Comment doit-on orthographier l’expression : « excès de pouvoir » ? Pouvoir doit-il être écrit au singulier ou au pluriel ? Les textes, les arrêts, les auteurs ne fournissent point de règles certaines sur ce point. On est d’accord pour écrire pouvoirs au pluriel quand on dit : telle autorité a excédé ses pouvoirs, ou la limite de ses pouvoirs. Peut-être serait-ce une raison pour conserver le pluriel dans l’expression : « excès de pouvoirs ». On la trouve ainsi écrite dans l’article 9 de la loi du 24 mai 1872 sur le Conseil d’État, dans l’article 30 de la loi du 27 juillet 1872 sur le recrutement de l’armée, dans la plupart des arrêts du Conseil d’État postérieurs à 1852, et dans les Conférences de M. Aucoc. Le mot pouvoir est, au contraire, écrit au singulier dans les lois du 14 juillet 1837 (art. 26) et du 13 juin 1851 (art. 30) sur les recours contre les décisions des jurys de révision ; dans le décret du 2 novembre 1864 sur la procédure devant le Conseil d’État ; dans les lois du 18 juillet 1866 (art. 3) et du 10 août 1871 (art. 47 et 88) sur l’annulation des décisions des conseils généraux et des commissions départementales ; dans la loi municipale du 5 avril 1884 (art. 67) ; dans la loi sur le recrutement de l’armée du 15 juillet 1889 (art. 32), etc. ; dans un grand nombre d’arrêts du Conseil d’État ; dans les arrêts de la Cour de cassation ; enfin dans presque tous les auteurs anciens ou modernes : MM. de Cormenin, Macarel, Henrion de Pansey, Faustin-Hélie, F. Laferrière, Gabriel Dufour, Batbie, Ducrocq, etc., ainsi que dans les dictionnaires de l’Académie et de Littré. Le Conseil d’État ayant eu à prendre parti entre ces deux versions, pour la rédaction de ses arrêts et de ses rôles d’audience, s’est rallié à ces dernières autorités, lors d’une affaire jugée le 19 juin 1891 (Ville d’Angers).
Avant d’exposer les règles du recours pour excès de pouvoir, telles que la jurisprudence, la doctrine et les textes les ont progressivement établies, il est nécessaire d’expliquer comment elles se sont formées.
On sait, en effet, que les règles actuellement en vigueur sur l’annulation des actes administratifs par la voie contentieuse sont œuvre de jurisprudence plutôt que de législation. A la différence [397] de la plupart des règles de droit, qui sont d’abord formulées par les textes, puis sont commentées et développées par les auteurs et par les arrêts, les règles du recours pour excès de pouvoir ont pris place dans les arrêts avant d’être consacrées par les textes. Ceux-ci n’ont fait en quelque sorte que ratifier, par des dispositions très brèves, l’œuvre accomplie par la jurisprudence. La dénomination même de recours pour excès de pouvoir n’a trouvé place dans nos lois administratives que longtemps après qu’elle était usitée en jurisprudence.
De là l’intérêt particulier que présentent, en cette matière, les origines et la progression des doctrines.
Recherchons d’abord quelles inspirations la jurisprudence administrative pouvait puiser dans les lois et dans la jurisprudence de la Cour de cassation relatives à l’excès de pouvoir en matière judiciaire.
I. — DE L’EXCÈS DE POUVOIR EN MATIÈRE JUDICIAIRE
Législation. — Les mots « excès de pouvoir » ont été employés pour la première fois dans les Constitutions de 1791 et de l’an III, pour désigner la plus grave infraction que le juge puisse commettre, celle qui consiste à violer le principe de la séparation des pouvoirs en empiétant sur la fonction législative ou exécutive.
D’après la Constitution du 3 septembre 1891 (titre III, chap. V, art. 27), « le ministre de la justice dénoncera au tribunal de cassation les actes par lesquels les juges auraient excédé les bornes de leurs pouvoirs ». D’après l’article 262 de la Constitution du 5 fructidor an III, « le Directoire exécutif dénonce au tribunal de cassation par la voie de son commissaire les actes par lesquels les juges ont excédé leurs pouvoirs ». Ces dispositions se retrouvent dans l’article 80 de la loi du 27 ventôse an VIII, aux termes duquel « le Gouvernement, par la voie de son commissaire, et sans préjudice du droit des parties intéressées, dénoncera au tribunal de cassation, section des requêtes, les actes par lesquels les juges auront excédé leurs pouvoirs ».
L’excès de pouvoir prévu par ces textes est celui qui résulte [398] non de jugements proprement dits, mais d’actes faits par des juges en dehors de leurs attributions constitutionnelles. C’est là l’excès de pouvoir pris dans son sens le plus strict, celui dont Henrion de Pansey a pu dire : « Un juge excède ses pouvoirs lorsque, franchissant les limites de l’autorité judiciaire, il se porte dans le domaine d’une autre autorité. Celui-là seulement commet un excès de pouvoir, qui usurpe des fonctions étrangères à celles dont il est investi et que la constitution de l’État avait placées dans les attributions d’un autre pouvoir » (1. Henrion de Pansey, Autorité judiciaire, chap. 33.).
Lorsqu’il s’agit non plus d’actes, mais de jugements, l’excès de pouvoir peut également se produire, mais il commence à prendre une signification plus large. Les textes qui le prévoient ne sont plus les mêmes : les dispositions précitées des Constitutions de 1791 et de l’an III et l’article 80 de la loi de ventôse an VIII cessent d’être applicables ; on se trouve seulement en présence des articles 77 et 88 de la loi de ventôse an VIII. D’après l’article 88, « si le commissaire du Gouvernement apprend qu’il a été rendu en dernier ressort un jugement contraire aux lois ou aux formes de procéder, ou dans lesquels un juge ait excédé ses pouvoirs, il en donnera connaissance au tribunal de cassation… » Ce texte ne prévoit plus, comme les précédents, la dénonciation d’un acte contraire à la Constitution, mais seulement le pourvoi dans l’intérêt de la loi formé contre un jugement entaché d’illégalités plus ou moins graves, parmi lesquelles peut figurer l’excès de pouvoir. C’est dans ce même sens que l’article 77 de la loi de ventôse, et plus tard l’article 14 de la loi du 25 mai 1838, ont prévu l’excès de pouvoir des juges de paix, et que ce même article 77 a prévu l’excès de pouvoir des tribunaux militaires.
