[26] Division. — La grande diversité que présentent les législations étrangères, pour la classification et le jugement des affaires administratives contentieuses, rend un exposé méthodique difficile. Cependant il n’est pas impossible de coordonner les systèmes en vigueur dans les différents États et de les ramener à quelques types principaux.
Nous placerons dans un premier groupe les États qui se rapprochent le plus du système français, et où dominent les mêmes éléments : séparation des pouvoirs, tribunaux administratifs, conflits. Ces États sont : l’Espagne, le Portugal, l’Italie (1. Dans notre première édition, nous n’avions pas pu comprendre l’Italie dans ce premier groupe. Elle s’en était détachée, en 1865, en supprimant ses tribunaux administratifs ; mais elle y est rentrée en 1889-189 par les importantes lois, exposées ci-après, qui ont rétabli la juridiction contentieuse du Conseil d’État et institué des tribunaux administratifs de premier ressort.), l’empire d’Allemagne et les principaux États qui le composent : — Prusse, Bavière, Wurtemberg, grand-duché de Bade, — l’empire austro-hongrois, et quelques cantons de la Suisse.
Dans un second groupe se placent les États où il n’existe pas de tribunaux administratifs, mais où la fonction administrative demeure distincte et séparée de la fonction judiciaire. Dans ces États, les tribunaux ordinaires statuent sur toutes réclamations ayant le caractère d’actions contentieuses, mais ils ne peuvent s’immiscer dans les attributions de l’administration active ni prononcer l’annulation de ses actes ; l’indépendance de la fonction administrative [27] à l’égard des tribunaux peut, au besoin, être revendiquée au moyen du conflit. A ce groupe d’États appartiennent: la Belgique, la Suède et la Norwège, le Danemark, la Grèce, la plupart des cantons de la Suisse, quelques États secondaires de l’empire d’Allemagne.
Enfin nous placerons dans un troisième et dernier groupe l’Angleterre et les États-Unis d’Amérique, dont le système diffère profondément de tous ceux qui sont en vigueur dans l’Europe continentale. Dans ces États, les tribunaux judiciaires ont plénitude de juridiction ; ils l’exercent non seulement sur les contestations qui s’élèvent entre l’administration et les particuliers, mais encore sur la fonction administrative elle-même ; ils peuvent adresser aux administrateurs des injonctions et des défenses auxquels ceux-ci doivent obtempérer sous peine d’encourir des condamnations pénales.
Ce système correspond d’ailleurs à une organisation toute spéciale des fonctions administratives, à leur caractère électif et décentralisé et à l’absence presque complète de hiérarchie administrative, d’où il résulte que les pouvoirs d’une autorité supérieure sont remplacés, du moins en partie, par ceux de l’autorité judiciaire.
Nous nous occuperons successivement des trois groupes d’États que nous venons de mentionner, en commençant par ceux qui se rapprochent le plus du système français, et en limitant notre étude aux principaux États de chaque groupe, afin d’éviter d’inutiles répétitions.
SECTION I. — ESPAGNE
Principes et organisation générale. — Il n’y a pas, dans la constitution espagnole, de textes proclamant le principe de la séparation des pouvoirs en termes aussi nets que l’ont fait, en France, les lois de la Constituante et de la Convention. Mais ce principe n’en est pas moins considéré comme faisant partie du droit public de la Péninsule, et l’institution d’une juridiction administrative est regardée comme une de ses conséquences nécessaires.
« Le principe fondamental de la séparation et de la mutuelle [28] indépendance des pouvoirs constitutionnels, dit M. Colmeiro (1. Derecho administrativo español, par Don Manuel Colmeiro, chef de l’administration civile et professeur à l’université de Madrid, 1865, tome II, p. 338.), exige l’institution de cette justice d’ordre public (la justice administrative). Si l’administration n’avait pas le pouvoir d’interpréter elle-même ses actes, de statuer sur les réclamations que suscitent les mesures qu’elle prend, de résoudre les doutes et les difficultés relatives à leur exécution, si elle ne pouvait pas écarter les obstacles mis à sa marche par un intérêt légitime ou par les réclamations d’un tiers, sa liberté d’action n’existerait plus, et sans cette liberté on ne pourrait lui imposer aucune responsabilité politique ou morale. C’est sur ces principes constitutionnels que se fonde la prérogative inhérente à la Couronne de statuer sur les conflits de compétence qui s’élèvent entre les autorités administratives et judiciaires, et que se fonde aussi le droit de juger définitivement et en dernier ressort toutes les questions contentieuses de l’administration. »
Tel est le principe. Appliqué largement, trop largement peut-être, pendant plus d’un demi-siècle, il reçut une sérieuse atteinte après la révolution de 1868. Un décret du 13 novembre 1868 abolit la juridiction administrative et supprima la section du contentieux du Conseil d’État, dont les attributions furent transférées à une chambre spéciale du Tribunal suprême, créée en 1870. Mais un décret-loi du 27 janvier 1875 a rétabli la juridiction contentieuse du Conseil d’État et a fait revivre, dans toutes ses parties essentielles, l’état de choses qui était en vigueur avant 1868.
La législation de 1875 a été modifiée à son tour, non dans ses principes, mais dans l’organisation des tribunaux chargés de les appliquer, par la loi du 14 septembre 1888.
Pour se rendre compte de ce mouvement de la législation, il est nécessaire de donner d’abord un rapide aperçu du régime qui a été en vigueur de 1875 à 1888.
Législation de 1875. —Le décret-loi du 27 janvier 1875 confiait l’exercice de la juridiction administrative aux commissions provinciales en premier ressort, et au Conseil d’État en appel ; celui-ci [29] était aussi juge unique de certaines contestations portées directement devant lui.
La commission provinciale est un corps administratif, analogue à nos commissions départementales, et formé au sein de la députation provinciale, assemblée élective qui concourt avec le gouverneur à l’administration de la province.
La juridiction des commissions provinciales comprenait notamment les affaires suivantes (1. V. Colmeiro, op. cit., t. II, p. 361 et suiv. — Voy. aussi D. M. Alcubilla, Dictionnaire d’administration espagnole.) : usage et partage de biens et revenus provinciaux et communaux; contributions générales, provinciales et municipales donnant lieu à des réclamations de particuliers ; — contentieux des chemins publics, soit en ce qui touche la part contributive des communes et hameaux aux frais de construction et d’entretien des chemins, soit pour les questions de limites, d’usurpation et de servitudes d’utilité publique ; — réclamations d’indemnités pour dommages causés par l’exécution de travaux publics ; —difficultés relatives à l’écoulement des eaux, à la navigation et au flottage des rivières et canaux, et à l’usage des eaux pour l’industrie et l’agriculture; — opposition des tiers à l’établissement d’usines, ateliers ou machines, à raison de danger ou d’insalubrité (mais le refus d’autorisation ne peut faire l’objet d’un recours contentieux de la part de l’industriel, ce refus étant considéré comme rentrant dans les pouvoirs discrétionnaires de l’administration) ; — démolition et réparation des édifices menaçant ruine, alignement et hauteur des constructions nouvelles, quand la loi et les règlements prévoient que l’on doit procéder par la voie contentieuse ; — contentieux des listes électorales municipales; — répression des contraventions de voirie, de chasse et de pêche ; — contestations relatives aux contrats et marchés passés avec les provinces et les communes pour toute espèce de travaux et de services publics ; contentieux des ventes de biens de l’État opérées par l’administration provinciale.
Toutes les décisions des commissions provinciales relevaient du Conseil d’État, soit en appel, soit par un recours en cassation fondé sur l’un des moyens suivants (2. Colmeiro, op. cit., t. II, p. 391.): incompétence de la juridiction [30] administrative ; composition irrégulière du tribunal ; violation expresse de la loi ou des règlements ; incapacité de l’une des parties pour plaider ; omission de mettre une partie en cause ; refus d’admettre la preuve pour établir un fait décisif.
Le Conseil d’État exerçait la juridiction administrative supérieure, non en vertu d’un droit de juridiction propre, mais comme organe du Chef de l’État exerçant sa justice retenue au moyen de décrets royaux délibérés en Conseil. Toutefois, le droit du Gouvernement de ne pas ratifier les décisions du Conseil était plutôt théorique que réellement exercé dans la pratique ; le Gouvernement ne pouvait d’ailleurs en user que dans le délai d’un mois à dater de la réception de la délibération du Conseil d’État, et sa décision devait être prise sous la forme d’un décret motivé, délibéré en conseil des ministres, contresigné par le président du Conseil, et publié dans la Gazette de Madrid.
Le Conseil d’État connaissait : — 1° comme juge d’appel, des affaires soumises en premier ressort aux commissions provinciales, et de certaines contestations portées d’abord devant les alcades, les gouverneurs des provinces ou les ministres considérés comme juges de premier ressort ; — 2° comme juge de cassation, des recours formés contre les décisions du tribunal des comptes (Tribunal de cuentas), mais seulement pour vice de forme ou infraction manifeste à la loi ; — 3° comme juge unique des réclamations formées contre les actes et décisions de l’autorité centrale, notamment en matière de marchés de travaux ou de fournitures passés par le Gouvernement, ou par les directions générales des services publics civils ou militaires.
Les décisions du Conseil en matière contentieuse pouvaient être prises sous trois formes, selon la nature et l’importance de l’affaire : elles pouvaient être rendues par la Section du contentieux, par la Chambre (sala) du contentieux ou par l’assemblée plénière du Conseil d’État.
La section du contentieux était composée de treize membres, dont cinq au moins jurisconsultes (letrados), et l’administration y était représentée par un officier du ministère public (Fiscal), assisté de quatre adjoints et ayant mission de représenter et de défendre l’administration, soit dans l’instruction écrite, soit dans le débat oral.
[31] La chambre du contentieux, chargée de juger les affaires les plus importantes, était composée de la section du contentieux et d’un délégué de chaque section administrative; deux membres au lieu d’un étaient délégués par la section correspondant au ministère intéressé (1. Les sections administratives du Conseil d’État sont les suivantes : Grâce et Justice, — Guerre et Marine, — Finances (Hacienda),— Intérieur (Gobernacion), — Commerce, — Colonies (Ultramar).).
L’assemblée plénière du Conseil d’État pouvait aussi se constituer en chambre du contentieux dans des cas exceptionnels, notamment pour statuer sur les recours dirigés contre des décisions de l’administration qui avaient été instruites et préparées par l’assemblée plénière, et sur des recours en révision formés contre des décisions de la section ou de la chambre du contentieux.
Législation de 1888. — La loi du 14 septembre 1888 a substitué aux corps administratifs, précédemment chargés de la juridiction, de véritables tribunaux auxquels elle donne le nom de tribunaux du contentieux administratif (Tribunales de lo contencioso administrativo). La réforme est complète en ce qui touche les tribunaux de premier ressort qui cessent de résider dans les commissions provinciales et deviennent entièrement distincts de l’administration active. Il n’en est pas tout à fait de même pour le tribunal supérieur qui, tout en acquérant une existence propre et un droit de juridiction indépendant de toute sanction royale (2. L’article 8 de la loi de 1888 porte que la juridiction est exercée au nom du roi et par délégation de ses pouvoirs.), n’est pas entièrement séparé du Conseil d’État. Ses membres continuent à faire partie de ce corps, sans cependant participer à toutes les délibérations de son assemblée générale.
En même temps que la loi de 1888 imprime un caractère nettement juridictionnel à l’organisation des tribunaux administratifs, elle soumet leur procédure à des règles précises qui la rapprochent beaucoup de la procédure judiciaire.
Enfin, une autre particularité de cette loi, c’est qu’elle s’efforce de définir le contentieux administratif dans son titre Ier, intitulé : « Nature et conditions générales du recours contentieux administratif ». [32] On sait que le législateur français a reculé devant cette tâche et a préféré s’en remettre à des règles générales et aux déductions qui en sont tirées par la jurisprudence ; il est permis de dire que le législateur espagnol n’échappera pas non plus à cette nécessité, car la plupart des règles qu’il pose avaient déjà place dans la doctrine, dans la jurisprudence, quelquefois même dans des textes législatifs, et l’on y voit réunies de véritables solutions de principes et de simples règles de recevabilité qui figureraient mieux dans une loi de procédure (1. Voici le résumé des règles posées dans ce litre Ier : Le recours contentieux administratif peut être formé contre les décisions administratives qui sont susceptibles d’exécution actuelle, qui émanent de l’administration dans l’exercice de ses facultés légales et qui violent un droit antérieurement acquis au demandeur en vertu d’une loi, d’un règlement, ou d’un autre acte administratif (art. 1er). Les décisions contre lesquelles on peut recourir par la voie gouvernementale (vor la via gubernativa), ou qui ne sont ni définitives ni tout au moins interlocutoires, ne sont pas susceptibles de recours (art. 2). Le recours contentieux peut également être formé contre les actes qui ne sont que l’application de décisions d’un caractère général, si celles-ci ont méconnu des droits résultant de la loi ; et il n’est pas nécessaire que ces droits aient été reconnus au réclamant personnellement, il suffit qu’ils l’aient été à des personnes se trouvant dans le même cas que lui (art. 2, § 3, et art. 3). La juridiction administrative continue de connaître de toutes les questions relatives à l’exécution, à l’interprétation, à la rescision des contrats passés par les administrations centrales provinciales et municipales pour les travaux ou les services publics de toute nature (art. 5). Ne sont susceptibles d’aucun recours contentieux : les décisions émanées du pouvoir discrétionnaire de l’administration; — celles qui soulèvent des questions d’ordre civil on pénal relevant des tribunaux judiciaires ; — celles qui se bornent â reproduire ou à confirmer des décisions antérieures non attaquées dans les délais légaux ; — celles qu’un texte de loi soustrait expressément au recours contentieux; — les décisions royales qui confèrent des grades ou des récompenses à des officiers des armées de terre ou de mer pour actions d’éclat, ou qui prononcent des retraits ou des rétrogradations de grades dans les formes de droit; — les décisions rendues après avis du conseil supérieur de la guerre et de la marine délibérant comme conseil de l’ordre du Mérite militaire et d’autres ordres conférés à l’armée (art. 4). Les recours formés contre le recouvrement d’impôts et autres revenus publics, ou de créances liquidées au profit du Trésor, n’est recevable que si le réclamant en a préalablement effectué le paiement, à moins qu’il ne produise un certificat d’indigence (art. 6). En règle générale, aucun recours contentieux n’est recevable plus de trois mois après la notification de la décision attaquée, ou après sa publication dans la Gazette de Madrid ou dans le Bulletin officiel de la province, s’il s’agit d’un acte ne pouvant être notifié individuellement à tous les intéressés (art. 7). ).
Tribunal supérieur du contentieux administratif. — Ce tribunal se compose de onze membres conseillers d’État, tous gradués en droit [33] (Letrados) ; le président doit être pris parmi les anciens ministres de la Couronne, et le vice-président parmi les membres du Conseil d’État ou de la Cour suprême, en fonctions depuis deux ans au moins. Tous sont soumis aux mêmes règles d’inamovibilité et de discipline que les membres de la Cour des comptes (art. 12 et 14).
Le tribunal fait partie du Conseil d’État ; ses membres siègent avec voix délibérative à l’assemblée plénière du Conseil, quand celle-ci est appelée à délibérer : 1° sur les conflits de compétence entre les autorités administrative et judiciaire ; 2° sur des règlements et instructions générales pour l’exécution des lois ; 3° sur des réclamations formées contre des décisions non susceptibles de recours contentieux. Toutefois, la participation des membres du tribunal à ces délibérations de l’assemblée plénière n’est obligatoire que dans le premier cas ; dans les deux autres, elle est facultative pour le Gouvernement (art. 9).
La compétence du tribunal s’étend à toutes les affaires qui, d’après les lois de 1875 et de 1888, rentrent dans le contentieux administratif, sous réserve de la juridiction de premier ressort qui appartient soit aux tribunaux provinciaux, dans les affaires qui étaient antérieurement jugées par les commissions provinciales, soit aux ministres, gouverneurs et alcades dans quelques affaires déterminées. Dans toutes les autres affaires contentieuses, le tribunal statue comme juge unique.
