I. — DES DEMANDES D’INTERPRÉTATION
Règles générales. — La juridiction administrative a mission d’interpréter tous les actes administratifs, excepté ceux qui ne sont qu’un élément d’un contentieux de pleine juridiction attribué au juge du fond par la loi : tels sont les actes réglementaires que l’autorité judiciaire a mission d’appliquer et auxquels elle est souvent chargée d’assurer une sanction pénale (1. Voy. t. Ier, p. 480 et suiv.) ; tels sont aussi les actes de puissance publique qui servent de base à la perception de contributions indirectes ou de taxes assimilées dont le contentieux appartient tout entier à l’autorité judiciaire (2. Voy. t. Ier, p. 696 et suiv.).
Rappelons que, d’après les règles générales de la compétence, l’interprétation d’un acte ne doit pas être confondue avec son application. L’autorité judiciaire est compétente pour appliquer tous les actes administratifs que les parties invoquent dans des litiges de son ressort, lorsque le sens ou la validité de ces actes ne donnent lieu à aucune difficulté sérieuse ; mais il ne lui appartient pas d’interpréter elle-même ces actes, c’est-à-dire de fixer le sens de dispositions obscures ou de se prononcer sur le point de savoir si ces dispositions sont légales et obligatoires. Sur la distinction quelquefois délicate des questions d’application ou d’interprétation, il [605] nous suffit de renvoyer à ce que nous avons dit en traitant des questions préjudicielles (1. Voy. t. Ier, p. 498.).
Enfin, l’interprétation n’étant autre chose que l’éclaircissement d’un texte obscur, la demande d’interprétation n’a pas de raison d’être et n’est pas recevable si elle porte sur un acte clair, dans lequel on ne signale aucune ambiguïté de nature à entraver son application (2. Conseil d’État, 12 novembre 1875, Paris ; — 16 février 1878, min. des travaux publics.). Remarquons toutefois que si la juridiction administrative peut et doit opposer cette fin de non-recevoir à des demandes d’interprétation formées devant elle, en dehors de tout renvoi de l’autorité judiciaire, elle doit s’en abstenir lorsque la nécessité d’une interprétation a été, à tort ou à raison, affirmée par une décision judiciaire ; l’erreur dont cette décision peut être entachée ne relève que de l’autorité judiciaire supérieure, non de la juridiction administrative qui n’a pas qualité pour critiquer le jugement de renvoi. Il convient donc qu’elle donne l’interprétation demandée, toutes les fois que l’acte est de son ressort, et quand même elle ne verrait aucune difficulté là où le tribunal judiciaire a cru en apercevoir (3. Voy. t. Ier, p. 501.).
Nécessité d’un litige né et actuel. — Les parties qui ont intérêt à être éclairées sur le sens d’un acte, d’une décision, d’un contrat administratif ne peuvent pas en demander directement l’interprétation par voie d’action principale. En effet, l’interprétation qui leur serait ainsi donnée, en dehors de tout litige la rendant nécessaire, aurait le caractère d’une consultation, non d’une véritable décision contentieuse. Or la mission du juge n’est pas d’éclairer officieusement les parties sur leurs droits éventuels, mais seulement de prononcer sur leurs droits actuels lorsqu’ils donnent lieu à contestation.
Remarquons d’ailleurs que si une décision interprétative, directement provoquée par la partie, n’était pas pour elle une simple consultation dénuée de tout caractère obligatoire, elle constituerait quelque chose de plus anormal encore, c’est-à-dire une véritable décision réglementaire, fixant pour l’avenir la solution à donner [606] à toutes les difficultés qui naîtraient de l’acte interprété, et imposant d’avance cette solution au juge de ces litiges spéciaux. Il en résulterait une violation de l’article 5 du Code civil, qui défend aux juges « de prononcer par voie de disposition générale et réglementaire sur les causes qui leur sont soumises ».
L’interprétation contentieuse ne peut donc pas, en principe, être l’objet d’une demande en justice, mais seulement un moyen à l’appui de conclusions prises dans une instance déterminée.
La jurisprudence a fait de nombreuses applications de cette règle, en présence de demandes d’interprétation qui tendaient à faire interpréter de plano : des décrets réglant le régime d’usines hydrauliques (1. Conseil d’État, 17 mars 1876, Roche.) ou de prises d’eau pour l’irrigation (2. Conseil d’État, 11 décembre 1874, canal de Crillon.) ; des arrêts du Conseil d’État (3. Conseil d’État, 11 juin 1875, Maire.) ; des marchés de fournitures (4. Conseil d’État, 16 juin 1882, Grimoult.) ; des baux de sources minérales (5. Conseil d’État, 25 mars 1881, compagnie de Vichy.) ; des baux d’octrois ou de droits de places (6. Conseil d’État, 23 novembre 1877, ville de Boën-sur-Lignon.) ; des actes de ventes nationales pouvant servir à déterminer les droits de propriétaires ou d’usiniers (7. Conseil d’État, 31 mai 1892, Pellefique.) ; des marchés de travaux publics ou contrats assimilés (8. Conseil d’État, 22 janvier 1867, chemin de fer de Lyon ; — 13 mai 1887, Rogerie ; — 7 juin 1889, chemin de fer de Lyon.).
A l’égard de ces derniers contrats, on a quelquefois soutenu que les parties pouvaient être exceptionnellement autorisées, par des dispositions de leurs cahiers des charges ou de la loi, à demander de plano l’interprétation de clauses sur lesquelles elles se trouvaient en désaccord avec l’administration. On a invoqué en ce sens : — l’article 4 de la loi du 28 pluviôse an VIII, d’après lequel le conseil de préfecture prononce, entre les entrepreneurs et l’administration, « sur les difficultés concernant le sens ou l’exécution des clauses de leurs marchés » ; — l’article 136 du décret du 17 mai 1809, qui défère aux conseils de préfecture « les contestations qui pourraient s’élever entre les communes et les fermiers des octrois sur le sens des clauses des baux » ; — les dispositions de certains [607] cahiers des charges portant que l’interprétation des clauses contestées sera portée devant telle juridiction administrative.