Aperçu de la jurisprudence de la Cour de cassation. — L’excès de pouvoir des jugements et celui des actes diffèrent, non seulement par la nature du recours dont ils sont l’objet, mais encore par la juridiction à laquelle ils sont soumis, et qui est la Chambre des requêtes pour les actes, la Chambre civile ou criminelle pour les jugements. Ils diffèrent aussi par le caractère de l’annulation à [399] prononcer : lorsqu’il s’agit des actes, cette annulation a un tel caractère d’ordre public et constitutionnel, que la jurisprudence de la Cour de cassation refuse tout droit de défense ou d’intervention aux parties à qui l’acte a pu profiter, et décide que l’annulation produit ses effets erga omnes. Au contraire, lorsqu’il s’agit des jugements, l’annulation prononcée dans l’intérêt de la loi par application de l’article 88, laisse subsister la décision à l’égard des parties ; celles-ci ne peuvent pas s’en prévaloir pour éluder les dispositions du jugement cassé, « lequel vaudra transaction pour elles ».
Enfin la notion même de l’excès de pouvoir varie selon qu’il s’agit d’actes ou de jugements. Pour les actes, l’excès de pouvoir est synonyme d’inconstitutionnalité ; pour les jugements, il peut s’étendre à des illégalités d’une autre nature, à des violations très diverses des règles essentielles qui régissent l’office du juge, sa compétence, les formes substantielles de ses décisions.
C’est ici que nous apparaît, dans la jurisprudence même de la Cour de cassation, l’extension dont est susceptible l’idée d’excès de pouvoir en matière judiciaire, extension très réelle quoique moins large que celle qui s’est produite en matière administrative.
Ainsi la Cour de cassation admet comme excès de pouvoir les cas les plus graves d’incompétence : non seulement ceux qui éveillent l’idée d’une atteinte à la séparation des pouvoirs, mais encore ceux qui constituent l’empiétement d’un corps judiciaire sur les attributions d’un autre corps judiciaire ayant une juridiction supérieure ou de nature différente : tel est l’empiétement commis par un juge d’exception sur un juge ordinaire, ou par un tribunal de répression sur un tribunal civil, ou par un tribunal de premier ressort sur une juridiction d’appel, ou encore par un tribunal correctionnel sur la cour d’assises.
En dehors de ces cas graves d’incompétence ratione materiæ, qui éveillent l’idée d’une véritable usurpation, l’excès de pouvoir peut comprendre des manquements au devoir du juge, tels que le refus d’accomplir un acte de sa fonction, refus qui prend sa forme la plus accentuée dans le cas de déni de justice ; l’obstacle mis à l’exercice des droits que la loi assure aux parties ou au ministère public ; l’infraction aux règles substantielles des jugements, telle que celle [400] qui résulte de la composition irrégulière du tribunal, de l’absence de publicité, de l’inobservation des règles sur les délibérations ou sur les partages.
L’excès de pouvoir en matière judiciaire peut donc être ramené, d’après la jurisprudence de la Cour de cassation, à l’une de ces trois idées : — l’usurpation d’un pouvoir interdit à l’autorité judiciaire ; — l’usurpation d’un pouvoir appartenant à une autorité judiciaire de nature différente ou d’ordre plus élevé ; — la violation des règles substantielles qui assurent la validité des jugements. En d’autres termes, les cas les plus caractérisés d’incompétence et de vice de forme rentrent, d’après cette jurisprudence, parmi les cas d’excès de pouvoir.
C’est là un point à retenir, car nous verrons bientôt que la jurisprudence primitive du Conseil d’État, sur l’excès de pouvoir en matière administrative, a peu différé de la jurisprudence de la Cour de cassation sur l’excès de pouvoir judiciaire. Ajoutons qu’une telle jurisprudence ne va point au-delà de la stricte notion d’excès de pouvoir et ne la détourne pas de son sens étymologique. C’est en effet sortir de son pouvoir que d’empiéter sur un pouvoir supérieur ou différent, ou bien d’exercer son pouvoir propre, en s’affranchissant des conditions auxquelles il est subordonné par la loi. Il y a, dans ces différents cas, soit pour l’administrateur, soit pour le juge, une transgression des limites assignées à son pouvoir, d’où il suit qu’il dépasse et excède ce pouvoir.
Peut-on aller plus loin, et faire rentrer aussi dans l’excès de pouvoir l’abus ou l’erreur du juge qui viole la loi, ou qui en fait une application erronée ? La jurisprudence judiciaire n’a jamais franchi la distance très réelle qui sépare ces deux idées. On ne peut pas dire en effet qu’un juge excède ses pouvoirs parce qu’il se trompe en les exerçant. Si l’erreur de droit, à la différence de l’erreur de fait, donne ouverture à cassation, c’est parce qu’il importe d’assurer l’unité de la loi par la jurisprudence d’une cour régulatrice, ce n’est pas uniquement pour faire rentrer dans leurs attributions légales des autorités qui en seraient sorties. Aussi les lois d’organisation judiciaire et la jurisprudence de la Cour de cassation ont-elles toujours soigneusement distingué entre l’excès de pouvoir et la violation de la loi. Une telle extension de la notion d’excès de [401] pouvoir n’était d’ailleurs provoquée par aucun intérêt public, car le pourvoi en cassation permet d’atteindre et d’annuler les décisions judiciaires entachées de toute autre illégalité que l’excès de pouvoir, sauf dans les cas très rares où des dispositions législatives toutes spéciales ne permettent de relever que ce dernier vice.
Remarquons toutefois que si la jurisprudence de la Cour de cassation a toujours maintenu, entre l’excès de pouvoir et la violation de la loi, une ligne de démarcation que nul intérêt social ne la portait à franchir, elle n’a pas hésité à étendre la notion même de la violation de la loi, lorsqu’elle s’est trouvée en présence de textes qui paraissaient trop la restreindre.
En effet, la loi du 27 novembre 1790 (art. 3) n’ouvrait le recours en cassation que contre les jugements contenant une contravention expresse au texte de la loi ; la loi du 20 avril 1810 (art. 7), tout en atténuant cette formule, exige encore une contravention expresse à la loi. Ces expressions révèlent, à n’en point douter, une intention restrictive ; elles ne s’appliquent point littéralement à toute fausse interprétation ou fausse application de la loi. Henrion de Pansey l’avait fort bien compris lorsqu’il exigeait, pour qu’il y eût ouverture à cassation, « que le jugement et la loi fussent en opposition diamétrale, ce qui ne peut arriver, disait-il, que lorsque le point litigieux est réglé par une loi formelle et qu’aucune circonstance de fait n’en peut détourner l’application ». On sait que cette stricte interprétation des lois de 1790 et de 1810 n’a jamais été admise par la Cour de cassation. Trop d’illégalités, trop d’erreurs de droit altérant le sens et l’esprit de la loi sans en violer expressément les termes, auraient pu demeurer inattaquables, s’il n’y avait eu ouverture à cassation que dans les cas de contravention expresse à la loi. Aussi, d’après la jurisprudence, il n’est pas nécessaire que la violation ou la fausse interprétation de la loi soit explicite, qu’elle se manifeste par une fausse thèse de droit développée dans le jugement ; il suffit qu’elle soit implicite et qu’elle résulte d’une fausse application de la loi, d’une simple opposition entre les faits constatés et les conséquences juridiques que le juge en a tirées. De là cette formule très habituelle des arrêts de cassation déclarant que l’arrêt attaqué a faussement appliqué et par suite violé telle disposition de loi.