L’administration est représentée devant le tribunal supérieur par un commissaire du Gouvernement (Fiscal), assisté d’un substitut et de six avocats fiscaux (abogados fiscales). Ils sont chargés de défendre, dans l’instruction écrite et le débat oral, l’administration et les corporations placées sous sa tutelle. Si le commissaire estime que la décision attaquée ne peut pas être défendue, il en fait rapport au ministre intéressé qui décide s’il y a lieu de persister dans la défense ou d’acquiescer à la demande. Le Gouvernement peut aussi, dans des affaires déterminées, se faire représenter par des commissaires spéciaux (1. L’organisation et le fonctionnement du ministère public font l’objet du titre II, chap. IV, art. 19 à 25.).
Un secrétaire chef et dix secrétaires sont attachés au tribunal.
[34] Tribunaux provinciaux du contentieux administratif (1. Titre II, chapitre III de la loi.). — Ces tribunaux sont composés d’éléments mixtes où domine l’élément judiciaire. La présidence appartient au président de la cour provinciale et, à son défaut, au président du tribunal criminel de la province. Les membres sont au nombre de quatre titulaires et de quatre suppléants, désignés pour un an et pris par moitié parmi les magistrats de l’ordre judiciaire et parmi les membres de la députation provinciale gradués en droit. Si la députation provinciale ne peut fournir le nombre voulu de titulaires et de suppléants remplissant cette condition d’aptitude, il est procédé à un tirage au sort parmi les magistrats retraités, les professeurs de droit et les avocats ayant dix ans d’exercice, résidant au siège du tribunal. On voit que l’élément administratif peut être ainsi très effacé.
De même que devant le tribunal supérieur, la procédure est écrite et suivie d’un débat oral à l’audience. Elle est astreinte à des formes rigoureuses tant pour l’introduction et la marche des instances que pour les enquêtes et les autres incidents (2. La procédure devant le Tribunal supérieur est détaillée dans le chapitre Ier du litre III (art. 32 à 62), et celle des tribunaux provinciaux dans le chapitre II du même titre.).
Des jugements et de leur exécution. — Nous nous bornerons à signaler ici quelques règles qui sont également applicables au tribunal supérieur et aux tribunaux provinciaux, et qui appartiennent en propre à la législation espagnole.
En ce qui touche les jugements, la loi de 1888 permet de déroger au secret des délibérations ; elle autorise les juges dont l’opinion n’a pas prévalu à « sauvegarder leur vote » (salvar su voto) en le transcrivant avec ses motifs à la suite de la décision, et, ce qui est plus remarquable encore, en le faisant publier et notifier avec le texte de l’arrêt (3. Art. 62 et 63, § 5.). On ne peut nier qu’il n’y ait là une précieuse garantie du droit de la minorité, mais on peut se demander si les intérêts de la majorité et l’autorité morale de la chose jugée ne lui sont pas quelque peu sacrifiés.
En ce qui touche l’exécution à l’égard de l’administration-, les décisions définitives sont communiquées, dans les dix jours, au [35] ministre ou à telle autre autorité compétente, lesquels doivent accuser réception dans les trois jours et rendre compte, dans le délai d’un mois, de l’exécution donnée à la sentence. Si toutefois l’administration estime que, pour des raisons d’intérêt public, l’exécution doit être suspendue, elle a le droit de surseoir, à condition d’en informer le tribunal et de lui faire connaître ses motifs. Le tribunal peut alors allouer une indemnité à la partie qui subit le sursis. Le Gouvernement doit, en outre, rendre compte de tous les cas de suspension aux Cortès, ou aux autres assemblées compétentes, provinciales ou municipales, que la décision intéresse (1. Loi de 1888, art. 84.).
Si un crédit spécial est nécessaire pour que la sentence puisse être mise à exécution, le Gouvernement doit le demander dans le délai d’un mois, soit aux Cortès, soit aux assemblées locales (2. Art. 85.).
L’infraction à ces règles engage la responsabilité personnelle des ministres et des autres administrateurs chargés de l’exécution de la décision ; elle constitue une « désobéissance punissable » (desobediencia punible) qui peut donner lieu à des poursuites devant la juridiction civile ou criminelle (3. Art. 86.).
Conflits. — Les questions de compétence sont tranchées par décret royal rendu après délibération de l’assemblée plénière du Conseil d’État, à laquelle prennent part les membres du tribunal supérieur du contentieux administratif, comme nous l’avons vu ci-dessus. La loi du 14 septembre 1888 a maintenu pour le jugement des conflits la législation antérieure. Cette juridiction du Gouvernement en Conseil d’État s’exerce : 1° lorsqu’il y a conflit d’attributions, positif ou négatif, entre les ministres ou entre diverses autorités administratives ; 2° lorsque la décision d’une autorité ou d’un tribunal administratif est attaquée devant le Gouvernement, pour incompétence ou pour excès de pouvoir, par une autorité judiciaire qui se prétend lésée dans ses attributions ; 3° lorsqu’il y a conflit positif ou négatif entre l’autorité administrative et l’autorité judiciaire.
[36] Le droit d’élever le conflit devant les tribunaux judiciaires, pour empiétement prétendu sur la fonction ou sur la juridiction administrative, appartient aux gouverneurs de province. La délibération du Conseil d’État, prise en assemblée plénière, sur le rapport de la section de grâce et justice, est transmise au président du conseil des ministres, et en outre au ministre de l’intérieur et aux parties intéressées dans le litige. Pendant un délai de quinze jours, chaque ministre peut demander que la question soit soumise au conseil des ministres, sinon un décret royal est rendu conformément à la délibération du Conseil d’État. Les décrets sur conflit sont considérés, dans le droit public espagnol, non comme des actes de juridiction administrative supérieure, mais comme de véritables actes de puissance gouvernementale et de prérogative royale, « le roi étant le supérieur commun de l’administration et de la justice et le régulateur suprême de toutes les juridictions » (1. Colmeiro, op. cit.).
Poursuites contre les fonctionnaires. — Le droit public espagnol rattache également à la prérogative royale, exercée en Conseil d’État, les décisions à rendre sur la demande en autorisation de poursuites formée contre les fonctionnaires publics à raison d’actes de leurs fonctions. Les règles qui étaient appliquées en France avant l’abrogation de l’article 75 de la Constitution de l’an VIII sont encore en vigueur en Espagne ; on considère que le chef du pouvoir exécutif, de qui émanent les délégations de pouvoir et d’autorité faites aux agents de l’administration, a seul qualité pour apprécier les fautes et abus commis dans l’exercice de cette délégation. Sa décision est rendue après avis de l’assemblée plénière du Conseil d’État, quand la poursuite est dirigée contre les fonctionnaires supérieurs de l’administration, et après avis de la section correspondant au service intéressé, quand il s’agit d’agents inférieurs de l’État ou d’agents de l’administration provinciale ou communale.
[37]
SECTION II. — ALLEMAGNE.
§ 1er. LÉGISLATION FÉDÉRALE
Réformes législatives accomplies depuis 1871. — La législation de l’Allemagne a subi, depuis 1871, d’importantes modifications. Avant cette époque, la Prusse et les États qui forment avec elle l’empire fédéral allemand, n’avaient pas de tribunaux administratifs. Certaines contestations intéressant les services publics étaient portées devant les tribunaux judiciaires ; les autres, et c’était le plus grand nombre, relevaient uniquement de l’administration active et de l’autorité ministérielle. La limite imposée à la compétence judiciaire était souverainement appréciée, soit par l’autorité gouvernementale, soit par une juridiction spéciale où dominait l’élément administratif. Ces autorités ou juridictions, statuant sur les conflits élevés par l’autorité administrative, déclaraient par des décisions sans appel si la voie de droit (der Rechtsweg) était ou non ouverte aux parties. Cette voie étant ouverte, le litige était porté devant les tribunaux judiciaires ; dans le cas contraire, les parties n’avaient de recours que devant l’administration.
Ce système a été notablement amélioré ; mais on ne peut aller jusqu’à dire qu’il ait été complètement transformé, soit par.la législation fédérale de l’empire allemand, soit par les lois particulières des États.
La législation fédérale, et spécialement le Code d’organisation judiciaire allemand du 27 janvier 1877 (1. Voir l’édition de ce Code, traduite en français avec une introduction par M. Dubarle, ancien magistrat, et publiée sous la direction de la Société de législation comparée. — Imprimerie nationale, 1885.), ont posé des règles générales sur plusieurs points importants, règles qui doivent se combiner avec les principes de droit public restés en vigueur en Allemagne et avec la législation particulière que les États ont eu la faculté d’édicter. Elles sont relatives notamment : à la compétence [38], aux poursuites dirigées contre les fonctionnaires et aux conflits.
Règles de compétence. — Le Code d’organisation judiciaire (art. 13) pose en principe que « les tribunaux ordinaires connaissent de toutes les affaires contentieuses et criminelles qui ne sont pas de la compétence des autorités administratives ». Il semblerait résulter de là que les tribunaux judiciaires ont la juridiction ordinaire en matière administrative contentieuse, et que des dispositions spéciales de la loi sont nécessaires pour attribuer compétence aux autorités administratives. Mais en parlant d’affaires contentieuses, la loi fédérale s’en réfère à la distinction que le droit public allemand a consacrée de tout temps entre les réclamations qui sont dirigées contre l’État considéré comme fisc, ou contre l’État considéré comme puissance publique.
Cette distinction, loin, d’être abandonnée par la législation et la jurisprudence allemandes, est toujours enseignée dans les traités les plus récents comme une des règles essentielles du droit administratif. « L’État, dit M. von Rönne, peut agir de deux manières : comme puissance publique, c’est-à-dire comme État dans le sens éminent ; ou comme association productive pour se procurer les moyens nécessaires à la marche de l’État, c’est-à-dire comme fisc. Agissant comme puissance publique, l’Etat ne peut se trouver soumis aux règles et aux obligations du droit privé ; comme fisc, au contraire, l’État peut acquérir des droits et avoir des obligations selon les règles du droit commun (1. Von Rönne, Das Staatsrecht dur preussischen Monarchie. 4e édition. Berlin, 1883 ; 1. III, p. 553.). »
Les actes de l’État considéré comme puissance publique relèvent de l’administration seule. La voie de droit reste fermée, soit devant les tribunaux judiciaires, soit même devant les tribunaux administratifs, pour toute réclamation qui tend à faire annuler ou réformer un acte d’administration impliquant l’exercice de l’autorité publique, ou à obtenir une indemnité à raison du dommage que cet acte a pu causer. Ainsi toutes les décisions du chef de l’État, des ministres et des autres représentants de l’administration centrale, qui [39]
n’ont pas uniquement pour objet des contrats passés par l’État, ou la gestion de ses intérêts financiers, toutes les décisions où apparaît à un degré quelconque la délégation de l’autorité publique ou le droit de commandement, restent en dehors du contentieux administratif; elles sont assimilées à ce que nous appelons en France des actes de gouvernement. « La voie de droit, dit encore M. de Rönne, n’est pas ouverte contre l’État puissance publique, qui ne peut discuter avec ses subordonnés sur ses droits éminents et leurs conséquences (1. Op. cit., t. III, p. 485.). »
Chose remarquable, le droit public allemand comprend parmi les prérogatives de la puissance publique qui échappent au contrôle de toute juridiction, le droit d’assujettir les citoyens à des impôts perçus pour le compte de l’État. Les réclamations en matière de contributions publiques, pour lesquelles les tribunaux sont si largement ouverts en France, — tribunaux administratifs ou judiciaires selon que les contributions sont directes ou indirectes, — ne peuvent être portées, en général, que devant les administrations financières supérieures.
A la vérité, quelques tempéraments ont été apportés à cette règle ; ainsi, la législation prussienne a permis, depuis1861, de porter devant les tribunaux judiciaires les réclamations contre l’impôt des successions et contre l’impôt du timbre. Quelques États ont admis la même règle pour les droits de douane ; mais l’interdiction du recours contentieux subsiste pour les impôts directs. La voie de droit n’est ouverte en cette matière que si le contribuable, sans discuter l’assiette de la taxe, soutient qu’il est libéré par paiement ou par prescription. C’est seulement à ces sortes de discussions que s’applique la compétence judiciaire prévue », en matière d’impôts d’État, par une des dispositions de l’article 70 du Code fédéral allemand.
Les lois prussiennes les plus récentes ont implicitement confirmé les règles que nous venons de rappeler. En érigeant en tribunaux administratifs les comités de cercle et de district dont nous parlerons ci-après, elles leur ont attribué le contentieux des taxes locales qui s’établissent par addition au principal des contributions [40]
directes ; mais elles ont expressément stipulé que le principal de ces contributions, qui représente l’impôt d’État, ne pourrait pas être discuté devant ces tribunaux administratifs.
Une légère atténuation a été récemment apportée à cette règle par la loi sur les patentes du 24 juin 1891. Elle ouvre un recours au tribunal administratif supérieur contre les décisions de l’autorité de district (Bezirksregierung) qui connaît, en appel, des réclamations portées d’abord devant les commissions fiscales ; mais le recours au tribunal administratif peut être fondé que sur la violation de la loi ou sur un vice essentiel de la procédure (1. Loi du 24 juin 1891, art. 35-37, Annuaire de législation étrangère, 1892, p. 259.).
Il résulte de là que l’expression de fisc a, en Allemagne, une -signification toute spéciale ; elle ne s’applique pas aux services qui sont considérés en France comme des services fiscaux par excellence, à ceux qui président à l’assiette et au recouvrement de l’impôt ; elle vise uniquement ce que nous appelons en droit administratif français l’État personne civile, l’État partie contractante, l’État débiteur, par opposition à l’État puissance publique.
Par application de ces idées générales, le Code d’organisation judiciaire allemand (art. 70) et plusieurs lois fédérales antérieures, notamment celle du 31 mars 1873, ont consacré la compétence des tribunaux judiciaires dans les affaires suivantes : marchés de travaux publics ; dommages causés par ces travaux ; marchés de fournitures ; demandes de traitements et de pensions formées par les fonctionnaires fédéraux et les magistrats de l’ordre judiciaire (2. Pour les autres fonctionnaires des États, la compétence peut être judiciaire ou administrative d’après la législation de ces États ; elle est judiciaire en Prusse depuis la loi du 24 mai 1861.) ; réclamations des fonctionnaires contre les décisions de débet prises contre eux à raison de déficit relevé dans leur gestion (3. Sur ce point encore, la législation fédérale a étendu à tous les États la règle de compétence qui était en vigueur en Prusse, depuis l’ordonnance du 21 janvier 1844.) ; et, en général, toutes les actions contre le « fisc » lorsqu’elles n’impliquent pas la discussion et la critique d’un acte de la puissance publique. Une action en indemnité fondée sur un acte de cette nature ne serait pas recevable, parce que l’obligation pécuniaire alléguée contre l’État ne viserait pas exclusivement le fisc.
[41] Poursuites contre les fonctionnaires. — Avant 1871, la législation de plusieurs États contenait des dispositions analogues à l’article 75 de la Constitution de l’an VIII ; une autorisation préalable était nécessaire pour poursuivre un fonctionnaire devant les tribunaux à raison d’actes commis dans l’exercice de ses fonctions. En Prusse, l’article 95 de la Constitution du 5 décembre 1848 a aboli l’autorisation préalable, puis l’article 97 de cette Constitution, révisée le 31janvier1850, a remis à une loi spéciale le soin de déterminer sous quelles conditions les poursuites pourraient avoir lieu. Cette loi, rendue le 13 février 1854, décida que les fonctionnaires pourraient être poursuivis devant les tribunaux, mais que l’administration aurait le droit d’élever le conflit pour faire préalablement décider si le fonctionnaire avait commis une faute de nature à justifier les poursuites. Ce conflit était porté devant le Tribunal de compétence, qui déclarait si la voie de droit était ou non ouverte (1. Von Rönne, op. cit., t. III, p. 571 et suiv.).
