision judiciaire, quelles que soient la juridiction qui l’a rendue et la formule exécutoire dont elle est revêtue.Il ne faut pourtant pas conclure de cette absence de sanction légale, que le ministre, en exécutant les condamnations prononcées contre l’État, n’accomplit qu’un acte de déférence envers la juridiction qui les a prononcées, un acte de justice envers la partie qui les a obtenues, et qu’il lui appartient d’apprécier l’opportunité d’un ordonnancement ou d’une demande de crédit. Il a le devoir strict, le devoir juridique de pourvoir à cette exécution, parce qu’elle lui est prescrite par une autorité supérieure à l’autorité ministérielle et qui s’impose à tous les pouvoirs de l’État : « Au nom du peuple français, porte la formule exécutoire, la République mande et ordonne au ministre… de pourvoir à l’exécution de la présente décision. » Cette injonction ne laisse place à aucune appréciation portant sur le mérite de la décision ou sur les avantages ou les inconvénients de son exécution.Si par impossible elle était méconnue, ni le refus d’ordonnancement, ni l’ajournement indéfini de la demande de crédit ne pourraient donner lieu à aucun recours contentieux, recours qui serait d’ailleurs illusoire là où un arrêt aurait déjà échoué. Il n’y aurait plus à mettre enjeu que la responsabilité ministérielle.
Hâtons-nous d’ajouter que ces difficultés ne sauraient être que théoriques, car la double présomption que l’État est solvable et [349] qu’il est honnête homme n’a jamais été démentie dans les rapports de l’administration française avec ceux qui traitent avec elle. Il ne faut pas confondre l’inexécution d’un arrêt du Conseil d’État qui résulterait de l’inaction du ministre et qui ne pourrait donner lieu à aucune mesure coercitive, avec les difficultés d’exécution résultant d’une fausse interprétation de l’arrêt parle ministre et se manifestant par des décisions ou par des actes contraires à la chose jugée. En pareil cas, il y a matière à réclamation contentieuse, parce qu’on est en présence non d’une simple abstention, mais d’une décision lésant en droit; il appartient au Conseil d’État d’en connaître, comme juge du contentieux des décisions ministérielles. Mais, dans ce cas encore, son arrêt ne peut que déclarer l’obligation de l’État, annuler ou réformer toute décision contraire, et non prescrire des mesures d’exécution contre l’État ou son représentant (1. La jurisprudence du Conseil d’État contient plusieurs applications de ces règles. Dans une affaire jugée le 5 janvier 1883 (Bloch), le ministre de la guerre avait pris une décision refusant de payer au sieur Bloch, entrepreneur de transports militaires, une partie des sommes auxquelles l’État avait été condamné par un arrêt antérieur du 12 novembre 1880, en se fondant sur ce que l’État s’était antérieurement libéré en partie du montant de ces condamnations, par la remise d’un mandat à un tiers qui représentait cet entrepreneur. Or, l’arrêt de 1880, appréciant déjà ce moyen, avait décidé que ce paiement ne pouvait faire obstacle à ce que l’entrepreneur reçût intégralement son paiement, sauf à l’État à recourir coutre le tiers qui en aurait indûment perçu une partie. En conséquence, le Conseil d’État a jugé que la décision du ministre avait mal interprété l’arrêt portant condamnation de l’État au profit du sieur Bloch ; « que, par suite, ce dernier est fondé à se plaindre du refus de paiement qui lui a été opposé par le ministre de la guerre, et qu’il y a lieu d’annuler de ce chef la décision attaquée ». Dans cette affaire, le Conseil d’État n’a stalué sur le refus de paiement, que parce qu’il se manifestait par une décision contenant une fausse interprétation de l’arrêt à exécuter. Dans une autre espèce, jugée le 27 mai 1863 (Pensa), le Conseil d’État avait condamné l’État à payer une indemnité à un particulier pour les dommages causés à sa propriété par le tir d’un polygone. Le ministre de la guerre, en délivrant le mandat destiné à acquitter la condamnation, crut devoir y mentionner, par interprétation de l’arrêt, que le paiement représentait à la fois les dommages subis dans le passé et les dommages à venir, et subordonner le paiement à l’acceptation de cette clause par la partie. Pourvoi du sieur Pensa, et arrêt du Conseil d’État annulant la décision ministérielle.