[402] Ce rapide aperçu de la jurisprudence judiciaire ne nous sera point inutile pour suivre les développements de la jurisprudence administrative. L’une et l’autre, tout en s’appuyant sur des textes différents, ont tendu vers le même but : assurer le plus complètement possible la répression des illégalités commises soit par les juges, soit par les administrateurs. En vue de cet intérêt général, la Cour de cassation et le Conseil d’État ont largement interprété les lois qui servent de base à leurs pouvoirs ; mais pour atteindre l’illégalité dans l’ordre administratif, il a fallu que le Conseil d’État fît un effort plus long et plus difficile, parce que les textes ne lui offraient qu’un faible et étroit point d’appui. De là ce long travail de jurisprudence dont nous devons maintenant retracer les principales phases.
II. — HISTORIQUE DU RECOURS POUR EXCÈS DE POUVOIR EN MATIÈRE ADMINISTRATIVE
Législation. — Quels sont les textes législatifs qui ont servi de point de départ à la jurisprudence du Conseil d’État en matière d’excès de pouvoir ? On enseigne généralement que c’est la loi des 7-14 octobre 1790, d’après laquelle « les réclamations d’incompétence à l’égard des corps administratifs seront portées au roi, chef de l’administration générale ».
Il est cependant à remarquer que les arrêts rendus sous le premier Empire et sous la Restauration n’ont pas mentionné cette loi. C’est seulement après 1830 que le Conseil d’État a pris l’habitude de l’invoquer dans ses décisions : on la voit apparaître pour la première fois dans deux arrêts en date du 15 juillet et du 28 décembre 1832 (1. Conseil d’État, 15 juillet 1832, Garde nationale de Paris, au rapport de M. Macarel, — et 28 décembre 1832, Préfet de la Seine, au rapport de M. Vivien. — Ces deux arrêts statuaient sur des recours formés contre des décisions rendues en dernier ressort par des jurys de révision de la garde nationale.).
Les auteurs s’abstiennent aussi, jusqu’à cette époque, de mentionner la loi des 7-14 octobre 1790 comme base du recours pour excès de pouvoir. Ni M. Macarel, ni M. de Cormenin, ni M. de [403] Gérando n’y font allusion dans les éditions de leurs traités antérieures à 1830 (1. M. de Cormenin, dans les premières éditions de ses Questions de droit administratif, mentionne les recours pour incompétence et excès de pouvoir sous la même rubrique que les conflits, et il pose en principe que « le Conseil d’État a le suprême règlement des compétences » (édit. de 1826, t. Ier, p. 29 et 30 et p. 157) ; mais il ne fait point reposer ce principe sur la loi des 7-14 octobre 1790. Le même auteur, dans ses éditions postérieures à 1830, cite cette loi, tout en faisant remarquer que son texte ne s’applique qu’aux recours pour incompétence (édit. de 1840, t. Ier, p. 208 et notes). M. de Gérando, dans ses Institutes de droit administratif publiées en 1829 (t. Ier, p. 273), mentionne, comme pouvant servir de base aux pouvoirs du Conseil d’État, la loi des 27 avril et 25 mai 1791 qui renvoie au conseil des ministres, désigné sous le nom de Conseil d’État, « l’examen des difficultés et la discussion des affaires dont la connaissance appartient au pouvoir exécutif » ; mais cet auteur ne propose pas d’appliquer la loi des 7-14 octobre 1790. Voy. aussi l’intéressante étude de M. Aucoc sur les Recours pour excès de pouvoir, publiée dans les Comptes rendus de l’Académie des sciences morales et politiques (année 1878) et dont les principales parties ont trouvé place dans la 3e édition des Conférences, t. Ier, p. 510 et suiv.).
Il est permis de conclure de là que la loi des 7-14 octobre 1790 n’a pas eu, dès le début de la jurisprudence, l’influence qu’elle a exercée plus tard sur la théorie de l’excès de pouvoir. On ne saurait s’en étonner lorsqu’on se rend compte du véritable caractère de cette loi. Elle était moins une loi de principe qu’une sorte de résolution de l’Assemblée nationale, destinée à mettre en œuvre des règles déjà posées par des lois antérieures. Son préambule indique qu’elle a eu pour but de résoudre des difficultés d’interprétation et d’exécution auxquelles ces lois avaient donné lieu, et spécialement de régler des contestations survenues entre le directoire du département de la Haute-Saône et la municipalité de Gray, au sujet d’une route royale traversant cette ville.
L’Assemblée, conformément aux conclusions de son comité de constitution à qui elle avait demandé un rapport sur cette affaire, vota trois résolutions : la première interprète le décret du 6 septembre 1790 sur les attributions des corps administratifs en matière de grande voirie ; la seconde interprète les dispositions des lois du 22 décembre 1789 et des 16-24 août 1790 sur l’interdiction faite aux tribunaux de connaître des actes d’administration, et elle en conclut qu’aucun administrateur ne peut être traduit devant les tribunaux pour raison de ses fonctions, à moins qu’il n’y ait été renvoyé par l’autorité supérieure ; enfin la troisième décide que [404] « les réclamations d’incompétence à l’égard des corps administratifs ne sont dans aucun cas du ressort des tribunaux : elles seront portées au roi, chef de l’administration générale ; et, dans le cas où l’on prétendrait que les ministres de Sa Majesté auraient fait rendre une décision contraire aux lois, les plaintes seront adressées au Corps législatif ». Enfin la loi se termine en ordonnant l’apport de la procédure commencée au bailliage de Gray, à l’occasion de l’une des traverses de cette ville, « pour être sur ladite procédure statué ce qu’il appartiendra ».
Telle est, dans son ensemble, la loi des 7-14 octobre 1790. On comprend que le Conseil d’État ait pu ne pas voir immédiatement en elle un texte formel, instituant le recours pour excès de pouvoir en matière administrative, comme d’autres textes l’avaient institué en matière judiciaire.
A défaut de cette loi, sur quels textes pouvait s’appuyer la jurisprudence antérieure à 1830, pour atteindre les actes administratifs entachés d’excès de pouvoir ? Les anciens arrêts ne paraissent pas s’en être beaucoup préoccupés ; ils ne contiennent ni visas, ni motifs destinés à établir la compétence du Conseil d’État en matière d’excès de pouvoir ; ils semblent admettre que cette compétence est inhérente à l’institution même du Conseil d’État, et s’inspirer des traditions de l’ancien Conseil du roi, qui était chargé de régler souverainement les compétences, de réprimer tous les empiétements, et de vider tous les conflits survenus entre les dépositaires de l’autorité publique.