La législation fédérale allemande s’est inspirée de ce dernier état de la législation prussienne. Elle pose eh principe que les tribunaux judiciaires sont compétents pour connaître des poursuites à fins pénales ou civiles dirigées contre les fonctionnaires ; elle interdit toute procédure d’autorisation préalable ; mais elle permet que la législation particulière des États subordonne les poursuites à la solution d’une question préjudicielle, celle de savoir si le fonctionnaire incriminé a commis « un abus de pouvoir ou une omission d’un acte nécessaire de ses fonctions » (2. Code d’organisation judiciaire, art. 70, et Loi de mise en vigueur du Code, art. 11.). Cette question doit être soumise à la cour de justice administrative dans les États où elle est instituée, et au Tribunal de l’Empire, haute juridiction fédérale, dans les États où il n’existe pas de cour de justice administrative.
Ces juridictions remplissent, on le voit, une mission analogue à celle du Tribunal des conflits de France lorsque celui-ci apprécie, en vertu de sa jurisprudence, si l’acte du fonctionnaire poursuivi devant les tribunaux a le caractère d’une faute personnelle ou d’un acte administratif, même entaché d’irrégularité ou d’erreur (3. On trouve une application de la jurisprudence on vigueur en Allemagne dans une décision du tribunal administratif supérieur de Berlin du 6 octobre 1882, rapportée par M. von Rönne. Un fonctionnaire de la police est poursuivi pour coups et violences dans l’exercice de ses fonctions. En fait, étant préposé à la surveillance d’un lieu public, il a, pour contenir l’affluence, écarté et repoussé vivement des assistants et a porté à l’un d’eux un coup au visage. Le tribunal décide que cette voie de fait constitue un abus de pouvoir, à raison duquel il peut être poursuivi, mais que les faits moins graves qui ont précédé rentrent dans l’exercice de la fonction et ne peuvent pas être retenus comme élément de la poursuite. Un autre auteur, M. Löning (Lehrbuch des deutschen Verwaltungsrechts, Leipzig, 1884, p. 785) fait remarquer que l’acte du fonctionnaire, même entaché d’illégalité, n’est pas, par cela seul, un acte de droit privé. C’est à l’autorité administrative qu’il appartient de l’apprécier, « pour éviter qu’un tribunal ne condamne un fonctionnaire à des dommages-intérêts à raison d’actes que l’administration reconnaîtrait comme valables ».).
[42] Conflits. — Le conflit a toujours été considéré en Allemagne comme la sanction nécessaire de la séparation des pouvoirs administratif et judiciaire. La législation fédérale l’a expressément maintenu, mais elle a voulu en fixer les règles essentielles afin de prévenir la diversité des systèmes et les abus qui en étaient résultés dans quelques États. Elle a dû aussi étendre l’usage du conflit : il ne s’appliquait autrefois qu’aux revendications de compétence faites par l’administration active, seule autorité qui pût être opposée à l’autorité judiciaire lorsqu’il n’existait pas de tribunaux administratifs ; mais depuis que ces tribunaux ont été institués dans les principaux États de l’Allemagne, la législation fédérale a permis que le conflit fût employé pour revendiquer les affaires de leur compétence qui seraient portées à tort devant les tribunaux judiciaires.
En ce qui touche le jugement des conflits, le Code d’organisation judiciaire laisse aux États l’option entre deux systèmes. Ou bien ce jugement est confié à la juridiction judiciaire supérieure, ou bien il appartient à un tribunal spécial de compétence (Competenzgerichtshof), institué d’après des règles posées par la législation fédérale. Le premier système est pratiqué dans les États et principautés secondaires de l’Allemagne (Reuss, Anhalt, Saxe-Altenbourg, Saxe-Meiningen, Saxe-Weimar, Lippe, Schaumbourg-Lippe, etc.). Le conflit y est jugé par le tribunal suprême.
Au contraire, dans les principaux États (Prusse, Bavière, Wurtemberg, Saxe, Bade), ainsi que dans quelques États secondaires [43] (Brunswick, Saxe-Cobourg, etc.), le jugement des conflits appartient à un tribunal de compétence.
Les règles fondamentales posées par la législation fédérale pour l’organisation d’un tribunal de compétence sont les suivantes (1. Code d’organisation judiciaire, article 17.) :
Les membres du tribunal doivent être nommés à vie ou, s’ils sont fonctionnaires, pour toute la durée de leurs fonctions ; ils ne peuvent être relevés de ces fonctions que dans les conditions prévues pour les membres du Tribunal de l’Empire. — La moitié au moins des membres du tribunal de compétence doit appartenir à une juridiction judiciaire de l’Empire ou de l’État, c’est-à-dire au Tribunal de l’Empire, au tribunal suprême de l’État ou à un tribunal régional supérieur. — La décision ne peut être rendue que par cinq juges au moins, et, dans tous les cas, le nombre des juges doit être impair, de manière qu’il n’y ait ni arrêt de partage ni voix prépondérante du président. — L’instruction doit avoir lieu contradictoirement entre l’administration et les parties en cause ; la décision ne peut être rendue qu’en audience publique, après débat oral ; — l’administration ne peut plus élever le conflit lorsque le tribunal judiciaire a rendu une décision passée en force de chose jugée sur la question de compétence.
Telles sont les règles générales auxquelles les États ont dû se conformer. En conséquence, des tribunaux de compétence ont été organisés ainsi qu’il suit dans les principaux États :
En Prusse, le tribunal de compétence est composé de onze membres dont six doivent appartenir au tribunal supérieur de Berlin ; les cinq autres doivent réunir les conditions d’aptitude exigées pour les fonctions supérieures de l’administration ; ils sont nommés par le roi sur la proposition du ministre d’État. Le conflit est élevé par l’autorité centrale et par ses représentants dans les provinces. Le tribunal devant lequel le conflit est élevé doit suspendre toute procédure ; il joint ses observations à celles que les parties sont invitées à déposer ; des observations sont également jointes au dossier par le tribunal judiciaire supérieur lorsque le conflit est élevé devant un tribunal inférieur. Le tribunal de compétence [44] statue sur les conflits négatifs, à la requête de la partie la plus diligente (1. Nous croyons devoir reproduire ici les principales dispositions de l’ordonnance législative du 1er août 1879 qui règle en Prusse la matière des conflits. Cette ordonnance a été rendue par le Gouvernement en vertu de l’article 17, § 2, de la loi de mise en vigueur du Code d’organisation judiciaire ; nous empruntons à L’Annuaire de législation étrangère la traduction do M. R. Dareste. (Année 1880, p. 191.) Art. 1er. — Le jugement des contestations sur le point de savoir si la voie de droit est ouverte appartient, dans les cas déterminés par la présente ordonnance, au tribunal des conflits. Art. 2. — Le tribunal est composé de onze membres dont six doivent appartenir au tribunal supérieur de Berlin. Les cinq autres doivent réunir les conditions exigées pour servir dans l’administration ou pour remplir les fonctions judiciaires. Pour être nommé membre, il faut avoir l’âge de trente-cinq ans accomplis. Les membres sont nommés pour toute la durée des fonctions qu’ils exercent au moment de leur nomination. S’ils n’exercent aucune fonction à ce moment, ils sont nommés à vie. Leur révocation ne peut être prononcée que dans les conditions exigées pour les membres du Tribunal de l’Empire. Le président et les autres membres sont nommés par le roi sur la proposition du ministre d’État. Art. 3. — Le tribunal rend ses décisions à sept membres. Art. 4. — Le tribunal décide, dans les cas où l’autorité administrative, dans un procès civil engagé devant les tribunaux, considère la voie de droit comme non ouverte et où, en conséquence, le conflit est élevé. Le conflit de compétence ne peut pas être élevé quand, dans l’affaire, la voie de droit a été déclarée ouverte par un jugement passé en force de chose jugée. Art. 5. — Le conflit ne peut être élevé que par l’autorité administrative centrale et par celle de la province. Ces autorités peuvent aussi élever le conflit quand elles prétendent que la compétence pour la décision de l’affaire appartient aux tribunaux administratifs. Art. 6. — Le conflit est élevé devant le tribunal où l’affaire est pendante, par une déclaration écrite de l’autorité administrative portant que la voie de droit parait n’être pas ouverte. Cette déclaration doit être motivée. Art. 10. — Après que les parties ont déposé leurs mémoires ou, s’il n’y a pas de mémoires déposés, après l’expiration du délai d’un mois, le tribunal envoie les pièces avec son avis au tribunal supérieur qui, à son tour, y joint son avis et envoie le tout au ministre de la justice. Le ministre de la justice envoie au tribunal des conflits les pièces et les avis des tribunaux et donne connaissance de cet envoi au chef de l’administration intéressée. Art. 12. — La décision du tribunal des conflits sur le conflit est rendue après débat oral en audience publique. Art. 21. — Lorsque, dans une affaire, les tribunaux d’une part et d’autre part les autorités administratives ou les tribunaux administratifs se sont déclarés incompétents par des décisions devenues définitives, les tribunaux ayant reconnu la compétence de l’administration ou des tribunaux administratifs, et ceux-ci ayant reconnu la compétence judiciaire, en ce cas le conflit est jugé par le tribunal des conflits à la requête d’une des parties intéressées. Celte requête est présentée au tribunal devant lequel l’affaire était pendante en première instance. Elle est notifiée d’office à la partie adverse. Celle-ci peut, dans le délai d’un mois, présenter un mémoire sur le conflit. Au surplus doivent être observées les dispositions des articles 9 à 17 et 20 de la présente ordonnance. Le tribunal des conflits annule dans sa décision toutes décisions contraires et renvoie l’affaire à être instruite et décidée par qui il appartiendra.).
[45] Dans le grand-duché de Bade, le tribunal de compétence est composé de huit membres du tribunal supérieur de Carlsruhe et de cinq membres de la cour administrative ou hauts fonctionnaires de l’administration, tous nommés par le Gouvernement. Le conflit est élevé par le ministre intéressé.
En Bavière, le tribunal est composé de six membres du tribunal suprême ou d’un des tribunaux supérieurs, et de cinq membres de la cour administrative. Le conflit est élevé par l’administration centrale ou par les directeurs des cercles. Il peut l’être aussi par le ministère public près la cour administrative, agissant spontanément ou sur injonction de la cour.
Dans la Saxe royale, le tribunal est composé de six membres du tribunal supérieur de Dresde, dont le président et cinq conseillers ministériels. Le conflit est élevé par l’autorité administrative supérieure.
En Wurtemberg, le tribunal est composé de quatre juges du tribunal supérieur de Stuttgard et de trois membres de la cour administrative ou hauts fonctionnaires de l’administration. Le conflit est élevé par le ministre ou par la cour de justice administrative.
Dans le duché de Brunswick, le tribunal comprend trois membres du tribunal supérieur de Brunswick et deux fonctionnaires administratifs ; le conflit est élevé par les représentants de l’administration agissant sous l’autorité du ministre.
Dans le duché de Saxe-Cobourg, la « commission ducale des conflits » est composée de quatre membres du tribunal supérieur et de deux membres de l’administration ; elle est présidée par le ministre de la justice. Le conflit est élevé par le ministre intéressé ou par les autorités centrales.
Tribunaux administratifs. — La législation fédérale prévoit des tribunaux administratifs, mais elle n’oblige pas les États à en établir ; elle ne règle ni leur organisation ni leurs attributions ; elle laisse la législation particulière de chaque État libre de statuer à cet égard, à condition d’observer les limites de la compétence administrative, telles que la législation fédérale les a fixées par rapport à l’autorité judiciaire.
Les États de l’empire allemand ont diversement usé, depuis [46] 1872, de la faculté qui leur était laissée. Dans les petits États, où les litiges administratifs sont peu nombreux et peu importants, il n’a point été institué de tribunaux spéciaux ; la compétence a continué à se partager entre les tribunaux judiciaires et l’administration active. Dans les grands États, au contraire, — Prusse, Bavière, Wurtemberg, Saxe, Bade, — des tribunaux administratifs ont été créés. Ils forment en général deux degrés de juridiction, quelquefois trois ; la juridiction de dernier ressort appartient à un tribunal unique qui prend le nom de « Tribunal administratif supérieur » ou de « Cour de justice administrative ».
Les attributions de ces tribunaux, même dans les États où elles sont les plus étendues, sont loin de représenter l’ensemble des attributions contentieuses qui étaient réservées à l’administration avant 1871. Les contestations qui intéressent les administrations centrales sont rarement du ressort des tribunaux administratifs ; la plupart continuent à relever des ministres, et celles dont ils ont été dessaisis ne relèvent que du tribunal supérieur, sans jamais être soumises aux tribunaux locaux. Ceux-ci ne connaissent en réalité que du contentieux des administrations provinciales et communales, mais ils en connaissent très largement et exercent presque complètement les attributions contentieuses qui appartenaient antérieurement aux autorités locales. Nous verrons d’ailleurs que ces tribunaux sont eux-mêmes des autorités locales, qui réunissent le contrôle administratif à la juridiction contentieuse, en modifiant, dans certains cas, leur organisation et leur procédure.
Dans cette matière, ce n’est donc plus la législation fédérale, mais la législation particulière des États que nous devons interroger.
§ 2. — PRUSSE
Tribunaux administratifs. — L’organisation de l’administration et des tribunaux administratifs, entreprise en Prusse en 1871, ne s’est pas opérée d’un seul jet. Elle est résultée d’une série de lois échelonnées de 1872 à 1884, quelques-unes plus récentes, qui se complètent, se modifient, se reproduisent ou s’abrogent, de manière [47]
à former un ensemble un peu hésitant. Cette législation semble cependant avoir pris une forme assez durable à la suite de la révision et de la codification qui ont été opérées par la loi du 3 juillet 1883 sur l’administration générale et par’ celle du 1er août 1883 sur la compétence des autorités et des tribunaux administratifs, lois qui sont entrées l’une et l’autre en vigueur le 1er avril 1884 (1. Les lois antérieures, auxquelles il est encore utile de se référer, sont : La loi du 22 décembre 1872 sur l’administration des cercles, modifiée par la loi du 19 mars 1882 ; — la loi du 28 juin 1875 sur l’administration des provinces, modifiée par celle du 22 mars 1881 ; — la loi du 3 juillet 1875 sur la juridiction administrative, modifiée par celle du 2 août 1880 ; — la loi sur la compétence du 26 juillet 1876. Ces lois, ainsi que celles des 3 juillet et 1er août 1883 qui les ont révisées et codifiées, ont été traduites ou analysées dans le précieux recueil publié chaque année par la Société de législation comparée sous le titre d’Annuaire de législation étrangère. On les y retrouve à leur date.).
La législation de 1883 a eu, en outre, pour effet de mettre fin à des difficultés auxquelles avait donné lieu la législation antérieure, en ce qui touche la force exécutoire des décisions rendues par les nouveaux tribunaux administratifs. On avait soutenu et fait quelquefois admettre en justice que ces décisions ne faisaient pas obstacle à un débat ultérieur devant les tribunaux judiciaires ; mais il a été expressément décidé par la loi du 1er août 1883, qu’elles constituaient des décisions complètes sur les litiges, avec force exécutoire et autorité de chose jugée.
Le système qui résulte de la législation de 1883 a quelque analogie avec celui qui avait prévalu en France de 1790 à l’an VIII, en ce qu’il confie la juridiction administrative à des autorités collectives et élues qui participent en même temps à la direction et au contrôle de l’administration active. Avant 1883, il y avait dans chaque district un tribunal administratif exclusivement chargé de la juridiction contentieuse, mais il a été supprimé, et ses attributions ont été remises au comité de district. Il n’existe plus actuellement qu’un tribunal administratif entièrement séparé de l’administration active, c’est le tribunal administratif supérieur, qui siège à Berlin et dont la compétence s’étend à tout le royaume.