Mais le Conseil d’État s’est toujours refusé à interpréter la loi de pluviôse an VIII et le décret de 1809 comme autorisant les parties à demander une interprétation réglementaire, destinée à faire loi entre les parties pendant toute la durée du marché ou du bail ; il n’a voulu voir, dans les décisions à rendre sur le sens de ces contrats, qu’un moyen de résoudre des difficultés relatives à leur exécution. Quant aux cahiers des charges, ils ne sauraient avoir une autorité suffisante pour créer une dérogation aux principes généraux. L’arrêt du 16 juin 1882 (Grimoult), rendu sur un cahier des charges dont une clause spéciale attribuait au Conseil d’État l’interprétation des clauses et conditions d’un marché de fournitures, a expressément décidé « que ledit article n’a pas eu pour but, et ne saurait en tout cas avoir pour effet d’autoriser les parties contractantes à demander au Conseil d’État cette interprétation en dehors de tout litige né et actuel la rendant nécessaire ».
Mais s’il est constant, en jurisprudence, que la partie qui demande une interprétation doit pouvoir la rattacher à un « litige né et actuel », cette expression doit être prise dans un sens large ; elle ne doit pas seulement s’entendre d’un procès pendant devant un tribunal, mais aussi de difficultés pendantes devant l’administration.
Ce point ne peut faire aucun doute lorsqu’un ministre, appelé à statuer, déclare lui-même qu’il sursoit jusqu’à ce que les parties intéressées aient fait interpréter un acte qui doit servir de base à sa décision ; il y a là une véritable décision préjudicielle qui habilite les parties à présenter requête en interprétation (1. On trouve un exemple de ces décisions ministérielles préjudicielles renvoyant les parties à se pourvoir en interprétation, dans une affaire jugée le 11 avril 1866 (commune d’Avon). Le ministre de l’intérieur, appelé à statuer sur une difficulté administrative entre une commune et un hospice, avait déclaré surseoir jusqu’à ce que le Conseil d’État eût interprété un arrêté du Directoire invoqué par les parties, et celles-ci avaient requis l’interprétation en vertu de cette décision.).
Il n’est même pas nécessaire que l’interprétation soit requise par une décision formelle de l’administration. Plusieurs arrêts du Conseil d’État ont admis que la nécessité de cette interprétation peut résulter de circonstances, de difficultés administratives dûment [608] constatées par le juge à qui l’interprétation est demandée. Ainsi, un arrêt du 21 mai 1875 (de Lambertye) déclare recevable la demande d’interprétation d’une concession de mine, formée par le concessionnaire, à la suite d’une difficulté survenue entre lui et l’administration relativement au bornage de sa concession ; dans l’espèce, cette difficulté résultait d’un arrêté préfectoral et d’une décision ministérielle contraires aux prétentions du concessionnaire. Un autre arrêt du 11 mai 1894 (Compagnie genevoise de l’industrie du gaz) constate que des difficultés étaient survenues entre la compagnie et l’administration municipale, qu’elles avaient donné lieu à des procès-verbaux dressés contre la compagnie par application de clauses litigieuses de la concession, et il décide que dans ces circonstances la demande d’interprétation de ces clauses est recevable (1. Voy. dans le même sens un arrêt du 17 mars 1876 (Roche) qui, à la vérité, déclare non recevable la requête d’usiniers demandant l’interprétation d’un décret réglant le partage des eaux entre un canal de navigation et leur usine, mais qui se fonde, pour refuser cette interprétation, sur ce que les requérants « ne justifient pas que l’administration ait pris contre eux aucune décision en suite de laquelle il y ait lieu de préciser le sens et la portée dudit décret ».).
On doit donc reconnaître qu’une difficulté administrative dûment constatée peut être, dans beaucoup de cas, assimilée à un litige né et actuel, et justifier ainsi de la part des parties intéressées une demande d’interprétation par la voie contentieuse.
Il peut se présenter d’autres cas où les parties sont recevables à se pourvoir en interprétation, sans qu’il existe de décision de sursis provoquant une interprétation judicielle.
Ainsi, lorsqu’un conflit a été élevé sur une question d’interprétation que l’autorité judiciaire prétendait retenir, la décision qui confirme l’arrêté de conflit a pour effet d’autoriser les parties à porter directement leur demande d’interprétation devant la juridiction compétente. Il résulte en effet de cette décision qu’il y a lieu à sursis et à interprétation préjudicielle, et les parties peuvent s’en prévaloir, nonobstant la décision contraire de l’autorité judiciaire, qui est mise à néant par l’arrêt sur conflit (2. Conseil d’État, 2 mai 1884, min. de la marine ; — 7 août 1891, Lacombe-Saint-Michel.).
De même, si un jury d’expropriation a alloué une indemnité [609] hypothétique, et si l’attribution définitive de cette indemnité se trouve subordonnée à l’interprétation d’un contrat administratif d’offre de concours, par lequel l’administration se prétend dispensée de payer le prix de terrains dont elle a pris possession, la partie la plus diligente peut, sans qu’il soit besoin d’aucune autre décision, demander l’interprétation nécessaire (1. Conseil d’État, 13 mai 1887, Rogerie. — Dans ce cas particulier, on peut soutenir que le renvoi résulte de plein droit de l’article 39 de la loi du 3 mai 1811, d’après lequel l’indemnité hypothétique est réglée par le jury, indépendamment des difficultés étrangères à la fixation de l’indemnité, « difficultés sur lesquelles les parties sont renvoyées à se pourvoir devant qui de droit ». Mais nous pensons que, même en l’absence de ce texte (qui ne fait que réserver le droit des parties, mais qui ne le crée pas), l’interprétation pourrait être directement demandée, à raison de la difficulté née et actuelle révélée par l’allocation d’une indemnité hypothétique.).