Cette ancienne régie était d’ailleurs rappelée en termes généraux dans les lois fondamentales du Conseil d’État de l’an VIII : dans l’article 52 de la Constitution consulaire, d’après lequel le Conseil d’État est « chargé de résoudre les difficultés qui s’élèvent en matière administrative » ; dans l’article 11 de l’arrêté du 5 nivôse an VIII, qui appelle le Conseil d’État à prononcer « sur les conflits qui peuvent s’élever entre l’administration et les tribunaux ».
Après les lois de 1790 et de l’an VIII, on ne peut citer, comme dispositions générales relatives au recours pour excès de pouvoir, que le décret du 2 novembre 1864 et l’article 9 de la loi du 24 mai 1872. Le décret de 1864 ne règle qu’une question de procédure : il [405] dispense de tous autres frais que les droits de timbre et d’enregistrement « les recours portés devant le Conseil d’État en vertu de la loi des 7-14 octobre 1790 contre les actes des autorités administratives pour incompétence ou excès de pouvoir (1. Nous conservons, pour ces lois et pour celles qui sont citées plus bas, l’orthographe que chacune d’elles a adoptée pour l’expression d’excès de pouvoir. (Voir la note de la page 396.)) ».
L’article 9 de la loi du 24 mai 1872 dispose que « le Conseil d’État statue souverainement… sur les demandes d’annulation pour excès de pouvoirs (2. Nous conservons, pour ces lois et pour celles qui sont citées plus bas, l’orthographe que chacune d’elles a adoptée pour l’expression d’excès de pouvoir. (Voir la note de la page 396.)) formées contre les actes des diverses autorités administratives ». Ce texte consacre expressément le recours, et lui donne une base législative plus solide que la loi des 7-14 octobre 1790 ; il peut en outre être considéré comme ayant implicitement ratifié l’acception large dans laquelle la jurisprudence avait employé les mots « excès de pouvoir », car en les reproduisant sans aucune interprétation restrictive, il est présumé les avoir pris dans le sens que le Conseil d’État leur donnait depuis longtemps dans les matières administratives, et non dans le sens plus restreint que la Cour de cassation leur a assigné dans les matières judiciaires.
En dehors de ces textes généraux, on peut citer un certain nombre de textes spéciaux qui prévoient un recours en annulation, soit contre des décisions de juridictions administratives statuant en dernier ressort, soit contre des actes d’autorités administratives.
Parmi les premiers, on doit mentionner : — la loi du 16 septembre 1807 (art. 17) qui prévoit la cassation d’arrêts de la Cour des comptes « pour violation des formes ou de la loi » ; — la loi du 14 juillet 1837 (art. 26) qui ouvrait le recours au Conseil d’État contre les décisions des jurys de révision de la garde nationale de la Seine « pour incompétence, excès de pouvoir et violation de la loi » ; — la loi du 13 juin 1851 (art. 30) qui ouvrait le recours, dans les mêmes cas, contre les décisions de tous les jurys de révision ; —la loi sur le recrutement de l’armée, du 27 juillet 1872 (art. 30), qui n’ouvrait le recours aux parties intéressées, contre les décisions définitives des conseils de révision, que dans le cas d’incompétence et d’excès de pouvoirs, et réservait au ministre de la guerre, agissant dans l’intérêt de la loi, le recours pour violation [406] de la loi ; — la loi sur le recrutement de l’armée du 15 juillet 1889 (art. 32) qui ouvre à toute partie intéressée, aussi bien qu’au ministre de la guerre, le recours pour incompétence, excès de pouvoir ou violation de la loi.
Parmi les textes qui prévoient l’annulation d’actes d’administration, nous citerons : l’article 88 de la loi départementale du 10 août 1871, qui dispose que les décisions des commissions départementales « pourront être déférées au Conseil d’État statuant au contentieux, pour cause d’excès de pouvoir et de violation de la loi ou d’un règlement d’administration publique » ; — les articles 63 et 67 de la loi municipale du 5 avril 1884, d’après lesquels les délibérations des conseils municipaux « prises en violation d’une loi ou d’un règlement d’administration publique » peuvent être annulées par le préfet en conseil de préfecture, sous réserve d’un recours au Conseil d’État contre l’arrêté préfectoral, recours qui « est instruit et jugé dans les formes du recours pour excès de pouvoir ».
Nous ferons remarquer, sans y insister quant à présent, cette fréquente association des idées d’excès de pouvoir et de violation de la loi ; elle se retrouve également dans l’article 3 de la loi du 18 juillet 1866, et dans l’article 47 de la loi du 10 août 1871, qui prévoient l’annulation par décret en Conseil d’État des délibérations définitives des conseils généraux « pour excès de pouvoir ou pour violation d’une disposition de la loi ou d’un règlement d’administration publique ».
Tels sont les textes. Voyons maintenant quel usage en a fait la jurisprudence.
Origine et développements de la jurisprudence. — Nous avons dit que le Conseil d’État, depuis l’an VIII jusqu’à 1830, n’avait pas cherché de points d’appui, pour sa juridiction en matière d’excès de pouvoir, en dehors des traditions, des analogies empruntées à la jurisprudence judiciaire, et des dispositions générales de la législation de l’an VIII. L’article 11 de l’arrêté du 5 nivôse an VIII, qui le chargeait de prononcer « sur les conflits qui s’élèvent entre l’administration et les tribunaux », consacrait certainement la juridiction du Conseil d’État à l’égard des actes administratifs [407] empiétant sur la fonction judiciaire, aussi bien qu’à l’égard des décisions judiciaires dénoncées par la voie du conflit comme empiétant sur la fonction administrative. Aussi le Conseil d’État n’a jamais hésité, dès le début de son institution, à annuler pour incompétence et excès de pouvoir les décisions administratives qui statuaient sur des questions réservées aux tribunaux. Ces anciens arrêts nous paraissent être le point de départ le plus certain de la jurisprudence des excès de pouvoir. On en peut citer d’assez nombreux rendus sous le premier Empire (1. Voy. 28 mars 1807 (Dupuy-Briacé), qui annule un arrêté préfectoral statuant sur la propriété d’alluvions par des riverains : « Considérant que le préfet n’était pas compétent pour opérer le partage entre les propriétaires riverains, cette opération ne pouvant légitimement résulter que de l’examen de leurs droits de propriété qui ne compète qu’aux tribunaux. » — 22 janvier 1808 (Hours), qui annule un arrêté préfectoral statuant sur des difficultés entre usiniers au sujet de la jouissance des eaux : « Considérant que pour tout ce qui touche aux intérêts des divers propriétaires riverains qui peuvent être en litige entre eux, c’est à tort que le préfet a cru pouvoir statuer sur le litige, qui est entièrement de la compétence des tribunaux. » — 25 mai 1811 (Outin), qui annule un arrêté prononçant la suppression d’un vannage, parce qu’il statue non dans un intérêt général, mais pour trancher une contestation du ressort des tribunaux. Ce dernier arrêt est remarquable en ce qu’il applique déjà la théorie du détournement de pouvoir en la rattachant à l’empiétement sur la fonction judiciaire. Voy. aussi : 22 janvier 1808, Delamotte ; — 12 avril 1812, Royre ; —1er janvier 1813, Taillard.).