La réunion du contrôle administratif et de la juridiction contentieuse entre les mains des mêmes autorités locales, — le comité [48] de district et le comité de cercle, — a obligé le législateur prussien à faire des distinctions entre les recours qui s’adressent à ces comités en qualité de supérieurs hiérarchiques et ceux qui les saisissent comme juridictions contentieuses. Cette distinction est d’autant plus nécessaire que les deux recours ne peuvent pas toujours être cumulés ; et elle est d’autant plus difficile que le recours administratif et le recours contentieux sont portés devant les mêmes autorités, introduits dans le même délai (ordinairement deux semaines) et soumis à des formes très analogues de procédure écrite et même orale. La loi prussienne s’est efforcée de distinguer les deux recours au moyen d’une terminologie rigoureuse. Elle appelle action (Klage) le recours contentieux, et plainte (Beschwerde) le recours administratif (1. Sur la distinction de l’action et de la plainte, on peut consulter les articles 50, 54, 129 de la loi d’administration générale du 30 juillet 1883.). A l’action correspond le jugement (Entscheidung), à la plainte correspond la décision administrative (Beschluss).
Ainsi que nous l’avons dit ci-dessus, la compétence des tribunaux administratifs est restreinte au contentieux des affaires d’administration locale et ne s’étend pas au contentieux d’État. Ainsi limitée, elle a cependant, en Prusse, une certaine importance. Les attributions juridictionnelles sont exercées par trois espèces de corps ou tribunaux administratifs : 1° le comité de cercle, qui exerce sa juridiction dans le cercle (Kreis), circonscription analogue à notre arrondissement, mais généralement plus étendue (2. L’organisation et l’administration des cercles sont régies par les lois du 13 décembre 1872 et du 19 mars 1881 (Annuaire de législation étrangère, 1873, p. 275, et 1882, p. 195) auxquelles s’ajoutent quelques dispositions de la loi du 3 juillet 1891 sur l’organisation des communes rurales.) ; — 2° le comité de district, qui siège dans le district (Bezirk), circonscription qui peut être comparée à notre département, mais qui est beaucoup plus vaste (3. L’organisation et l’administration des districts sont régis par la loi du 29 juin 1876 et par diverses dispositions des lois des 26 juillet 1873, 26 juillet 18S0, 30 juillet et 1er août 1883, rapportées à leur date dans l’Annuaire de législation étrangère.) ; — 3° le tribunal administratif supérieur, qui siège à Berlin et constitue une juridiction unique (4. Il est à remarquer que la province, formée de la réunion de plusieurs districts, ne constitue pas un ressort pour l’exercice de la juridiction administrative. Les autorités de la province (président supérieur, diète provinciale, conseil et comité provincial) ne rendent pas de décisions en matière contentieuse.).
[49] Voyons comment fonctionnent ces trois juridictions.
Comité de cercle. — L’organisation de ce comité varie selon que le cercle est rural ou urbain.
Le cercle rural comprend les communes rurales, les bourgs, les villes ayant moins de 10,000 habitants, et certains territoires dits « districts de terre indépendants ». Le comité de cercle rural (Kreisausschuss), qui concourt à l’administration du cercle et qui y exerce en même temps la juridiction administrative, se compose du conseiller provincial (Landrath) qui le préside, et de six membres élus pour six ans par la diète du cercle (Kreistag) parmi les habitants du cercle remplissant les conditions d’aptitude fixées par la loi.
Les attributions de ce comité ont pris une nouvelle importance depuis la loi du 3 juillet 1891 sur l’organisation des communes rurales (1. La loi du 3 juillet 1891 (Annuaire de législation étrangère, 1892, p. 271) modifie profondément la législation antérieure des communes rurales, qui avait pour base la loi du 14 avril 1856 révisée en partie par celle du 13 décembre 1872. Elle tend à affranchir ces communes des traditions féodales ; elle leur assure les organes essentiels de la vie municipale (conseil, maire, échevins), les moyens de se créer des ressources locales, par des taxes additionnelles ou des impôts spéciaux directs ou indirects ; elle donne au gouvernement le droit de dissoudre et de fusionner les communes que l’insuffisance de leur population et de leur territoire rendrait « incapables de remplir leurs obligations de droit public » (art. 1 et 2).). Les recours administratifs et les réclamations contentieuses auxquels peuvent donner lieu des questions nouvelles de délimitations de territoires, de partages de biens communaux, de taxes, etc., ont sensiblement accru le nombre des affaires soumises à ces comités.
Les villes dont la population dépasse 25,000 habitants constituent par elles-mêmes un cercle urbain (Stadtkreis) (2. La ville de Berlin, soumise à un régime spécial, forme à elle seule non un cercle, mais un district.). Leur comité, dit comité de Ville (Stadtausschuss), se compose du bourgmestre, président, et de quatre membres de la municipalité élus par elle pour toute la durée de leurs fonctions municipales. Le président du comité et un de ses membres au moins doivent avoir l’aptitude requise pour les fonctions judiciaires ou pour les fonctions administratives supérieures.
[50] Le comité de cercle est, en général, compétent pour statuer sur le contentieux de l’administration locale dans l’étendue de conscription, et pour juger les contestations qui s’élèvent soit entre les particuliers et l’administration des communes, des « districts de terre indépendants », des bourgs et des villes, soit entre plusieurs administrations locales, établissements publics, communautés d’habitants ou corporations. Sa compétence à cet égard peut cependant être limitée par des dispositions spéciales de la loi attribuant compétence au comité de district.
La juridiction des comités de cercle comprend principalement :
1° Les difficultés qui s’élèvent entre des communes ou districts de terre indépendants au sujet de leurs limites et de la répartition des charges communes, notamment en matière de chemins, d’écoles, de taxes locales, de cojouissance des établissements publics ou des biens de la commune ;
2° Les réclamations relatives à la jouissance et à la perte de la qualité de membre de la commune ou du droit de bourgeoisie ;
3° Le contentieux des listes électorales municipales et des élections à la représentation communale ; 4° Les difficultés relatives au refus ou à la démission de fonctions communales (lesquelles sont, en général, obligatoires) ; aux déchéances encourues par les membres de l’administration communale pour inobservation de leurs obligations légales ou pour absences non justifiées ; à la discipline des préposés des districts de terre indépendants ; 5° Les réclamations en matière de traitements et de pensions des fonctionnaires communaux ; 6° Les recours formés par les autorités communales contre les décisions du préposé de direction communale (Gemeindevorsteher) [1. Ce préposé est élu par le corps municipal, sous réserve de l’approbation du conseiller provincial (Landrath), qui ne peut la refuser qu’avec l’avis conforme du comité de cercle (loi du 3 juillet 1891, art. 66). Il est l’agent exécutif de la commune et, dans beaucoup de cas, celui du pouvoir central. Son titre n’est pas le même dans toutes les localités ; tantôt il porte le nom de maire (Schultze), tantôt celui de juge (Richter), ou de juge de village (Dorfrichter) ; la loi de 1891 (art. 74) a consacré ces diverses dénominations par égard pour les traditions locales.], lorsque celui-ci suspend leurs décisions comme entachées d’excès [50] de pouvoir ou de violation de la loi (1. Ce droit de suspension et le recours auquel il peut donner lieu sont prévus par la loi du 1er août 1883, titre V, art. 29;) ; les recours contre les ordonnances du Landrath portant inscription d’office au budget des communes pour dépenses obligatoires ;
7° Les difficultés en matière de logements militaires et de prestations en nature fournies à l’armée en temps de paix ; 8° Diverses contestations relatives à la police de la voirie, de la chasse, de la pêche, des eaux, des constructions, du commerce et de l’industrie, sous réserve de la compétence attribuée au comité de district selon la nature et l’importance des affaires ;
9° Les recours contre les arrêtés de police (polizeiliche Verfügungen) émanés des autorités chargées de la police locale dans les communes rurales et dans les villes, dépendant d’un cercle rural, dont la population ne dépasse pas 10,000 habitants. Le recours contre ces arrêtés (2. Les arrêtés de police dont il s’agit ici ne sont pas des arrêtés réglementaires, contre lesquels il n’y a pas de recours contentieux, mais des décisions individuelles rendues en matière de contraventions de police et prononçant de véritables condamnations. Les peines que l’administration peut ainsi infliger sont l’amende, les arrêts pendant quinze jours et la confiscation. (Voy. le Code d’instruction criminelle allemand, art. 453 et 459, et Demombynes, op. cit., t. II, p. 849.)) ne peut être fondé que sur deux moyens : l’atteinte portée aux droits du plaignant par suite d’une violation ou fausse application de la loi ou des ordonnances de l’autorité compétente, l’inexistence matérielle des faits qui ont motivé l’arrêté.
Comités de district. — Au-dessus des comités de cercle sont les comités de district.
La législation de 1883 leur a conféré les attributions contentieuses précédemment exercées par les tribunaux administratifs de district, qui ont été supprimés. Le comité de district comprend des fonctionnaires nommés par le roi et des membres élus. Les premiers sont : le président de gouvernement qui représente l’administration centrale dans le district et qui préside le comité, et deux membres nommés à vie, dont l’un doit réunir les conditions exigées pour les hautes fonctions administratives, l’autre pour les fonctions judiciaires ; les membres élus, au nombre de quatre, ne sont pas directement choisis par le corps électoral, mais par le comité [52] provincial, qui est lui-même une émanation de l’assemblée provinciale, et qui élit ces membres parmi les habitants remplissant les conditions nécessaires pour être éligibles à cette assemblée.
Le comité de district fait fonction de juridiction d’appel à l’égard des comités de cercle. Le droit d’appel appartient aux parties ou au président du comité du cercle ; mais seulement, dans ce dernier cas, si l’intérêt public est en jeu. La question de savoir si
l’appel du président du cercle s’inspire d’un intérêt public constitue une sorte de question préjudicielle, et l’appel est déclaré non recevable si le comité de district estime que cet intérêt n’est pas en cause.
Le comité de district exerce, à l’égard des cercles ruraux et urbains et des villes de plus de 10,000 habitants, la même juridiction contentieuse que les comités de cercle à l’égard des communes et des districts de terre indépendants; il statue en outre sur les affaires communales qui excèdent la compétence du comité de cercle, notamment la plupart de celles qui intéressent les communes urbaines. Il connaît des contestations concernant les limites, les répartitions de charges communes, la cojouissance des établissements publics et des biens ; — les élections ; — les réclamations relatives à l’acquisition ou à la perte des droits de bourgeoisie ; — les affaires scolaires concernant les écoles des villes (prestations, taxes spéciales, contribution aux frais de construction et de réparation des écoles) ; — la voirie urbaine ; — les recours des associations formées pour l’usage des eaux contre les décisions du Landrath relatives à cet usage ; — la police des établissements industriels lorsqu’elle excède la compétence des comités de cercle, notamment en matière d’autorisation, retrait d’autorisation et fermeture d’établissements dangereux ou insalubres ; — les réclamations relatives aux logements militaires et aux prestations en nature pour les besoins de l’armée en temps de paix; lorsqu’elles sont requises dans les villes ; — les contestations entre les unions charitables (associations de communes ou de hameaux) pour l’assistance des indigents ; — les réclamations en matière de traitements et de pensions formées par les fonctionnaires des cercles et des vielles.
Les recours contre les arrêtés de police sont portés devant le comité de district lorsque ces arrêtés émanent des autorités du [53] cercle, ou de celles qui sont chargées de la police locale dans un cercle urbain ou dans une ville ayant plus de 10,000 habitants. Le recours ne peut être fondé, comme devant le comité de cercle, que sur les moyens tirés de la violation de la loi ou de l’inexistence matérielle des faits.
Le comité de district exerce en premier ressort, et sauf appel au tribunal supérieur, la juridiction disciplinaire sur les membres des comités de cercle et de ville.
Comme complément de ces indications sur la compétence des comités de cercle et de district, il faut noter que la loi du 7 avril 1885 a délégué au Gouvernement le droit d’attribuer, par ordonnance royale, aux tribunaux administratifs prussiens la connaissance de litiges pour lesquels la législation de l’Empire a prévu une procédure administrative contentieuse sans spécifier le tribunal compétent. Plusieurs ordonnances ont édicté ces attributions de compétence, soit pour des litiges prévus par la législation antérieure à 1885, soit pour des contestations pouvant naître de l’application de lois nouvelles. Parmi ces dernières, on peut mentionner l’ordonnance du 9 avril 1892 qui défère aux comités de district les contestations relatives aux assurances contre la maladie et contre les accidents, ainsi que les recours formés contre le refus de certaines autorisations administratives.
Tribunal administratif supérieur. — La juridiction supérieure en matière administrative appartient à un tribunal unique siégeant à Berlin, le « tribunal administratif supérieur » (Oberverwaltungsgericht).
Ce tribunal, organisé par la loi du 3 juillet 1875 (titre IV), est composé de membres nommés à vie par le roi, et dont une moitié doivent remplir les conditions exigées pour les hautes fonctions administratives, une autre moitié les conditions d’aptitude judiciaire. Ils sont répartis en sections (Sénat) composées de cinq membres au moins et qui statuent soit séparément, soit en réunion plénière selon l’importance des affaires. Afin d’assurer l’unité de jurisprudence dans les affaires portées devant les sections, une disposition spéciale de la loi porte que « si une section veut s’écarter, dans une question de droit, d’une décision antérieure d’une autre [54] section ou des sections réunies, elle doit renvoyer l’affaire et la décision à rendre à l’assemblée plénière (1. Loi du 3 juillet 1875, article 29.) ».
Des doutes s’étant élevés sur la question de savoir si l’assemblée plénière doit uniquement statuer sur le point de droit ou évoquer la contestation tout entière, la loi du 27 mai 1888 a décidé que la décision de cette assemblée ne serait rendue que sur le point de droit, mais qu’elle serait obligatoire pour la section chargée de juger l’affaire (2. La loi de 1888 a ainsi appliqué à la juridiction administrative supérieure le principe déjà posé par la loi fédérale du 17 mars 1886 (modifiant l’article 137 du Code d’organisation judiciaire), qui limite la compétence de l’assemblée générale du Tribunal de l’Empire, en matière de contestations judiciaires, à la connaissance du point de droit.).
Le tribunal administratif supérieur connaît des affaires contentieuses soit en appel, soit en premier et dernier ressort, soit comme juge de cassation.
Il connaît, en appel, de la plupart des décisions rendues par les comités de district, et il peut statuer en troisième instance sur des affaires jugées par le comité de cercle et sur lesquelles le comité de district a déjà statué en appel.
Il prononce comme tribunal de cassation sur les demandes en revision formées contre les décisions rendues en dernier ressort. La revision ne peut être demandée que pour violation ou fausse application de la loi ou des ordonnances émanées des autorités compétentes, et pour vices essentiels de la procédure. Si les moyens de révision sont reconnus fondés, le tribunal casse la décision attaquée et renvoie le fond de l’affaire devant le tribunal compétent ; cependant il a aussi la faculté d’évoquer le fond.
Le tribunal supérieur statue en premier et dernier ressort : sur les recours formés contre les décisions administratives rendues par le président de gouvernement ou par le président supérieur, lors- qu’ils statuent sur des réclamations dirigées contre des arrêtés de police pris par les autorités locales dans les cercles de ville ou dans la ville de Berlin ; — sur les recours des présidents supérieurs des provinces contre les décisions de l’assemblée provinciale [55] ou du comité provincial, qui seraient entachées d’excès de pouvoir; — sur les conflits de compétence entre l’administration et les tribunaux administratifs.