Demandes d’interprétation formées par les ministres. — La jurisprudence du Conseil d’État a toujours reconnu aux ministres le droit de demander, en dehors de tout litige préexistant, les interprétations dont ils estiment avoir besoin pour prendre des décisions sur des affaires de leur ressort. Cette dérogation aux règles ci-dessus exposées est plus apparente que réelle. En effet, lorsqu’un ministre, ayant une décision à prendre, l’ajourne spontanément jusqu’à ce qu’il ait obtenu une interprétation, c’est comme s’il rendait une véritable décision de sursis en vue d’une interprétation préjudicielle. D’un autre côté, il est rationnel que le ministre, après avoir reconnu la nécessité de cette interprétation, puisse la réclamer lui-même à la juridiction compétente ; en effet, les ministres ont souvent à statuer de leur propre mouvement, sans être en présence de parties qui puissent demander à leur place l’interprétation dont ils ont besoin ; si même ils sont en présence de parties, il est bon qu’ils puissent préparer par eux-mêmes tous les éléments de leur décision.
Cette jurisprudence, attestée par un grand nombre d’arrêts, est donc pleinement justifiée (2. Conseil d’État, 30 juillet 1810, min. des finances ; — 1er décembre 1853, ville de Bordeaux ; — 22 avril 1865, canal de Craponne ; — 12 mars 1875, asile d’aliénés de Bailleul ; — 21 février 1895, min. de l’intérieur.). Mais il ne faut pas en exagérer la portée et en conclure que les ministres ont qualité pour provoquer de plano toutes les interprétations qui peuvent leur paraître utiles.
[610] Ce droit doit d’abord leur être refusé toutes les fois qu’il s’agit de contrats administratifs, dont il leur appartient de connaître sauf recours au Conseil d’État, tels que les marchés de fournitures ; ou de contrats ressortissant aux conseils de préfecture, tels que les marchés de travaux publics. L’interprétation de ces contrats n’est qu’un élément de leur contentieux. Le ministre, représentant l’État partie contractante, ne peut pas plus que toute autre partie provoquer une décision interprétative qui aurait un caractère général et réglementaire.
Le ministre ne peut pas non plus demander l’interprétation d’actes de la puissance publique qui seraient étrangers aux décisions qu’il peut avoir à rendre.
Enfin, il n’a pas qualité pour intervenir et prendre des conclusions sur des questions préjudicielles d’interprétation renvoyées à la juridiction administrative par l’autorité judiciaire, lorsqu’il n’est pas lui-même partie dans l’instance qui a donné lieu au renvoi. En effet, l’interprétation préjudicielle n’est qu’un incident, un épisode du litige qui a pris naissance devant le tribunal judiciaire, et qui doit s’y dénouer une fois que l’interprétation aura été donnée : d’où il suit que les parties en cause dans ce litige peuvent seules prendre des conclusions sur la question d’interprétation comme sur toute autre question se rattachant à leur procès. Cette règle ne saurait comporter aucune exception pour les ministres. A quelque titre qu’ils prétendent agir, soit comme représentants de l’État ou du domaine, soit comme représentants de la puissance publique, ils sont non recevables à demander une interprétation dans un litige où ils ne sont pas partie (1. Nous n’écartons, bien entendu, que les conclusions qui seraient prises par le ministre intervenant dans l’instance, et non les avis qu’il pourrait émettre, en réponse à la communication que la section du contentieux lui aurait donnée du pourvoi. Ce droit d’avis appartient au ministre dans les instances en interprétation, comme dans toutes les affaires contentieuses.).
Cette solution a été explicitement consacrée par un arrêt du 2 mai 1884 (ministre de la marine), qui a décidé que le ministre était sans qualité pour demander l’interprétation des actes de concession des îles de Chausey, parce que l’État n’était pas en cause dans la contestation judiciaire qui avait donné lieu à cette interprétation, et [611] quel que fût d’ailleurs l’intérêt du département de la marine à voir résoudre la question dans un sens plutôt que dans l’autre. Un autre arrêt du 26 janvier 1883 (Société ardoisière de Fumay) déclare non recevable l’intervention du ministre des finances dans un débat sur l’interprétation d’un acte de vente nationale qui pouvait intéresser le domaine, mais qui se rattachait à une contestation privée où l’État n’était pas en cause : « Considérant, dit ce dernier arrêt, que le Conseil n’est saisi de l’interprétation de l’acte précité que par l’effet du renvoi prononcé par le jugement du tribunal civil de Rocroi du… ; que l’État n’était pas partie dans la contestation engagée devant ledit tribunal ; qu’ainsi, il est sans qualité pour intervenir dans l’instance relative à l’interprétation dont s’agit ; qu’il suit de là que l’intervention du ministre des finances doit être rejetée comme non recevable. »
II. — PAR QUI L’INTERPRÉTATION DOIT ÊTRE DONNÉE
Le droit d’interpréter peut appartenir, selon la nature des actes, soit au conseil de préfecture sauf appel au Conseil d’État, soit au Conseil d’État en premier et dernier ressort, soit à diverses autorités administratives dont la décision est toujours susceptible de recours au Conseil d’État.