« Considérant qu’il n’appartient pas à nos ministres de déterminer le sens etla portée des décrets rendus par nous au contentieux, qu’ils doivent se borner àles exécuter ; que dès lors le sieur Pensa était fondé à refuser le mandat qui lui était offert,et que le ministre n’a pu, par sa décision attaquée, subordonner cepaiement à l’acceptation du mandat ci-dessus visé tel qu’il était motivé. » La doctrine de cette décision est irréprochable, mais le dispositif de l’arrêt va peut-être trop loin en ordonnant, dans un article 2, qu’ « il sera délivré, au sieur Pensa, un nouveau mandat sans motif ni réserve » ; il prescrit ainsi une mesure d’exécution administrative qu’il n’appartient qu’au ministre de prendre. Mais on doit, ce nous semble, l’interpréter en ce sens qu’il interdit l’insertion de motifs et réserves dans le mandat qui sera ultérieurement délivré, plutôt qu’il ne prescrit la délivrance même du mandat.). [350] Le Conseil d’État pourrait également connaître de recours formés contre des décisions ministérielles qui refuseraient un paiement à raison de la déchéance quinquennale que le créancier de l’État aurait encourue, ou à raison d’une compensation qui se serait établie entre la dette de l’État et une créance à son profit. Dans ces cas comme dans les précédents, il ne s’agit pas de mesures d’exécution à prescrire, mais d’obligations de paiement à vérifier. C’est dans ce sens qu’on a pu dire que le contentieux du paiement appartient au Conseil d’État aussi bien que le contentieux de la dette de l’État, étant bien entendu que le contentieux du paiement ne saurait s’étendre à son exécution, ni aux voies et moyens.
Exécution par les ministres des arrêts rendus sur recours pour excès de pouvoir. — C’est aussi aux ministres qu’il appartient d’assurer l’exécution des arrêts du Conseil d’État, statuant comme juge des excès de pouvoir. Si le recours en annulation formé contre un acte administratif est rejeté, il n’y a pas à proprement parler d’exécution à assurer ; l’arrêt de rejet se borne en effet à écarter les griefs articulés contre l’acte et à laisser celui-ci produire les effets dont il est susceptible ; il ne peut contenir aucune injonction à cet égard, puisque l’administration reste toujours maîtresse de l’exécution de ses propres actes et peut volontairement rapporter ceux que le Conseil d’État refuse d’annuler.
Si, au contraire, le recours est admis et si l’acte est annulé, l’arrêt d’annulation peut comporter certaines mesures d’exécution, consistant à supprimer l’acte, à veiller à ce qu’il ne reçoive aucune application à l’avenir, à remettre autant que possible les choses en état s’il y a eu exécution provisoire.
Dans cette matière plus encore que dans la précédente, l’exécution à donner à l’arrêt rentre dans les attributions de l’administration active, puisqu’elle se lie étroitement à l’exercice de la puissance publique. Elle ne saurait donc relever que de l’autorité et de la [351] responsabilité ministérielles et non de la juridiction contentieuse. Aussi le Conseil d’État statuant en matière de recours pour excès de pouvoir refuse-t-il toujours, non seulement de prescrire des mesures coercitives, mais encore de rien statuer sur les conséquences de l’annulation qu’il prononce. Le dispositif de son arrêt se borne à prononcer cette annulation ; toutes conclusions tendant à faire ordonner les mesures administratives à prendre comme conséquence de l’annulation sont rejetées comme non recevables (1. Conseil d’État, 16 janvier 1874, Frères des écoles chrétiennes de Levallois-Perret; 13 mai 1881, Brissy.).