D’après cette ancienne jurisprudence, l’annulation pour incompétence et excès de pouvoir n’atteint pas seulement les actes administratifs qui empiètent sur la fonction judiciaire, mais encore ceux qui violent les règles de la compétence administrative en empiétant sur les attributions d’un autre administrateur ou d’un juge administratif. De 1807 à 1815 on relève plusieurs arrêts qui annulent pour excès de pouvoir des arrêtés préfectoraux statuant sur des questions qui ne pouvaient être tranchées que par des décrets ou des décisions ministérielles, ou par des décisions contentieuses du Conseil d’État, de la Cour des comptes ou des conseils de préfecture (2. 1er septembre 1807, Lavocat ; — 7 octobre 1807, hameau de Pré-l’Évêque ; — 14 juillet 1811, habitants de Montgard ; — 25 janvier 1813, Pellerin.). Sous la Restauration, cette jurisprudence arrive à se formuler dans de véritables arrêts de doctrine, notamment dans un arrêt du 18 novembre 1818 (Egret Thomassin) où on lit : « C’est devant nous, en notre Conseil d’État, que doivent être déférés les [408] actes administratifs attaqués pour incompétence et excès de pouvoir. » Un autre arrêt du 18 janvier 1826 (Bouis) décide en termes exprès que les arrêtés préfectoraux argués d’incompétence peuvent être attaqués devant le Conseil d’État, sans recours préalable au ministre de l’intérieur.
Outre ces deux cas d’excès de pouvoir, la première jurisprudence du Conseil d’État en admet un troisième : la violation des formes substantielles. Les décisions anciennes sont moins nombreuses sur ce point, mais la doctrine n’est pas moins certaine, et, dans ce cas encore, elle s’appuie moins sur des textes que sur une idée générale des conditions de validité qui s’imposent à tous les actes. Deux décrets en Conseil d’État du 4 juillet 1813 (Bertau) et du 1er mars 1814 (Bruher), — rendus, il est vrai, sur le rapport des sections de législation et de la guerre et non de la commission du contentieux, mais qui n’en attestent pas moins l’esprit de la jurisprudence, — annulent des décisions d’une juridiction militaire irrégulièrement constituée : « C’est un principe constant, portent les considérants de ces décrets, qu’il n’y a pas de plus grand défaut que le défaut de pouvoir, et que ce vice doit être reproché à tout tribunal non régulièrement composé. » Sous la Restauration, le Conseil d’État appliqua le même principe aux conseils de révision, bien que la loi du 10 mars 1818 n’eût prévu aucun recours contre leurs décisions (1. Conseil d’État, 21 janvier 1829, Brière.).
L’assimilation du vice de forme à l’excès de pouvoir était également admise pour les actes d’administration proprement dits. Ces actes étaient annulés lorsqu’ils étaient faits sans les mesures d’instruction prescrites par les lois et règlements (2. Conseil d’État, 2 juillet 1820, Biberon ; — 10 août 1828, Rodier.).
On voit que la doctrine de l’excès de pouvoir, telle que le Conseil d’État l’a conçue dès l’origine, est très analogue à celle de la Cour de cassation. L’une et l’autre font rentrer dans l’excès de pouvoir l’atteinte à la séparation des pouvoirs, l’empiétement d’une autorité ou d’une juridiction sur une autre, la violation des formes substantielles, mais elles n’assimilent point à l’excès de pouvoir la violation ou la fausse application de la loi.
[409] Le parallélisme des deux jurisprudences ne s’est pas maintenu. Tandis que l’idée d’excès de pouvoir est demeurée la même en matière judiciaire, elle s’est élargie en matière administrative, elle s’est étendue peu à peu à toutes les espèces d’illégalités qui peuvent entacher les actes de l’administration. Le recours pour excès de pouvoir s’est ainsi progressivement transformé en une sorte de pourvoi en cassation, à l’appui duquel les parties ont pu invoquer des griefs tirés de la violation de la loi et de l’atteinte aux droits acquis.
Par quel moyen s’est opérée cette difficile transition entre l’idée d’excès de pouvoir et celle de violation de la loi ? Au moyen d’une évolution de jurisprudence, qui a peut-être été moins profonde et moins hardie qu’on ne le pense généralement, car elle a plutôt porté sur des questions de procédure et de terminologie juridique que sur des questions d’attributions.
En effet, le Conseil d’État a admis, de tout temps, d’une manière plus ou moins large, que les parties pouvaient réclamer devant lui l’annulation d’actes administratifs faits en violation de la loi et portant atteinte à leurs droits. A la vérité, ces recours n’étaient presque jamais considérés comme des recours pour excès de pouvoir ; on les désignait sous le nom de « recours contentieux… recours par la voie contentieuse » ; on ne leur donnait pas pour base la loi des 7-14 octobre 1790, mais le principe général d’après lequel l’acte administratif qui porte atteinte à un droit peut donner naissance à une réclamation devant le juge administratif. C’est en vertu de ce principe que le Conseil d’État, après 1830, admettait les recours des officiers contre les décisions ministérielles ou les ordonnances royales qui portaient atteinte à leur grade ou à leurs droits à l’avancement ; les recours des communes contre les arrêtés préfectoraux, qui inscrivaient d’office des crédits à leur budget pour des dépenses n’ayant pas un caractère obligatoire, ou pour des sommes supérieures au montant de l’obligation ; d’autres recours encore, formés dans des matières très diverses, contre des actes administratifs rapportant ou modifiant des actes antérieurs qui avaient créé des droits à des particuliers ou à des communes.