Examinons successivement ces diverses compétences.
Compétence du conseil de préfecture. — L’interprétation appartient au conseil de préfecture toutes les fois qu’il s’agit d’actes ou de contrats dont le contentieux lui a été déféré par la loi. C’est donc au conseil de préfecture que doit être demandée l’interprétation préjudicielle des actes dont il est juge en vertu de l’article 4 de la loi du 28 pluviôse an VIII : marchés et concessions de travaux publics, arrêtés d’occupation temporaire, actes de vente nationale ; et aussi des divers actes ou contrats dont des lois spéciales lui ont attribué la connaissance, tels que les baux de sources minérales appartenant à l’État, et les baux d’octroi et de droits de place.
En matière d’interprétation contentieuse comme en toute autre, [612] les décisions des conseils de préfecture sont susceptibles d’appel ; mais le Conseil d’État a décidé qu’il ne peut plus connaître d’un appel contre une décision interprétative du conseil de préfecture, quand cette décision a été suivie d’un jugement ou arrêt définitif, rendu sur le fond du litige par le tribunal judiciaire qui avait demandé l’interprétation (1. Conseil d’État, 16 juin 1893, Lemaire. — Cette jurisprudence est conforme à celle que le Conseil d’État applique lorsqu’il est en présence d’un jugement rendu ou d’un contrat passé en vertu d’une décision administrative qui lui est déférée. Il considère cette décision comme étant devenue définitive par suite de l’exécution judiciaire ou contractuelle qu’elle a reçue, et comme n’étant plus susceptible d’appel ou de recours pour excès de pouvoir. (Voy. ci-dessus, p. 470.)). Dans ce cas, en effet, si le Conseil d’État venait à infirmer l’arrêté du conseil de préfecture, sa décision se heurterait à l’autorité de la chose jugée.
Il va de soi que les questions d’interprétation qui relèvent en premier ressort du conseil de préfecture ne peuvent pas être soumises directement et omisso medio au Conseil d’État, car il ne saurait dépendre des parties de supprimer un des degrés de juridiction établis par la loi.
Toutes les observations qui précèdent sont également applicables aux conseils du contentieux des colonies, lorsque l’acte ou contrat à interpréter relève de leur juridiction de premier ressort.
Compétence du Conseil d’État en premier et dernier ressort. — Le Conseil d’État est seul compétent pour interpréter par la voie contentieuse les décrets du chef de l’État, et, d’une manière plus générale, tous les actes de l’autorité souveraine.
Cette règle s’est d’abord établie par application de la maxime ejus est interpretari cujus est condere. Il était en effet naturel que le chef de l’État retînt pour lui seul le droit d’interpréter ses propres actes, et ne permît pas que leur véritable portée pût être altérée par l’interprétation d’une autorité inférieure. D’un autre côté, la matière étant contentieuse, le chef de l’État devait rendre ses décisions interprétatives dans la même forme que les autres décisions émanées de sa justice retenue, c’est-à-dire en son Conseil et dans les formes établies pour les affaires contentieuses. Telle a été, à l’origine, la base de la juridiction du Conseil d’État [613] ou plus exactement du chef de l’État en son Conseil, interprétant en premier et dernier ressort les actes de l’autorité souveraine.
Cette base est-elle restée intacte depuis que la loi du 24 mai 1872 a conféré au Conseil d’État une juridiction propre ? Cette loi n’a-t-elle pas fait disparaître la fiction d’une décision personnelle rendue par le chef de l’État en vertu de la règle ejus interpretari ? Ne faudrait-il pas, aujourd’hui, par déférence pour cette règle, exiger un décret administratif d’interprétation sauf recours au Conseil d’État statuant au contentieux ? Cette opinion a été mise en avant par M. Aucoc, qui écrivait après la loi de 1872 : « Il semble que cette procédure (le recours direct au Conseil d’État) ne devrait plus être suivie aujourd’hui, et que l’autorité qui a rendu l’acte à interpréter devrait, dans ce cas aussi bien que dans les autres, être appelée à rendre une décision qui serait susceptible d’un recours au Conseil d’État (1. Aucoc, Conférences, t. Ier, p. 455 (2° édit.).). »
Cette opinion n’a pas prévalu, et nous pensons que l’ancienne jurisprudence a été à bon droit maintenue. En effet, la loi du 24 mai 1872 a eu pour résultat de transformer la justice retenue en justice déléguée et, par suite, de transférer au Conseil d’État toutes les attributions contentieuses qui appartenaient au souverain et parmi lesquelles figurait le droit d’interpréter ses propres décrets ; un texte spécial aurait été nécessaire pour réserver ce droit au chef de l’État. Cette réserve n’a pas été faite ; bien plus, l’article 9 de la loi de 1872 a chargé le Conseil d’État de statuer souverainement sur les recours en matière contentieuse, parmi lesquels figurent les recours en interprétation ; il faut en conclure que le droit d’interpréter les actes du chef de l’État par la voie contentieuse a continué d’appartenir au Conseil d’État (2. Ce droit d’interprétation a été reconnu par plusieurs décisions postérieures à 1872, notamment par les suivantes : — 21 mai 1875, de Lambertye ; — 23 juin 1876, Chrétien ; — 4 août 1876, Dupuis ; — 11 février 1881, ville de Lyon ; — 20 juillet 1888, Gaultier. C. Tribunal des conflits, 12 décembre 1874, ville de Paris.).
En conséquence, les pouvoirs d’interprétation du Conseil d’État s’appliquent, depuis la loi de 1872 comme avant, aux actes suivants :
1° Les actes émanés du pouvoir exécutif, sans qu’il y ait à distinguer [614] entre les différentes formes constitutionnelles sous lesquelles ce pouvoir s’est exercé depuis 1789. Ces actes sont : les décrets du Président de la République, les décrets impériaux, les ordonnances royales, les arrêtés du Directoire, les arrêtés des Consuls, les décrets des gouvernements provisoires.