Le tribunal supérieur exerce la juridiction disciplinaire de dernier ressort à l’égard des fonctionnaires et des membres des corps administratifs du cercle et du district (1. Lois du 29 juin 1875, du 2 août 1830 et du 8 mai 1889. Un des derniers comptes rendus annuels des travaux du tribunal supérieur constate que 832 affaires contentieuses ont été portées devant cette haute juridiction, 80 en premier et dernier ressort, 200 en appel et 552 en troisième instance ; il faut ajouter à ce chiffre 436 plaintes contre des fonctionnaires. — Parmi les 832 affaires contentieuses, on relève les suivantes : 61 recours contre les arrêtés et décisions des présidents de province et de district ; 48 recours contre les ordonnances et contraintes émanées des autorités de police ; 82 affaires municipales concernant des communes rurales ; 36 affaires concernant les cercles, etc.). L’organisation que nous venons de résumer n’est encore qu’à son début ; un certain effort semble avoir été nécessaire pour rompre avec l’ancien système qui n’admettait pas de milieu entre la compétence judiciaire et le pouvoir discrétionnaire de l’administration ; aujourd’hui encore ce pouvoir profite de la difficulté qu’il y a à déférer aux tribunaux judiciaires des affaires dans lesquelles l’action administrative est en jeu. Peut-être arrivera-t-on à étendre les attributions des tribunaux administratifs à des matières contentieuses qui sont encore aujourd’hui sans juges, notamment la plu- part de celles qui intéressent l’administration centrale. Des vœux ont été plusieurs fois exprimés en ce sens, notamment par M. le professeur Stengel (2. Stengel, Die Organisation der preussischen Verwallung. Leipzig, 1884, p. 556.). Cet auteur voudrait que la juridiction administrative reçût le contentieux des impôts et que, dans un grand nombre de cas, les décisions des ministres, qui sont souveraines, pussent être déférées au tribunal administratif supérieur, par analogie avec ce qui se passe en France.
§ 3. — AUTRES ÉTATS DE L’ALLEMAGNE
Les principaux États de l’empire allemand (Bavière, Wurtemberg, Bade, Saxe royale) ont adopté un système très analogue à celui qui est en vigueur en Prusse : ils ont une cour de justice administrative [56] et, au-dessous d’elle, des juridictions inférieures qui connaissent des affaires contentieuses locales et dont les attributions se rapprochent beaucoup de celles des comités prussiens. Aussi nous bornerons-nous à quelques indications sur les lois qui ont organisé la juridiction administrative dans ces États.
Bavière. — La Cour de justice administrative a été organisée par la loi du 8 août 1878 (1. Annuaire de législation étrangère. Année 1879, p. 179.). C’est à elle qu’il appartient de résoudre, en cas de poursuites dirigées contre les fonctionnaires, la question préjudicielle que la législation fédérale a permis de réserver à la juridiction administrative, celle de savoir si le fonctionnaire a commis un excès de pouvoir ou a négligé un acte nécessaire de ses fonctions. Elle connaît de diverses questions relatives à l’exercice des droits politiques, notamment celles qui concernent l’acquisition et la perte de la qualité de citoyen allemand ou bavarois, l’exercice des droits civiques et la prestation du serment constitutionnel, la liberté d’émigration d’un État dans l’autre, la dissolution des associations, l’obligation d’accepter certaines fonctions publiques, par exemple celles de membre d’un comité de contributions. Elle prononce sur les difficultés auxquelles donnent lieu la cession forcée de la propriété, la création de servitudes d’utilité publique, le rachat des droits de pacage, des droits forestiers et d’autres charges foncières.
La Cour de justice administrative fait fonction de juridiction supérieure à l’égard des régences de cercle et des conseils de district dont les attributions sont très analogues à celles des comités prussiens. Elle connaît aussi en dernier ressort de certaines contestations en matière de douanes et en matière de mines qui sont d’abord soumises au comité supérieur des mines et à l’administration générale des douanes.
La Cour de justice administrative de Bavière se compose d’un président et du nombre de conseillers nécessaire aux besoins du service ; ses membres jouissent des mêmes droits et prérogatives que ceux du tribunal régional supérieur. Les débats sont publics en principe, mais la loi permet qu’ils aient lieu à huis clos si le [57] bon ordre et l’intérêt général semblent l’exiger (1. Loi du 8 août 1878, article 28.). Une disposition spéciale de la loi organique prouve que la Bavière n’a pas réagi sans quelque effort contre les traditions qui avaient antérieurement consacré l’autorité absolue des ministres en matière contentieuse administrative ; elle porte que « les sentences rendues par la Cour dans les limites de sa compétence ne peuvent pas être réformées par décision ministérielle (2. Loi du 8 août 1878, article 15.) ».
Wurtemberg. — La Cour de justice administrative est régie par la loi organique du 16 décembre 1876 (3. Annuaire de législation étrangère. Année 1877, p. 311. Notice par M. Daguin, avocat à la Cour d’appel de Paris.), qui a remplacé la loi du 13 novembre 1855 sur les recours en matière contentieuse administrative. Ses membres sont nommés par le roi sur la présentation du conseil des ministres et sont assimilés, comme en Bavière, à ceux des tribunaux judiciaires supérieurs.
La Cour connaît en appel des décisions rendues par les régences de cercle, le conseil supérieur des mines, la direction centrale de l’agriculture et la commission instituée par la loi du 8 octobre 1874 pour statuer sur les difficultés relatives à l’abolition des droits féodaux. Elle statue en premier et dernier ressort sur un certain nombre d’affaires qui lui sont attribuées par la loi organique ou par des lois spéciales. Elle prononce notamment : sur la question préjudicielle d’excès de pouvoir à laquelle sont subordonnées les poursuites dirigées contre les fonctionnaires à raison d’actes de leurs fonctions et sur les demandes d’annulation formées contre certains actes de l’autorité administrative.
Cette dernière attribution, qui semble s’inspirer de la législation française sur les recours pour excès de pouvoir, est prévue par l’article 13 de la loi organique de 1876. D’après ce texte, la Cour statue sur « tout recours d’un particulier, d’une association ou d’une corporation, tendant à l’annulation d’une décision ou d’un arrêté de l’autorité administrative pour illégalité, violation d’un droit ou imposition d’une charge contraire à la loi ». Cette disposition a une réelle importance au point de vue de la garantie des droits [58] privés ; mais il ne faut pas s’en exagérer la portée ; elle n’est, en effet, applicable qu’aux décisions des autorités locales et elle laisse en dehors de l’annulation par la voie contentieuse les actes émanés des autorités administratives centrales et spécialement du Chef de l’État et des ministres.
Bade. — La Cour de justice administrative a été organisée par la loi du 24 février 1880 sur les mêmes bases que dans les autres grands États d’Allemagne, avec juridiction d’appel à l’égard des conseils de district et juridiction de premier et dernier ressort dans les cas prévus par la loi. Ses attributions sont peu étendues et ne comprennent pas le droit d’annuler les actes administratifs illégaux ; ses décisions n’ont même pas toujours le caractère de décisions définitives. Le gouvernement badois n’a pas voulu entièrement renoncer à ses anciennes prérogatives de justice retenue, même à l’égard de la Cour administrative ; il s’est réservé le droit d’annuler ses arrêts pour incompétence et excès de pouvoir par ordonnance du grand-duc rendue en conseil des ministres.
Saxe royale. — Il n’y a pas encore, en Saxe, de Cour de justice administrative permanente; la juridiction supérieure est exercée par les ministres compétents qui forment auprès d’eux une sorte de tribunal composé de quatre assesseurs dont deux appartiennent à l’ordre administratif et deux à l’ordre judiciaire. La juridiction inférieure est exercée en premier ressort par le comité de district, et en appel, par le conseil de cercle, qui connaît également des recours formés contre les décisions du grand bailli et contre celles des conseillers de ville en matière de contributions locales et d’élections (1. Loi du 21 avril 1873.). Alsace-Lorraine. — Les conseils de préfecture qui existaient dans les départements français du Haut-Rhin et du Bas Rhin ont été supprimés par la loi du 30 décembre 1871 et remplacés par des conseils de département (Bezirksräthen). Au-dessus de ces juridictions siège le Conseil impérial (Kaiserlicher Rath), présidé par le [59] secrétaire d’État d’Alsace-Lorraine. La procédure devant ces conseils a été réglée, en dernier lieu, par l’ordonnance du 23 mars 1889 (1. Annuaire de législation étrangère, 1890, p. 288.).
SECTION III. — AUTRICHE-HONGRIE
Institutions communes aux territoires cisleithans. — Les territoires qui composent la monarchie austro-hongroise forment deux groupes de provinces ou d’États qui ne sont soumis ni au même régime politique, ni aux mêmes lois d’organisation administrative et judiciaire : d’un côté, l’Autriche proprement dite ou Cisleithanie, comprenant les États héréditaires de la couronne d’Autriche; de l’autre, la Transleithanie, comprenant la Hongrie et les autres États de la couronne de Saint-Étienne (2. La dénomination de ces deux groupes de territoire vient de leur situation géographique par rapport à la Leitha, affluent du Danube. Les États cisleithans sont en deçà de la Leitha, les États transleithans, au-delà.).
Parlons d’abord des territoires cisleithans qui relèvent directement de l’empire d’Autriche, et qui sont représentés par un parlement commun, le Reichsrath.
Ils n’ont pas l’autonomie politique, mais ils ont conservé dans une large mesure l’autonomie administrative. Leurs diètes ne sont pas seulement des assemblées administratives, mais de véritables parlements provinciaux qui font des lois soumises à la sanction de l’empereur sur les matières d’intérêt provincial, ainsi que les règlements administratifs nécessaires à leur application. L’exécution de leurs décisions est confiée à un comité exécutif j l’exécution des lois générales est surveillée par un gouverneur ou président qui représente le pouvoir central.
Les territoires se subdivisent en cercles ou en districts, administrés par un conseil électif et par un comité permanent. Ce comité contrôle les décisions des autorités communales et est contrôlé à son tour par le comité exécutif émané de la diète (3. V. la loi sur l’administration des cercles et des communes du 5 mars 1862.). Dans cette [60] organisation, les pouvoirs de contrôle administratif et de juridiction sont exercés par les mêmes autorités.
Il n’y a pas, à proprement parler, de tribunaux administratifs dans la province. Pendant longtemps il n’y en a pas eu non plus dans l’État ; les décisions des corps administratifs étaient souveraines en matière contentieuse ; souvent même elles statuaient entre particuliers, dans des affaires qui auraient dû être réservées aux tribunaux judiciaires ; il y avait d’ailleurs beaucoup d’incertitude sur les attributions respectives de l’administration et des tribunaux, et il n’existait pas, jusqu’en 1867, de juridiction supérieure qui pût régler les compétences. Il n’existait pas non plus de cour de justice administrative ayant le pouvoir de redresser ou d’annuler les décisions rendues dans les limites de la compétence administrative, mais en violation de la loi ou des droits des parties. Les diètes et leurs comités dans les affaires de la province, les ministres dans les affaires intéressant l’État, jouissaient des pouvoirs les plus étendus et les plus complètement affranchis de tout contrôle juridictionnel.
Cet état de choses a été modifié par les lois constitutionnelles du 21 décembre 1867 (1. Ces lois, au nombre de six, en date du 21 décembre 1S67, forment la Constitution de la Cisleithanie. Elles ont pour objet : 1° les droits généraux des citoyens ; 2° la représentation de l’empire ; 3° l’exercice du pouvoir gouvernemental et exécutif ; 4° la création d’un tribunal de l’empire ; 5° le pouvoir judiciaire ; 6° les affaires communes à tous les pays de l’empire austro-hongrois et la manière de les traiter. (V. le texte de ces lois dans l’Annuaire de législation étrangère. Année 1876, p. 238 et suivantes)) et par les lois organiques rendues pour leur exécution.
La loi du 21 décembre 1867 sur le pouvoir judiciaire, voulant remédier à la confusion des pouvoirs judiciaire et administratif et aux inconvénients de décisions administratives affranchies de tout recours, a posé les principes suivants dans ses articles 14 et 15 : « La justice et l’administration sont séparées à tous les degrés de juridiction. — Dans tous les cas où une autorité administrative, d’après les lois existantes ou celles qui interviendraient à l’avenir, est appelée à statuer sur des contestations entre particuliers, la partie qui serait lésée dans ses droits par la décision administrative est libre de recourir contre son adversaire par les voies judiciaires [61] de droit commun. —En outre, quiconque se prétend lésé dans ses droits par une décision ou une mesure de l’autorité administrative a le droit de porter sa réclamation contre elle devant la Cour de justice administrative, qui statue après débat public et oral. »
Pour assurer l’application des principes ainsi posés par la loi constitutionnelle, deux hautes juridictions ont été instituées : le Tribunal de l’empire (Reichsgericht) et la Cour de justice administrative (Verwaltungs-Gerichtshof), qui siègent l’un et l’autre à Vienne et exercent leur autorité dans toute l’étendue des territoires cisleithans.
Tribunal de l’empire. — Ce Tribunal a été institué par une des lois constitutionnelles du 21 décembre 1867, et organisé par la loi du 18 avril 1869, qui règle son fonctionnement et sa procédure. Il se compose d’un président et d’un vice-président nommés à vie par l’empereur et de douze membres titulaires et de quatre suppléants, nommés également à vie sur une liste de candidats proposés par chacune des deux Chambres du Reichsrath. Il est à la fois le tribunal régulateur des compétences et le juge des différends qui s’élèvent entre l’empire et les territoires de la Cisleithanie, ou entre plusieurs territoires, communes ou corporations.
Ses attributions, en ce qui touche le règlement des compétences, s’étendent à tous les conflits d’attributions qui s’élèvent, soit entre les autorités administratives, soit entre celles-ci et l’autorité judiciaire ; ses pouvoirs sont ainsi définis par la loi fondamentale du 21 décembre 1867 (art. 1, 2 et 3): « Il est créé un Tribunal de l’empire pour trancher les conflits d’attributions et les questions contentieuses de droit public dans les royaumes et pays représentés au Reichsrath. — Il statue définitivement sur les conflits : 1° entre les autorités judiciaires et administratives, sur la question de savoir si une affaire doit être décidée par les voies judiciaires ou par les voies administratives, dans les cas déterminés par la loi ; 2° entre la représentation d’un pays et les autorités gouvernementales supérieures, lorsqu’elles revendiquent l’une contre l’autre le droit de statuer sur une affaire administrative ; 3° entre les autorités locales et indépendantes des divers pays, dans les affaires dont elles ont la direction et l’administration. »
[62] Comme juge des questions contentieuses de droit public entre les différentes administrations des territoires cisleithans, le Tribunal de l’empire statue définitivement sur les réclamations formées par l’un des royaumes ou pays représentés au Reichsrath contre l’État tout entier, ou par l’État entier contre un de ces royaumes ou pays ; ou par un de ces royaumes ou pays contre un autre ; sur les réclamations d’une commune, d’une corporation ou d’un particulier contre un de ces royaumes ou pays, quand elles n’ont pas pour objet des matières réservées aux tribunaux judiciaires.
Le Tribunal de l’empire peut donc être considéré, dans l’exercice de cette attribution, comme une sorte de tribunal fédéral servant d’arbitre entre les différents territoires compris dans la Cisleithanie, ou entre eux et l’État central. Il est en même temps un tribunal administratif supérieur, chargé de statuer sur les réclamations des particuliers contre l’État central ou contre un des territoires qui le composent.
Dans tous ces cas, le Tribunal de l’empire est seul juge de sa compétence : s’il se reconnaît compétent et statue sur un litige, tout recours ultérieur est fermé devant les tribunaux judiciaires ; s’il renvoie l’affaire devant une juridiction judiciaire ou une autorité administrative, celles-ci n’ont pas le droit de décliner leur compétence.
Cour de justice administrative. — Cette Cour forme, comme le Tribunal de l’empire, une juridiction unique pour toute la Cisleithanie. Elle se compose d’un président, de présidents de section et de conseillers nommés à vie par l’empereur sur la présentation du conseil des ministres et assimilés, quant aux droits et prérogatives, aux membres de la Cour suprême (1. La Cour suprême est la juridiction supérieure de l’ordre judiciaire.).
La Cour se divise, pour l’instruction et le jugement des affaires, en sections composées de quatre conseillers et d’un président ; une section permanente connaît des affaires d’impôts. Les recours formés devant elle doivent l’être dans le délai de soixante jours ; ils font l’objet d’une instruction écrite, puis d’un débat oral en audience publique.