Bien plus, si l’arrêt d’annulation fait moralement obstacle à ce que la décision annulée soit prise de nouveau dans les mêmes conditions et avec les mêmes vices, il n’y fait pas obstacle juridiquement. L’annulation pour excès de pouvoir ne peut avoir pour effet que de supprimer l’acte existant et non de paralyser pour l’avenir la liberté de l’administrateur, quelque usage irrégulier qu’il en fasse. Une action en dommages-intérêts dirigée contre l’administration à raison du préjudice causé par l’acte illégal, serait alors la seule ressource offerte à la partie lésée. Il y a d’ailleurs beaucoup de cas où l’administration peut, sans encourir aucun reproche, refaire, au lendemain d’un arrêt d’annulation, l’acte qui a été annulé pour excès de pouvoir : si, par exemple, l’annulation a été prononcée pour incompétence ou pour vice de forme, et si l’acte est refait par l’autorité compétente et avec les formes légales, aucune atteinte n’est portée à la loi ni aux droits de la partie tels qu’ils résultent de l’arrêt.
Les ministres étant chargés de l’exécution des arrêts du Conseil d’État, à l’égard de toutes les administrations publiques, c’est à eux qu’il incombe de prescrire les mesures à prendre pour assurer cette exécution lorsque l’acte annulé émane d’une des autorités ressortissant à leur département. Cette règle ne s’applique pas seulement aux autorités directement subordonnées aux ministres telles que les préfets, mais encore à toutes celles qui sont comprises à un titre quelconque dans leur sphère d’action ou de surveillance, telles que les conseils généraux, les commissions départementales, les [352] maires, les conseils municipaux. Le ministre pourvoit directement ou par l’intermédiaire des préfets aux mesures à prendre pour que l’arrêt reçoive son exécution.
Exécution à l’égard des départements et des communes. —L’exécution des condamnations prononcées par le Conseil d’État contre les départements et les communes est soumise aux mêmes règles générales que l’exécution des condamnations prononcées contre l’État. Elle ne comporte pas les mesures d’exécution forcée prévues par le droit commun ; elle ne peut se poursuivre que par la voie administrative.
Il existe cependant une notable différence entre l’exécution administrative qui concerne l’État et celle qui concerne les départements et les communes. A l’égard de l’État, l’exécution administrative a toujours le caractère d’une exécution volontaire, elle est le fait de ses propres représentants, les ministres et les Chambres, agissant à l’abri de toute mesure coercitive, en vertu du devoir juridique légalement imposé, mais librement accompli et dénué de toute sanction effective.
A l’égard des départements et des communes, l’exécution reste administrative, mais elle n’est pas nécessairement volontaire, elle peut être forcée, non par le fait des parties, mais par le fait de l’administration supérieure. La présomption de solvabilité et de fidélité aux engagements envers les créanciers, qui existe au profit de l’État et justifie la souveraineté qu’il revendique pour l’acquittement de ses dettes, ne couvre pas au même degré les départements et les communes. Mais comme leurs ressources sont d’une nature analogue à celles de l’État, et consistent comme elles, soit en biens qui ne sont pas assimilables à ceux des particuliers, soit en contributions publiques dont l’emploi est fixé par un budget, les seules mesures de coercition que ces administrations peuvent subir sont des mesures administratives émanées de l’autorité supérieure, qui en apprécie souverainement l’opportunité et l’étendue. Ces mesures peuvent consister : 1° dans l’inscription d’office au budget des départements et des communes des crédits nécessaires pour acquitter toutes leurs dettes exigibles, notamment celles qui résultent de décisions de justice ; 2° dans l’imposition d’office de [353] contributions extraordinaires destinées à subvenir à la dépense si les ressources disponibles n’y suffisent pas ; 3° dans la vente dûment autorisée de biens mobiliers ou immobiliers des communes, au profit de leurs créanciers.