2° Les actes anciens, émanés du pouvoir royal avant 1789, et faits dans la sphère de ses attributions administratives supérieures ; ce qui comprend : les anciens édits, lettres patentes, arrêts du Conseil, rendus en matière administrative (1. Conseil d’État, 24 juillet 1856, commune de Lettres ; — 25 mars 1867, Galtier ; — 24 mai 1884, min. de la marine. Tribunal des conflits, 22 avril 1882, Hédouin.) ; les décisions souveraines rendues par d’autres autorités agissant en vertu de leurs droits propres ou d’une délégation de l’autorité royale, notamment les arrêts de règlement rendus par les parlements (2. Conseil d’État, 20 avril 1888, Coulet. — Cf. l’arrêt de la cour d’Aix du 31 décembre 1885 rendu dans la même affaire, et qui sursoit à statuer jusqu’à ce que l’autorité administrative ait interprété des arrêts du parlement de Provence de 1627 et de 1723, relatifs aux pêcheries de l’étang de Caronte.) ; les règlements faits par la « Chambre des comptes et des archives royales des comtés de Provence et des Forcalquier », qui exerçait auprès des comtes de Provence des attributions analogues à celles du Conseil du roi (3. Conseil d’État, 4 septembre 1856, dessèchement du Citis.).
3° Les actes faits, avant ou après 1789, par des souverains étrangers exerçant leur autorité sur des territoires devenus français. Dans ce cas comme dans le précédent, la souveraineté est réputée continue et ininterrompue nonobstant les changements de nationalité. C’est pourquoi le Conseil d’État a été reconnu compétent pour interpréter : des lettres patentes octroyées par les anciens rois de Sardaigne pour la concession de mines en Savoie (4. Conseil d’État, 24 novembre 1877, Grange ; 6 août 1880, Frèrejean.) ; des édits ou autres décisions des ducs de Lorraine, ou de l’archiduc d’Autriche agissant comme prince souverain d’Alsace (5. Conseil d’État, 4 juillet 1840, Gerspach ; — 29 janvier 1811, Payssé.).
4° Les actes de haute administration faits en forme de loi par l’Assemblée nationale de 1789, par la Convention et même par les assemblées actuelles, en tant qu’elles font acte de puissance exécutive [615] en prononçant des déclarations d’utilité publique, en faisant des concessions domaniales, des délimitations de communes, des actes de tutelle administrative, etc. (1. Conseil d’État, 24 décembre 1845, de Nazelles ; — 7 août 1883, commune de Meudon. — Voy. ci-dessus, p. 17 et suiv.).
Pour tous les actes ci-dessus, la demande d’interprétation doit être directement portée devant le Conseil d’État, dans les formes ordinaires des recours contentieux.
Compétence des ministres et des diverses autorités administratives. — Lorsque l’acte à interpréter n’émane pas du chef de l’État ou d’une autre autorité souveraine, on applique la règle ejus est interpretari, et l’on s’adresse à l’autorité qui a fait l’acte. Ainsi l’on demande au ministre l’interprétation d’une décision ministérielle émanée de son département, au préfet ou au maire celle d’un arrêté préfectoral ou municipal, au conseil général ou à la commission départementale celle d’une décision de ces corps administratifs. La décision interprétative rendue par une autorité inférieure peut être déférée à son supérieur hiérarchique avant d’être attaquée devant le Conseil d’État.
Que décider si la compétence de l’autorité qui a fait l’acte a été transférée, en vertu d’une loi nouvelle, à une autre autorité ? De tels changements se sont plus d’une fois produits, notamment lorsque le décret de décentralisation du 25 mars 1852 a chargé les préfets de rendre certaines décisions qui étaient antérieurement réservées au pouvoir central, et lorsque la loi du 10 août 1871 a transféré aux commissions départementales plusieurs attributions des préfets.
En pareil cas, on doit s’adresser à l’autorité qui est actuellement compétente, et non à celle qui l’était à l’époque où l’acte a été fait. Entre autres raisons de décider ainsi, il en est une péremptoire, c’est que l’autorité primitivement compétente peut avoir cessé d’exister.
En conséquence, le Conseil d’État a décidé que les arrêtés de classement de chemins vicinaux, rendus par les préfets sous l’empire de la loi du 21 mai 1836, devaient être interprétés par les [616] commissions départementales, depuis que le droit de classer ces chemins leur a été transféré par la loi du 10 août 1871 (1. Conseil d’État, 9 mars 1877, Brescon ; — 20 décembre 1878, Robert. — Ce dernier arrêt annule pour incompétence un arrêté du préfet qui avait procédé à l’interprétation au lieu et place de la commission départementale.).
La question peut paraître plus délicate lorsque l’autorité nouvelle a remplacé le chef de l’État lui-même, ainsi qu’il est arrivé pour certaines décisions décentralisées en 1852, notamment pour les règlements d’eau. Doit-on, dans ce cas, réserver au Conseil d’État l’interprétation des ordonnances et décrets antérieurs, ou doit-on admettre qu’elle appartient aux préfets ? Cette dernière solution nous paraît devoir être adoptée. Le préfet, compétent pour modifier l’ancien règlement d’eau fait par le chef de l’État, l’est également pour l’interpréter. Ainsi l’a d’ailleurs décidé le Conseil d’État par un arrêt du 26 juillet 1855 (Illiers).
Lorsque le droit d’interpréter appartient à une autorité inférieure, peut-il être exercé à sa place par son supérieur hiérarchique ?