[63] Dans quels cas et contre quelles décisions ces recours peuvent-ils être formés ? Les règles posées à cet égard par la loi du 22 octobre 1875 sont les suivantes : « Le recours devant la Cour de justice administrative est ouvert à toute personne qui se prétend lésée dans ses droits par une décision ou mesure illégale d’une autorité administrative centrale, provinciale ou communale. Sont exceptées de la compétence de la Cour, les affaires dont la connaissance appartient aux tribunaux judiciaires ou au Tribunal de l’empire et celles qui, à raison de leur nature et des intérêts en cause, rentrent dans les affaires communes à l’Autriche et à la Hongrie. Sont également exceptées les affaires dans lesquelles l’administration exerce, en vertu des lois, une autorité discrétionnaire, et celles qui relèvent de juridictions administratives spéciales, telles que les juridictions disciplinaires et les commissions de répartition des impôts. »
Les recours formés devant la Cour de justice administrative ont plutôt le caractère de recours en annulation et en cassation que de recours en réformation ; ils ont été institués pour assurer la légalité des décisions administratives et l’unité de la jurisprudence, plutôt que pour protéger les parties contre les erreurs de fait et d’appréciation commises par les administrateurs.
Aussi la loi pose en principe que le recours n’est recevable que si la partie a épuisé les recours ouverts devant les autorités administratives supérieures, et la décision doit être rendue d’après les faits tels qu’ils résultent de la dernière instance administrative. Cependant, en cas de contradiction dûment établie entre les faits et la teneur des actes, ou en cas de vice essentiel de l’instruction et de la procédure, la Cour a le droit de prescrire une instruction nouvelle, mais elle n’y procède pas elle-même et elle ne peut que la renvoyer à l’autorité administrative (1. Loi du 22 octobre 1875, articles 5 et 6.). Le recours ayant le caractère d’un pourvoi en cassation, ne peut être fondé que sur la violation de la loi ou sa fausse application aux faits constatés. Dans ce cas, la Cour annule, mais elle ne réforme pas ; elle se borne à renvoyer les parties devant l’autorité administrative qui prend une décision nouvelle, mais qui doit se conformer, dans [64] cette décision, aux principes de droit établis par la sentence de la Cour (1. Même loi, article 7.).
Les attributions de la Cour de justice administrative et celles du Tribunal de l’empire sont très rapprochées dans certaines matières ; la loi a dû prévoir que des difficultés de compétence pourraient s’élever entre ces deux hautes juridictions. Pour les résoudre, elle institue une juridiction mixte dans laquelle le Tribunal de l’empire et la Cour administrative sont représentés chacun par quatre de leurs membres, et dont la présidence est confiée au président de la Cour suprême.
Hongrie. Tribunal financier. — La législation que nous venons de résumer ne s’applique pas à la Hongrie et aux autres provinces transleithanes (Transylvanie, Croatie, Slavonie). Pour ces États, l’autonomie administrative est entière ; le lien fédéral qui les unit à l’empire d’Autriche n’existe qu’au point de vue politique et économique, pour un certain nombre d’affaires, dites communes, qui sont énumérées par une des lois fondamentales du 21 décembre 1867 (2. Cette loi fondamentale est intitulée : « Loi concernant les affaires communes à tous les pays de la monarchie autrichienne et la manière de les traiter. » Ces affaires sont : les affaires étrangères et militaires, celles qui touchent au commerce général, à la législation douanière, aux impôts indirects (mais seulement en tant que ces impôts sont étroitement liés à la production industrielle) ; le système monétaire, les règlements relatifs aux lignes de chemins de fer communes ; l’établissement des moyens de défense. On sait que ces affaires communes sont décidées par un corps représentatif mixte composé de délégations du Reichsrath autrichien et de la Diète hongroise qui délibèrent séparément, et qui ne se réunissent en assemblée plénière que si trois communications entre elles sont restées sans résultat. L’exécution des décisions prises par les délégations est confiée à un ministère commun, distinct du ministère autrichien et du ministère hongrois.), et parmi lesquelles ne figurent ni l’organisation judiciaire, ni l’organisation administrative.
La Hongrie n’a pas eu, jusqu’à ces dernières années, de juridiction administrative. Toutes les contestations, même celles relatives aux impôts, relevaient uniquement de l’administration active, représentée au premier degré par les comités d’administration, et en dernier ressort, par les ministres.
Ces comités d’administration ont une organisation mixte : ils sont formés de délégués de l’assemblée provinciale (Comitat) et de [65]
fonctionnaires administratifs et judiciaires, réunis sous la présidence du préfet (Fo-Ispan). Les principales affaires contentieuses soumises à leur décision sont celles qui concernent l’administration communale, les travaux publics, l’exploitation des chemins de fer, les postes et télégraphes, le service militaire. Mais les décisions des comités d’administration peuvent être réformées par les ministres, sur le recours des parties intéressées ou du Fo-Ispan, de sorte que le contentieux administratif aboutit, en réalité, aux bureaux des ministères (1. Voir une étude de M. Hoffmann, professeur à l’université de Budapest, sur l’administration hongroise. (Annuaire de législation étrangère. Année 1887, p. 367.)).
En matière d’impôts directs ou indirects, les réclamations ne pouvaient être portées, jusqu’en 1883, que devant les agents des services financiers et, en dernier ressort, devant le ministre des finances. Cet état de choses a provoqué des réclamations dont le gouvernement hongrois a tenu compte. Deux lois promulguées le 21 juillet 1883 (2. Ces lois sont dénommées, d’après l’usage hongrois, Lois XLIII et XLIV de 1883. Voir leur analyse par M. Daresle, avocat au Conseil d’État et à la Cour de cassation. (Annuaire de législation étrangère. Année 1884, p. 410.)) ont coordonné les dispositions relatives au recouvrement des impôts, aux réclamations et aux poursuites qui s’y rattachent, et ont institué un tribunal dit Tribunal administratif financier siégeant à Budapest, qui connaît en dernier ressort du contentieux des contributions publiques.
Ce Tribunal est composé d’un président et de membres, dont le nombre doit être fixé d’après les besoins du service, et qui doivent remplir les conditions requises pour les fonctions judiciaires ou pour les fonctions administratives. Ils sont assimilés, au point de vue des droits et prérogatives, aux magistrats des tribunaux judiciaires supérieurs. Le Tribunal financier connaît des recours formés, soit par les contribuables, soit par l’administration, contre les décisions des autorités qui statuent en premier ressort sur le contentieux des impôts, c’est-à-dire les agents des contributions et les commissions administratives.
Deux sortes de recours — qui n’ont, ni l’un ni l’autre, un effet suspensif — peuvent être formés contre ces décisions : des recours en réformation, qui sont de véritables appels, et des recours en annulation [66] pour vice de forme ou excès de pouvoir. Dans ce dernier cas, si le grief d’annulation est reconnu fondé, le Tribunal casse la décision attaquée et renvoie l’affaire devant l’autorité compétente pour qu’elle statue dans les formes de droit. L’annulation peut aussi être prononcée d’office par le Tribunal.
Le législateur de 1883 a paru craindre que la juridiction nouvelle ne fût tentée d’étendre ses pouvoirs aux dépens du ministre des finances, qui conserve des attributions importantes quand les difficultés en matière d’impôt n’intéressent pas uniquement les droits du contribuable. Il a permis au ministre de revendiquer par la voie du conflit les affaires qu’il croirait de sa compétence ; dans ce cas, le ministre des finances doit d’abord décliner la compétence du Tribunal, qui rend une décision spéciale sur le déclinatoire. Le conflit peut ensuite être élevé, et il est porté devant le conseil des ministres, à qui il appartient d’y statuer.
Par une juste réciprocité, la même procédure est mise à la disposition des contribuables, pour réclamer le renvoi au Tribunal financier, d’affaires que les agents du Trésor déféreraient à tort au ministre. Il est permis de penser que l’institution du Tribunal financier de Hongrie n’est pour cet État qu’un premier pas vers le régime juridictionnel qui semble se généraliser dans toute l’Europe centrale.
SECTION IV. — SUISSE
La Suisse est ordinairement citée parmi les États où la compétence judiciaire est générale et où il n’existe ni juridiction administrative ni conflits. Il nous semble plus exact de la rattacher au groupe d’États que nous venons d’étudier, car la législation fédérale et les lois des cantons contiennent plusieurs dispositions qui attribuent à des autorités ou juridictions administratives la connaissance de certaines contestations. Elles admettent aussi l’usage du conflit.
Dans les contestations qui intéressent la Confédération ou dans lesquelles un ou plusieurs cantons sont en cause, la compétence appartient au Tribunal fédéral, autorité judiciaire qui a, en principe, [67] plénitude de juridiction aussi bien en matière administrative qu’en matière civile ou criminelle (1. Voy. Constitution fédérale du 29 mai 1874, articles 106 et suivants.). Mais la Constitution permet de déférer à d’autres autorités « les contestations administratives à déterminer par la législation fédérale (art. 113, § 4) ». La loi organique du 27 juin 1874 a appliqué cette réserve aux contestations qui portent sur les matières suivantes : droits des Suisses établis ; liberté de conscience et exercice des cultes ; état civil ; sépultures ; — liberté du commerce et de l’industrie ; monnaies et billets de banque ; poids et mesures ; — validité des élections et des votations cantonales ; — droits de consommation et droits d’entrée sur les boissons ; péages internationaux ; patentes ; — écoles primaires publiques des cantons ; — diplômes et certificats de capacité.
Les contestations qui sont ainsi exceptées de la compétence du Tribunal fédéral relèvent du Conseil fédéral (2. Voy. Constitution de 1874, articles 95 et suivants. Ce Conseil est un directoire exécutif de sept membres nommés par l’Assemblée fédérale parmi les citoyens éligibles au Conseil national.), à qui appartient « l’autorité directoriale et exécutive supérieure de la Confédération », et qui est soumis à l’Assemblée fédérale, en qui réside l’autorité législative et parlementaire. C’est devant cette Assemblée que sont portées « les réclamations contre les décisions du Conseil fédéral relatives à des contestations administratives (3. Constitution, article 85, § 12.) ». C’est également elle qui prononce sur les conflits de compétence entre les autorités fédérales, et notamment entre les autorités exécutive et judiciaire de la Confédération.
Les principales lignes de ce système se retrouvent dans la plupart des cantons. Leurs constitutions consacrent, en principe, la compétence judiciaire pour les litiges de toute nature, mais elles maintiennent la séparation de la fonction administrative et de la fonction judiciaire (4. « Les pouvoirs administratif et judiciaire sont séparés dans tous les degrés de l’administration de l’État. » (Constitution du canton de Berne du 31 juillet 1846, art. 11.)) ; elles permettent de déférer à des autorités ou juridictions spéciales les contestations où dominerait le caractère administratif.
Les matières qui sont le plus ordinairement réservées par la [68] législation cantonale sont : les élections, le droit de bourgeoisie, la jouissance des biens communaux, l’exploitation des mines et des carrières, etc. Ces dispositions se retrouvent dans la législation de Berne, de Zurich, de Neuchâtel, du Tessin, du Valais. Les travaux publics sont également réservés dans le canton du Valais où un tribunal spécial de contentieux administratif a été organisé par la loi du 1er décembre 1877. La législation des cantons prévoit les conflits d’attributions entre l’autorité administrative et l’autorité judiciaire. Elle confie le soin de les résoudre soit à l’autorité parlementaire (le grand Conseil dans les cantons de Berne et de Neuchâtel) (1. Voir, pour le canton de Neuchâtel, la loi sur l’organisation judiciaire du 13 juillet 1874, article 2.), soit à un tribunal des conflits (la Cour des conflits de compétence dans le canton du Valais), soit, dans la plupart des autres cantons, à une commission mixte composée de membres du Gouvernement et du tribunal judiciaire supérieur.
SECTION V. — ITALIE
La législation de l’Italie présente un intérêt particulier, parce que cet État, après avoir pratiqué le système français jusqu’en 1865, l’a abandonné à cette époque et a presque entièrement supprimé ses tribunaux administratifs ; puis il les a rétablis en 1889 et 1890, à la suite d’une expérience qui lui a paru démontrer leur nécessité.
Législation de 1865. — L’Italie a conservé, depuis la formation du royaume en 1860, jusqu’à 1865, le régime qui était en vigueur en Sardaigne avant 1860, et qui présentait la plus grande analogie avec le système français. Le jugement des affaires administratives contentieuses était partagé entre les conseils de préfecture siégeant au chef-lieu de chaque province et des juridictions spéciales dont la plus importante était la Cour des comptes. La juridiction supérieure était exercée par le Conseil d’État, qui statuait comme tribunal d’appel à l’égard des tribunaux administratifs inférieurs et comme tribunal de cassation à l’égard de la Cour des comptes.
[69] Cet état de choses fut vivement attaqué lors de la réorganisation administrative de 1865. L’abolition de la juridiction administrative fut alors présentée comme une application nécessaire des principes libéraux que le Parlement italien s’efforçait de faire prévaloir dans l’organisation nouvelle. Cette abolition fut prononcée par la loi du 20 mars 1865 qui supprima les attributions des conseils de préfecture et du Conseil d’État en matière contentieuse, et qui consacra, en principe, la compétence des tribunaux judiciaires dans les litiges de toute nature.
Mais, ce principe proclamé, il parut nécessaire de lui faire subir des restrictions. La loi de 1865 réserva à l’administration active ou à des juridictions spéciales un certain nombre d’affaires qui ne parurent pas pouvoir être placées dans les attributions des tribunaux, savoir : la comptabilité publique, les pensions, le contentieux des emprunts d’État ; les réclamations relatives à l’assiette de l’impôt sur le revenu ; le contentieux du recrutement; celui de l’enseignement public ; les prises maritimes ; les difficultés en matière de concessions de mines ; de travaux intéressant le régime des eaux; les contestations entre l’administration et les autorités ecclésiastiques, spécialement les questions de saisie du temporel.
Comment furent réparties les affaires ainsi réservées par la loi du 20 mars 1865? La plupart continuèrent d’appartenir aux juridictions spéciales qui en connaissaient antérieurement : Cour des comptes, conseil supérieur de l’instruction publique, conseils de recrutement, commissions diverses dont la plus importante est la commission centrale pour les réclamations en matière d’impôts directs (1. Au-dessous de la commission centrale instituée par la loi du 24 janvier 1865, fonctionnent deux commissions inférieures réorganisées par la loi du 23 juin 1877 et le décret du 24 août suivant : 1° la commission de première instance qui siège dans chaque canton et qui est composée de quatre membres élus par le conseil communal et d’un président nommé par le Gouvernement; 2° la commission provinciale, composée de cinq membres nommés par le conseil provincial, la chambre de commerce, la direction des impôts directs et le préfet. Les décisions rendues par la commission provinciale sur l’appel formé contre la commission de canton peuvent être déférées en dernier ressort à la commission centrale.). Le Conseil d’État conserva, par exception, la connaissance de toutes les contestations entre l’État et ses créanciers touchant l’interprétation des contrats et des lois sur la dette publique, ainsi [70] que le contentieux des opérations qui s’y rattachent, telles que les transferts de rentes et les paiements d’arrérages.
Les autres affaires ont été renvoyées aux représentants de l’administration active qui statuent par décision motivée, sauf recours au ministre.
En ce qui touche les actes d’administration qui intéressent l’exercice de l’autorité publique, et qui ne sont pas compris dans les réserves ci-dessus, la loi du 20 mars 1865 consacre un système mixte qui tend à concilier la compétence judiciaire avec les droits réservés à l’administration. Aux termes de l’article 4, « quand la contestation porte sur un droit que l’on prétend lésé par un acte de l’autorité administrative, les tribunaux se bornent à connaître des effets de cet acte par rapport à l’objet du procès. L’acte administratif ne pourra être modifié que sur le recours aux autorités administratives compétentes, lesquelles se conformeront au jugement porté en l’espèce par les tribunaux ».
Cette disposition s’inspire de deux idées que nous retrouverons dans le système belge : l’acte administratif peut être interprété, sa validité peut être appréciée par les tribunaux, en tant que cet acte constitue un élément du litige qui leur est soumis, et l’administration est tenue de se conformer « en l’espèce » à la décision rendue ; mais elle seule peut prendre une mesure ayant pour effet de rapporter l’acte ou de le modifier. Aucune action en annulation ou en réformation de cet acte ne peut être directement formée devant une juridiction administrative ou judiciaire.