Mais, après le décret du 2 novembre 1864, le Conseil d’État a pris l’habitude de viser la loi des 7-14 octobre 1790 dans les [410] affaires de cette nature, et de faire ainsi rentrer dans les cas d’excès de pouvoir les diverses illégalités qui peuvent porter atteinte à un droit. On comprend l’influence exercée par ce décret : il permettait aux parties de former, sans le ministère d’un avocat, et sans autres frais que les droits de timbre et d’enregistrement, « les recours portés devant le Conseil d’État en vertu de la loi des 7-14 octobre 1790, contre les actes administratifs, pour incompétence et excès de pouvoir » ; le Conseil d’État pensa que l’esprit de cette disposition — qu’il avait lui-même rédigée et dont il devait connaître la véritable portée — était d’étendre cette procédure à toutes les demandes d’annulation d’actes administratifs contraires à la loi et au droit ; il estima qu’une partie ne mérite pas moins de faveur lorsqu’elle dénonce un acte violant son droit individuel, que lorsqu’elle relève un cas d’incompétence ou de vice de forme contre un acte administratif qui ne blesse que son intérêt. De là l’assimilation que la jurisprudence fit de plus en plus entre les recours contentieux en annulation fondés sur la violation de la loi et des droits acquis, et le recours pour excès de pouvoir proprement dit. Nul arrêt de principe n’érigea cette assimilation en doctrine, mais elle n’en fut pas moins réalisée en jurisprudence. En cette matière comme en beaucoup d’autres, le Conseil d’État démontra le mouvement en marchant (1. Rapprocher les arrêts rendus, en matière de grades, avant et après 1870. — Avant 1870, ils ne visent jamais la loi des 7-14 octobre 1790, mais seulement les lois sur l’avancement et sur l’état des officiers. (Voy. 21 mai 1840, Tirlet ; 23 juin 1841, Darthesé ; 23 décembre 1842, Fontan ; 11 décembre 1848, Hélie ; 21 avril 1853, Rigollot ; 12 mai 1868, Renno ; 26 juin 1869, Lullier.) Au contraire, la loi des 7-14 octobre 1790 et celle du 24 mai 1872 sont visées dans les arrêts plus récents du 23 mars 1872, Pichon ; 6 février 1874, Houneau ; 28 décembre 1877, West ; 4 juillet 1879, Roch ; 22 juillet 1881, Thile, etc., 9 mars 1894, Layrle.).
La fusion qui s’est ainsi opérée entre l’ancien recours contentieux en annulation et le recours pour excès de pouvoir n’allait pas sans soulever quelques objections ; elle troublait, il faut le reconnaître, la terminologie consacrée ; elle étendait la dénomination d’excès de pouvoir à des illégalités qui ne la comportent pas dans la langue ordinaire du droit ; mais il faut reconnaître aussi que cette jurisprudence si favorable aux parties, ne portait pas atteinte au fond même des doctrines. En effet, le recours contentieux, [411] quand il est dirigé contre un acte de puissance publique, ne peut, comme le recours pour excès de pouvoir, tendre qu’à l’annulation de l’acte attaqué, non à sa réformation. Il ne saurait donc y avoir de différence entre les deux recours au point de vue du résultat que la partie peut obtenir. La différence n’aurait subsisté qu’au point de vue des procédures, puisque le décret de 1864 ne permet d’introduire sans avocat que les recours pour excès de pouvoir, et non les autres recours contentieux en annulation. Mais il aurait été très difficile, dans la pratique, de maintenir cette distinction, et d’exiger ou non le ministère de l’avocat selon que le grief invoqué à l’appui d’une demande d’annulation aurait été un excès de pouvoir proprement dit ou une autre espèce d’illégalité. Telles sont les considérations qui paraissent avoir déterminé le Conseil d’État à faire subir cette évolution à la doctrine de l’excès de pouvoir.
La jurisprudence a fait plus encore. Elle a trouvé moyen d’étendre aux actes faits par l’administration en vertu de ses pouvoirs discrétionnaires un contrôle de légalité auquel il semblait difficile de les soumettre. Ce contrôle ne pouvait pas s’exercer sur des questions de violation ou de fausse application de la loi, puisque les actes discrétionnaires ne sont point réglés d’avance par des prescriptions légales et qu’ils relèvent de la libre appréciation de leurs auteurs. Mais si la loi ne fixe pas d’avance la teneur de ces décisions, elle détermine du moins leur but général et l’esprit dans lequel elles doivent être prises : ainsi les pouvoirs de police n’ont été donnés à l’administration que dans un but d’intérêt général, et ils seraient dénaturés s’ils étaient exercés dans un but de fiscalité ou pour favoriser des entreprises particulières. S’inspirant de cette vérité, la jurisprudence a admis — et c’est là une de ses plus ingénieuses créations — que les actes discrétionnaires peuvent être annulés comme illégaux lorsqu’ils sont faits dans un but étranger à celui que la loi a eu en vue. Elle décide que, dans ce cas, le pouvoir discrétionnaire est détourné de sa destination légale, et que l’administration commet une espèce particulière d’excès de pouvoir que l’on appelle le détournement de pouvoir.
Telle a été, dans ses développements principaux, cette jurisprudence de l’excès de pouvoir, qu’on a qualifiée quelquefois de « prétorienne ». Elle l’a été, en effet, par les transformations qu’elle a [412] fait subir aux règles primitives, au moyen de déductions ingénieuses et parfois un peu subtiles ; elle l’a été aussi par le but qu’elle a poursuivi : « combler les lacunes de l’ancien droit et en adoucir la rigueur en vue de l’intérêt public (1. Adjuvandi, vel supplendi, vel corrigendi juris civilis gratia, propter utilitatem publicam… (Dig., L. I, tit. 1, L. 7.)) ».
Pour terminer cet aperçu, nous devons dire un mot des efforts faits, depuis 1872, pour affermir et préciser la doctrine juridique du recours pour excès de pouvoir.
Ainsi que nous l’avons vu, l’extension du droit de recours et des moyens d’annulation s’est principalement opérée sous le régime de la justice retenue, antérieurement à la loi du 24 mai 1872. Le Conseil d’État, qui rendait ses décisions au nom du chef suprême de l’administration, avait alors plus de latitude que n’en pourrait avoir un tribunal administratif, si haut qu’il fût placé, pour créer en dehors des textes, et pour faire accepter aux administrateurs de tout ordre, un contrôle chaque jour plus sévère de la légalité de leurs actes. Cette œuvre une fois accomplie, il n’était pas inutile de la compléter à un autre point de vue. En effet, dans les dernières années de l’Empire, la théorie de l’excès de pouvoir s’était quelque peu ressentie de l’omnipotence du souverain sous les auspices duquel on l’avait développée (2. Voy. sur l’esprit de la jurisprudence à cette époque, t. Ier, p. 257.). A force de faire intervenir les pouvoirs propres du chef de l’État et sa responsabilité personnelle, on en était arrivé à un certain relâchement de la doctrine juridique. Des appréciations d’équité, d’opportunité politique — qui presque toujours, il est vrai, étaient profitables aux justiciables — tenaient quelquefois lieu de règle, même dans des questions de recevabilité, de procédure, de délais qui exigent des solutions fixes et concordantes. Ces solutions ont été étudiées de plus près depuis 1872. Le Conseil d’État, investi d’une juridiction propre, a éprouvé le besoin de mieux déterminer, sans cependant les restreindre, ses attributions et l’étendue des droits des parties. De là des doctrines plus nettes sur les conditions de recevabilité du recours, sur les délais, sur la compétence respective du Conseil d’État et des autres tribunaux administratifs ou judiciaires lorsqu’une même question de légalité peut relever de plusieurs [413] juridictions. Dans le cours de cette étude nous aurons à préciser ces doctrines, qui ont donné plus de cohésion juridique à la théorie du recours pour excès de pouvoir.