Non, car nous avons vu que les compétences ne se déplacent pas, en dehors des cas prévus par la loi (2. Voy. ci-dessus, p. 510.). C’est pourquoi un arrêt du 16 mai 1884 (commune du Lac) a annulé pour incompétence la décision d’un conseil général qui avait interprété l’arrêté de classement d’un chemin vicinal à la place de la commission départementale, bien que celle-ci soit placée sous l’autorité hiérarchique du conseil général par l’article 88, § 2, de la loi du 10 août 1871 : — « C’est à la commission départementale, dit cet arrêt, qu’il appartient, depuis le 1er janvier 1872, de statuer au lieu et place du préfet sur le classement et la fixation de la largeur des chemins vicinaux ordinaires ; il suit de là que la commission départementale du Jura avait seule qualité pour déterminer par voie d’interprétation l’arrêté préfectoral du… et que le conseil général n’a pu, sans excéder ses pouvoirs, procéder à cette interprétation au lieu et place de la commission départementale qui s’était à tort déclarée incompétente. »
Le supérieur hiérarchique, après avoir respecté le droit de décision de l’autorité inférieure, pourrait, en cas de réclamation, exercer [617] son propre pouvoir d’annulation ou de réformation. Mais, comme la matière est contentieuse, nous pensons que le supérieur hiérarchique ne pourrait pas réformer d’office et proprio motu, il ne le pourrait que sur la demande d’une partie ayant qualité pour demander l’interprétation contentieuse.
Recours devant le Conseil d’État « omisso medio ». — Nous venons de voir comment fonctionne le contentieux de l’interprétation par application de la règle ejus interpretari. On doit reconnaître que, dans certains cas, l’application de cette règle et la faculté de recours au supérieur hiérarchique ne sont pas de nature à garantir la bonne et prompte exécution des décisions judiciaires qui ordonnent une interprétation préjudicielle.
En effet, en admettant que les autorités si diverses qui peuvent être appelées à donner l’interprétation, soient toutes également aptes à bien comprendre le jugement de renvoi, à interpréter l’acte litigieux avec exactitude et désintéressement, et à rédiger clairement la décision interprétative attendue par le tribunal, il est permis de craindre qu’elles n’exposent à de grands retards ce tribunal et les parties. Qu’il s’agisse, par exemple, d’un arrêté municipal, la décision interprétative d’abord demandée au maire pourra être déférée au préfet, celle du préfet au ministre, celle du ministre au Conseil d’État ; qu’il s’agisse d’un arrêté préfectoral ou d’une décision de commission départementale, il pourra encore y avoir trois degrés de juridiction ; comment remédier aux lenteurs d’une procédure suivie devant tant d’autorités différentes, et à travers tant de bureaux ?
Cette simplification si désirable peut être l’œuvre de la partie. En effet, lorsque le demandeur en interprétation a satisfait à la règle ejus interpretari en provoquant une décision interprétative de l’autorité qui a fait l’acte, elle peut déférer cette décision au Conseil d’État, omisso medio, sans être obligée de recourir préalablement aux supérieurs hiérarchiques de cette autorité. C’est là l’application d’une doctrine que nous avons déjà exposée et que le Conseil d’État a consacrée dans diverses matières contentieuses (1. Voy. t. Ier, p. 322 et suiv.).
[618] Il a eu moins souvent occasion de l’appliquer en matière d’interprétation, parce que, dans la pratique, les parties épuisent volontiers la série des recours administratifs, avant de demander une solution définitive au Conseil d’État (1. Il peut y avoir avantage pour les parties à procéder ainsi lorsqu’elles espèrent éviter un recours au Conseil d’État, car ce recours entraîne des frais dont les recours hiérarchiques sont exempts.). Mais lorsqu’elles se sont adressées directement à lui, il n’a point opposé de fin de non-recevoir à leurs requêtes ; ainsi il a toujours admis qu’on lui déférât directement des décisions interprétatives rendues par les commissions départementales, bien que ces décisions soient susceptibles d’appel devant le conseil général (2. Conseil d’État, 21 novembre 1873, Baudouin ; — 9 mars 1877, Brescon ; — 4 avril 1884, Rivier. — La recevabilité du recours omisso medio ne pourrait pas s’expliquer, dans ce cas, par la disposition de l’article 88, § 3, de la loi du 10 avril 1871, qui prévoit un recours direct au Conseil d’État contre les décisions des commissions départementales, parce qu’il ne s’agit là que du recours pour excès de pouvoir ou violation de la loi, et que tel n’est pas le caractère des recours en interprétation.).
On s’est même demandé si l’on ne pourrait pas faire un pas de plus vers la simplification des procédures, en permettant aux parties de saisir directement le Conseil d’État, en vertu du jugement qui renvoie la question préjudicielle d’interprétation. Ce jugement, a-t-on dit, crée par lui-même un contentieux qui peut être porté devant le Conseil d’État, en vertu de l’article 9 de la loi de 1872, toutes les fois que l’acte à interpréter ne relève pas du conseil de préfecture ; il n’est donc pas nécessaire que la partie provoque une décision administrative dans le seul but de faire naître ce contentieux.
Cette simplification des procédures est admise par le Conseil d’État, ainsi que nous le verrons dans le chapitre suivant, lorsqu’il se trouve en présence de questions préjudicielles tendant à faire apprécier la validité d’un acte administratif. Sa jurisprudence reconnaît que ces questions peuvent être directement portées devant le Conseil d’État et que la partie n’est pas tenue de les soumettre préalablement à l’autorité qui a fait l’acte, celle-ci n’étant pas présumée présenter toutes les garanties nécessaires pour apprécier impartialement la régularité d’un acte dont elle est l’auteur.