L’inscription d’office est prévue, pour les départements, par l’article 61 de la loi du 10 août 1871. Elle a pour sanction, en cas d’insuffisance des ressources disponibles, l’imposition d’office d’une contribution spéciale portant sur les quatre contributions directes et établie par décret, si elle n’excède pas les limites du maximum annuellement fixé par la loi de finances, par une loi si elle excède ce maximum. Pour les communes, l’inscription d’office est prévue par l’article 149 de la loi du 5avril 1884, pour toutes les dépenses obligatoires qui sont énumérées dans l’article 136 et parmi lesquelles figure l’acquittement des dettes exigibles. L’imposition d’office a lieu — si les ressources sont insuffisantes et si le conseil municipal refuse d’en créer — au moyen d’une contribution extraordinaire, établie par un décret ou par une loi, selon qu’elle est ou non comprise dans les limites fixées par la loi de finances (1. Le maximum est fixé depuis longtemps par les lois annuelles de finances, à dix centimes pour les dettes exigibles ordinaires et à vingt centimes pour l’exécution de condamnations judiciaires (loi de finances du 3 juillet 1846, art. 2 ; loi de finances du 14 août 1884, art. 11). Au-delà de ce maximum, une loi spéciale serait nécessaire, mais il n’appartient qu’au ministre de l’intérieur d’apprécier, sous sa responsabilité, s’il y a lieu de la proposer. (Conseil d’État, 22 avril 1858, Coquelin.)).
La vente des biens n’est prévue que pour les communes (loi du 5 avril 1884, art. 110, conforme à la loi du 18 juillet 1837, art. 46, § 3). Elle peut être autorisée à la demande de tout créancier porteur d’un titre exécutoire, parmi décret rendu sur la proposition du ministre de l’intérieur et qui détermine en même temps les formes de la vente. La vente ne peut être autorisée, tant pour les meubles que pour les immeubles, que s’il s’agit de biens « autres que ceux servant à un usage public ». Bien que la loi se serve de l’expression « vente autorisée », elle prévoit en réalité une vente forcée, une sorte de saisie et d’expropriation par la voie administrative.
L’appréciation de ces mesures, aussi bien que des crédits à inscrire d’office au budget pour toutes dettes exigibles, appartient souverainement à l’administration supérieure, seule juge des ressources [354] de la commune, de ses besoins, des charges que les contribuables peuvent équitablement supporter. Cette faculté d’appréciation lui a toujours été reconnue par la jurisprudence du Conseil d’État. Elle déclare non recevable les recours formés par la voie contentieuse contre les décisions qui refusent à des créanciers l’inscription d’office du montant de leurs créances et l’établissement de contributions extraordinaires destinées à les acquitter. Cette jurisprudence s’appliquerait également aux décisions portant refus d’ordonner la vente de biens communaux au profit de créanciers. On peut citer aussi, comme ayant très nettement marqué, dès le début de notre organisation administrative moderne, le rôle des tribunaux judiciaires ou administratifs et celui de l’administration à l’égard des créanciers des communes, un avis du Conseil d’État du 18 juillet 1807, inséré au Bulletin des lois. Cet avis portait spécialement sur la question de savoir si la caisse d’amortissement devait recevoir des oppositions formées par des créanciers sur les fonds déposés par les communes, mais en même temps il exposait ainsi les principes de la matière : « Dans l’exercice du droit des créanciers des communes, il faut distinguer la faculté qu’ils ont d’obtenir contre elles une condamnation en justice, et les actes qui ont pour but de mettre leur titre à exécution. Pour l’obtention du titre, il est hors de doute que tout créancier d’une commune peut s’adresser aux tribunaux dans tous les cas qui ne sont pas spécialement attribués à l’administration ; mais pour obtenir un paiement forcé, le créancier d’une commune ne peut jamais s’adresser qu’à l’administration. Cette distinction est fondée d’une part sur ce que les communes ne peuvent faire aucune dépense sans y être autorisées par l’administration, que de l’autre les communes n’ont que la disposition des fonds qui leur sont attribués par leur budget et qui tous ont une destination dont Tordre ne peut être interverti. » [355]
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