III. — DISTINCTION DU RECOURS POUR EXCÈS DE POUVOIR ET DES RECOURS EN ANNULATION PAR LA VOIE ADMINISTRATIVE
Nous avons déjà fait remarquer combien il est peu conforme à une bonne classification juridique d’opposer, comme on l’a fait si souvent, le recours pour excès de pouvoir au recours contentieux. Le recours pour excès de pouvoir est en effet, par son essence même, un recours contentieux ; il s’exerce, d’après une procédure déterminée, devant le Conseil d’État constitué en tribunal, il provoque une décision qui est un acte de juridiction. Par ce caractère contentieux, il diffère d’autres recours qui tendent eux aussi à l’annulation d’actes administratifs illégaux, mais qui sont portés devant le Gouvernement en Conseil d’État, et qui ne sont pas des recours pour excès de pouvoir, parce qu’ils provoquent une annulation administrative, non une annulation contentieuse, et parce que le Conseil d’État en connaît comme corps consultatif, délibérant sur des projets de décrets, non comme cour souveraine statuant par arrêt.
Ces recours en annulation par la voie administrative sont les suivants :
1° Les recours pour abus en tant qu’ils tendent à la suppression ou à l’annulation d’actes entachés d’abus ecclésiastique ou d’abus civil, par application des articles 6 et 7 de la loi du 18 germinal an X. Ainsi que nous l’avons expliqué dans le chapitre relatif au recours pour abus, le Gouvernement en Conseil d’État a seul compétence pour prononcer ces annulations ou suppressions, soit qu’il s’agisse d’actes émanés de l’autorité ecclésiastique, soit qu’il s’agisse d’actes administratifs émanés de l’autorité civile, par exemple d’arrêtés de préfet ou de maires argués d’excès de pouvoir comme « portant atteinte à l’exercice public du culte et à la liberté que les lois et règlements assurent à ses ministres (1. Voy. ci-dessus, p. 84 et suiv.) ».
[414] 2° Les recours des préfets tendant à l’annulation des délibérations des conseils généraux, soit parce qu’elles ont été prises sur des objets qui ne sont pas légalement compris dans les attributions de ces conseils (loi du 10 août 1871, art. 33), soit parce qu’elles sont entachées d’excès de pouvoir ou de violation d’une disposition de la loi ou d’un règlement d’administration publique (loi du 10 août 1871, art. 47). Bien que ces recours tendent à l’annulation d’actes administratifs illégaux, et qu’ils soient portés devant le Conseil d’État, ce ne sont pas des recours pour excès de pouvoir dans le sens juridique du mot, parce que les articles 33 et 47 précités portent que « l’annulation ne peut être prononcée que par un décret rendu dans la forme des règlements d’administration publique ».
Ces recours peuvent également être dirigés, d’après une jurisprudence constante, contre des délibérations de commissions départementales entachées des illégalités prévues par les articles 33 et 47. Dans ce cas, le recours se distingue nettement de celui qui est prévu par l’article 88 de la loi du 10 août 1871, et par lequel les parties peuvent demander l’annulation contentieuse des décisions des commissions départementales.
3° Les recours formés en vertu de l’article 13 de la loi du 21 juin 1865 sur les associations syndicales, par les propriétaires intéressés ou par les tiers, contre les arrêtés préfectoraux qui créeraient une association autorisée en dehors des cas où cette forme de syndicat est prévue par la loi. D’après cet article 13, « le recours est déposé à la préfecture et transmis avec le dossier au ministre dans le délai de quinze jours. Il est statué par un décret en Conseil d’État. » On s’est demandé si ce texte, rédigé à une époque où les décisions contentieuses du Conseil d’État étaient rendues en forme de décrets, prévoyait un recours par la voie contentieuse ou par la voie administrative. Cette dernière interprétation, conforme aux travaux préparatoires de la loi, a été consacrée par plusieurs décrets délibérés en Conseil d’État (1. Décrets des 11 janvier 1873, canal de Crest ; — 23 juin 1881, syndicat de Meilkan ; — 8 juillet 1886, marais de Sabarèges.). On est donc là encore en présence d’un recours en annulation fondé sur l’illégalité d’un acte administratif, mais qui n’est pas un recours pour excès de pouvoir.
[415] 4° Les recours prévus par l’article 40 du décret du 22 juillet 1806, qui tendent à faire rapporter ou réformer par la voie administrative des décrets rendus après délibération du Conseil d’État.
Arrêtons-nous un instant sur ce texte qui a donné lieu à des difficultés d’interprétation. Il est ainsi conçu : « Lorsqu’une partie se croira lésée dans ses droits ou dans sa propriété, par l’effet d’une décision de notre Conseil d’État rendue en matière non contentieuse, elle pourra nous présenter une requête pour, sur le rapport qui nous en sera fait, être l’affaire renvoyée, s’il y a lieu, soit à une section du Conseil d’État, soit à une commission. »
On s’est demandé si ce texte est encore en vigueur, si ses dispositions peuvent se concilier avec les principes actuels du contentieux administratif, et s’il ne doit pas être considéré comme dénué de toute application, depuis qu’on admet que l’atteinte portée à un droit ouvre à la partie lésée un recours contentieux, et non une simple réclamation par la voie administrative.
Pour éclaircir ce point, il faut remonter aux origines de l’article 40 et aux applications qu’il a reçues en jurisprudence.
Il est hors de doute que, de l’an VIII à 1806, lorsque la commission du contentieux n’était pas encore instituée, il n’existait aucune espèce de recours contre les décisions administratives ou contentieuses rendues en Conseil d’État. Lorsque fut élaboré le décret de procédure du 22 juillet 1806, la commission du Conseil d’État chargée de le préparer eut la pensée d’admettre un recours contentieux contre les décisions administratives délibérées en Conseil d’État ; elle proposa en ce sens une disposition ainsi conçue : « Lorsqu’une partie se croira lésée dans ses droits ou dans sa propriété par l’effet d’une décision de notre Conseil d’État rendue en matière non contentieuse, elle pourra présenter une requête qui sera déposée avec les pièces au secrétariat du Conseil. Il en sera donné connaissance par un auditeur au ministre du département que l’affaire concerne ; et si la Commission du contentieux estime qu’il y a lieu de recevoir la réclamation, elle fera son rapport au Conseil, qui statuera. »
Cette disposition ne fut pas adoptée, l’article fut remanié et le recours contentieux prévu par le projet fut transformé en un recours administratif soumis d’abord à l’appréciation du Gouvernement, [416] puis, sur son renvoi, à l’examen d’une section ou d’une commission spéciale, puis de l’assemblée générale du Conseil d’État. Toute intervention de la commission du contentieux fut ainsi écartée par l’article 40, tel qu’il a été inséré dans le décret de 1806 (1. Ce remaniement de l’article 40 explique la place qu’il occupe dans le paragraphe du décret de 1806 relatif à la tierce opposition. Dans l’esprit du projet, cette place était justifiée, puisque la commission avait proposé une véritable tierce opposition contentieuse à des décisions administratives. En substituant un recours administratif à un recours contentieux, on a transformé le système, mais on n’a pas déplacé l’article : de là un défaut de concordance entre la teneur de l’article 40 et l’intitulé du paragraphe dont il a continué de faire partie.).