Quand il s’agit de statuer, non sur une question de validité, mais [619] sur une question d’interprétation proprement dite, le Conseil d’État a hésité jusqu’ici à autoriser la même procédure, parce qu’il lui a semblé que la règle ejus interpretari, plus directement engagée dans les questions d’interprétation que dans les questions de validité, ne lui permettait pas de statuer sans décision préalable de l’autorité qui a fait l’acte.
Nous pensons cependant qu’on pourrait procéder de la même manière dans les deux cas, et porter directement la demande devant le Conseil d’État, en vertu de ses attributions de juge ordinaire du contentieux administratif. Sans doute, la règle ejus interpretari, d’accord avec le principe de la séparation des pouvoirs, exige que l’acte émané de l’autorité administrative soit interprété par cette autorité ; mais une fois que le jugement de renvoi a satisfait à cette prescription, la règle ejus interpretari n’exige pas aussi impérieusement que l’interprétation soit donnée par l’administrateur qui a fait l’acte plutôt que par la juridiction dont il relève, et qui est réellement l’autorité administrative en matière d’interprétation contentieuse. Si donc la demande d’interprétation peut régulièrement se produire en la forme administrative auprès de l’auteur de l’acte et de son supérieur hiérarchique, il ne nous paraît pas moins certain qu’elle peut se produire en la forme contentieuse devant la juridiction dont l’un et l’autre relèvent.
On objectera peut-être que le Conseil d’État ne peut exercer sa juridiction, même ordinaire, que s’il existe un débat contentieux né d’une décision administrative et de l’opposition qui lui est faite par une partie. Mais cette règle ne saurait s’imposer en matière d’interprétation préjudicielle, parce que dans ce cas le débat naît du jugement même qui affirme le caractère litigieux de l’acte et la nécessité de son interprétation contentieuse. En présence de cette déclaration du juge, le Conseil d’État n’a pas besoin, pour exercer sa juridiction ordinaire, d’attendre qu’une décision interprétative émanée d’un administrateur et déférée à sa censure lui fournisse un nouvel élément d’un contentieux qui est déjà né. Rien ne nous paraît donc faire obstacle à ce qu’il statue directement sur les questions d’interprétation, comme il le fait déjà sur les questions de validité.
La jurisprudence paraît s’être orientée en ce sens par un arrêt [620] du 15 février 1895 (Camplong) qui statue directement sur une question préjudicielle d’interprétation. A la vérité, l’interprétation avait été préalablement demandée au ministre, mais comme celui-ci n’avait pas statué dans le délai de quatre mois et que l’on n’était pas dans le cas où le silence du ministre peut être déféré au Conseil d’État d’après le décret du 2 novembre 1864, il faut bien reconnaître que le Conseil d’État a statué omisso medio sur la question préjudicielle d’interprétation (1. L’espèce qui a donné lieu à cet arrêt nous paraît fournir un argument de plus à notre thèse. En effet, si le Conseil d’État refusait de statuer directement sur des questions préjudicielles d’interprétation pouvant être soumises administrativement à d’autres autorités, le silence de ces autorités suffirait pour ajourner indéfiniment le jugement de la question préjudicielle et, par suite, celui du procès qui l’aurait fait naître.). On ne pourrait que se féliciter de voir la jurisprudence se confirmer en ce sens.
Interprétation des décisions des tribunaux administratifs. — Nous n’avons parlé jusqu’ici que de l’interprétation d’actes ou de contrats administratifs ; il peut aussi y avoir lieu d’interpréter des décisions de tribunaux administratifs, soit à la suite d’une décision judiciaire constatant la nécessité d’une interprétation préjudicielle, soit à la suite de difficultés survenues sur l’exécution de la décision contentieuse.
Dans ce cas, l’interprétation appartient au tribunal qui a rendu la décision ; elle ne serait pas valablement donnée par le ministre chargé d’en assurer l’exécution (2. Conseil d’État, 27 mai 1862, Pensa).
On a discuté sur la question de savoir si un conseil de préfecture peut interpréter un arrêt du Conseil d’État. Un arrêt du 9 août 1851 (Bénassy) a décidé en termes trop généraux « qu’il n’appartient pas au conseil de préfecture de donner cette interprétation ». Cette doctrine est vraie si le conseil de préfecture prétend résoudre une difficulté survenue sur l’exécution d’un arrêt du Conseil d’État ; mais elle cesse de l’être, si ce tribunal administratif se borne à rechercher le sens et la portée d’un arrêt dont on tire argument devant lui dans un litige dont il est juge ; dans ce cas, il a le droit d’apprécier cet argument et la décision sur laquelle il s’appuie. Plusieurs arrêts du Conseil d’État l’ont d’ailleurs ainsi décidé (3. Conseil d’État, 15 mars 1855, Boullaud ; — 21 janvier 1867, Benoist.).
[621]
III. — EFFETS DES DÉCISIONS INTERPRÉTATIVES
La décision interprétative, n’étant qu’un des éléments de solution d’un litige, ne saurait avoir une portée plus étendue que la décision rendue sur le fond même de ce litige ; elle ne peut donc produire d’effets qu’entre les parties en cause. A l’égard de toute autre partie, elle est res inter alios judicata, et elle ne saurait faire obstacle à de nouvelles demandes d’interprétation.