Résultats de la législation de 1865. — Par suite de ces réserves favorables à l’administration, — surtout celle relative au droit de décision des ministres, sans recours au Conseil d’État, dans les affaires non déférées aux tribunaux, — les auteurs de la loi de 1865 émettaient l’idée que «l’administration n’avait aucune raison sérieuse de redouter les effets de la suppression du contentieux administratif » (1. Discours de M. Mancini à la séance de la Chambre des députés du 8 juin 1864.).
Cette prévision n’était que trop justifiée, et l’expérience ne tarda [71] pas à montrer que, dans beaucoup de matières, la loi nouvelle avait plutôt accru que restreint les pouvoirs des administrateurs, et plutôt diminué qu’augmenté les garanties dues aux administrés.
D’une part, en effet, sous le régime de la loi de 1865, de nombreuses affaires, parmi lesquelles celles qui touchent de plus près au contentieux de l’impôt et aux droits des contribuables, n’avaient d’autres juges que des commissions administratives moins aptes à contrôler l’administration financière que des juridictions plus fixes et plus élevées ; l’unité de leur jurisprudence n’était assurée que d’une manière incomplète par un recours devant la Cour de cassation, recours que la loi limitait aux cas d’incompétence et d’excès de pouvoir, et qui ne pouvait s’étendre à la fausse application des lois.
D’un autre côté, il s’en fallait de beaucoup que les attributions des tribunaux administratifs supprimés fussent toutes transférées aux tribunaux judiciaires ; elles ne pouvaient pas l’être, toutes les fois qu’elles intéressaient l’exercice de la puissance publique ; il en est résulté que l’héritage de ces juridictions s’est divisé ; une part seulement est venue accroître le domaine judiciaire, l’autre n’a profité qu’à l’administration active, à l’autorité ministérielle et préfectorale.
Aussi l’expérience de ce régime ne tarda pas à produire des déceptions. Une publication juridique estimée, l’Archivio juridico, s’en faisait déjà l’écho dès 1872 : « On a voulu donner aux parties des garanties nouvelles, en renvoyant à la justice ordinaire des causes qui étaient antérieurement dévolues à la justice administrative. Mais dans la réalité, voici ce qui arrive dans beaucoup de cas : des affaires qui jusqu’ici avaient un juge, pris à la vérité dans le sein de l’administration, mais enfin un juge, n’en ont plus aujourd’hui aucun ni dans l’administration, ni dans les tribunaux. Ces sortes d’affaires rentrent dans les attributions de l’administration et sont traitées sans forme précise comme de simples intérêts administratifs….. Il est de fait que chez nous, dans bien des cas, les affaires n’ont plus de juges, tandis que les Français, que nous avons cru laisser en arrière, trouvent au moins un juge dans l’ordre administratif. »
Ces inconvénients, d’abord signalés par les légistes, furent bientôt reconnus par le Gouvernement lui-même. En 1884, M. Depretis, [72] ministre de l’intérieur et président du Conseil, saisit le Sénat d’un projet de loi tendant à restituer au Conseil d’État des attributions de juridiction contentieuse. « Il convient, disait l’exposé des motifs, de rétablir cette juridiction, non pour envahir le domaine réservé à l’autorité judiciaire, mais pour donner un juge à des affaires qui actuellement n’en ont pas. » L’organe du Gouvernement ajoutait que « la nécessité de rétablir ces attributions du Conseil d’État a été constamment reconnue » (1. Exposé des motifs du projet de loi déposé le 18 février 1881 devant le Sénat.).
C’est de ce mouvement d’opinion et de l’initiative du Gouvernement que sont nées les deux importantes lois du 31 mars 1889 et du 1er mai 1890, qui ont rétabli la juridiction administrative en Italie et dont nous devons faire connaître les dispositions essentielles.
Réforme de 1889-1890. Conseil d’État (2. Voy. Pietro Bertolini, Delle Garanzie della legalità in ordine alla funzione amministrativa. Rome, 1890. Cet ouvrage traite avec ampleur la question générale de la juridiction administrative et expose avec beaucoup de clarté l’origine, l’élaboration et la portée de la réforme accomplie en Italie.). — La loi du 31 mars 1889 crée, au Conseil d’État, une quatrième section spécialement chargée d’exercer la juridiction administrative supérieure, et définit les recours qui pourront être portés devant elle.
Elle établit d’abord, en termes généraux, un « recours pour incompétence, excès de pouvoir ou violation de la loi » contre les actes ou décisions émanés d’une autorité administrative ou d’un corps délibérant. Elle tend ainsi à remédier au principal défaut de la législation de 1865, qui, ainsi que nous venons de le voir, ne donnait aucun juge aux particuliers ou aux administrations locales lésées par un acte administratif, et ne leur laissait d’autre ressource que de se pourvoir par la voie hiérarchique devant l’autorité administrative supérieure. Quand l’acte émanait d’un ministre, la seule voie ouverte était un recours au ministre mieux informé. Depuis 1889, tout acte argué d’illégalité peut être déféré au Conseil d’État, au moyen d’une procédure analogue à notre recours pour excès de pouvoir, mais plus coûteuse, car elle est assujettie, comme tous les autres recours, au ministère d’un avocat au Conseil d’État.
[73]
Cette importante innovation est accompagnée de quelques restrictions (art. 24) : en premier lieu, le recours pour excès de pouvoir n’est recevable que si l’acte attaqué a fait préalablement l’objet d’un recours hiérarchique et est devenu définitif par le rejet de ce recours ; en second lieu, le recours n’est ouvert que pour incompétence et excès de pouvoir, non pour violation de la loi, quand il s’agit de décisions rendues en matière de recrutement et de douane.
Enfin, — et c’est là la restriction la plus grave, —aucun recours n’est admis contre les actes ou décisions émanés du Gouvernement dans l’exercice du pouvoir politique (nel esercizio del potere politico). Cette dernière restriction a été très contestée lors de la discussion de la loi, et sa véritable portée est restée difficile à déterminer : s’applique-t-elle aux actes faits dans un but politique, ou seulement à ceux qui, par leur nature même, sont d’essence politique et gouvernementale ? La controverse paraît exister sur ce point comme elle a longtemps existé en France sur la question des « actes de gouvernement » (1. Voy. P. Bertolini, op. cit., p. 209.).
Un autre recours d’un caractère général est prévu par l’article 25, § 6, de la loi de 1889, qui le définit ainsi : — « recours direct pour obliger l’autorité administrative à se conformer, en ce qui concerne l’espèce jugée, aux sentences des tribunaux qui ont reconnu la violation d’un droit civil ou politique ». Ce recours vise la disposition de la loi de 1865, rapportée plus haut, qui permet aux tribunaux judiciaires non de modifier ou d’annuler l’acte administratif lésant un droit, mais de reconnaître ce droit et de déclarer l’acte administratif non avenu en ce qui le concerne. Cette disposition étant dépourvue de sanction, il pouvait arriver que l’administration paralysât la décision judiciaire par mauvais vouloir ou par simple inertie. C’est pour combler cette lacune de la loi de 1865, que la loi de 1889 a institué un recours devant le Conseil d’État tendant à obtenir l’exécution de la décision judiciaire. Mais comment cette exécution pourra-t-elle être assurée, si la résistance de l’administration subsiste après la décision du Conseil d’État comme après celle du tribunal judiciaire? Sera-ce par une exécution forcée, [74] par un mandement dont l’inexécution pourrait engager la responsabilité ministérielle, par une condamnation éventuelle de l’administration récalcitrante à des dommages-intérêts? Le texte de la loi, qui se borne à créer le recours, ne résout pas ces délicates questions qui paraissent être controversées entre les commentateurs de la loi comme elles l’ont été entre ses auteurs (1. Voy. P. Bertolini, op. cit., p. 215, et une intéressante dissertation de M. le professeur Giuseppe Leporini, publiée dans l’Archivio di Diritto publico. Ann. I, fasc. 2, 1891.).
En dehors de ces dispositions générales, la loi de 1889 (art. 25) énumère diverses contestations d’ordre administratif qui peuvent faire l’objet d’un recours à la quatrième section du Conseil d’État, savoir : — difficultés entre l’État et ses créanciers sur l’interprétation des contrats d’emprunt, des lois relatives à ces emprunts et des autres lois sur la dette publique (2. Ces contestations étaient déjà réservées au Conseil d’État par la loi du 20 mars 1865. L’article 25, § 3, confirme en outre la compétence du Conseil d’État sur toutes les matières que la loi de 1865 soumettait à sa décision. (Voy. ci-dessus, p. 69.)) ; — séquestre des biens ecclésiastiques et mesures concernant les attributions respectives des pouvoirs civil et religieux; — contestations entre les communes de provinces différentes au sujet de l’application de la taxe établie par la loi du 11 août 1870, et entre toutes communes ou provinces au sujet de leurs limites ; — difficultés relatives aux routes communes à plusieurs provinces, et aux eaux publiques ; — recours contre le refus d’autorisation d’ester en justice opposé à des personnes morales soumises à la tutelle administrative (3. En France, les recours contre les décisions des conseils de préfecture refusant l’autorisation de plaider sont aussi portés devant le Conseil d’État, mais ils n’ont pas un caractère contentieux et ils sont soumis, non à la section du contentieux, mais à la section de l’intérieur.).
La loi de 1889 avait été votée par les Chambres avec une certaine défiance d’elles-mêmes et de l’opinion ; elles craignaient que celle-ci ne fût défavorable, surtout dans les milieux judiciaires, au rétablissement de la section du contentieux. Cela explique pourquoi la loi de 1889, tout en rétablissant cette section, ne lui a pas rendu son nom, s’est bornée à l’appeler « la quatrième section », et ne lui a donné que les attributions strictement nécessaires.
Mais, à la suite du bon accueil fait à la loi de 1889 par l’opinion et par les corps judiciaires eux-mêmes, ces attributions ont été [75] élargies par la loi du 1er mai 1890, qui ne devait d’abord avoir pour objet que la juridiction de premier ressort des juntes provinciales.
D’après cette dernière loi, la quatrième section du Conseil d’État connaît en outre des affaires suivantes : — recours contre les arrêtés préfectoraux relatifs à l’administration des biens des sections de communes, ou aux intérêts des paroisses, qui se trouvent en opposition avec ces communes ou d’autres sections ; — réclamations en matière d’établissements dangereux ou insalubres ;— contestations sur les dépenses obligatoires de l’État, des provinces et des communes en matière de salubrité et d’assistance hospitalière ; en matière de travaux hydrauliques et de travaux d’amélioration du sol ; — recours contre les arrêtés préfectoraux et les délibérations de la junte provinciale en matière de construction ou d’entretien de routes provinciales et communales, de péages sur les routes ou les ponts ; —recours contre les arrêtés préfectoraux pris en matière de travaux publics exécutés par l’État ou par les provinces.
Le contentieux électoral ne figure pas dans les énumérations qui précèdent et la question s’est posée de savoir si le Conseil d’État peut en connaître. La raison de douter venait non seulement du silence des lois de 1889 et de 1890, mais encore de dispositions de la loi provinciale et communale du 20 mars 1865 d’après laquelle les réclamations formées contre les élections sont portées devant la députation provinciale, sauf appel devant le conseil provincial ; « ce conseil prononcera définitivement, sans qu’il puisse être formé de recours devant les tribunaux » (1. Loi comm. et prov. du 20 mars 1865, article 161.). L’exclusion de tout recours aux « tribunaux » pouvait-elle être interprétée comme s’appliquant à la quatrième section du Conseil d’État, qui n’existait pas dans le système de 1865, et qui a été rétablie avec toutes les attributions d’une juridiction supérieure en matière administrative?
Le Conseil d’État ne l’a pas pensé, et il s’est reconnu compétent en vertu des dispositions générales de la loi de 1889 (2. Arrêt du 24 novembre 1893, élection de la province de Cagliari. (Revue générale d’administration, décembre 1894.)).
Cette jurisprudence paraît tout à fait conforme à l’esprit de la nouvelle législation, qui tend à rétablir un recours contentieux [76] contre les décisions des autorités et des corps électifs préposés à l’administration active.
Loi du 1er mai 1890. Juridiction de la junte provinciale. — La législation de 1890, tout en maintenant les juridictions administratives spéciales que la loi de 1865 avait elle-même conservées, a créé une nouvelle juridiction de premier ressort, très analogue à celle des conseils de préfecture, et qui est exercée par la junte provinciale. La junte dont il est ici question diffère sensiblement de la junte élective qui se forme dans le conseil provincial et qui rappelle la commission départementale de nos conseils généraux. Quand il s’agit de statuer au contentieux, la junte est présidée par le préfet ou par son représentant, et elle se compose de quatre juges pris par moitié parmi les membres du conseil de préfecture et parmi ceux de la junte provinciale administrative. L’élément administratif domine donc ici l’élément électif.
La juridiction de la junte s’exerce, en général, sur le contentieux des affaires provinciales et communales. Elle peut non seulement annuler mais réformer, sur la réclamation des intéressés, les délibérations des conseils provinciaux et municipaux et les arrêtés des maires (syndics), en matière d’édilité et de police locale, d’hygiène publique et de contraventions aux lois sur les travaux publics ; elle connaît des recours en matière de consortium pour travaux hydrauliques et d’amélioration du sol, non subventionnés par l’État ; des recours des employés provinciaux ou communaux et des administrateurs des œuvres pies contre les décisions qui les révoquent, ou les suspendent pendant plus de trois mois (1. Loi du 1er mai 1890, article 1er,).
La junte connaît aussi, mais seulement pour incompétence, excès de pouvoir ou violation de la loi, des recours contre les décisions portant refus d’autoriser certaines professions et agences publiques, et contre les décisions disciplinaires prononcées contre les employés provinciaux, communaux, etc., en dehors des cas prévus ci-dessus (2. Loi du 1er mai 1890, article 2.).
Les décisions de la junte sont susceptibles de recours devant la [77] quatrième section du Conseil d’État, mais seulement pour incompétence, excès de pouvoir et violation de la loi, conformément à la règle, générale et peut-être trop restrictive, que la loi de 1889 a posée pour les recours contre les décisions des diverses autorités administratives.
Cour de cassation et conflits. — La Cour de cassation de Rome est, depuis 1877, le juge suprême des compétences et des conflits auxquels elles peuvent donner lieu.
Antérieurement, deux autres systèmes avaient été suivis. D’après la loi sarde du 20 novembre 1859 (rendue applicable au royaume d’Italie en 1860), il était statué sur les conflits par décret royal rendu en conseil des ministres après avis de l’assemblée générale du Conseil d’État. D’après la loi du 20 mars 1865, le Conseil d’État, au lieu de donner un simple avis, exerçait une juridiction propre et statuait souverainement sur le conflit. Cet état de choses fut critiqué à un double point de vue : on reprocha comme une inconséquence à la loi de 1865 de donner juridiction au Conseil d’État sur les conflits, alors qu’elle la lui retirerait dans les matières contentieuses ; en outre, on accusa le Conseil d’État d’avoir exercé cette attribution dans un esprit trop favorable à la compétence administrative. L’idée d’un tribunal mixte, analogue au Tribunal des conflits de France, fut proposée mais écartée. La Cour de cassation de Rome, qui venait d’être instituée par la loi du 15 novembre 1875, fut chargée du jugement des conflits par la loi du 7 avril 1877.
Il est à remarquer que cette loi, par une innovation plus spécieuse que véritablement juridique, a refusé la dénomination de conflit aux revendications de compétence exercées par l’administration active. Dans ce cas, a-t-on dit, il n’y a pas de conflit, puisque le conflit suppose un débat entre deux juridictions rivales et que l’administration n’a plus, depuis 1865, de pouvoir juridictionnel ; en conséquence, la loi du 7 avril 1877 a réservé la dénomination de conflit aux revendications faites en faveur des commissions et tribunaux administratifs spéciaux, et elle a considéré comme de simples requêtes à fin d’incompétence celles qui émanent de l’administration active. Les conséquences de cette distinction sont d’ailleurs plus théoriques que pratiques.