Conformément à la règle ainsi établie, plusieurs anciens arrêts du Conseil d’État ont décidé que le recours de l’article 40 était le seul que l’on pût former contre des décrets rendus après avis du Conseil d’État, et qu’il excluait toute réclamation par la voie contentieuse (2. 11 mai 1807, Desmazures ; — 13 janvier 1813, Verneur ; — 28 juillet 1819, commissaires-priseurs ; — 22 février 1821, Truffault. — Il était également de jurisprudence qu’aucun recours par la voie contentieuse ne pouvait être formé soit contre la décision du garde des sceaux refusant de donner suite à la requête et d’en saisir une commission (17 décembre 1828, Vandenberghe), soit contre la décision du Conseil d’État rendue sur le rapport de la commission (15 février 1823, Truffault).).
Ces solutions étaient conformes à l’esprit de la législation de 1806 qui, ainsi que nous venons de le voir, n’admettait pas que le Conseil d’État pût annuler ou réformer comme juridiction contentieuse une décision à laquelle il avait concouru comme conseil du Gouvernement. Mais la jurisprudence se relâcha de cette rigueur et admit que le recours contentieux était recevable contre des décisions ministérielles et même contre des ordonnances rendues en Conseil d’État. Elle fut implicitement consacrée par l’article 3 de l’ordonnance du 12 mars 1831, qui prévoit des recours contentieux formés contre des décisions délibérées par un des comités du Conseil d’État, et qui décide que les membres de ce comité ne doivent pas participer au jugement de l’affaire.
Le recours de l’article 40 a cependant continué d’être pratiqué depuis que le recours contentieux a été reconnu recevable : avec raison, car il a une portée plus grande ; il permet d’obtenir la réformation d’une décision erronée, tandis que le recours pour excès de pouvoir ne pourrait aboutir qu’à l’annulation d’une décision [417] illégale. Il permet même, du moins nous le pensons, au Gouvernement en Conseil d’État, de tenir compte de réclamations qui ne seraient pas fondées sur un droit proprement dit, mais qui invoqueraient un de ces intérêts respectables qu’on a quelquefois appelés « des intérêts imprégnés de droit ». Tel serait le cas de l’inventeur d’une mine à qui le décret de concession aurait refusé une indemnité d’invention faute de renseignements suffisants sur la valeur de ses recherches ; le cas de riverains d’un cours d’eau non navigable qu’on aurait omis de comprendre dans un décret de répartition des eaux entre l’agriculture et l’industrie, et les cas où des tiers, restés étrangers à l’instruction administrative qui a précédé le décret, seraient lésés par quelqu’une de ses dispositions (1. Les décrets rendus en vertu de l’article 40, pendant la période moderne, sont rares ; ils ont surtout été rarement publiés. On peut cependant en citer un, en date du 21 juin 1864, rendu sur un avis de la section des travaux publics, et rapporté au Recueil des arrêts du Conseil d’État, année 1882, p. 412, note 2.).
On ne doit donc pas considérer l’article 40 du décret de 1806 comme inconciliable avec le recours contentieux, ou comme faisant double emploi avec lui. Aussi le Conseil d’État, consulté en 1878 sur la question de savoir si l’article 40 est encore en vigueur, a répondu affirmativement par un avis des sections réunies de l’intérieur et du contentieux en date du 4 juin 1878. On lit dans cet avis : — « L’article 40 du décret de 1806 a eu pour but d’ouvrir aux tiers, à défaut de recours par la voie contentieuse, une voie régulière pour solliciter la réformation de décrets rendus en Conseil d’État et par lesquels ils se croiraient lésés dans leurs droits ou leur propriété. Il n’est pas impossible qu’il se présente des cas où des droits seraient lésés par un décret en Conseil d’État, sans que cependant le recours pour excès de pouvoir fût ouvert. D’autre part, l’article 40 n’ouvre pas un recours dans le sens juridique du mot, tel que le recours contentieux saisissant une juridiction qui est tenue de statuer et dont la décision s’impose à tous avec l’autorité de la chose jugée ; il autorise seulement à présenter une requête qui provoque plus énergiquement qu’une pétition ordinaire l’examen des dépositaires du pouvoir ; mais le chef de l’État reste libre de ne donner aucune suite à la requête. »
L’avis du 4 juin 1878 décide en outre : que la commission prévue [418] par l’article 40 doit être formée dans le sein du Conseil d’État ; qu’elle ne peut que donner un avis et non rendre une décision ; que la révision du décret attaqué ne peut résulter que d’un nouveau décret proposé et contresigné par le même ministre que le décret primitif (1. D’après le système du décret de 1806, c’était uniquement le ministre de la justice qui proposait et contresignait les décrets rendus en vertu de l’article 40 ; mais l’avis de 1878 a reconnu que ce droit devait appartenir, en vertu du principe de la responsabilité ministérielle, au ministre qui avait fait rendre le décret primitif.). Il ajoute que si ce nouveau décret porte lui-même atteinte à la loi ou à des droits acquis, l’article 40 ne fait pas obstacle à ce qu’il soit attaqué par la voie contentieuse.
Le recours de l’article 40 doit donc continuer à figurer parmi les recours par la voie administrative dont le Conseil d’État ne connaît que comme corps consultatif, et qui doivent être soigneusement distingués du recours en annulation par la voie contentieuse. Il a en outre un caractère particulier, qui ne se retrouve ni dans les autres recours administratifs précédemment énoncés, ni dans le recours pour excès de pouvoir, et qui lui permet de faire prononcer non seulement l’annulation, mais encore la réformation plus ou moins complète de l’acte attaqué.
Abordons maintenant l’étude du recours pour excès de pouvoir, d’après la jurisprudence et la doctrine en vigueur : celles-ci ne sont elles-mêmes que le résultat des efforts et de l’expérience accumulés depuis le commencement du siècle, et qu’on a quelquefois comparés à la force imperceptible et continue qui finit par former une solide alluvion : incrementum latens.
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