Cette proposition, conforme aux principes de la chose jugée, a été nettement affirmée par un arrêt du 8 mars 1851 (Usquin) : le concessionnaire d’un canal, renvoyé par l’autorité judiciaire pour faire interpréter des clauses de sa concession, avait pris devant le Conseil d’État des conclusions tendant à ce qu’il fût déclaré « que l’interprétation était donnée une fois pour toutes, et que ses effets ne seraient pas limités à l’espèce à l’occasion de laquelle elle était demandée ». L’arrêt rejette ces conclusions par le motif : « Qu’il n’appartient pas au Conseil d’État statuant au contentieux de prononcer par voie de disposition générale et réglementaire, et de déclarer la décision par lui rendue à l’occasion d’un litige obligatoire pour des tiers qui y étaient étrangers. »
Mais, que décider si la même question d’interprétation se pose entre les mêmes parties, à propos d’une nouvelle application d’un contrat déjà interprété ? Voici, par exemple, une compagnie de chemin de fer qui a fait interpréter une clause de sa concession réglant les conditions de certains transports de l’État. Pourra-t-elle, pendant toute la durée de la concession, et à propos de chaque nouveau transport, remettre en question l’interprétation donnée par une décision antérieure passée en force de chose jugée ? La solution affirmative, consacrée par un arrêt de principe du 7 décembre 1883 (chemin de fer d’Orléans), nous paraît nécessairement résulter de l’article 1351 du Code civil. D’après ce texte, pour que l’exception de chose jugée soit opposable, il faut qu’il y ait identité de parties, d’objet de la demande et de cause de la demande ; dans notre hypothèse, il y a bien identité de parties et de cause, mais il n’y a pas identité d’objet, puisque les réclamations successives [622] portent sur des transports distincts, effectués dans des périodes différentes et donnant lieu à des règlements séparés.
A la vérité, on a quelquefois soutenu que les trois identités prévues par l’article 1351 doivent se réduire à deux : d’une part, l’identité de parties, d’autre part, l’identité de question, cette dernière venant remplacer la double identité d’objet et de cause de la demande. Mais si cette opinion peut invoquer certains textes du droit romain (1. Voy. notamment la loi 7, De exceptione rei judicatæ, par laquelle Ulpien déclare qu’il y a chose jugée « quoties inter easdem personas eadem questio revocatur ».), elle est en opposition avec le texte du Code civil, qui ne parle pas de question, mais qui dit expressément : « Il faut que la chose demandée soit la même ; que la demande soit fondée sur la même cause. » Or la chose demandée n’est pas la même lorsqu’on plaide à propos de transports différents.
Mais laissons là les arguments d’école, et prenons les choses de plus haut. N’est-il pas évident que, si l’interprétation d’un cahier des charges, donnée à propos d’un litige déterminé, devait lier les parties et les juges pendant toute la durée de la concession, c’est-à-dire souvent pendant près d’un siècle, elle aurait au plus haut degré ce caractère général et réglementaire qu’il est interdit au juge de donner à ses décisions ? L’interprétation cesserait alors d’être un moyen de résoudre un litige déterminé, un litige né et actuel ; elle constituerait la solution anticipée de litiges futurs et éventuels, solution qui serait également imposée au concessionnaire et à l’administration comme une sorte d’annexé de leur contrat. Or un tel système, en dehors même de son incorrection juridique, aurait de graves inconvénients pratiques. Il se pourrait en effet que l’interprétation primitive eût été mal donnée, qu’elle résultât d’une simple décision de premier ressort que l’on aurait laissée devenir définitive par l’expiration des délais d’appel. Tout serait dit alors ; les plus graves erreurs ne pourraient plus être réparées ; le juge d’appel lui-même serait lié, et il faudrait qu’il appliquât, bon gré mal gré, à tous les litiges à venir une solution qu’il aurait condamnée si on la lui avait soumise dès le début. Ni les parties, ni le contrat, ni les intérêts généraux d’une bonne administration n’auraient rien à gagner à une telle situation.
[623] Quant aux inconvénients que cette situation peut produire, ils se réduisent à fort peu de chose : à quelques procès inutiles, qu’une partie trop obstinée restera libre d’engager à ses risques et périls, nonobstant les précédents contraires. Si ces précédents sont bons, le plaideur téméraire se heurtera à l’autorité de la jurisprudence déjà formée, et cette autorité sera aussi efficace, tout en étant moins inflexible, que l’autorité de la chose jugée ; si, au contraire, ces précédents sont erronés, il sera bon que le juge supérieur, ou le même juge mieux informé, ait le droit de les corriger.
La solution exposée ci-dessus doit être la même lorsque la décision interprétative a été rendue à la suite d’un renvoi de l’autorité judiciaire : par exemple, lorsque le Conseil d’État ou le conseil de préfecture s’est borné à interpréter un acte de vente nationale, un décret de concession de mine, ou tout autre acte administratif invoqué dans une instance judiciaire. Il est très vrai que, dans ce cas, les conclusions prises devant la juridiction administrative n’ont pas d’autre objet que l’interprétation litigieuse, mais ces conclusions ne sont pas la demande, dans le sens de l’article 1351 du Code civil, elles tendent seulement à faire apprécier une des causes, un des moyens de la demande formée devant le juge du fond ; la décision que ces conclusions provoquent ne peut donc pas avoir autorité de chose jugée dans un autre litige.
Examinons enfin une dernière hypothèse, celle où la décision interprétative a été provoquée par un ministre, en dehors de tout litige préexistant, et afin de préparer une décision qu’il a à rendre. Il n’est pas douteux que l’interprétation obtenue par le ministre, fût-elle chose jugée à son égard, ne le serait pas à l’égard des tiers. Si donc des tiers étaient touchés par une décision ministérielle rendue conformément à l’interprétation donnée au ministre par arrêt du Conseil d’État, ces tiers seraient recevables à contester la décision ministérielle et l’interprétation sur laquelle elle reposerait. L’arrêt qui aurait donné cette interprétation serait à leur égard res inter alios judicata.
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