[78] Les dispositions de la loi de 1877 sur les conflits peuvent être ainsi résumées (1. Voir la traduction de cette loi par M. P. Henry, docteur en droit, dans l’Annuaire de législation étrangère. Année 1878, p. 334.) :
L’administration peut, lorsqu’elle est partie dans une instance ou qu’elle a le droit d’y intervenir, opposer l’incompétence de l’autorité judiciaire ; dans tous les cas, elle peut user du moyen exceptionnel de provoquer directement sur cette question d’incompétence un arrêt de la Cour de cassation. Si l’administration est partie, elle peut employer ce recours extraordinaire tant que l’affaire n’est pas définitivement jugée en premier ressort ; si elle n’est pas partie, tant que l’autorité judiciaire n’a pas rendu de décision passée en force de chose jugée sur la compétence (art. 1er).— La requête qui tend à saisir la Cour de cassation est formée par arrêté du préfet, notifié aux parties en cause et au ministère public. Cet arrêté a pour effet de suspendre toute procédure, sauf pour des mesures purement conservatoires, jusqu’à la solution des questions de compétence (art. 2).— Il appartient exclusivement à la Cour de cassation de Rome : 1° de statuer sur la compétence de l’autorité judiciaire, chaque fois que l’administration publique use du recours exceptionnel ci-dessus ; 2° de régler la compétence entre l’autorité judiciaire et l’autorité administrative, quand l’une et l’autre se sont déclarées incompétentes ; 3° de juger les conflits de juridiction positifs ou négatifs entre les tribunaux ordinaires et d’autres juridictions, et d’annuler les décisions de ces juridictions pour incompétence ou excès de pouvoir (art. 3).
Cette dernière disposition de l’article 3 de la loi du 7 avril 1877, qui reconnaît à la Cour de cassation un droit général d’annulation pour incompétence à l’égard de toutes les « juridictions spéciales », a fait naître une question des plus graves, à la suite de la loi de 1889 rétablissant la juridiction contentieuse du Conseil d’État. Cette question est celle de savoir si la quatrième section du Conseil d’État peut être comprise parmi les « juridictions spéciales » visées par l’article 3 et si, par suite, la Cour de cassation peut annuler ses décisions pour incompétence et excès de pouvoir.
La solution négative paraissait devoir être adoptée, car d’une part les juridictions spéciales visées par la loi de 1865 étaient celles [79] dont cette loi avait prévu le maintien et parmi lesquelles ne pouvait figurer la juridiction alors supprimée du Conseil d’État ; d’autre part, cette juridiction, rétablie en 1889, n’est pas « spéciale », mais générale en matière administrative, elle a son domaine propre comme les tribunaux judiciaires ont le leur ; enfin le Conseil d’État étant précisément le juge, — et le juge suprême d’après le vœu de la loi de 1889, —des griefs d’incompétence et d’excès de pouvoir relevés contre les décisions administratives, il cesserait de l’être dans certains cas si ses décisions pouvaient être frappées d’une sorte d’appel devant la Cour de cassation sur ces mêmes questions d’incompétence et d’excès de pouvoir.
Ces considérations n’ont cependant pas prévalu devant la Cour de cassation de Rome. Un arrêt rendu, toutes chambres réunies, en 1893 (1. Cour de cassation de Rome, 21 mars 1893 (Compagnie des travaux publics de l’Italie méridionale contre la ville de Tarente et le ministre des travaux publics).) a décidé que le recours pour incompétence pouvait être formé devant la Cour de cassation contre les décisions de la quatrième section du Conseil d’État, et a prononcé l’annulation de la décision attaquée (1. Cour de cassation de Rome, 21 mars 1893 (Compagnie des travaux publics de l’Italie méridionale contre la ville de Tarente et le ministre des travaux publics).). On doit reconnaître qu’une telle jurisprudence, si elle était maintenue, diminuerait la portée de la réforme accomplie en 1889 et pourrait même mettre en échec le principe de la séparation des pouvoirs.
Cour des comptes (2. Voy. Giovanni Pasini, Legge sulla instituzione della Corte dei Conti, 1883. — Voy. Marcé, La Cour des comptes italienne (Annales de l’Ecole des sciences politiques, 1889, p. 270); — Biollay, avocat général à la Cour des comptes, Discours de rentrée, du 3 novembre 1882.). — La Cour des comptes d’Italie mérite une mention particulière, parce qu’elle n’a pas seulement pour mission, comme en France et dans presque tous les États d’Europe, de juger les opérations de recettes et de dépenses ; elle exerce en outre de hautes attributions de contrôle administratif et même gouvernemental (3. Le système italien est également en vigueur en Hollande, en Belgique et, depuis 1886, en Portugal. Le système français est pratiqué en Allemagne, Autriche- Hongrie, Espagne, Suède, Grèce, Turquie.). Sa législation repose principalement sur la loi organique du 14 août 1862, et sur les décrets du 2 et du 5 octobre 1862 qui règlent les procédures à suivre, soit en matière contentieuse, soit en matière non contentieuse.
[80] Par son organisation, la Cour des comptes italienne se rapproche de la nôtre ; elle se compose de magistrats inamovibles dont une partie fait fonction de rapporteurs, et d’un parquet dirigé par un procureur général (1. Le personnel de la Cour consiste en un président, deux présidents de section, douze conseillers, vingt rapporteurs ou référendaires (ragionieri). La Cour est divisée en trois sections et peut être appelée à délibérer en sections réunies. Les membres de la Cour ne peuvent être relevés de leurs fonctions ou mis à la retraite que sur l’avis conforme d’une commission composée des présidents et vice-présidents de la Chambre des députés et du Sénat. (Loi du 14 août 1862, art. 4.)). Elle s’en rapproche aussi dans l’exercice de la juridiction qu’elle exerce sur les comptes, sauf quelques particularités que nous mentionnerons plus loin. Mais elle possède en outre des attributions étendues de contrôle préventif, non seulement à l’égard des ordonnateurs et pour les décisions qui engagent directement une dépense, mais encore à l’égard du Gouvernement tout entier, et même pour des actes qui n’ont pas de répercussion financière.
C’est ce contrôle préventif que nous devons tout d’abord expliquer, car il rentre dans le système général de garanties de la légalité des actes administratifs, tel qu’il a été conçu par le législateur italien.
La forme la plus générale et la plus caractéristique de ce contrôle est l’Enregistrement qui doit être demandé à la Cour pour les décrets royaux de toute nature. D’après l’article 13 de la loi organique de 1862, « tous les décrets royaux, quel que soit le ministère dont ils émanent, et quel qu’en soit l’objet, sont présentés à la Cour pour qu’elle appose son visa et procède à l’enregistrement (2. La loi n’excepte aucun décret, mais dans la pratique on est d’accord pour ne pas soumettre à l’enregistrement les actes qui émanent de la prérogative personnelle du roi, et qui n’engagent pas la responsabilité ministérielle, par exemple les nominations et promotions dans les ordres de chevalerie, ainsi que les décrets qui nomment des sénateurs, et qui sont réservés à la vérification du Sénat lui-même. (Marcé, op. cit., p. 281.)) ». Cette disposition a pour but d’organiser un contrôle préventif de la légalité des décrets ; mais elle pourrait avoir pour résultat de remettre à un corps de magistrats inamovibles et irresponsables des questions relevant de la responsabilité ministérielle, si la loi n’avait pas reconnu au Gouvernement le droit d’assurer l’exécution de ses actes, ainsi que leur appréciation par le Parlement, nonobstant l’opposition de la Cour.
[81]
A cet effet, le Gouvernement peut exiger que la Cour donne un visa avec réserve (visto con riserva). Voici comment on procède: La Cour ayant pris une délibération motivée par laquelle elle fait connaître l’illégalité ou l’irrégularité qui lui paraît faire obstacle à l’enregistrement pur et simple, cette délibération est transmise au ministre intéressé (1. Loi organique de 1862, articles 14 et 18, et loi du 15 août 1867. Cette dernière loi a fixé le délai de quinzaine pour la communication des réserves aux Chambres.). Si celui-ci veut maintenir son acte, il porte la question devant le conseil des ministres, et si le conseil partage son avis, la Cour est appelée à délibérer, toutes sections réunies. Si le conflit subsiste, l’acte est visé avec réserve et le Parlement est saisi du différend par la Cour qui doit lui communiquer directement, tous les quinze jours, les enregistrements faits avec réserve et les délibérations auxquelles ils ont donné lieu (2. Loi organique de 1862, articles 14 et 18, et loi du 15 août 1867. Cette dernière loi a fixé le délai de quinzaine pour la communication des réserves aux Chambres.). On voit qu’au moyen de cette procédure la responsabilité du ministre intéressé est d’abord mise en jeu, puis, s’il y a lieu, la responsabilité solidaire du cabinet. La solution définitive appartient aux Chambres.
En dehors de ce contrôle préventif général, la Cour des comptes exerce un contrôle spécial et également préventif sur tous les actes qui peuvent avoir pour effet d’engager une dépense. A la différence de la loi française qui n’admet aucun contrôle préalable de la Cour sur les actes de l’ordonnateur, la loi italienne lui soumet, pour qu’elle appose son visa, tous les décrets et les actes ministériels « qui approuvent des contrats et qui autorisent des dépenses, tous les actes de nomination, promotion et déplacement de fonctionnaires et ceux qui confèrent des traitements, des pensions et autres assignations à la charge de l’État (3. Loi organique de 1862, article 19. Quelques exceptions sont cependant prévues par le règlement général de comptabilité du 4 septembre 1870, notamment pour les allocations non renouvelables n’excédant pas 2,000 fr.) ».
De même que pour les décrets, l’enregistrement d’un contrat n’en préjuge pas la validité qui peut être ultérieurement contestée devant toute juridiction compétente, aussi bien par l’État que par toute autre partie intéressée.
Enfin les actes qui engagent directement les dépenses, c’est-à-dire les ordonnancements, sont soumis à l’examen de la Cour qui doit vérifier leur régularité au point de vue budgétaire, l’imputation [82] des dépenses sur les crédits correspondants, la disponibilité ou l’épuisement de ces crédits, et doit refuser le visa s’il y a lieu. L’exécution des budgets est ainsi placée, selon l’expression de M. Pasini, « sous la tutelle de la Cour des comptes (1. G. Pasini, op. cit., p. 549.) ». Celle-ci exerce d’avance, sur les actes de l’ordonnateur, le contrôle qu’elle n’exerce, en France, qu’après coup, soit par le compte moral des administrateurs et les déclarations auxquelles il donne lieu, soit par le jugement des comptes où le comptable fait apparaître l’exécution donnée aux décisions de l’ordonnateur.
La surveillance des actes d’exécution du budget se manifeste en outre par l’examen des dépenses réellement effectuées, d’après les comptes mensuels des trésoreries centrales et des intendances de finances. C’est le contrôle postérieur (controllo postumo) qui vient compléter le contrôle préventif exercé sur l’ordonnateur, mais qui a, comme lui, un caractère administratif et non juridictionnel.
Le caractère juridictionnel apparaît au contraire dans le jugement des comptes qui appartient à une autre section de la Cour que celle qui est chargée du contrôle administratif (2. Le contrôle administratif appartient à la première section et le jugement des comptes à la troisième. Quant à la seconde section, elle est chargée de la liquidation administrative des pensions.).
Mais il est à remarquer que la juridiction de la Cour n’atteint pas seulement le comptable proprement dit, mais aussi l’ordonnateur, en la personne « du chef de la comptabilité » qui, dans chaque ministère, est chargé de délivrer les mandats et est responsable de leur régularité.
En Italie, le comptable proprement dit, le payeur, n’est responsable que de la régularité en quelque sorte matérielle du paiement, de sa conformité aux énonciations du mandat ; il n’est pas chargé, comme en France, de vérifier la régularité du mandat au point de vue de l’imputation du crédit et de la justification du service fait. Cette tâche incombe au « chef de la comptabilité », soumis à la juridiction de la Cour. Cette juridiction est donc plus étendue, quant aux personnes, qu’elle ne l’est en France, mais en réalité elle ne l’est pas davantage quant aux actes, car elle se borne à relever séparément dans la personne du chef de la comptabilité et dans celle [83] du payeur deux éléments de responsabilité que le système français réunit dans la personne du comptable.
Les observations qui précèdent ne sont d’ailleurs relatives qu’à la comptabilité de l’État. La juridiction de la Cour est beaucoup plus restreinte pour les comptes des provinces et des communes ; ceux-ci ne relèvent, en principe, que des conseils de préfecture, et la Cour n’en connaît que sur appel et dans la limite des questions soulevées par l’appelant.
Actions en responsabilité contre les fonctionnaires et contre l’État (1. Voy. P. Bertolini, op. cit., p. 230; —Bonasi, Della responsabilita penale e civile dei ministri et degli ufficiali pubblici (Bologne, 1874);— Giorgi, Teoria delle obbligazioni, t. V (Florence, 1882).). — La législation de 1865 a maintenu la règle qui était antérieurement en vigueur, et d’après laquelle les fonctionnaires ne peuvent être poursuivis, pour faits relatifs à leurs fonctions, qu’en vertu d’une autorisation administrative. D’après la loi provinciale et communale de 1865 (art. 8 et 110), les préfets, les sous-préfets, les maires et ceux qui les remplacent « ne peuvent être appelés à rendre compte de l’exercice de leurs fonctions, si ce n’est par l’autorité administrative supérieure, ni mis en jugement pour actes de leurs fonctions sans autorisation du roi, après avis du Conseil d’État ».
On a longtemps discuté, en doctrine, la question de savoir si l’autorisation exigée pour les poursuites à fins pénales est également nécessaire pour des réclamations civiles à fin de dommages-intérêts. Les termes généraux de la loi, qui ne permettent aux fonctionnaires de rendre compte de l’exercice de leurs fonctions qu’à leurs supérieurs hiérarchiques, ont paru consacrer une règle uniforme que la jurisprudence a adoptée quelle que soit la nature des poursuites. La jurisprudence admet en outre que les règles du droit commun sur la responsabilité pour faute comportent des tempéraments à l’égard des fonctionnaires; ceux-ci ne sont pas considérés connue responsables de simples erreurs de droit, « à moins qu’elles ne révèlent une complète ignorance des règles élémentaires de la profession, ni de fautes commises en présence d’une impossibilité absolue de se conformer à la loi, ni d’actes faits en exécution [84] d’ordres de l’autorité légitime n’ayant pas un caractère manifestement dolosif et illégal (1. Bonasi, op. cit., p. 330, 346, 349.) », ni enfin d’actes accomplis « dans un cas d’extrême urgence et en vue de l’intérêt public (2. Giorgi, op. cit., t. V, p. 284.) ».
En ce qui touche la responsabilité pécuniaire que l’État peut encourir par le fait de ses agents, on retrouve en Italie la controverse qui a été longtemps agitée en France, sur la question de savoir si les règles du droit civil qui consacrent la responsabilité du commettant en cas de faute de son préposé, sont applicables à l’État. La plupart des auteurs et la jurisprudence des tribunaux se prononcent pour la négative, et résolvent la question par la distinction suivante :
S’il s’agit d’actes accomplis jure imperii, c’est-à-dire dans l’exercice de la puissance publique et en vue d’un intérêt général, l’État est réputé avoir agi comme souverain et il échappe à toute responsabilité ; mais s’il s’agit d’actes faits jure gestionis, par l’État agissant comme personne civile, comme propriétaire ou contractant, les règles du droit commun lui sont applicables (3. Cette distinction entre le jus imperii et le jus gestionis (qui correspond à notre distinction entre les actes de puissance publique et les actes de gestion) a été consacrée notamment par un arrêt de la Cour d’appel de Lucques du 24 mai 1888, et par un arrêt de la Cour de cassation de Florence du 27 juin 1889, rapportés par Bertolini, op. cit., p. 235, note 1. — Cf. Giorgi, op. et vol. cit., p. 471, 472.).
Les questions concernant la responsabilité de l’État sont jugées par les tribunaux judiciaires, sous réserve du droit de conflit si l’administration estime que l’acte a été fait jure imperii.
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